Environnement, croissance et développement: Une mise en perspective bioéconomique [1]
Sylvie Ferrari
Maître de conférences en économie à l'Université de La Réunion (France), En délégation au CEMAGREF-Unité de recherche Aménités et dynamique de l'espace rural (Bordeaux, France).
Résumé
L'article propose une analyse des liens entre la croissance économique et le développement à travers la question de la raréfaction et de la dégradation des ressources environnementales. L'introduction de la loi d'entropie dans le champ de l'analyse économique due à Georgescu-Roegen fournit un éclairage théorique intéressant du point de vue de la durabilité de l'état stationnaire ("croissance zéro") et des limites de la croissance à l'échelle de la biosphère. La voie de la décroissance est alors étudiée en intégrant les enseignements de la bioéconomie et ses implications majeures pour le développement.
Mots-clés: développement, croissance économique, bioéconomie, entropie, environnement.
Abstract
The aim of this paper is to analyse the linkages between economic growth and development trough the question of the depletion and the damage of environmental resources. The introduction of the entropy law into the economic analysis due to Georgescu-Roegen can provide a relevant theoretical perspective for the sustainability of the steady state ("zero growth") and for the limits put on growth at the scale of the biosphere. Finally, the negative growth issue is analysed by considering bioeconomics and its major implications in terms of development.
Key words: development, economic growth, bioeconomics, entropy, environment.
1. Croissance et développement: une relation ambivalente
Les sociétés occidentales, principalement gouvernées par un modèle de développement où l'objectif de croissance de la richesse matérielle demeure prépondérant, se heurtent à un paradoxe: tandis que la croissance économique semble de plus en plus incompatible avec le fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère plus généralement, le développement économique demeure fortement attaché à la croissance du produit intérieur brut (PIB) et, inéluctablement à la destruction et/ou à la dégradation des ressources environnementales.
Dès lors, la croissance serait une condition nécessaire et suffisante pour le développement, tandis que ce dernier serait confronté à un environnement à la fois dégradé et limité. A propos de la distinction entre développement et croissance, Malinvaud (1991, p.227) écrit: "La croissance économique n'est évidemment pas synonyme de développement, une notion qui évoque des valeurs humaines, sociales, culturelles, voire psychologiques; mais la croissance économique est généralement perçue comme favorable au développement[...]". C'est précisément cette dernière partie de la citation, laquelle établit un lien naturel entre le développement et la croissance, qui peut être discutée. Il n'est pas toujours évident que des conditions favorables à la croissance soutiennent le développement et inversement. De plus, le choix d'une croissance zéro ne constitue pas nécessairement une solution dès que les questions environnementales surgissent.
L'objet de la contribution vise à analyser la portée épistémologique de la pensée de Georgescu-Roegen pour la compréhension de l'ambivalence de la relation entre la croissance et le développement. En particulier, l'introduction de la thermodynamique dans le champ de l'économie politique et ses implications pour l'analyse économique constituent le point de départ d'une rupture paradigmatique très féconde. Dans le cadre de la bioéconomie de l'auteur qui considère le processus économique comme une extension de l'évolution biologique, l'idée même de croissance apparaît incompatible avec le développement à l'échelle de la biosphère. Dans un premier temps, en prenant en compte la raréfaction des ressources naturelles et leurs dégradations du fait des activités économiques, nous proposons d'analyser les conditions qui impliquent qu'une croissance à taux nul ne peut pas constituer une solution au problème écologique de l'humanité. Plus précisément, en considérant le système économique dans une perspective entropique, l'état stationnaire ne peut être soutenable. Si le développement est possible, il ne peut cependant durer indéfiniment même avec une croissance économique à taux nul.
Dans un second temps, la voie de la décroissance est analysée en intégrant les enseignements de la bioéconomie. En particulier, l'évolution technologique des sociétés humaines enseigne qu'il existe une impossibilité, pour celles qui ont atteint un niveau de développement acceptable, de poursuivre sur la voie du gaspillage des ressources naturelles pour la satisfaction de besoins illimités. Comme l'écrit Georgescu-Roegen (1977a), il est temps pour les pays aujourd'hui développés de "faire avec moins" et d'accepter une baisse du confort attaché à l'usage de certains biens qui dégradent l'environnement naturel. Le développement devient alors compatible avec la décroissance.
2. Croissance et développement: une relecture factuelle et théorique
Généralement, la littérature économique associe la croissance économique à l'augmentation continue d'un agrégat (revenu réel ou PIB[2]) considéré dans sa globalité ou per capita. De son côté, le développement économique a un contenu beaucoup plus normatif et variable. Des éléments qualitatifs tels que l'éducation, les connaissances scientifiques, l'accès aux ressources naturelles, la qualité de l'environnement, la répartition des richesses, ou encore les conditions de vie constituent autant d'éléments caractérisant le développement. Ce dernier conduit alors à une amélioration qualitative du potentiel de l'économie.
2.1. Environnement, croissance et développement
Le développement économique et la croissance ne sont pas nécessairement compatibles entre eux dès que surgissent les questions environnementales. L'élévation du niveau de revenu dans l'économie peut s'accompagner d'une plus grande pollution de l'environnement du fait de la place accordée aux ressources énergétiques fossiles (charbon et pétrole principalement). Sur ce point, l'analyse de quelques indicateurs énergétiques du développement en Europe au 19ème siècle montre l'impact croissant des activités économiques sur l'environnement naturel (Ray, 1983). En particulier, la diffusion de la machine à vapeur dans de nombreux secteurs de l'économie, puis celle de l'électricité, conduit à accroître considérablement les prélèvements de charbon jusqu'au début du 20ème siècle. L'épuisement des ressources naturelles est un problème majeur dès le 19ème siècle chez les économistes classiques tels que Malthus, Ricardo, et Jevons. Ce dernier apportera notamment une contribution fondamentale en 1865 sur le déclin probable de la puissance britannique du fait de la raréfaction croissante du charbon en Grande-Bretagne.
La question de la raréfaction ressurgit dans les années 1970 avec les travaux du Club de Rome (Meadows et al., 1972) tandis que la première conférence mondiale sur l'environnement se tient à Stockholm en 1972. Le rapport est alarmant et pessimiste: dans un contexte de croissance démographique, de pollutions et de raréfaction des ressources de la planète, la solution proposée est celle de la croissance zéro. A cette croissance est associé l'état stationnaire, c'est-à-dire un état où les variables par tête de l'économie demeurent constantes dans le temps.
Mais, à la fin des années 1980, la problématique "croissance versus environnement" prend une nouvelle dimension avec l'apparition des pollutions globales telles que la destruction de la couche d'ozone, l'effet de serre, les pluies acides... Le changement de perspective pour la croissance économique est alors incontournable: il s'agit d'intégrer dans l'analyse économique les limites imposées par des modes de production et de consommation fortement perturbateurs des équilibres de la biosphère. Le cas de l'effet de serre est particulièrement révélateur. Avec le début de l'ère industrielle, les émissions d'origine anthropique ne cessent d'augmenter tandis que les puits de carbone ne parviennent pas à absorber les excédents: le processus de libération du CO2 s'effectue à un rythme beaucoup trop rapide. Les conséquences attendues, et parfois déjà révélées, sontl'élévation de la température moyenne de la terre, l'élévation du niveau des mers, la fonte des glaciers ou encore des modifications climatiques et météorologiques[3]. On peut rappeler par ailleurs que les émissions de CO2, principal gaz à effet de serre, incombent principalement aux pays industrialisés, pays qui ont bâti leur développement économique sur l'emploi de ressources fossiles et pour lesquels la transition démographique est aujourd'hui achevée. L'utilisation prédominante de combustibles fossiles dans de nombreux secteurs de l'économie (industrie, transports...) qui accompagne la Révolution industrielle a ainsi conduit à déstabiliser le fonctionnement du cycle du carbone: en effet, depuis 1800, on observe une croissance exponentielle de la teneur en CO2 de l'atmosphère.
Dans ce contexte, des travaux ont été conduits afin d'analyser les liens entre l'évolution de la pollution de l'environnement et la croissance économique. Cette relation est mise en évidence dans la littérature par la courbe de Kuznets[4] (ou courbe en U inversée). D'un point de vue synthétique, son enseignement est le suivant: alors qu'au début de son développement, un pays connaît des niveaux de revenu par tête faibles et un environnement peu dégradé, progressivement de plus grandes quantités de ressources énergétiques et minérales sont utilisées tandis que les niveaux de la production et de la pollution s'élèvent. Puis, une troisième phase de développement orienté vers le développement des services et des technologies de l'information accompagne l'élévation du revenu par tête et conduit à une amélioration de la qualité de l'environnement[5]. Par conséquent, la croissance économique, via l'élévation du revenu par tête, et le niveau de dégradation de l'environnement sont intrinsèquement liés. Le facteur majeur explicatif de la courbe de Kuznets réside dans la modification de la structure de la production qui nécessite moins d'input énergie par unité de PIB. Cela se traduit par une diminution de l'intensité énergétique du PIB, tendance observée dans les pays industrialisés.
Cependant, alors qu'un découplage entre la croissance économique et l'énergie devrait jouer, on constate une augmentation continue de la demande d'énergie finale. On assiste à une évolution croissante de la demande d'énergie dans le monde: de 1973 à 2000, la consommation finale d'énergie s'est accrue de plus de 65%! Cet apparent paradoxe est appelé "effet de rebond" dans la littérature économique. Tandis que l'utilisation de l'énergie dans la production diminue du fait de l'amélioration des procédés qui permettent une élévation de l'efficacité, la consommation d'énergie dans son ensemble ne tend pas à diminuer mais continue à s'accroître. L'amélioration de l'efficacité énergétique ne garantit donc pas la préservation des ressources. Avec l'élévation de l'efficacité énergétique de l'équipement, le coût par unité de produit ou de service fourni par cet équipement diminue, ce qui, en retour, augmente la demande pour le produit considéré (Binswanger, 2001). Si, selon certains auteurs (Berkhout et al., 2000) cet effet peut être considéré comme marginal- entre 0 et 15% -[6], il semble qu'il n'en est rien si à la fois le niveau des revenus est élevé et les prix de l'énergie sont bas (Binswanger, 2001). Ce qui est le cas dans la plupart des pays industrialisés. Lorsque l'effet de rebond est mis en évidence, il concerne principalement les systèmes de production de chaleur et le secteur des transports. Finalement, l'effet de rebond tend à minimiser à la fois la possibilité de lutter contre la raréfaction des ressources énergétiques et minérales, et d'observer un découplage durable entre la croissance économique et la pollution.
Dans ces conditions, il semble difficile de garantir la croissance en observant simultanémentune hausse du revenu réel par tête, une réduction per capita de la pollution au niveau global et une conservation (quantité et qualité) du capital naturel. Cependant, cette vision "malthusienne"[7] du développement à l'échelle globale peut se révéler erronée du fait du rôle joué par le progrès technique dans l'élévation du revenu par tête, et de l'abondance des ressources naturelles considérées dans leur ensemble. Concernant cette question, de nombreux travaux ont été réalisés afin de mesurer la raréfaction des ressources naturelles épuisables (minérales et énergétiques). En particulier, Brown et Wolk (2000) ont montré que le rôle du progrès technique est déterminant pour lutter contre la raréfaction des ressources in situ[8]. Néanmoins, la question de la mesure de la rareté d'une ressource n'est pas indépendante de la définition retenue. Stern (1999) propose d'articuler deux notions autour du concept de rareté: la rareté d'usage et la rareté d'échange. L'exemple de l'énergie peut sur ce point illustrer l'importance de ces deux concepts. Les études statistiques montrent une diminution de la part de l'énergie dans le PIB pour la plupart des pays industrialisés. L'input "énergie" dans la production est par conséquent faible. Selon Stern, c'est la faible valeur d'échange de l'énergie résultant de son abondance qui est à l'origine de ce résultat. Mais, comme l'énergie est largement utilisée dans tous les secteurs de l'économie, sa valeur d'usage demeure très élevée: sans énergie, aucune production n'est possible. Ce point permet de nuancer le rôle joué par le progrès technique du point de vue du prolongement de la durée d'utilisation des ressources dans le temps.
Il convient à présent d'apporter un éclairage théorique sur la relation développement-croissance. Les travaux de Georgescu-Roegen avec l'introduction de la thermodynamique dans le champ de l'économie politique constituent de ce point de vue un apport pertinent.
2.2. Loi d'entropie et économie: l'apport de Georgescu-Roegen
La découverte au milieu du 19ème siècle du second principe de la thermodynamique constitue une révolution majeure en physique. En effet, la loi d'entropie introduit pour la première fois la notion d'irréversibilité dans cette discipline qui, jusque là se référait au seul paradigme de la dynamique classique issu un siècle plus tôt des travaux de Newton. Dans son célèbre mémoire publié en 1824 sous le titre Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, Carnot aboutit à un résultat important: la chaleur se déplace toujours dans le même sens et ce phénomène de propagation de la chaleur est à l'origine des pertes de puissance des machines thermiques (c'est-à-dire de la baisse de leur rendement). Dans le processus de transformation de la chaleur en travail, une partie de l'énergie calorique est inéluctablement absorbée par la source chaude. Ainsi, son état change bien que sa quantité se conserve. Seule une fraction de l'énergie libre peut être transformée en travail. L'autre fraction est irréversiblement dissipée, dégradée. L'entropie apparaît alors comme une mesure ordinale de l'énergie dissipée système isolé[9]: dans un tel système, elle ne peut qu'augmenter.
Du point de vue physique, l'évolution qualitative de l'énergie s'identifie au sens privilégié qui oriente les transformations énergétiques au sein du système et l'irréversibilité est appréhendée comme l'impossible retour à un état initial. En introduisant la loi d'entropie dans l'économie, Georgescu-Roegen considère explicitement l'irréversibilité (1971). Pour l'auteur, cette loi est dotée de trois propriétés essentielles. En premier lieu, elle est une loi d'évolution: "An evolutionary law is a proposition that describes an ordinal attribute E of a given system (or entity) and also states that if E1 < E2 then the observation of E2 is later in Time than E1, and conversely. That is, the attribute E is an evolutionary index of the system in point." Et d'ajouter: "Still more important is the fact that an ordinal measure of any such E can tell even an "objective" mind (...) the direction in which Time flows. Or to use the eloquent term introduced by Eddington, we can say that E constitutes a "time's arrow"". (Georgescu-Roegen, 1971, p.128) L'attribut ordinal E est une mesure de l'évolution du système comme l'est l'entropie chez Carnot. La loi d'entropie est bien une loi générale d'évolution qui relie un état initial (la naissance) à un état final (la mort).
En second lieu, c'est une loi temporelle qui est fonction du temps historique, temps qui contient la conscience de l'humanité (Georgescu-Roegen, 1970). L'entropie de l'univers augmente à l'échelle de l'humanité parce que nous en avons conscience. Le temps ici est une variable ordinale et non cardinale. Sa principale caractéristique est qu'elle varie nécessairement de manière qualitative. "Let E(T1) and E(T2) be the entropies of the universe at two different moments in time, T1 and T2 respectively; if E(T1) < E(T2) then T2 is later in Time than T1 - and conversely."
Il ajoute: "The full meaning of the law is that the entropy of the universe increases as Time flows through the observer's consciousness. Time derives from the stream of consciousness, not from the change in entropy." (Georgescu-Roegen, 1971, p.133).
Georgescu-Roegen distingue le temps "T", variable ordinale, du temps "t", variable cardinale représentant la mesure d'un intervalle de temps (T', T''). Cette distinction repose en fait sur la rupture en physique entre le paradigme de la physique classique - réversibilité des trajectoires exprimées par des équations dynamiques invariantes par rapport à "T" (elles ne dépendent que de "t" - et le paradigme de la thermodynamique - irréversibilité exprimée par le fait que les lois sont fonctions de "T".
En troisième lieu, la loi d'entropie est une loi dialectique. Pour comprendre la position épistémologique de Georgescu-Roegen, il nous faut présenter l'importance des concepts dialectiques, opposés aux concepts arithmomorphiques. L'opposition s'explique par la propriété de différenciation discrète sur laquelle repose la logique. Alors qu'un concept arithmomorphique est distinct et discret, un concept dialectique est distinct mais non de manière discrète. Un concept dialectique selon l'auteur est un concept qui ne respecte pas le principe de contradiction en logique. Georgescu-Roegen écrit: "We must accept that, in certain instances at least, "B is both A and non-A" is the case". (Georgescu-Roegen, 1971, p.46). La loi d'entropie, parce qu'elle est une loi d'évolution, est dialectique: elle rend compte de changements qualitatifs dans le temps et dans l'espace. Le changement qui réside au coeur de toute évolution est une notion qualitative dont la mesure ne peut être que dialectique. Seules des lois arithmomorphiques permettent de l'appréhender. Selon Georgescu-Roegen, la loi d'entropie constitue un bon exemple: "the material universe (...) continuously undergoes a qualitative change, actually a qualitative degradation of energy" (1971, p.129).
L'irréversibilité qui appartient au temps historique, au temps de la loi d'entropie, oriente dans une direction univoque le processus économique: ce dernier, orienté par la loi d'entropie, ne peut donc être considéré comme statique et reproductible à l'identique. L'enracinement physique du processus économique dans l'environnement naturel traduit l'existence d'une relation dialectique entre le processus et la nature, relation exprimée par la loi d'entropie: "It is because of the entropy law that between the economic process and the environment there is a dialectical nexus. The economic process irrevocably changes the environment and is changed, in turn, by that very change also irrevocably." (Georgescu-Roegen, 1977, p.16).
Emprunté à la physique, la notion de processus[10] est essentielle chez Georgescu-Roegen car elle traduit l'idée d'évolution et contient une temporalité. L'analyse du processus économique suppose d'introduire l'irréversibilité pour rendre compte du changement qualitatif des éléments qui participent à la production. Au sens large, l'irréversibilité peut être définie comme tout changement qui empêche le processus de revenir définitivement à son point de départ. Ce concept, dialectique par essence, recouvre en réalité deux significations distinctes:
- Une irréversibilité forte ou "irrévocabilité": il s'agit des processus qui ne peuvent passer plus d'une fois par un état donné. "La dégradation entropique de l'univers telle qu'elle est conçue par la thermodynamique classique est un processus irrévocable: l'énergie libre une fois transformée en énergie latente ne peut plus jamais être récupérée". (1970, p.86).
- Une irréversibilité faible: il s'agit de processus "qui, bien que non réversibles, peuvent retourner à toute phase précédemment atteinte" (1970, p.86).
Ce sont des processus dont l'état qualitatif initial ne peut être retrouvé. C'est une caractéristique essentielle des processus naturels cycliques.
Dans ce contexte, l'analyse du fonctionnement du processus économique proposée par Georgescu-Roegen est la suivante: c'est un processus qui puise des ressources minérales et énergétiques de haute qualité - basse entropie - qu'il transforme en produits caractérisés par une basse entropie. Cependant, ce mouvement de structuration de la matière par de l'énergie s'accompagne parallèlement d'un flux de déchets sans valeur - haute entropie - libéré dans l'environnement. C'est donc un processus qui dissipe irrévocablement l'énergie et la matière. Plus précisément, la représentation analytique du processus économique fait appel à deux catégories d'éléments complémentaires participant à la production afin de traduire les changements qualitatifs au sein du processus: il s'agit des fonds et des flux. Ces deux concepts sont fondamentaux car ils introduisent explicitement la dimension temporelle dans l'activité de production (Georgescu-Roegen, 1971). Les fonds[11] ont pour rôle de transformer les flux qui traversent le processus. Cette catégorie se compose des éléments tels que le capital, la terre ou encore le travail. La propriété de ces éléments est double: ils offrent des services qui sont limités dans le temps[12] et ils sont à la fois inputs et outputs (exprimés en unités physiques). Les fonds prélèvent dans l'environnement les dotations de basse entropie et libèrent irrévocablement un flux de déchets. A côté des fonds, les flux entrent et sortent du processus de production. Il s'agit d'éléments dont la qualité peut varier dans le temps et qui ne peuvent être à le fois inputs et outputs: il s'agit de ressources naturelles, de biens intermédiaires et de déchets.
L'approche proposée par Georgescu-Roegen conduit à considérer la production comme une transformation de flux par des fonds et autorise une différenciation qualitative des éléments participant à la production. Finalement, considérant que les modes de production (et de consommation) des pays aujourd'hui industrialisés sont remis en cause par la raréfaction des ressources énergétiques et par les dégradations que ces dernières font supporter aux milieux naturels et à la biosphère, on peut se demander si une croissance à taux nul, c'est-à-dire la croissance zéro, ne pourrait pas constituer une solution au problème écologique de l'humanité.
2.3. Croissance zéro ou état stationnaire: une solution au problème écologique de l'humanité?
Dans les années 1970, une remise en question de la croissance apparaît pour la première fois avec le concept de "croissance zéro" afin de signifier la nécessité de considérer les limites écologiques de la Terre. Plus près de nous, le concept de "développement durable" est apparu dans un contexte environnemental marqué par l'apparition de pollutions de nature globale révélant à la fois la fragilité de la biosphère et de ses mécanismes régulateurs comme celle du développement lui-même. Trois décennies après l'apparition de la "croissance zéro", c'est au tour du concept de "décroissance soutenable" d'entrer discrètement en scène[13]. En considérant qu'il ne suffit pas, pour les économies ayant atteint un certain niveau de développement, de stopper la croissance mais de décroître, ce nouveau concept se traduit par une baisse en volume (et non en valeur) de la production globale. Cependant, cette conception de l'évolution des économies développées partage la même idée de base que celle défendue par les tenants de la "croissance zéro": la finitude des ressources naturelles rend impossible une croissance infinie.
Dans le cadre des théories de la croissance, l'état stationnaire d'une économie se caractérise par le fait que les variables par tête sont constantes dans le temps (caractéristique d'un état régulier), mais les variables en niveau le sont aussi. L'état stationnaire est donc un cas particulier d'état régulier (de long terme) de l'économie où le taux de croissance du produit, déterminé par la valeur du taux de croissance de la population, est égal à zéro (Arrous, 1999). Dans ces conditions[14], l'état stationnaire s'accompagne d'un taux de croissance nul. C'est la croissance zéro. Le système économique se reproduit à l'identique, sans accumulation de capital par tête. C'est aussi ce que Marx appelle la reproduction simple. Un état stationnaire de l'économie est un état immuable, stable ou encore "statique".
Si l'on considère l'analyse de Georgescu-Roegen, il apparaît cependant difficile de trouver dans cet état reproductible indéfiniment une solution au problème écologique de l'humanité. Pour l'auteur, l'état stationnaire ne constitue pas en effet une solution mais, selon ses termes, un mythe: "Undoubtedly, the current growth must cease, may be reversed. But anyone who believes that he can draw a blueprint for the ecological salvation of the human species does not understand the nature of evolution, or even of history, which is that of permanent struggle in continuously novel forms, not that of a predictable, controllable physico-chemical process, such as boiling an egg or launching a rocket to the moon." (Georgescu-Roegen, 1976, p.25).
L'incompatibilité de l'état stationnaire avec le règlement de questions environnementales telles que l'accumulation de pollutions ou les prélèvements de ressources est présente dans différents travaux lesquels?[15]. Plusieurs raisons peuvent être avancées. Tout d'abord, le problème que pose l'état stationnaire est celui de la finitude de l'environnement non pas tant du point de vue du stock mais plutôt du point de vue de la qualité des ressources nécessaires au fonctionnement des processus de production. D'une part, un processus à l'état stationnaire ne peut se passer d'un flux continu d'énergie et de matière pour fonctionner: le système n'est donc pas clos vis-à-vis de l'environnement naturel, même à l'état stationnaire. D'autre part, compte tenu de la dissipation de la matière, le stock de capital utilisé ne peut demeurer constant indéfiniment. En effet, la généralisation de la loi d'entropie à la matière conduit à l'impossibilité pour un système de produire indéfiniment un travail mécanique à taux constant. La conséquence est la diminution du niveau du capital, même en présence d'un processus de recyclage partiel (Georgescu-Roegen, 1981).
La seconde loi de la thermodynamique implique également l'impossibilité d'un recyclage total de la matière à l'échelle humaine. En effet, un tel recyclage ne pourrait s'appuyer que sur l'existence de processus réversibles: toutes les molécules dissipées dans l'environnement pourraient être récupérées et assemblées de sorte que l'objet matériel retrouverait son état initial. Cependant, en physique, les processus qui sont réversibles s'opèrent à une vitesse très lente (absence de frottement), ce qui implique une durée infinie. Dès lors, le recyclage ne peut concerner qu'une seule partie de la matière dissipée dans un système clos.
Par ailleurs, le maintien du processus économique dans des conditions inchangées ne peut être assuré que si les prélèvements d'énergie et de matière sont maintenus à des taux suffisants, ce qui implique nécessairement une dissipation de la matière et de l'énergie. Tout processus économique a besoin en permanence d'un flux d'énergie et de matière afin de se maintenir à l'état stationnaire. Il ne peut, par conséquent, se soustraire à la loi d'entropie. Un système à l'état stationnaire ne peut produire indéfiniment un mouvement, un travail à taux constant (Georgescu-Roegen, 1971; 1976). Or, du point de vue de la matière, le problème est particulièrement aigu puisque la terre est un système fermé. Il convient donc de considérer la finitude de la matière accessible et de veiller à l'économiser.
Cette position se heurte à celle des défenseurs de l'état stationnaire qui considèrent ce dernier comme équivalent à l'état stable d'un système thermodynamique ouvert. Ce dernier correspond à un état physique tel que le système maintient sa structure entropique constante grâce à son ouverture sur l'environnement (échanges d'énergie et de matière). Si ce concept peut présenter un intérêt pour les systèmes biologiques, il demeure cependant soumis à des conditions d'application strictes de sorte que l'état stable demeure approximatif et ne peut être envisagé que pour une durée finie. Sur ce point, Georgescu-Roegen écrit: "This impossibility of a macrosystem not in state of chaos to be perpetually durable may one day be explicitly recognized by a new thermodynamic law just as the impossibility of perpetual motion once was" (Georgescu-Roegen, 1976, p.23).
Enfin, la nature ne se reproduisant pas à l'identique, il apparaît difficile d'envisager qu'un processus économique ouvert sur la nature puisse se maintenir durablement dans un état stationnaire. Par conséquent, l'état stationnaire perpétuel ne peut pas constituer une solution au problème entropique posé par les activités économiques. La dissipation de la matière dans le processus économique rend impossible le maintien d'un stock de capital constant dans le temps. Il convient de noter que ce propos constitue la négation d'une des hypothèses majeures sur laquelle repose les approches du développement durable. Cependant, il ne remet pas pour autant en cause le développement en tant que phénomène ancré dans les processus non stationnaires où les changements qualitatifs prennent place (innovations, nouvelles combinaisons productives, nouvelles sources d'énergie).
Considérant les enseignements de la thermodynamique, le développement ne peut plus être envisagé que dans un contexte de décroissance. L'état stationnaire cède alors la place à un état de décroissance.
3. La bioéconomie, fondement de la décroissance
Chez Georgescu-Roegen, l'analyse de l'évolution économique implique de considérer les changements qualitatifs localisés dans les processus de production. Le concept d'irréversibilité est donc fondamental dans l'analyse de tout processus économique car il contient le changement qualitatif des éléments participant à la production, conformément à la loi d'entropie.
3.1. Evolution économique, croissance et développement
L'analyse de l'évolution économique chez Georgescu-Roegen s'inscrit dans le prolongement des travaux de Schumpeter (1934) consacrés au développement économique. La dynamique du changement dans l'économie est portée par deux processus: la croissance économique lorsque les changements n'impliquent qu'une adaptation de l'économie à des données nouvelles (élévation de la productivité par exemple), et le développement économique lorsque ces changements bouleversent les structures économiques (nouvelles méthodes de production, diffusion d'une nouvelle technologie ou d'une source d'énergie par exemple). Or, seul ce second processus implique une évolution qualitative du système économique. La métaphore suivante empruntée à Schumpeter illustre parfaitement ce propos: "Add successively so many mail coaches as you please, you will never get a railway thereby" (Schumpeter, 1942, p.64).
La croissance est donc source de changements qui sont externes au processus économique tandis que le développement se traduit par des changements discontinus qui proviennent de l'intérieur du système, changements qui impulsent une évolution qualitative du processus économique. La vision du développement économique de Georgescu-Roegen est profondément Schumpéterienne. En effet, le changement est produit par l'introduction de nouvelles technologies dans l'économie afin de réduire les gaspillages de ressources naturelles (innovations d'économie autorisant une élévation de l'efficacité énergétique et innovations de substitution inter-énergétiques par exemple). Mais, fondamentalement, la conception du changement économique chez l'auteur témoigne de la place qu'occupe la thermodynamique dans l'analyse des phénomènes économiques. L'ouverture du système économique sur la sphère naturelle accorde un rôle majeur aux échanges entre les deux: la loi d'entropie rend compte du processus de dégradation de l'énergie et de la matière et, par ce mouvement, conduit le système économique sur la voie de l'irréversibilité et d'une impasse à la croissance. Celle-ci trouve une expression physique, spatiale et temporelle dans un cortège de déchets, de pollutions et de dégradations des milieux naturels, vivants et inanimés. Finalement, la loi d'entropie, constituant un obstacle majeur à la croissance perpétuelle, est un des fondements de la bioéconomie (Miernyk, 1999).
La seconde loi de la thermodynamique exprime la dégradation irréversible de l'énergie au sein d'un système isolé qui n'échange ni matière ni énergie avec son environnement. L'évolution de ce dernier se traduit par le passage d'un état où l'énergie libre est transformée en énergie dissipée, caractéristique de son état final. Ce mouvement à sens unique supporte le changement qualitatif et irréversible du système qui s'exprime par le passage d'un état de basse entropie à un état de haute entropie. Liée à l'enracinement physique du processus économique dans l'environnement naturel, l'évolution économique se manifeste par une relation biunivoque entre l'environnement et l'économie: prélèvements sur les ressources naturelles (éléments de haute entropie) et accroissement de rejets polluants (éléments de basse entropie).
Dans ce contexte, le développement et la croissance sont liés. Le développement en général implique la croissance mais les deux phénomènes sont dans une certaine mesure inséparables. En effet, l'évolution économique est une combinaison dialectique des deux (Georgescu-Roegen, 1976; De Gleria, 1999). Cette combinaison particulière est portée par la double dimension de l'activité économique: dans la perspective d'un temps orienté par la loi d'entropie, elle est en effet dotée à la fois d'une dimension physique et biologique. Sa dimension physique se traduit par les prélèvements et les dégradations opérés sur les milieux naturels qui participent à l'augmentation de l'entropie de l'environnement. Sa dimension biologique trouve son origine dans l'évolution de l'humanité: l'homme a développé des instruments, des outils et des techniques lui permettant de prélever et de transformer des quantités croissantes de ressources énergétiques et minérales.
Le processus économique offre alors une singulière particularité: il a pour mission d'assurer l'évolution exosomatique de l'homme (Georgescu-Roegen, 1977b). Cette évolution renvoie à l'emploi d'organes extérieurs, "détachables" à l'homme et produits à partir des ressources naturelles. Elle s'oppose ainsi à l'évolution endosomatique qui fait référence à l'évolution biologique de l'espèce. En prélevant la basse entropie terrestre, le processus économique apparaît comme le vecteur par lequel l'entropie de l'environnement s'accroît. L'origine biologique du processus économique conduit Georgescu-Roegen à proposer une nouvelle approche qu'il qualifie de bioéconomie[16]. Selon cette approche, le processus économique apparaît comme une extension de l'évolution endosomatique, c'est-à-dire comme la continuation de l'évolution biologique. Georgescu-Roegen écrit à ce sujet: "The term is intended to make us bear in mind continuously the biological origin of the economic process and thus spotlights the problem of mankind's existence with a limited store of accessible resources, unevenly located and unequally appropriated" (1977, p.361).
Par ailleurs, la bioéconomie de l'auteur puise ses fondements dans les travaux sur l'évolution de Schumpeter. A ce sujet, il écrit: "Inspired by Schumpeter, in my bioeconomics I assimilated the emergence of palpable endosomatic changes with his chain of innovations. Both are essentially unpredictable, not even randomly regulated, a point that exposes the fantasized attempts[...] to equate evolution with an arithmomorphic mechanism", (cité dans Szenberg, 1992).
Dans ce contexte, l'évolution économique se manifeste par une dégradation continue de l'énergie et de la matière. La croissance économique conduit irréversiblement vers un double mouvement: la réduction de quantités de ressources de basse entropie terrestre et la dégradation de leur qualité. Dans une perspective écologique globale, la nature entropique du processus économique est nécessairement à l'origine de la rareté. D'une part, la réduction des quantités de ressources utilisées s'accompagne d'une raréfaction des ressources in situ de manière irréversible, la biosphère étant un système fermé du point de vue de la matière (absence d'échange de matière avec l'environnement); d'autre part, la dégradation qualitative des ressources naturelles conduit à l'accroissement de quantités de rejets et pollutions qui affectent durablement la biosphère (perturbations de cycles biogéochimiques, réduction de la biodiversité...).
Dans une perspective bioéconomique, la dimension dialectique de l'évolution économique accorde aux changements qualitatifs et au développement qui les porte une place fondamentale. Par conséquent, si le changement économique est porté par la dimension qualitative du développement économique, on peut se demander quels sont les moyens permettant de privilégier le développement et non la croissance.
3.2. Implications bioéconomiques: développement versus croissance
Seule l'ignorance de la loi d'entropie peut conduire à soutenir l'idée d'une croissance possible dans un environnement fini. En dehors d'une telle conception, la croissance constitue un mythe dont les principaux facteurs limitant sont le taux global d'épuisement des ressources et le taux de pollution qui lui est associé. Une des implications fondamentales de la bioéconomie de Georgescu-Roegen est le refus de la croissance car elle se heurte a la loi d'entropie: "There is growth when only the production per capita of current types of commodities increases, which naturally implies a growing depletion of equally accessible resources ", (1976, p.19).
La seule contribution physique de la croissance économique est la réduction inéluctable des dotations de basse entropie terrestre. L'approche thermodynamique de l'évolution économique conduit finalement à poser un postulat d'impossibilité pour la croissance économique. Considérant que l'évolution économique doit être portée par le développement, le rôle joué par le progrès technique devient essentieldans la maîtrise de l'évolution entropique de l'humanité. Concept dialectique par excellence, le développement s'appuie sur l'apparition dans l'économie de changements qualitatifs. En particulier, en autorisant une élévation de l'efficacité énergétique des transformations au sein des processus de production, les technologies peuvent contribuer à la réduction des émissions de rejets polluants et participer à la conservation des ressources in situ (réduction des gaspillages avec l'économie d'énergie et de matière: innovations d'économie de basse entropie et des innovations de substitution).
Cependant, le progrès technique ne peut conduire à dissocier le développement économique de sa base bioéconomique. Le développement économique n'est pas un processus autonome: il demeure ancré dans l'environnement matériel et n'échappe pas aux lois de la physique. S'il existe des quantités de ressources disponibles sur la terre, ce qui conditionne le développement économique n'est pas leur niveau de disponibilité mais leur niveau d'accessibilité. L'idée ici est que seule une fraction de l'énergie disponible est accessible à l'homme par le biais de la technologie. L'accessibilité des ressources prélevées et transformées par les processus de production est limitée par le rendement thermodynamique de Carnot. Au final, la quantité de basse entropie terrestre est donc rare. Le progrès technique, limité par le rendement de Carnot, peut dans ce contexte contribuer au produit immatériel qu'est "the enjoyment of life", seule finalité de l'acte économique selon Georgescu-Roegen.
Dans ces conditions, la question de la raréfaction des ressources demeure d'actualité. S'il existe localement des économies de ressources possibles grâce au progrès technique, au niveau global, la consommation de ressources dans l'absolu ne cesse d'augmenter à l'échelle de la biosphère (période d'industrialisation du 19ème pour les pays aujourd'hui développés, et 20-21ème siècles pour les pays en développementtels que la Chine et l'Inde). Sur ce point, la seule voie possible est celle assurant le remplacement des ressources fossiles par les ressources renouvelables. Le progrès technique peut y aider, de même qu'il peut assurer un recyclage partiel de la matière dégradée (Georgescu-Roegen, 1979).
Ainsi, tandis que dans les années 1970, la problématique "croissance-développement-environnement" rejetait fondamentalement l'idée d'une croissance économique à taux croissant, l'approche bioéconomique de Georgescu-Roegen révèle combien l'idée même de croissance est incompatible avec le développement à l'échelle globale.
3.3. Développement et décroissance: quelles perspectives?
L'analyse du fonctionnement du système économique sous l'angle thermodynamique conduit à inscrire la bioéconomie dans une portée planétaire et anthropologique, au niveau physique (développement versus croissance) et temporel (perspectives intra et intergénérationnelles). Au niveau global, l'implication de la loi d'entropie suppose d'intégrer le développement des sociétés dans une perspective historique et écologique. Les liens entre les générations présentes et futures deviennent essentiels dans l'élaboration des choix destinés à prévenir et guérir les effets des systèmes économiques. A ce propos, Georgescu-Roegen (1976) écrit: "One of the most important ecological problems for mankind, therefore, is the relationship of the quality of life of one generation with another - more specifically, the distribution of mankind's dowry among all generations."
Le développement des générations successives doit alors s'appuyer sur une stratégie de conservation des ressources naturelles. La conservation des dotations d'énergie et de matière accessibles ainsi que l'harmonisation des besoins des générations présentes et futures résident au centre de son programme bioéconomique. En particulier, le problème écologique de l'humanité passe par une économie sur les stocks de ressources accessibles afin d'augmenter la durée de vie de l'humanité.
Compte tenu des incertitudes nombreuses qui existent sur les événements futurs - notamment sur les distributions quantitatives de consommation - et compte tenu des effets sur les milieux naturels des modes de production et de consommation actuels, un allié du principe juridique de précaution peut être constitué par le principe de minimisation des regrets futurs (Georgescu-Roegen, 1978). A la place du principe économique de maximisation de l'utilité (ou plutôt de l'espérance mathématique de l'utilité), l'auteur propose d'introduire un principe de nature éthique dans le champ de l'économie. Dans ce contexte, le respect des équilibres de la biosphère, des écosystèmes mais aussi des principes physiques qui gouvernent leur fonctionnement doit conduire nécessairement à l'impossibilité d'une croissance infinie de la sphère économique. La question de l'échelle de l'activité économique vis-à-vis de l'environnement naturel est ici essentielle (Daly, 1990).
La clé de ce changement réside à la fois dans la modification des processus de production et des préférences des agents économiques. Au niveau de la production, l'objectif visé est celui de la réduction des flux de déchets et de pollutions, ainsi que des quantités d'énergie et de matière consommées (recyclage, amélioration de l'efficacité énergétique...). Le rôle des innovations technologiques est ici fondamental[17]. Face à l'action entropique du processus économique (prélèvements et rejets au sein de l'environnement naturel), le progrès technique occupe cependant un rôle ambivalent. D'un côté, la nature est modifiée par les processus de production et par les technologies; d'un autre côté, le progrès technique peut contribuer à la maîtrise de l'évolution entropique grâce à l'élévation de l'efficacité énergétique. Des lors, le progrès technique doit être orienté vers des innovations favorisant les possibilités de substitution entre différentes sources d'énergie ainsi que les réductions de rejets libérés par les processus de production (économie de matière et d'énergie). Il peut ainsi contribuer à l'augmentation de l'efficacité des processus de production.
Au niveau de la consommation, il s'agit de s'éloigner du paradigme welfairiste qui accorde la priorité à la maximisation de l'utilité pour se rapprocher d'un paradigme non anthropocentré ouvert sur la nature. Les agents dotés d'un engagement moral, pourraient formuler des choix et entreprendre des actions dont les fondements résident dans l'existence d'un devoir à l'égard des autres ("l'impératif catégorique kantien"). Dans ce contexte, un comportement altruiste - intra et intergénérationnel - peut conduire à une modification de la représentation des préférences des agents à l'aide d'un principe lexicographique signifiant qu'un bien est absolument préféré à tout autre. Par exemple, un vecteur de biens X est préféré au vecteur X' si et seulement si il ne contient pas de bien dont la production est susceptible de dégrader et/ou réduire irréversiblement les ressources environnementales. Ce choix suppose la possibilité de définir pour chaque bien un indicateur de qualité environnementale.
L'application du principe de minimisation des regrets pourrait alors contribuer à la mise en oeuvre de sentiers de décroissance et autoriser un développement économique respectueux de l'environnement naturel. Par exemple, la réduction en volume de productions obtenues à l'aide de processus de production inefficaces du point de vue énergétique et matériel (production de déchets), ou encore le développement de la production de biens à partir de ressources renouvelables peut constituer une orientation qui autorise un développement économique compatible avec la décroissance (réduction du volume de la production de certains biens et services, et production de revenus avec moins d'énergie et de matière au niveau de l'économie).
De plus, une révision des préférences des agents est nécessaire afin que la décroissance de la production en termes physiques ne coïncide pas avec la décroissance de la valeur de la production (Bonaiuti, 2001). Ce découplage suggère le déplacement de la demande de biens traditionnels à impact écologique élevé vers des biens relationnels permettant d'améliorer la qualité de vie (culture, bien-être, espaces de liberté...). Ainsi, une distribution différente des préférences des consommateurs avec le choix de biens immatériels et non de biens dommageables pour l'environnement peut constituer une condition préalable à l'élaboration d'une stratégie de décroissance.
4. Vers une décroissance nécessaire
La bioéconomie de Georgescu-Roegen implique la nécessité de la décroissance et de la limitation des besoins, mais pas du bien-être des agents. En effet, "faire avec moins" constitue une restriction de nature morale qui traduit l'existence d'une responsabilité environnementale chez l'individu: accepter la réduction non pas du bien-être mais du confort attaché à l'usage de certains biens dont la consommation engendre la dégradation et la destruction de l'environnement naturel. En prenant en compte la portée des bouleversements opérés par les processus économiques sur la biosphère, l'impératif humaniste de Georgescu-Roegen rejoint ici le principe philosophique de responsabilité de Jonas (1990, p.40): "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre". L'intervention de l'éthique régule le pouvoir de l'agir humain (selon l'expression du philosophe) et prévient des menaces qui pourraient peser sur l'environnement et les générations futures.
Cependant, quitter la croissance pour la décroissance relève d'un exercice difficilement accessible pour la psychologie humaine: la croissance économique a une histoire de plus de trois quarts de siècle qui lui confère un sens symbolique fort, attaché au progrès et au développement (Gadrey, 2002). Quoiqu'il en soit, l'enseignement majeur que l'on tire de l'évolution technologique des sociétés humaines est l'impossibilité, pour celles qui ont atteint un niveau de développement acceptable, de poursuivre sur la voie du gaspillage de ressources naturelles pour la satisfaction de besoins illimités de quelques générations privilégiées, tandis qu'une majorité de générations présentes et futures en est exclue.
- Notes:
1.- Cet article a fait l'objet d'une communication aux 1ères Journées du Développement du Groupement de Recherches Economiques et Sociales, "Le concept de développement en débat", Université Montesquieu-Bordeaux IV (France), 16 et 17 septembre 2004.
2.- Dans un environnement de stabilité des prix, l'augmentation du PIB réel correspond à une augmentation du PIB en valeur.
3.- Sur ces questions, se reporter àOrganisation météorologique mondiale (2001)et Reeves (2003).
4.- Une littérature très abondante est consacrée à la courbe de Kuznets. Quelques récents travaux méritent d'être mentionnés: Dinda, (2004); Jha et al., (2003); Focacci, (2003); Pasche et al., (2002); Tisdell, (2001).
5.- On peut noter cependant que cette courbe n'est pas vérifiée empiriquement pour toutes les pollutions. C'est notamment le cas des émissions de gaz carbonique où les résultats des études sont très variables.
6.- Si, par exemple, l'effet de rebond est de 15%, cela signifie que 15% de l'amélioration de l'efficacité énergétique induite par une amélioration technologique est compensée par une augmentation de la consommation.
7.- Nous qualifions de malthusienne la portée du rapport bien que Malthus ne prît pas en compte la dégradation de l'environnement et la raréfaction des ressources naturelles dans son approche.
8.- L'étude porte sur des ressources extractives marchandes (fer, pétrole, charbon, nickel, zinc...) pour la période 1870-1998.
9.- Un système isolé est un système qui n'échange ni matière ni énergie avec l'environnement.
10.- Le concept de processus traduit une similitude dans la représentation des phénomènes biologiques, physiques et économiques.
11.- Il ne faut pas assimiler les fonds au concept de stocks. En effet, si les stocks sont susceptibles de varier dans le temps (en fonction des prélèvements et ajouts opérés), les fonds offrent des services qui sont limités et constants dans le temps.
12.- Georgescu-Roegen considère que les fonds sont constants tant du point de vue de leur qualité que de leur quantité dans le processus de production.
13.- En septembre 2003, un colloqueintitulé "La décroissance soutenable. Bioéconomie, écologie et simplicité volontaire. L'héritage de Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) " s'est tenu à Lyon.
14.- On fait référence au modèle de Solow sans progrès technique.
15.- Sur cette question, on peut noter une rupture avec l'approche de Daly (1973).
16.- Le concept "bioéconomie" apparaît pour la première fois chez Georgescu-Roegen en 1975. Sur ce point, se reporter également à Georgescu-Roegen, (1978).
17.- De récents travaux ont montré quelques avancées technologiques notables dans le domaine de l'énergie. Le lecteur pourra notamment se reporter à Les Cahiers de Global Chance, "Débat énergie. Une autre solution est possible", numéro 17, septembre 2003.
- Références bibliographiques:
Arrous, Jean. Les théories de la croissance, La pensée économique contemporaine (3). Paris: Editions du Seuil, 1999.
Berkhout, Peter H.G., Muskens, Jos C., Velthuijsen, Jan W. "Defining the Rebound Effect", Energy Policy, 28, 2000, p. 425-432.
Binswanger, Mathias. "Technological Progress and Sustainable Development: What about the Rebound Effect?", Ecological Economics, 36, 2001, p. 119-132.
Bonaiuti, Mauro. La teoria bioeconomica. Roma: Carocci Editore, 2001.
Brown, S.P.A., Wolk, D. "Natural Resource Scarcity and Technological Change." Economic and Financial Review, First quarter, Federal Reserve Bank of Dallas, 2000, 13 p.
Daly, Herman E. "Toward Some Operational Principles of Sustainable Development." Ecological Economics, 2, 1990, p. 1-6.
Daly, Herman E. (dir.). Toward a Steady-State Economy, San Francisco: W.H. Freeman and company, 1973.
De Gleria, S. "Growth, Development and Innovation in N. Georgescu-Roegen's Thought", Economia Internazionale, vol. LII, number 4, November 1999, p. 443-481.
Dinda, Soumyananda. "Environmental Kuznets Curve Hypothesis: A survey", Ecological Economics, 49, 2004, p.431-455.
Focacci, Antonio. "Empirical Evidence in the Analysis of the Environmental and Energy Policies of a Series of Industrialised Nations, During the Period 1960-1997, Using Widely Employed Macroeconomics Indicators", Energy Policy, 31, 2003, p. 333-352.
Gadrey, Jean. "De la croissance au développement. A la recherche d'indicateurs alternatifs", Futuribles, 281, 2002, p.39-71.
Georgescu-Roegen, Nicholas. "Energy, Matter and Economic Valuation: Where Do We Stand?" in Daly Herman E., Umana A.F. (Eds), Energy, Economics and the Environment, AAAS Selected Symposium, 1981, Boulder Co. Westview press.
Georgescu-Roegen, Nicholas. "Energy Analysis and Economic Valuation", Southern Economic Journal, XII, 1, 1979, p. 21-31.
Georgescu-Roegen, Nicholas. "De la science économique à la bioéconomie". Revue d'Economie Politique, LXXXVIII, 3, 1978, p. 337-382.
Georgescu-Roegen, Nicholas. "What Thermodynamics and Biology can Teach Economists?", Atlantic Economic Journal, 5, 1, 1977a, p.13-21.
Georgescu-Roegen, Nicholas. "Inequality, Limits and Growth from a Bioeconomic View Point", Review of Social Economy, XXXV, December, 1977b, p. 361-375.
Georgescu-Roegen, Nicholas. Energy and Economic Myths, New York: Pergamon Press, 1976, 380 pages.
Georgescu-Roegen, Nicholas. The Entropy Law and the Economic Process, Harvard university press, 1971, 457 pages.
Georgescu-Roegen, Nicholas. La science économique, ses problèmes et ses difficultés, Paris: Dunod, 1970.
Jevons, W.S. The coal question: an inquiry concerning the progress of the nation, and the probable exhaustion of the coalmines, Londres et Cambridge, Macmillan, 1865, 349 p.
Jha, Raghbendra, Murthy, K.V.Bhanu. "An Inverse Global Environmental Kuznets Curve", Journal of Comparative Economics, 31, 2003, p. 352-368
Jonas, Hans. Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, 1990, Traduction Das Prinzip Verantwortung, 1979, troisième édition, Paris: Editions du Cerf.
Malinvaud, Edmond. Voies de la recherche macroéconomique, Paris: Odile Jacob, 1991.
Meadows, D.H., Meadows, D.L., Randers, J., Behrens, W.W. The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome's Project on the Predicament of Mankind, Universe, New York, 1972.
Miernyk, William H. "Economic Growth Theory and the Georgescu-Roegen Paradigm", 1999, in Mayumi Kozo and Gowdy John M (eds.), Bioeconomics and Sustainability: Essays in Honor of Nicholas Georgescu-Roegen, Edward Elgar Publisher.
OMM (Organisation météorologique mondiale). Bilan 2001 des changements climatiques: les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail 1 au troisième rapport d'évaluation du GIEC.
Pasche, D., Markus, D. "Technical Progress, Structural Change, and the Environmental Kuznets Curve", Ecological Economics, 42, 2002, p. 381-389.
Ray, G.F. "Energy and the Long Cycles", Energy Economics, Volume 5, Issue 1, 1983, p. 3-8.
Reeves, Hubert. Mal de terre. Paris: Editions du Seuil, 2003.
Schumpeter, Joseph A. Capitalism, Socialism, Democracy, Harper, New York, 1942.
Schumpeter, Joseph A. The Theory of Economic Development. Cambridge, Mass.: Harvard university press, 1934.
Stern, D. I. "Use Value, Exchange Value, and Resource Scarcity." Energy Policy, 27(8), 1999, p. 469-476.
Szenberg, M. (ed.) Eminent Economists, Their Life Philosophies, Cambridge university press, 1992.
Tisdell, Clem. "Globalisation and Sustainability: Environmental Kuznets Curve and the WTO", Ecological Economics, 39, 2001, p. 185-196.
- Notice:
- Ferrari, Sylvie. "Environnement, croissance et développement: Une mise en perspective bioéconomique", Esprit critique, Hiver 2005, Vol.07, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr