(Jonas, 1998), nous pouvons suivre là un débat qui concerne en premier chef les politiques de développement.
1. Cadre de la réflexion: systémie, modernité, complexité, transformations sociales, globalisation
L'approche systémique pose la question du développement dans un environnement complexe, interactionnel, éloigné des notions de causalité, et pour lequel les mécanismes d'autorégulation se traduisent par un niveau de complexité plus élevé.
Ce cadre de réflexion est aussi celui de la modernité, au sens où l'entendent Anthony Giddens (1994), Alain Touraine (1997) ou Ulrich Beck (2001), avec ses différentes étapes, de la modernité "archaïque" du siècle des Lumières, à celle de la révolution industrielle et maintenant celle de la modernité"avancée" ou "réflexive".
Dire que les sociétés sont vulnérables apparaît de l'ordre du lieu commun, car l'on sait qu'elles sont affectées par les perturbations climatiques, sismiques, et que l'homme essaye de se protéger de ces perturbations, de survivre quand les conditions environnementales se dégradent, d'anticiper ce qui peut devenir pour lui catastrophique. Et de façon paradoxale notre société complexe met en place des réponses de plus en plus sophistiquées pour essayer de contrer les effets de dégradations qui peuvent devenir un risque majeur (Lagadec, 1981).
Les progrès de la connaissance ont fait que nous comprenons mieux comment fonctionne notre environnement, mais en même temps que cette connaissance se développe nos modes de production industrielle fragilisent cet environnement. On parlera d'une nouvelle société, moderne, post-industrielle (Touraine, 1969), avec son armature technologique, informatique, et maintenant sa division du travail planétaire, d'une société de l'information, dont le système Internet permet la connexion de tous les éléments à tout moment, d'une société de l'image et du spectacle, de la communication, de la consommation, caractérisée par l'extension d'une classe moyenne, ce qui rend encore plus insupportable la situation des exclus de la croissance.
Une société, marquée par les grands accidents industriels, et pour laquelle l'urbanisation ajoute à cette vulnérabilité, car la ville présentera des points de fragilité extrêmement importants, de par sa densité de population, la hauteur de ses bâtiments, la sophistication de ses réseaux... Problèmes liés aux éléments, et aux installations industrielles, mais aussi à des dangerosités sociales et politiques.
Avec cette complexité apparaît la notion d'incertitude, d'environnement incertain. Il sera demandé au politique de prévoir l'imprévisible, et c'est dans ce contexte que se positionne le principe de précaution.
Ces transformations sociales sont marquées par la globalisation, la mondialisation de l'économie, gérée à l'échelle du globe, avec pour la production industrielle des assemblages d'éléments provenant de lieux très éloignés les uns des autres, la robotisation et l'informatisation qui modifient la structure de l'emploi, la conception des produits...
La nouvelle domination de capitaux, extrêmement mobiles, extrêmement instables est en lien avec le transnationalisme, au niveau de la production et de la commercialisation, avec l'indifférenciation apportée par les entreprises dans les années 1960 pour s'ouvrir sur d'autres sites que ceux définis par la politique nationale.
Des formules séduisantes par leur simplicité occultent en matière de développement une réalité complexe, paradoxale. Ainsi celle qui nous propose un passage aisé entre local et global, comme l'affiche le slogan: "act locally, think globally", formule que Bruno Latour remet en question dans son ouvrage Politique de la nature. Pour lui l'écologie politique instaure de nouveaux rapports entre la science et le politique, et faire rentrer la science en démocratie (Latour, 1999).
2. Le développement urbain
2.1 L'urbanisation du monde
L'urbanisation devient le mode dominant de peuplement, ce qui change les rapports sociaux et doit être resitué dans les processus de globalisation. Lieu de production de richesse, la ville est également complexe et vulnérable. Politiques de la ville, développement durable, réseau de villes santé, le sommet d'Istanbul (1996) nous a montré que se met en place la prédominance d'une société urbanisée, avec en particulier les mégapoles. L'AMVAL[2], l'Assemblée mondiale des villes et des autorités locales, dans une déclaration lors de cette rencontre souligne le fait que les villes, si l'on interroge l'histoire, ont été un des acteurs principaux du développement local.
Cependant le passage à une société urbanisée s'est accompagné de difficultés multiples: création dans les villes de ghettos ou de lieux de relégation, violence et délinquance, vulnérabilisation d'un système complexe dans lequel se juxtaposent et s'imbriquent différents types d'activités humaines: production industrielle, circulation, loisirs, habitation.
L'urbanisation des sociétés se manifeste par une croissance rapide depuis les années 1960, par un phénomène de métropolisation[3], qui "tend à former des ensembles territoriaux, plus vastes et plus peuplés, qui constituent le nouveau cadre des pratiques quotidiennes ou habituelles des habitants et des entreprises. Les résidents de ces zones urbaines vivent et fonctionnent de moins en moins à l'échelle d'un quartier ou d'une ville, mais à celle d'un vaste territoire, qu'ils parcourent de façons variées et changeantes pour toutes sortes de motifs professionnels et non professionnels." (Ascher, 1998)
L'INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques, France) emploie le nouveau concept "d'aire urbaine" pour rendre compte de ces évolutions de la métropolisation, les aires métropolisées s'étendant à plusieurs dizaines de kilomètres des grandes villes. Le tissu urbain n'est plus continu, mais fragmenté, "la métropolisation n'est donc pas un simple phénomène de croissance des grandes agglomérations, c'est un processus qui fait rentrer dans l'aire de fonctionnement quotidien de ces grandes agglomérations des villes et des villages de plus en plus éloignés et qui engendrent ainsi des morphologies urbaines de type nouveau." (Ascher, 1998).
Pour ce qui est de la nature de l'activité urbaine, elle s'est profondément remodelée, avec le développement de nouveaux pôles économiques, l'établissement de technopôles, le développement du trafic aérien, la rénovation des infrastructures, la modernisation des dispositifs de gestion urbaine... La ville industrielle du début du siècle marquait son opposition à l'espace rural tant par des caractères objectifs de taille, de densité etc. comme on le trouve dans les écrits des sociologues de l'Ecole de Chicago[4] que par des caractéristiques culturelles fortes. D'une part, elle "peut être définie comme un établissement permanent, dense, relativement grand, d'individus socialement hétérogènes..." (Wirth, 1990) et d'autre part elle peut être vue comme le lieu des rencontres, de l'émergence d'une nouvelle culture, de l'imprévu et des possibles, lieu dans lequel pouvait s'effectuer l'ascension sociale pour l'homme ambitieux et solitaire, lieu de la liberté de l'anonymat, de la rupture et du devenir. L'Ecole de Chicago pointe déjà comme difficultés des éléments qui apparaîtront comme récurrents dans l'histoire moderne des villes: quelle est la place faite à l'étranger, au migrant - alors que la croissance numérique des villes repose sur l'agglomération de ces migrants à l'entité initiale? - Quid de l'intégration, de la marginalisation et de l'exclusion, de la constitution de gangs, et de ghettos?
La ville, point central de production de la richesse a pour corollaire le rassemblement des laissés pour compte de cette croissance. Le sombre tableau dressé par Villermé (1840)[5] serait-il toujours d'actualité, nos sociétés étant toujours confrontées au phénomène de paupérisation? Si Villermé proposait de donner une règle aux conditions du travail industriel, il posait comme ordre des choses la question du logement: "partout où la population ouvrière est en grand nombre, il ne sera jamais possible de fournir des logements convenables à tous ceux qui en font partie [...] Tel est le sort du pauvre dans tous les pays: la force des choses, la dure loi de la nécessité le veulent malheureusement ainsi." (Villermé, 1840). Si la question ouvrière s'est transformée en question du logement, comme le dit Dubet, on trouverait là une explication partielle de ces flambées de violence dans les banlieues, et des pratiques sécuritaires qui se mettent en place dans l'habitat urbain. Les métropoles concentrent de forts contingents de groupes sociaux marginalisés ou exclus par les mutations et les développements technico-économiques contemporains, populations regroupées soit dans les centres villes dans des parties non rénovées et insalubres, soit dans les périphéries.
Un autre espace se dessine dans ces aires de développement urbain, des "métapoles" (Ascher 1995), aires de plus en plus peuplées, étendues, discontinues, hétérogènes, à polarités complexes, "pour utiliser métaphoriquement un concept à la mode, on pourrait presque dire que la dimension métapolitaine est fractale, c'est-à-dire que les caractères que nous venons d'énoncer se retrouvent en fait aux différentes échelles du quartier à l'Europe." (Ascher, 1998).
Lors de la première conférence des Nations unies sur les établissements humains, à Vancouver, en 1976, la réflexion internationale a posé la question du rôle de l'Etat dans l'évolution des villes et le règlement de la question du logement fut alors jugé fondamental. L'urbanisation était pensée comme un phénomène gérable, que l'on pouvait ralentir. Les vingt années suivantes ont vu l'accélération du processus, et la métropolisation de beaucoup de sociétés.
La seconde conférence sur les établissements humains, Habitat II, en 1996, soulignera le rôle que la société civile a à jouer dans cette urbanisation. Les deux thèmes principaux traités ont été le développement des établissements humains viables dans un monde en voie d'urbanisation, et un logement suffisant pour tous.
Si la notion de développement durable est bien au coeur de chaque réflexion sur les villes dans le cadre des concertations mondiales sur ce thème, l'observation des chiffres renvoie à un questionnement. Ainsi selon les statistiques du FNUAP (Fond de Nations unies pour la population), onze des quinze villes les plus peuplées du monde sont dans des pays pauvres et cette tendance à l'urbanisation des pays en développement devrait se poursuivre à une très grande échelle, les pays en développement s'urbanisant trois fois plus vite que les pays industrialisés. Par exemple, pour ce qui est du cas des mégapoles, en 1950, on ne comptait que deux mégapoles de plus de huit millions d'habitants, Londres et New York; en 1996, elles sont au nombre de vingt-deux, et en 2015, les prévisions sont de trente-trois, dont dix-sept en Asie. Le développement durable urbain pose donc la question de la pollution, d'un habitat de mauvaise qualité pour d'énormes masses de population, de l'alimentation en eau potable, de l'assainissement et de l'évacuation des déchets, des transports et des problèmes de circulation, de l'insécurité, de l'exclusion.
Le FNUAP estime dans un rapport de 1996 qu'il faudra concentrer les efforts dans ces villes, qui pour le moment sont sous-équipées. Le problème n'est plus de freiner l'exode rural, d'abord parce que la croissance actuelle des villes est endogène, et non seulement exogène, mais aussi parce que l'urbanisation est malgré la misère un facteur de développement.
2.2 Développement urbain et vulnérabilités sociales: la crise urbaine
La ville comme éco-système, ville de réseaux et d'interconnexions, lieu du déploiement des systèmes sociaux, des cultures urbaines, est aussi un lieu vulnérable, comme le montrent les situations de crise urbaine. La déstabilisation urbaine traitée dans le cadre des programmes de développement urbain est à mettre en lien avec les transformations sociales qui affectent notre société. Pour Wieviorka et son équipe du CADIS (Centre d'analyse et d'intervention sociologique, France), la violence est née de la crise économique, de la précarité, de la ségrégation et de la crise des institutions.
Si les indicateurs objectifs de sécurité oscillaient depuis quelques années entre faible augmentation et faible diminution des actes de délinquance et de criminalité, les demandes des acteurs de terrain (travailleurs sociaux, agents de proximité, sapeurs pompiers...), déconcertés par les nouvelles formes de violence qu'ils doivent affronter laissent à penser que se dessinent des évolutions de comportement chez les jeunes urbains, et ce dans divers groupes sociaux.
En France, avec les années 1970, apparaissent de nouvelles formes de violence qui semblent gratuites et ludiques: par exemple les rodéos (courses automobiles à bord de voitures volées), avec incendies des véhicules. A partir des années 1990, les Observatoires et les organismes qui recueillent les données chiffrées signalent les dégradations volontaires du cadre de vie urbain, la violence dans les transports en commun, les incivilités[6] dans l'habitat social collectif. Avec ces transformations de l'espace, les violences racistes et l'extrémisation politique s'installent. Les troubles de l'ordre public se confirment lors d'interventions de sapeurs-pompiers dans les "zones sensibles". La terminologie: "violences urbaines" est médiatisée[7].
Certaines catégories de population sont classées, répertoriées en termes de déviance[8], on retrouve là la notion "d'outsider" de Becker (1963) et celle de "stigmates", traitée par Goffman (1961).
Dans ces quartiers dits sensibles coexistent des bandes, des gangs et des organisations criminelles. Les bandes sont des groupes non structurés de jeunes qui ont des activités sociales spontanées et peuvent se livrer à des actes délictueux, impulsifs, notamment à des actes de violence collective. Les trafics de tous ordres, l'émergence de nouvelles formes culturelles et de nouveaux systèmes de valeurs, les technologies de la communication rendent ces bandes particulièrement imprévisibles si l'on s'en tient aux schémas des époques précédentes pour décrypter leurs comportements. Desbandes aux gangs, la connaissance des différents types de regroupements peut aider à comprendre ces situations de désordre urbain.
Les gangs sont des groupes semi-structurés de jeunes adultes qui se livrent à des activités criminelles et délictueuses planifiées et lucratives ou à de la violence contre des gangs rivaux. Quant aux organisations criminelles, ce sont des groupes ayant une structure formelle et un haut degré de complexité, et qui fonctionnent en réseaux souvent mondialisés. Beck (2003) souligne le fait que les réseaux terroristes, également dé-territorialisés, sont de nouveaux acteurs transnationaux.
Pour ce qui est de l'exercice du contrôle social, plusieurs modèles sont en présence en France. Il a été décidé dans les années 2000 du choix sécuritaire d'un renforcement de la police. Les cultures urbaines, encadrées jusqu'alors par les politiques publiques de prévention et de sécurité, et de prévention sociale (Mucchielli et Robert, 2002), sont traversées par les politiques sécuritaires de la prévention situationnelle (Clarke, 1995).
A la même époque aux Etats unis, d'où proviennent ces modèles de prévention situationnelle, c'est le contrôle social par l'action civique qui est mis en place dans plusieurs grandes villes, dont Chicago, avec des patrouilles de volontaires travaillant avec la police. Il s'agit de concilier sécurité privée et appartenance collective, puissance publique et société civile,avec la notion de police de communauté, ce qui permet aux associations d'avoir un regard sur les fonctionnements de cette police.
3. Innovations scientifiques et techniques, environnement, développement
Les innovations scientifiques et techniques de cette modernité modifient le rapport de l'homme à l'environnement: après les conquêtes et découvertes territoriales, les découvertes scientifiques qui ont marqué en particulier les deux derniers siècles, l'élaboration de structures de concertation nationales et internationales, on peut voir depuis une cinquantaine d'années, avec le développement des nouvelles technologies s'instaurer un nouveau rapport de l'homme à l'espace et au temps, ainsi qu'un accroissement notable des capacités de contrôle social tant de la part des Etats que de celles d'organismes les plus divers, mandatés ou non sur cette fonction.
Ces innovations et transformations sociales affectent le champ du développement, avec les océans câblés, les satellites, la toile. Elles instaurent une nouvelle relation aux espaces réels et virtuelset nous amèneront à nous poser des questions sur la dé-territorialisation du local.
3.1 Nouvel espace, nouvelle architecture: une relecture des espaces de développement
"Parce que les nouvelles technologies renouvellent les processus de communication traditionnels, c'est l'ensemble des relations collectives, des modèles d'organisation, des pratiques sociales ainsi que leur spatialisation, qui en sont affectés [...] L'individu face à l'environnement urbain est comme un homme qui ne saurait lire ce qu'il a écrit, seules peuvent compenser notre perception, toujours fragmentaire et inexacte, les extensions technologiques, par leur langage et leur capacité de 'virtualiser' le monde d'aujourd'hui." (Fillon, 1998a).
L'écosystème est repensé à travers ce panoramique informationnel, les biotechnologies, voire nanotechnologies. On peut appliquer au développement ce raisonnement que Neil Spiller (1997)[9] applique à l'architecture: pour lui, l'architecture ne peut être indifférente "aux théories des quanta, à la physique de l'information, à l'étude des dynamiques non linéaires, aux théories du chaos, à l'évolution biologique, au fonctionnement des écosystèmes, à l'évolution des langages humains, aux comportements des marchés, à l'histoire et au déclin des cultures".(Spiller, 1997)
Quelle conception de l'espace, depuis Mandelbrot et ses théories fractales, lesquelles déterminent désormais un univers "fractalisé"? Et donc quel renouveau de l'architecture? "Nous sommes au seuil d'un monde émergent, stratifié sur plusieurs couches d'existence virtuelle, où l'architecture n'est que l'une des facettes significatives à l'intérieur de la mécanosphère." (Chu,1998)[10]
Pour Paul Virilio[11], c'est parce que "les trois dimensions sont en crise"(1998), qu'une réflexion nouvelle en architecture, peut s'instaurer, entre espace réel et espace virtuel, se ralliant à ce courant de la "transarchitecture" (Marcos Novak)[12]. Les nouveaux architectes, ces "transarchitectes, ont en commun non pas de fréquenter de mêmes lieux, comme le font les membres d'une école, mais ils font passer leurs messages par tous les modes de communication, le texte, la vidéo, les sites Internet, la participation à des expositions et à des concours: "disséminés, souvent isolés aux quatre coins de la planète, les transarchitectes partagent en commun, mais à des degrés divers, une passion initiale pour l'architecture, une même fascination pour l'informatique et un tempérament d'explorateur."(Fillon, 1998 b)
Nicolas Schöffer, déjà dans les années soixante, imaginait pour la Défense une tour cybernétique qui aurait répondu par ses propres signaux, lumineux, giratoires, aux signaux de la ville émis par les habitants, les automobiles, les conditions climatiques. Il est à noter ici que non seulement l'environnement est repensé différemment mais que notre rapport au temps est modifié en profondeur, les technologies de déplacement physique transforment la distance en temps, le travail s'effectue "en temps réel", l'événement gomme l'histoire et le projet gomme le réel. Les activités innovantes dans le secteur de la haute technologieposent la question de: quels enjeux pour les territoires? De nouveaux outils en matière de connaissance du territoiremodifient notre approche du local, notre perception de notre environnement. Il y a mise à distance de l'expérience sensible, changement de point de vue, comme a pu l'être la rentrée des représentations par la mise en perspective.
3.2 Nouvelles technologies, contrôle social et développement
Le contrôle social, exercé par le Panopticum de Bentham, ré-interrogé par Foucault, est dépassé par les capacités technologiques omniprésentes dans les pays développés; Paul Virilio, dénonce la "télésurveillance globale" (1999) où chaque acteur social vivant dans la norme est contrôlé en permanence par des systèmes qui utilisent la vidéo ou l'informatique[13], dans "une vision cyber-optique" (Virilio, 1999).
Au niveau macro-social, les satellites photographient chaque parcelle de la terre, enregistrent les communications et détectent celles qui pourraient être subversives. Ainsi depuis 1997, à côté de la National Security Agency (NSA)[14], avec Echelon qui suit toutes les communications de la planète, le lancement de l'agence National Imagery and Mapping Agency (NIMA) centralise l'ensemble de l'imagerie captée par les satellites militaires, et met en place un standard de traitement numérique de ces images (NIFTS). La NIMA participe dès 1997 au programme "Global Information Dominance", à vocation commerciale.
Le système Global Positioning System (GPS), par son entrée massive dans la vie quotidienne de l'urbain qui veut déjouer les pièges de la circulation, ou du voyageur, pour lequel l'aventure s'arrête aux frontières du téléguidage, change radicalement le point de vue sur le monde. Voir, c'est être en extériorité. Le territoire quitte l'expérience immédiate pour entrer dans une sphère technologique.
Le développement rural passe par cette vision surplombante: l'agriculteur peut par un système d'abonnement avoir la photographie satellitaire analysée de ses champs et peut alors doser la quantité d'engrais nécessaire pour chaque parcelle concernée. Les observations satellitaires permettent aujourd'hui nombre d'applications comme la cartographie à échelle moyenne, cartographie de l'occupation humaine, planimétrie en zones habitées ou péri-urbaines, étude des milieux urbains et de leur évolution, imagerie sismique[15].
3.3 Un monde virtuel, espace de développement?
Les "communautés digitales" existent sur le réseau Internet, avec la création d'un espace en trois dimensions, dans lequel l'internaute, via son avatar, navigue. Des centaines de mondes en 3D sont aujourd'hui en chantier. L'utilisation la plus importante de ces mondes est celle pratiquée par les leaders du commerce électronique, dans des "shopping centers", marchés modernes, embryons de villes avec leurs services, leurs cultures, leurs places publiques, forums de discussion et d'échanges, et leurs lieux de perdition, ancrage dans le virtuel de lieux réels...
Ainsi pour cette urbanité repositionnée différemment par les innovations technologiques, enjeu de pouvoir, soumise au contrôle, pour laquelle les recherches et les champs théoriques liés au virtuel débouchent sur une autre conception de l'environnement, système complexe de réseaux mondiaux, le développement participe de la modernité réflexive, objet d'un large débat de la société civile mondiale.
3.4 Technologies et incertitude
Cependant, le contrôle de l'environnement physique et social par les technosciences s'accompagne de façon paradoxale d'une incertitude quant aux évolutions de cette modernité, aux conséquences des actions de développement mises en place, des effets de la croissance dans les pays du Nord sur l'écosystème...
Le principe de précaution est défini par Philippe Kourilsky: "tout comme la prévention, la précaution est fille de la prudence. Celle-ci s'impose aux acteurs publics ou privés, dès lors que leurs décisions présentent des risques potentiels ou avérés... le principe de précaution exprime la demande sociale d'une diminution des risques." (2002)
Le principe de précaution s'inscrit à ce titre dans la perspective du développement durable, tel qu'énoncé dans le rapport Brundtland (1987), à savoir: "répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins" (1987). Cependant, à quel niveau ce principe de précaution doit-il se situer? Et si l'on en croit certaines approches "catastrophistes", quelle est sa validité? D'ailleurs, dans ce courant de pensée initié par Jonas, dans son ouvrage Le Principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, suivi par Jean-Pierre Dupuy (2002), l'insuffisance de ce principe rejoint en la matière celle de la notion de développement durable.
Car ce qui doit organiser les actions, c'est la prise en compte du risque maximal, lequel reste dans le domaine d'un "possible non réalisé" que l'on préfère ignorer, ce qui montre effectivement les limites d'une précaution qui se veut salvatrice.
4. La question du développement et la place des technosciences: une approche de démocratie dialogique
Parler de développement amène à la notion de ré-appropriation des savoirs, de débats citoyens dans lesquels pourraient se décider les orientations de ce développement. Mais la science est marquée par l'imposition du pouvoir de l'expert. A partir de là comment peut-on considérer qu'elle soit objet de débat social, que les défis culturels, politiques, économiques et organisationnels que pose la place croissante des technosciences dans nos sociétés puissent sortir des cercles savants? L'enjeu de ces procédures de discussion, c'est que les professionnels apprennent quelque chose des profanes, et qu'elles aboutissent à des décisions politiques collectives.
Il y a alors désacralisation de la science, qui doit accepter de se rendre compréhensible au profane, et dont les effets deviennent objets de débat politique. Bruno Latour montre, à propos des mouvements écologiques, que la science est loin de l'image de l'objectivité dont on la pare, elle n'est pas "un miroir du monde" mais "sous le nom de sciences, on trouve donc déjà un mélange assez complexe de preuves et de travailleurs de la preuve, une Cité savante qui agit en tiers dans toutes les relations avec la société..." (Latour, 1999).
Deux types de débats vont s'instaurer, un débat institutionnel et un débat démocratique.
Le débat institutionnel est en place à travers des organismes dont le souci est l'évaluation des choix scientifiques, par exemple à travers les discussions mises en place aux Etats-unis d'Amérique à l'OTA, l'Office of Technological Assessment, organisme placé auprès du Congrès pour évaluer les choix scientifiques et techniques, et prévenir leurs effets, ou en France à l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques.
Le débat démocratique lui s'instaure dans les "Conférences citoyennes", qui elles aussi vont traiter de sujets complexes, comme la prise de décision en matière de mise en culture d'organismes génétiquement modifiés, et ce avec des agriculteurs, des politiques, des associatifs, des journalistes, des sociologues...
"La science a besoin d'alliés", tel est le titre de la communication d'Isabelle Stengers à l'occasion des Rencontres philosophiques. Elle propose la création de groupes de citoyens, qui peuvent débattre d'hypothèses variées et complexes, comme celle du réchauffement de la planète. Il s'agit de placer ces hypothèses sous le regard de "la parole collective", "mon utopie personnelle, dit-elle, c'est que les groupes citoyens se fassent créateurs du futur."(Stengers, 1999)
Lieu d'innovation sociale, les conférences de consensus introduisent ou prétendent introduire les citoyens ordinaires dans la prise de décision des choix scientifiques et technologiques et les font participer à l'élaboration des mesures qui seront prises, ce sont des procédures qui visent à accroître la démocratisation des décisions. Il s'agit donc, comme le montrent Callon et al, dans Agir dans un monde incertain, (2001), de "démocratiser la démocratie", le principe de précaution devenant un outil procédural dans les "forums hybrides" (2001), qui permet de redonner au citoyen profane du pouvoir sur son propre devenir, par la construction d'un collectif éclairé.
Le développement, décliné tout au long de ce demi-siècle en développement social, développement humain, développement culturel, durable... et qui, pour se trouver, a écarté toute confusion avec la notion de croissance (Perroux, 1981), est confronté aux interrogations venues d'acteurs immatériels qui constituent la connaissance, au sein de ce monde où s'articulent et se confrontent humains et non humains (Latour, 1999), objets et décisions, politique et éthique, métropoles, métapoles (Ascher 1998), géopoles, aux modèles de croissance diversifiés, et pour lesquels on peut parfois parler de gestion urbaine.
D'autres contextes qui échappent à toutes politiques de la ville laissent à penser que si l'on peut constater des dysfonctionnements, des vulnérabilités dans les villes du Nord, en particulier sur le plan social, il y a une incertitude quant aux formes que prendront dans un avenir proche les mégapoles du Sud, soumises à une croissance démographique importante et à des carences environnementales fortes.
Les innovations technologiques, dans le domaine de la communication, avec la mise en place de réseaux satellitaires qui dé-territorialisent le local, avec des communautés virtuelles, des échanges qui se multiplient sur le net, transforment les relations de l'homme à l'espace et au temps.
L'écosystème doit-il se penser dans la perspective d'un "catastrophisme éclairé" (Dupuy, 2002), pour lequel la conscience aiguë des points de vulnérabilité de nos sociétés, des effets non voulus -non pensés- de nos technosciences peut constituer une heuristique? Ou bien doit-il se penser comme une approche dialogique, nécessaire à la gestion de l'innovation dans "un monde incertain" (Callon et al, 2001) dans la construction d'un collectif qui pourrait construire des décisions ne relevant plus de la démocratie délégative?
La notion de modernité réflexive (Beck, 2003) peut permettre d'avancer sur ces questions, non pas globalement, dans le cadre de concepts devenus inopérants parce que trop larges et utilisés dans toutes leurs acceptions, mais dans une réflexion sur les pouvoirs et contre pouvoirs qui structurent le développement.
- Notes:
1.- Les conférences de consensus: cette procédure a été fondée au Danemark, dans la dernière décennie, et a été instaurée dans de nombreux pays développés. Les sujets en sont scientifiques et techniques, il s'agit d'un débat d'experts auxquels les citoyens sont invités à participer quand les décisions à prendre sont marquées par l'incertitude. En France la terminologie plus couramment employée est: conférence citoyenne. Ainsi s'est tenu en 1998 une conférence citoyenne sur l'usage des organismes génétiquement modifiés. Voir Daniel Boy, Dominique Donnet-Kamel, Philippe Roqueplo, "Un exemple de démocratie délibérative: la conférence française de citoyens sur l'usage des organismes génétiquement modifiés en agriculture et dans l'alimentation", Revue française de sciences politiques, vol.50, no4-5, 2000, p.779-809.
2.- Lors du sommet Habitat II, Istambul, 1996, l'Assemblée mondiale des villes et des autorités locales (Amval) se réunit à l'initiative du G4+, qui regroupe quatre associations internationales de villes, Metropolis, Iula (International Union of Local Authoritees), la Fmcu (Fédération mondiale des cités unies) et le Sommet (Summit Conference of Major Cities of the World), ainsi que de six organisation régionales telles que l'Union des villes d'Afrique, Citynet (Asie) ou Eurocités.
3.- "les agglomérations les plus importantes tendent à concentrer de façon croissante les richesses humaines et matérielles.", cette concentration urbaine s'accompagnant de la diminution du nombre des petites villes, avec le phénomène concomitant d'augmentation des communes rurales lorsque leur population tombe à moins 2000 habitants. (Ascher, 1998, p.18)
4.- L'essor de Chicago, ville industrielle détruite par un incendie en 1871, a suscité une réflexion sur ce qui est devenu "l'écologie urbaine", en particulier dans le cadre de l'Ecole de Chicago, composée de sociologues comme Wirth, Park, Small, Thomas, Znaniecki, Burgess...
5.- Louis RenéVillermé (1782-1863) publie les résultats d'une étude dans les régions de Lille et de Rouen, (1840), étude qui est à l'origine de la loi de 1841 sur le travail des enfants.
6.- L'incivilité est définie par Roché comme: "des expressions d'agressivité peu graves en elles-mêmes mais insupportable au quotidien"
7.- Cette idée qu'il existerait des conditions dans lesquelles ont verrait surgir ces phénomènes est défendue par l'ex-commissaire Bui-Trong, qui propose en France, en 1990, une "échelle des violences urbaines", dont l'utilité serait de nature préventive.
8.- Cf. les théories de l'étiquetage, ou labelling theorists
9.- Architecte britannique contemporain.
10.- Architecte enseignant à Sci Arc à Los Angeles
11.- Philosophe et urbaniste, auteur entre autres de La Bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.
12.- Marcos Novak, architecte, mathématicien, musicien, philosophe, fondateur à la fin des années quatre-vingt du laboratoire des environnements virtuels immersifs à l'université d'Austin (Texas), et aujourd'hui enseignant à UCLA à Los Angeles.
13.- Dans la foule urbaine des pays développés, chaque acteur social vivant dans la norme est contrôlé par un jeu de machines de toutes sortes, de cartes informatisées, de codes bureaucratiques, d'enregistrements vidéo dans les banques, parkings etc., et son téléphone portable permet de le localiser très finement.
14.- La NSA avait développé en 2000 un réseau de 120 satellites, avec l'aide du Canada, de l'Australie et de la Grande Bretagne.
15.- Par exemple les satellites SPOT et Landsat.
- Références bibliographiques:
Ascher F., Métapolis ou l'avenir des villes, Odile Jacob, 1995.
Ascher F., La République contre la ville, essai sur l'avenir de la France urbaine, Editions de l'Aube, 1998.
Beck U., La société du risque, Aubier 2001, éd. Allemande 1986.
Beck U., Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation, Aubier 2003, éd. Allemande 2002).
Becker H.S., Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Métaillé, 1985, (1o édition 1963).
Boy D., Donnet-Kamel D., Roqueplo P., "Un exemple de démocratie délibérative: la conférence française de citoyens sur l'usage des organismes génétiquement modifiés en agriculture et dans l'alimentation", Revue française de sciences politiques, vol.50, no4-5, 2000, p.779-809.
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- Notice:
- Neuilly, Marie-Thérèse. "Innovation, contrôle social et développement urbain", Esprit critique, Hiver 2005, Vol.07, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr