Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Automne 2004 - Vol.06, No.04
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La face cachée des travailleurs sociaux


Dominique Géraud

Docteur en sociologie. Enseignant à IFoRIS (Institut de Formation et de Recherche en Intervention Sociale) 5, rue G. Morel - 49045 Angers cedex 01, France. Enseignant à l'ISCEA (Institut des Sciences de la Communication et de l'éducation d'Angers) - Université Catholique de l'Ouest - 3, place A. Leroy - 49008 ANGERS cedex 01, France. dominique.geraud@laposte.net


Résumé

Par cet article issu d'une communication donnée lors d'un colloque qui s'est déroulé à Iforis Angers en Juillet 2003, Je me propose d'aborder la culture des travailleurs sociaux par le biais de l'imaginaire. J'expose tout d'abord le cadre de la recherche qui s'est construite sur le modèle épistémologique de la sociologie compréhensive et de l'herméneutique sociale. Je montre comment, au-delà du régime diurne, qui domine dans la perception de ces professionnels, l'imaginaire des travailleurs sociaux est bien aussi ancré dans le régime nocturne. Le régime nocturne, c'est l'intimité du travail social, c'est la part de l'imaginaire qui ne se dévoile qu'entre collègues. Par cet article, je tente donc de montrer une face cachée des travailleurs sociaux.

Mots clés: imaginaire, régime diurne, régime nocturne, symbole, travailleur social.


Abstract

The hidden face of social workers

With this article stemming from a communication given during a conference which took place at Iforis Angers in July, 2003, I intend to approach the culture of social workers by means of the imagination. First of all I will expose the frame of the research which is built on the epistemological model of comprehensive sociology and social hermeneutics. Then I will show how, beyond the daytime system whichdominates in the perception of these professionals, the imagination of social workers is also very much anchored in the nighttime system. The night time systemis the intimacy of social work, it is the part of the imagination that comes to light only among colleagues. So with this article, I will try to show the hidden face of social workers.

Key words: imagination, day time system, night time system, symbol, social worker.


Cadre de l'intervention

"Pour une lecture renouvelée de l'intervention sociale...": tel est le titre annonçant le séminaire auquel a contribué ce texte. Je pense que je me situe bien dans sa perspective, dans la mesure où je propose une lecture non conformiste de l'univers des travailleurs sociaux.

En effet, mon travail vise à montrer qu'au-delà des approches habituelles de l'univers du travail social qui le présentent comme un espace disloqué (F. Aballéa, M. Autès, J.-N. Chopart), il y a du liant, une culture commune qui unit la tribu.

Prosaïquement on peut dire que cette recherche vise à dépasser les apparences, les stéréotypes propres à l'approche commune du travailleur social, pour mettre à jour sa face cachée.

L'objet central de notre travail de recherche (Géraud, 2003) consistait à montrer que, sous une apparente rationalité qui s'édifie autour de la méthodologie de projet, de missions rigoureusement définies, de comptes rendus (rapports d'activités) aux diverses instances de tutelle, avec, entre autres, la notion d'éthique, se dévoile de la coenesthésie (entendue comme du "senti avec"). Il s'agit de faire tomber les masques, ou plus précisément de les identifier par un décryptage de l'imaginaire, par une référence aux mythes en vigueur dans l'univers des travailleurs sociaux. L'imaginaire, comme dans la sociologie développée par Michel Maffesoli, est une allégorie qui permet de lire, de trouver une cohérence à l'inconscient collectif jungien, ou une consubstantialité de la conscience individuelle et de la conscience sociale (sociologie psychanalytique, cf. R. Bastide).

L'ancrage épistémologique de cette réflexion est à rechercher du côté d'une sociologie compréhensive, influencé en cela par Michel Maffesoli. Bien plus que d'une forme de connaissance surplombante, il s'agit de décrire le monde tel qu'il se présente à nous (et non tel qu'on voudrait qu'il soit).

À travers mon travail de recherche, se pose donc la question de la "forme" de l'univers des travailleurs sociaux, de son unité ou de sa disparité, de ses valeurs. J'énonce l'hypothèse qu'il gravite autour d'un ensemble de valeurs communes fondées sur de la résistance, de la morale ou de l'éthique. Je montre que cet univers se consolide autour d'une pratique unifiante: le projet. Projet qui est mis à toutes les "sauces", du projet politique d'Ardoino...

"Mais, contrairement à nombre de démarches exploratoires du possible, individuelles ou collectives, nous ne pouvons pas penser le projet selon le modèle de l'ingénieur. Le projet est avant tout "poiesis", sans quoi il ne saurait être créateur. Le temps du projet, la pensée apollinienne doit céder le pas à l'intuition dionysiaque. Le projet a besoin d'inspiration, de souffle, d'aventure..." (Ardoino J., 1977, pp.234-235.)

...aux diverses formes du projet de J-P Boutinet (qu'il soit lié aux âges de la vie, projet d'objets, projet d'action, projet organisationnel ou projet de société).

J'ai relevé plus particulièrement l'importance du projet comme expertise dont se dotent les travailleurs sociaux. Expertise qui exclu nous disait G. Bertin. Expertise qui peut voir dans le projet la finalité même de l'action. "Il faut faire des projets!" Les travailleurs sociaux sont pour la plupart conscients de cet effet pervers. Cependant, le projet est venu au secours d'une profession qui cherchait un ancrage, une objectivation de ses compétences.

Je propose de chercher l'unité, si l'on veut en comprendre la genèse, autour de la construction d'une nouvelle professionnalité qui se construit pour la plupart des métiers concernés en reniant plus ou moins partiellement l'histoire des professions:

  • l'improvisation, le bénévolat, l'amateurisme dont ils sont issus,

  • le passé trop curialisateur[1] (N. Élias), trop domesticateur (Moscovici, 1979), l'asepsie, le redressement, l'arraisonnement (Heidegger), s'ils veulent perdurer aujourd'hui, ne doivent pas être perceptible.

Dans le cadre de cette communication, j'ai choisi de vous parler du monde symbolique des travailleurs sociaux pour en dégager ce qui soutient une culture, une appartenance commune.

Symboles et signes dans le travail social

Comme je l'ai déjà évoqué dans un article précédant (Géraud, 2002), l'univers symbolique qui se laisse voir en premier est le régime diurne de l'image. Ce sont les symboles diaïrétiques (qui visent à la séparation), ascensionnels (le sujet doit s'élever) et spectaculaires (il faut montrer, exhiber, la transparence est un impératif) qui dominent. Pour autant, ils n'excluent pas ceux du régime nocturne qui émergent aussi de notre corpus, même si leur présence est moins prononcée. Il ne faut donc pas en rester là si l'on veut approfondir notre connaissance de l'univers des travailleurs sociaux.

Le régime nocturne pour ne pas s'en tenir à une approche stéréotypée et réductrice de l'imaginaire des travailleurs sociaux.

Le combat, la "tension polémique", le contrôle de soi, nous les avons longuement analysés dans notre thèse (Géraud, 2003). Ces comportements, nous avons montré que non seulement ils constituaient des références fondamentales pour le groupe, mais aussi que ces références se transmettaient à l'usager.

Ce qui nous paraît essentiel dans l'analyse durandienne, c'est cette dimension usante, pénible, du contrôle de soi: "on se fatigue d'être platonicien..." (G. Durand, 1960, p.7). Cette pratique du contrôle qui s'acquiert par la civilisation n'en est pas pour autant naturelle. Elle est le produit d'un effort. C'est en ce sens qu'il nous semble que l'on peut percevoir, chez les travailleurs sociaux, des moments de relâchement, où le régime nocturne "reprend ses droits". Quand le régime diurne se caractérise par l'antithèse, le régime nocturne privilégie, lui, la pratique de l'antiphrase[2], la constance au sein d'une fluidité temporelle, il synthétise les aspirations à l'au-delà.

"L'antidote du temps ne sera plus recherché au niveau surhumain de la transcendance et de la pureté des essences, mais dans la rassurante et chaude intimité de la substance ou dans les constances rythmiques qui scandent phénomènes et accidents. Au régime héroïque de l'antithèse va succéder le régime plénier de l'euphémisme.

Le régime nocturne de l'image se décompose aussi en trois grands types de symboles qui sont, quant à eux, bien plus difficiles à percevoir dans l'univers des travailleurs sociaux que les symboles diurnes, sans pour autant en être absents. Inégalement présents, mais tout de même actifs, sont les symboles de l'inversion, de l'intimité et les symboles cycliques. Cet univers, c'est l'univers caché des travailleurs sociaux, celui qui ne se laisse pas saisir par l'institution, celui qui est réservé à l'usager ou aux collègues. Eau, féminité, intimité, rythme cyclique, monde chtonien (cavité, caverne, oeuf...) sont les figures de cet "univers secret".

Les symboles et les signes de l'inversion - aller toucher "le fond des choses"

L'inversion est une démarche "involutive" nous dit Bachelard (1960, p.5). Elle nécessite de désapprendre sa peur, car, en effet, l'imagination de la descente nécessite de se protéger de la chute, au contraire de l'imagination de l'ascension. Pour réussir cette descente, il faut oeuvrer avec lenteur sur cet axe à la fois intime, fragile et douillet. G. Durand parlera de "laborieuse pénétration", de "chaude intimité" qui peut ressembler à l'enfer... Cependant, il voit avec Novalis que "toute descente en soi est en même temps assomption vers la réalité extérieure". (1960, p.237)

La descente est en soi une prise de risque, il faut accepter ce que l'on est, accepter le tragique de la situation, si l'on en revient à une approche maffesolienne. Cet axe est à la fois intime, fragile et douillet, avons-nous dit. Intime, il suppose donc la confiance pour être envisageable. Fragile, c'est le doigté, la délicatesse qui va devoir dominer la pratique. Douillet, c'est le confort, le bien-être qu'il va procurer, le confort dont il va falloir se méfier pour rester professionnel. Tous ces aspects de la descente sont perçus et pratiqués par la plupart des travailleurs sociaux.

On peut les saisir tant au niveau individuel que dans la relation à l'usager. C'est, bien évidemment, à ce dernier niveau que les qualités que nous venons d'évoquer vont être les plus déterminantes. Les premières expériences seront décisives pour la suite de la pratique. En effet, la capacité à générer une relation dans la confiance est déterminante pour la suite de la pratique professionnelle, tout autant que le doigté, ou "art de faire", que nous avons emprunté à M. Autès et dont nous avons montré dans notre recherche (Géraud, 2003) qu'il constituait une valeur essentielle pour les professions du social. C'est probablement au niveau du confort douillet que procure cette chaude intimité avec l'usager que le professionnel sera le plus en situation de méfiance.

Générer de la confiance est une qualité essentielle pour un travailleur social. Le principe même de l'intervention sociale consiste en une pénétration dans l'intimité d'autrui. C'est grâce à cette confiance que le travailleur social pourra oeuvrer à ce qui fait l'une des caractéristiques du régime nocturne: la dédramatisation de la chute. L'acceptation du présent constitue une étape très importante. Certes, l'objectif est bien souvent orienté vers une visée ascensionnelle comme nous l'avons évoqué précédemment, mais, à y regarder de plus près, nombreuses sont les situations où le fondement de l'action est l'acceptation du tragique. La relation aux personnes handicapées est symptomatique de cette pratique. La dédramatisation est perceptible, l'acceptation de la situation est un travail permanent, sans cesse à renouveler. Cette acceptation de la part du travailleur social ne signifie pas que le sujet handicapé ne doive plus avoir de prétention à l'amélioration de ses conditions de vie, mais que celle-ci ne constitue pas une quête obsédante.

Les projets expriment des objectifs attendus par les institutions; les pratiques, quant à elles, prennent en compte le tragique des situations en "adaptant" les projets. Il n'y a donc pas, à nos yeux, d'incohérence, mais plutôt une adaptation des travailleurs sociaux à la nouvelle donne de l'intervention sociale. Cette adaptation est le fruit de l'intimité. Reprenant les travaux de J.-F. Gomez, nous constatons aisément cette pratique à travers l'ensemble des rituels qu'il décrit, ne serait-ce qu'avec ses fameux "bisous du matin"... L'institut médico-éducatif est, de ce point de vue, plus favorable au développement des relations intimes qu'à la permanence de l'assistant du service social de secteur. Toutefois, l'assistant social, faisant peut-être exception, nous a permis de faire le constat que cette pratique ne lui était pas étrangère, bien au contraire. Celle-ci n'est pas exempte de stratégie dans sa formulation. Si l'on s'en tient aux discours, nous pouvons avoir la sensation que le travailleur social est un tacticien qui tente, comme pourrait le faire un gestionnaire des ressources humaines, par la ruse, de pénétrer l'intimité du sujet (le client pour l'un, le salarié pour l'autre) afin de mieux arriver à ses fins. Mais nos observations des relations entre le travailleur social et l'usager ne permettent pas de déceler une quelconque stratégie de cet ordre. Nous ne pouvons déduire des entretiens réalisés que les travailleurs sociaux utilisaient cette intimité à des fins tacticiennes. C'est peut-être là que nous retrouverions l'éthique au sens propre du terme, c'est-à-dire dénuée d'intérêt particulier ou professionnel. Comme je l'ai montré dans ma thèse (Géraud, 2003), ce que les travailleurs sociaux nomment éthique est bien souvent du registre de la morale dans la mesure où l'autre, le sujet, n'est pas libre de refuser l'intervention. Or, ce qui me paraît fondateur dans l'éthique, c'est justement la liberté du sujet (Lévinas, 1982).

Les symboles et les signes de l'intimité - la force du liant

La descente passe par l'inversion qui euphémise la chute, inversion du régime diurne des représentations, le gouffre devient alors coupe entraînant ainsi une "valorisation de la sécurité fermée, de l'intimité" (Durand, rééd. 1984, pp.269-274).

Là encore, l'observation nous conduit à constater que les symboles du régime nocturne sont présents dans les représentations, mais plus souvent comme symptômes de la crainte que comme signes d'une pratique valorisée. La plus aiguë des manifestations de cette appréhension, c'est la peur de se faire avaler: "ils nous pompent... ils nous absorbent..."

Le travailleur social est aux yeux des clients perçu comme une mère nourricière dont le lait abondant revêt une douceur caractéristique des délices de l'intimité retrouvée. Tous les travailleurs sociaux ne sont pas en résistance face à cette pratique. Certes, le lait, aliment archétypal, n'est pas le symbole le plus présent pour identifier cette pratique, mais parfois le café, le plus souvent à l'initiative du client, ou plus fréquemment la commensalité qui se pratique souvent dans les régimes d'internat ou de demi-pension, comme dans les instituts médico-éducatifs, sont des indicateurs qui nous semblent pertinents et significatifs d'une pratique pas toujours aussi contestée qu'elle pourrait en donner l'impression. Il est vrai que cette image colle mieux aux éducateurs spécialisés ou aux conseillers en économie sociale familiale, voire aux animateurs, qu'aux assistants de service social. Au vu de nos observations, ce n'est pas tant le corps de métier que l'espace d'activité qui détermine la pratique. Nous avons eu l'occasion de constater qu'une assistante de service social travaillant en institut médico-éducatif partageait ses repas avec les enfants lorsqu'elle était de passage dans la structure.

Le travailleur social conjugue les formes de son intervention et sait trouver avec les usagers des temps de complicité, de proximité, voire d'intimité où le blottissement, la quête obstinée du repos, dont parle G. Durand, est permise. C'est le temps de la confidence et du réconfort. Ce temps où l'intimité prend corps et que l'assistant social sait procurer à ses clients autour d'un café, d'autres le produisent à partir d'une activité. Les conseillers en économie sociale et familiale, lorsqu'ils engagent une activité autour de l'alimentation, cherchent manifestement autre chose que la simple production d'un mets, non que celle-ci soit méprisable, mais elle n'est pas en soi, dans la plupart des cas, le but de l'activité. C'est le relationnel qui constitue l'objectif, le lien qui se construit autour de l'activité. La prise en commun d'une collation constitue l'aboutissement de la séance. Le prétexte de la dégustation avec sa dimension technique est aussi l'occasion de "la communion". Les schèmes digestifs de l'avalage sont actifs. L'intimité est occasionnelle, provisoire, mais réelle.

Les symboles cycliques - Le temps maîtrisé

Les symboles cycliques nous renvoient directement au rapport au temps. Le particularisme de ce deuxième mouvement qui succède à la descente (que nous venons d'illustrer avec les symboles de l'inversion et de l'intimité) s'illustre, et aboutit, dans la maîtrise du temps. Pour conduire cette analyse, nous conserverons le modèle proposé par G. Durand (1960), à savoir celui des quatre structures que sont: l'harmonisation des contraires, la dialectique, l'histoire et le progrès. Les deux premières structures appartiennent à une catégorie que l'on pourrait caractériser par la répétitivité, les deux suivantes ont plutôt un rôle génétique.

La première structure fondée sur l'harmonisation des contraires, tente, avec une énergie mobile, d'harmoniser accommodation et assimilation. Bien sûr, cette recherche de l'harmonie, nous la trouverons avec une grande facilité dans toutes les actions d'intégration, qu'il s'agisse d'actions avec des populations étrangères, des "jeunes des cités", ou bien encore des handicapés. Le mouvement rythmique est perceptible. C'est la conjugaison de l'adaptation, qui correspond à la dynamique curialisatrice que nous avons évoquée, et de l'assimilation, niveau de l'intervention le plus difficile à mettre en oeuvre parce qu'il implique la société dans sa globalité. Certes, il n'est pas facile de conjuguer ces deux niveaux, mais les travailleurs sociaux, dussent-ils échouer, ont cet objectif ambitieux de tenter d'harmoniser des situations a priori inconciliables. Nous pensons, par exemple, au difficile projet d'intégration des handicapés à l'école, projet sans cesse réduit et ajourné par les différents gouvernements depuis plus de vingt-cinq ans. Tout aussi délicate est la gestion des populations en rupture de lien social. Les revers accumulés au fil des interventions peuvent provoquer une lassitude dans l'action au quotidien, mais l'objectif demeure. Il est parfois annoncé avec une désillusion perceptible, mais il est toujours présent. Ces allers-retours entre les clients et le reste de la population sont usants dans la mesure où ils ne sont pas couronnés de succès, mais quelquefois la réussite est au rendez-vous, ce qui renforce la persévérance des travailleurs sociaux.

Cette quête d'harmonie, nous la connectons directement à la notion de religiosité, entendue comme reliance. La production, la restauration du lien social ne peut s'entendre sans une perspective d'harmonie fédératrice. Cette harmonie fait parfois figure de chimère, mais elle est bien la condition de la réussite du projet.

Elle se combine avec une approche dialectique caractéristique de la deuxième structure propre aux symboles cycliques. Là, c'est le contraste dramatique qui est souligné. Peut-être aurions-nous pu nous écarter du modèle durandien en positionnant cette deuxième structure en premier, tant elle nous paraît essentielle pour saisir l'univers du travailleur social... En effet, le principe d'harmonisation des contraires est bien celui qui nous paraît résumer au mieux le coeur de l'intervention sociale. Cette structure synthétique consiste à faire en sorte que "tout cela fonctionne"... Il faut alors trouver le moyen de gérer la situation en intégrant tous ses paramètres. La mission qui a été confiée n'est pas toujours facile à concilier avec ce principe, mais il opère en permanence. La définition des conseillers en économie sociale familiale comme interfaces, médiateurs, semble caractéristique de cette perspective dialectique de l'action sociale.

La structure historienne, quant à elle, pratique l'hypotypose[3], évocation quasi hallucinée de la réalité, afin de néantiser la fatalité de la chronologie, nous dit Durand. Ce dernier point paraît important pour caractériser la pratique des travailleurs sociaux. En effet, la fatalité des temps, même si elle s'impose parfois, est combattue. Le propre de cette troisième structure rejoint l'une des caractéristiques de la postmodernité identifiées par M. Maffesoli: la combinaison des temps. Le communautarisme est une pratique fort valorisée par les travailleurs sociaux. Il se conjugue avec l'usage d'accessoires typiques de la modernité (informatique, téléphonie mobile...). C'est cette combinaison, ce "bricolage" dirait M. Maffesoli, qui est caractéristique de la postmodernité.

La dernière de ces quatre structures est fortement liée à la précédente: c'est la structure progressiste. Durand nous dit, pour la caractériser, qu'elle est volonté d'accélérer l'histoire et le temps pour tenter de s'en rendre maître. Comment cela se pratique-t-il? Principalement par l'imagination. Cette dernière structure est celle qui se rapproche le plus du régime diurne. Progrès, amélioration en sont les buts, projet en est le moyen... Par ses manifestations, elle s'apparente au symbolisme ascensionnel, au point de semer la confusion, de susciter le doute de l'observateur. Nous avons choisi, pour notre part, de parler d'ambiguïté des travailleurs sociaux, car il nous semble que cette confusion, même si elle se pratique parfois inconsciemment, est entretenue par les travailleurs sociaux eux-mêmes.

Au-delà de ces quatre structures, une analyse consacrée aux symboles cycliques nous conduit vers une idée-force des travailleurs sociaux, la notion de maturation. Nous retrouvons bien sûr, à nouveau, le rapport au temps comme clé de compréhension. Ce rapport réside en un enchaînement spiralesque, fait de mort et de résurrection. Ce rapport, Durand en trouve les archétypes aussi bien dans les cycles lunaires que menstruels. Les mots "semence", "enracinement", "maturation", "germer", sont des termes fréquemment employés par les travailleurs sociaux pour caractériser le processus qu'ils tentent d'initier avec les usagers. Ce choix lexical n'est pas sans intérêt pour qui cherche les signes de l'ancrage du travail social dans le régime nocturne. À côté du projet à la dynamique ascensionnelle, on prend le temps de "faire prendre les choses".

La structure symbolique de l'univers du travail social n'est pas sans cohérence, et elle est même transversale à l'ensemble des professions concernées. Le régime diurne permet d'appréhender les travailleurs sociaux tels qu'ils se montrent le plus souvent. C'est, avec cette approche du régime nocturne, l'autre face que nous avons voulu mettre en évidence, celle qui introduit des nuances et permet de mettre en avant l'aspect le plus intime de l'imaginaire, celui-là même qui motive à entrer en profession. Là, l'objectivité, la rigueur, l'expertise "combinent" avec la subjectivité, l'intuition, l'intimité pour redonner au travailleur social toute sa plénitude.

Dominique Géraud

Notes:

1.- Nettoyage, récurage, donc l'objectif est l'assainissement.

2.- Dire moins pour dire plus - utilisation des contraires par ironie (il est beau! pour il est laid).

3.- Figure de style consistant à décrire une scène de manière si frappante, qu'on croit la vivre.


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Notice:
Géraud, Dominique. "La face cachée des travailleurs sociaux", Esprit critique, Automne 2004, Vol.06, No.04, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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