Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2005 - Vol.07, No.01
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Le développement durable est-il l'héritier du mouvement pro-environnement?


Nathalie Semal

Assistante/Doctorante au Département des Sciences et Gestion de l'Environnement de l'Université de Liège. Membre du Groupe de Recherche en Education et formation à l'Environnement (GREFE). Membre co-opté de l'unité de recherche en Socio-Economie, Environnement et Développement (SEED). Diplômes: Ingénieur chimiste des industries agricoles, Université catholique de Louvain, DES en Sciences de l'Environnement, Fondation Universitaire Luxembourgeoise, DEA en Sciences de l'Environnement, Université de Liège. N.Semal@ulg.ac.be.


Résumé

Le développement durable est souvent présenté comme l'aboutissement naturel de la montée des préoccupations environnementales. Il a pourtant constitué un tournant dans l'appréhension des problèmes environnementaux car il a modifié le débat public autour de cette problématique et a ouvert un espace d'action pour de nouveaux acteurs. Porteur d'une vision conciliatrice entre objectifs économiques et environnementaux, le développement durable s'inscrit dans une approche de l'écologisation comme "modernisation" de la techno-sphère qui se démarque de la pensée écologiste.

Mots-clés: environnement, écologisation, développement durable, discours, politique, débat public, apprentissage.


Le développement durable est souvent présenté comme l'aboutissement naturel de la montée des préoccupations environnementales, comme le résultat d'un "long cheminement de la pensée collective" . Une analyse de discours, représentatifs du mouvement pro-environnement d'une part et du développement durable d'autre part, rassemblés dans le cadre d'une analyse bibliographique, montre que le développement durable a pourtant constitué un tournant dans l'appréhension des problèmes environnementaux. Il a en effet modifié le débat public sur l'environnement et ses problèmes, et ouvert un espace d'action pour de nouveaux acteurs. Ce dernier point sera illustré par le cas des relations entreprises-environnement, que le développement durable a profondément modifiées.

Aperçu socio-historique de la dynamique d'écologisation

La littérature consacrée à l'écologisation - entendue ici de façon générale comme une meilleure prise en compte de l'environnement - situe la "prise de conscience environnementale" de la société occidentale vers 1970 . Pourtant, tout ce qui précède cette période de prise de conscience n'est pas à rejeter dans l'âge sombre de la préhistoire environnementale. Avant les années 70, on avait déjà pris conscience que l'homme transformait la nature. La nécessité d'une gestion collective des rejets est intrinsèquement liée au développement des villes, et en Europe, plus particulièrement aux villes médiévales, à leurs structures, leurs règles et modes de gestion des rejets. Le passage à une société de type industriel, dont il a été montré qu'il est statistiquement corrélé avec une augmentation de la pollution et des risques, a amplifié et accéléré les phénomènes de dégradation de l'environnement . Plusieurs épisodes de pollution majeure avaient déjà sévi et produit diverses actions de défense de l'environnement. Ce qui est spécifique aux années 70, c'est la politisation des questions d'environnement, leur constitution en problème social et politique .

La dynamique de cette politisation trouve sa source dans l'action des premiers écologistes - associations d'"amateurs"[1] de la nature, constituées à la fois de profanes et de scientifiques -, qui lancèrent l'alerte quant aux conséquences possibles du maintien ou de l'accentuation des pressions exercées par les activités humaines sur l'environnement. Les mouvements associatifs de protection de l'environnement, qui se constituèrent puis s'associèrent en réseaux associatifs, développèrent leurs stratégies d'action politique selon un triple registre :

1. Le registre de l'expertise: possédant et développant des connaissances et des pratiques techniques et scientifiques sur des problématiques environnementales, ils jouèrent un rôle à la fois de conseil et de contrôle auprès de l'Etat, et leur influence se concrétisa par un renforcement de l'action publique en matière de lutte contre la pollution.

2. Le registre de la communication: les militants engagèrent un processus d'information et de communication - voire d'éducation - auprès de l'opinion publique, soit par le relais des média, soit par des actions de proximité.

3. Le registre de la contestation: l'aide concrète apportée par ces mouvements au niveau local aux personnes, aux collectivités et aux autorités publiques confrontées à des problèmes de pollution, consolida leur capacité de mobilisation.

Ainsi, dans le années 70, les actions de protection de l'environnement acquirent peu à peu le soutien de la population. Les réseaux associatifs furent reconnus en tant que "représentants d'un intérêt collectif organisé" d'une opinion publique qui semble se fondre de plus en plus dans la notion de société civile. Dès lors, l'action politique de l'Etat en matière d'environnement, essentiellement symbolique jusqu'alors, fut reconnue comme légitime, au niveau national et international . Le parti écologiste en plein essor porta ces questions dans l'arène politique, et notamment au sein du Parlement Européen. La Conférence des nations unies sur l'environnement, tenue en 1972 à Stockholm, reste le symbole de la reconnaissance par les autorités gouvernementales de l'existence d'un problème de dégradation de l'environnement à résoudre, et de la constitution d'un collectif social porteur d'intérêts environnementaux[2] .

Dès lors, l'environnement se constitua comme champ politique particulier, les politiques publiques en matière d'environnement s'élaborèrent progressivement par voie empirique et que des instruments spécifiques furent développés .

Un nouveau pas est franchi au milieu des années 80: suite à l'émergence de nouvelles problématiques, à l'amélioration des connaissances scientifiques et des outils de modélisation, et à l'inquiétude provoquée par une succession d'accidents majeurs (dont le traumatisme de Tchernobyl), une nouvelle vision du monde émerge. Un monde vulnérable, auto-limité et fondamentalement récalcitrant à nos aspirations de maîtrise totale, un monde où tous les êtres vivants sont interdépendants, par delà les échelles de temps et d'espace . L'environnement et ses problèmes furent de plus en plus perçus comme une question mondiale engageant le devenir des générations présentes et futures de l'espèce humaine. La Commission Mondiale pour l'Environnement et le Développement fut chargée par l'Assemblée Générale des Nations Unies de préparer un rapport identifiant les grands facteurs qui dérivent des et entretiennent les problèmes environnementaux et de développement. Ce rapport, intitulé "Notre avenir à tous", fut présenté en 1987 par Gro Harlem Brundtland (Premier ministre norvégien et responsable de cette commission). C'est ce rapport qui institutionnalisa le concept de développement durable, "un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs" et qui implique, entre autres, une "dimension environnementale" .

Concept abstrait et ambigu , le développement durable est devenu l'élément central des politiques publiques en matière d'environnement, notamment en Europe. Lors de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (CNUED), le Sommet de la Terre, qui se tint à Rio en 1992, il fut officiellement adopté comme principe de base pour le droit au développement et inscrit dans un programme d'action international "Action 21" ou "Agenda 21" . Les tentatives de mise en oeuvre se succèdent depuis les années 90, en partie sur base de l'acquis des principes et instruments des politiques environnementales publiques. Mais les acteurs publics et privés de tous bords, se saisissant les opportunités stratégiques qui s'ouvrent, en proposent des reformulations plus conformes à leurs enjeux. Le développement durable est fondamentalement un concept polymorphe qui se négocie et se stabilise à travers ces multiples négociations et inscriptions particulières, parfois contradictoires.

Evolution des termes du débat public autour des problématiques environnementales

De cette description très simplifiée se dégage le fait que le mode d'existence privilégié des questions d'environnement et de développement durable est la controverse, engageant des enjeux politiques, économiques, sociaux et scientifiques et se développant soit par généralisation de crises locales, soit de nouvelles questions pratiques ou politiques suscitées par le progrès scientifique .

A la faveur de ces controverses, l'environnement, puis le développement durable, ont fait irruption dans l'espace public de discussion comme objet de revendications et d'interventions légitimes des acteurs . Les droits et les devoirs, les valeurs, les règles et procédures, les programmes d'action des acteurs en présence, les risques, l'état des connaissances et les incertitudes, furent mis en débat, comme le montre la réflexion de Theys et Kalaora (1992). L'espace public de discussion se définit comme "les lieux et les formes de description, de débat et de confrontation sur un objet spécifique construit par des acteurs selon des enjeux en renouvellement constant"; il se caractérise par un cadre spécifique et des conditions intérieures d'échange d'informations, qui recouvre non seulement le contenu et la quantité d'information échangée sur un sujet, mais aussi "les procédures de construction d'une "situation-problème", les catégories de pensée à travers lesquelles elle s'énonce et les formes argumentatives qu'elle utilise" .

Mais dans quelle mesure le débat public autour du développement durable est-il en continuité et en cohérence avec le mouvement d'écologisation? Cette question est abordée dans la suite de cet article, à travers la comparaison des catégories de pensée et les formes argumentatives mobilisées par les acteurs sur ces deux thèmes.

D'un arbitrage entre deux logiques contradictoires...

Au début de années 70 les actions collectives menées au nom de la défense de l'environnement se sont organisées aussi autour de problèmes de pollution et de protection de la nature locaux, concrets. L'environnement, comme situation-problème, s'est donc dans un premier temps construit de façon sectorielle, autour des "dégradations les plus visibles du "monde vécu" [...] les symboles parfaitement visibles de l'intrusion de l'industrie dans le paysage" . Relayés par les média, la détresse des victimes et le discours des écologistes suscitèrent l'inquiétude et un sentiment de solidarité de l'opinion publique, et légitimèrent l'action des pouvoirs publics en matière de protection de l'environnement .

D'autre part, les problèmes environnementaux suscitèrent des questions et des controverses dans le monde scientifique, et parallèlement, l'implication croissante des experts dans les décisions politiques autour des problèmes environnementaux : il fallait devenir capable d'imputer les causes et les responsabilités des situations-problèmes, les qualifier, quantifier les flux et les dommages, expliciter des mécanismes de dégradation, etc. Dès 1972, le couplage entre développement de l'économie industrielle et dégradations de l'environnement fut modélisé et le risque de "dépassement de la capacité de charge" de la planète , affirmé. Incertitude et sentiment d'urgence furent, et sont encore, constitutifs de la montée des préoccupations environnementales .

C'est donc comme le résultat d'un ensemble de pratiques, d'actions et de décisions relevant d'une certaine conception du progrès et de l'organisation économique qui a infiltré tous les registres de la société , et "d'une industrialisation poussée à outrance soutenant la société de consommation dans sa recherche forcenée du profit" , que furent thématisés l'environnement et ses problèmes. Cette position fut appuyée par un groupe d'experts du Massachussets Institute of Technology (MIT), qui proposa, dans un rapport présenté en 1972 au Club de Rome, une très controversée "halte à la croissance" . La croissance zéro est certes un mythe , mais qui montre bien que les débats tournaient autour d'une question de société: quelle logique privilégier, entre deux logiques posées comme contradictoires, la logique de protection de l'environnement ou la logique de développement socio-économique ?

C'est tout le rapport homme-nature qui est mis en question à partir de cette interrogation, de ses droits à "disposer de la nature", de ses devoirs, des pratiques sociales . Puisque le développement économique est à l'origine des problèmes de dégradation de l'environnement, il faut imposer d'autres comportements aux pollueurs: en réglementant, en taxant, en posant des limites sous forme de normes. Dans cette optique, les acteurs économiques sont largement visés, leur logique d'action consistant à rechercher le développement continuel de leurs activités et de leur assiette financière, seule façon à leurs yeux d'assurer la pérennité de leur organisation dans un contexte de concurrence féroce. Mais au-delà de ce conflit d'intérêt, c'est toute une conception du monde et du développement, dominante dans la société des années 70, qui est mise en question. Une conception où la croissance économique s'assimile à l'intérêt général, au progrès de la société dans son ensemble .

La dynamique d'écologisation s'est donc, de façon primordiale, posée en critique, en rupture des savoirs et de la rationalité scientifiques et techniques, et du mode de développement social qu'ils proposent. Elle s'inscrivait dans un mouvement social et philosophique de contre-culture . Contre le droit de disposer de la nature comme d'un bien libre, les écologistes affirment le droit de chacun à l'accès à un bien commun, voire que les êtres vivants non humains sont aussi sujets de droit . C'était donc un discours décalé, que celui de ces premiers écologistes, un discours qui s'inscrivait le registre protestataire et qui relevait d'une conception "existentialiste" des problèmes d'environnement .

... à une réarticulation des logiques d'action en présence

Mais dès cette époque, la polémique engagée introduisit des notions qui allaient permettre un véritable "reformatage" des catégories de pensée dans lesquelles l'environnement et ses problèmes étaient construits. Une autre conception de l'environnement émergea, et s'imposa progressivement .

Les notions qu'a introduit l'écologie se fondent sur une autre représentation du rapport homme-nature: celui d'un être biologique en situation d'interdépendance avec son milieu . Dans la mesure où l'homme "fait système" avec son milieu, ses activités n'en sont pas isolables, pas plus qu'il ne peut s'isoler de ce milieu. Dès lors, détruire le milieu de l'homme, c'est lui faire courir des risques. Ces risques sont d'autant plus inquiétants qu'ils sont difficiles à cerner et plus encore à mesurer. "On change de révolution industrielle: aux symboles on ne peut plus reconnaissables de la civilisation du charbon - cheminées d'usine, égouts à ciel ouvert [...] - se substituent les menaces indiscernables, mais d'autant plus angoissantes, de la chimie de synthèse, du nucléaire ou, plus tard, des manipulations génétiques" .

Même en dehors du milieu scientifique, on prend conscience que les problématiques environnementales, quel que soit leur mode d'émergence, doivent s'interpréter sur fond de globalité/processualité, et d'incertitude/irréversibilité. Des pollutions transfrontalières viennent dramatiquement illustrer l'idée que des problèmes locaux peuvent être à l'origine de risques globaux. Les problématiques environnementales, se comprenant comme des situations imbriquant différentes échelles d'espace et de temps, renvoient à des effets de second, de troisième ordre . On prend conscience que la stabilité des conditions du milieu qui assurent la vie humaine sur Terre est conditionnelle, vulnérable. Et leur évolution est difficile à prédire, elle dépend de multiples facteurs, dont certains encore mal connus. De plus, si l'homme fait partie d'un écosystème fermé dont il dépend, se pose aussi la question de la finitude et de la vulnérabilité des ressources nécessaires à sa survie . L'environnement dont les générations futures hériteront leur permettrait-il de subvenir à leurs besoins? Quels facteurs pèsent sur le devenir de l'humanité? Quelles seraient les formes et conditions d'une politique de développement équilibrée, conformes aux savoirs du moment, et leurs incarnations dans des pratiques à inventer. Quel est le degré de conciliation possible entre la protection des biens et choses naturelles et des activités économiques et techniques ?

Ces questions soulignèrent l'importance d'une approche intégrative. S'ouvrit dès lors un espace de négociation où pouvaient se confronter des questions d'équité sociale intra- et inter-générationnelle aussi bien que des questions de connaissance et de choix politiques et économiques Ainsi, le débat ne portait plus sur le choix d'une logique à privilégier au détriment de l'autre: logique de développement socio-économique ou logique de préservation des conditions propices à la vie humaine. C'est de construire des relations entre ces deux logiques qu'il s'agit désormais, et c'est cette articulation que tente de conceptualiser le développement durable. La "durabilité" du développement repose sur le maintien de l'intégrité de l'environnement et des ressources naturelles, l'équité sociale au sein des et entre les peuples, et l'efficacité économique . Ce sont les axes principaux d'amélioration dégagés par le rapport du CMED.

Le développement durable postule donc d'emblée une conciliation possible et nécessaire des enjeux et intérêts de la protection de l'environnement humain et ceux du développement socio-économique . Mieux: il réaffirme la nécessité d'une croissance économique, même s'il s'agit d'un croissance économique qui se veut modifiée, repensée "pour répondre aux besoins essentiels de tous" . "... cette croissance doit avoir lieu sans que soient mis en péril les systèmes naturels indispensables à la vie (air, eau, sol, êtres vivants). Le développement soutenable vise [ndla: notamment] une utilisation des ressources naturelles, renouvelables ou non, qui permette la préservation du capital écologique et qui répartisse de façon plus équitable les fruits du développement" .

Plus encore, l'Agenda 21 réaffirme que le développement durable implique un système commercial mondial libre et concurrentiel puisque "multilatéral ouvert, équitable, sûr, non discriminatoire, prévisible" et que le développement durable ne doit pas être source de mesures exerçant "une discrimination injustifiée ou arbitraire" ou imposant "des restrictions aux échanges [... et] au commerce" . Dès lors, le développement durable rend plus que jamais nécessaire un mode de régulation basé sur les mécanismes du marché et où le droit se fait plus incitatif que coercitif. C'est le modèle néo-classique de rationalité, où le comportement de l'agent est guidé par une analyse coût-bénéfice, qui sous-tend les politiques de développement . Ainsi, selon ce modèle, l'utilisation d'instruments économiques comme les taxes pour forcer les acteurs économiques à internaliser les coûts de la pollution[3] "incite logiquement le producteur à [...] minimiser la consommation [des ressources naturelles]" et à minimiser la pollution . Enfin, la concurrence inhérente au marché libre serait à la fois le facteur principal de l'innovation technologique et le garant d'un "juste prix" . D'une façon plus générale, l'analyse met en lumière le fait que le système de marché libre et concurrentiel constitue le cadre privilégié dans lequel le développement durable et sa mise en oeuvre opérationnelle sont actuellement pensés et négociés, et stabilisés petit à petit dans des dispositifs matériels.

Ces points acquis, le débat se détourne des questions existentielles pour se porter sur des questions pragmatiques, celles des modalités nécessaires pour rendre la croissance plus efficace, c'est-à-dire moins polluante et moins consommatrice de ressources naturelles . Ainsi formulé, le développement durable devient un problème de pilotage du développement, c'est-à-dire, de gestion. Pour les pouvoirs publics comme pour le monde des industries, cette formulation est d'autant plus "opérationnalisable" qu'elle contribue à maintenir un système sur lequel nombre d'instruments de politique publique et de gestion privée sont basés.

On est donc bien loin de la position critique des premiers écologistes qui dénonçaient les effets pervers de l'industrialisation. Dans cette formulation du développement durable, s'opère un ré-ancrage du projet de société dans le paradigme de la croissance économique. La place de l'environnement et du social y est définie comme "la réalité qui sous-tend le développement économique" , et par conséquent la base sur laquelle il faut faire reposer ce développement économique. Mais dans la mesure où l'environnement et la nature sont pensés essentiellement comme "ressource", "capital écologique", et que c'est en cela qu'ils constitueraient un bien commun à préserver, on voit se réaffirmer le rapport homme-nature de la société moderne au détriment de celui de l'écologie, son "droit à disposer de la nature".

On voit donc que les catégories de pensée et les formes argumentatives mobilisées autour du développement durable s'avèrent assez différentes de celles qui organisaient le débat public autour des problématiques environnementales. Aussi, à mon sens, le concept d'un mode de développement durable a constitué une sorte de rupture dans le débat public sur les problématiques environnementales. Il aurait rendu possible un déplacement du débat public du registre protestataire (tels qu'ils furent développés par le mouvement écologiste), dans le registre gestionnaire, lequel se revendique comme plus compatible avec un projet alternatif de développement .

Les conséquences de ce déplacement du débat public restent largement à explorer. On se penchera dans la suite de cet article sur l'une d'entre elles: le recadrage des relations entreprises-environnement que ce déplacement a opéré.

Recadrage des relations entreprises-environnement

La conception du rôle, des responsabilités et de la légitimité sociale des entreprises, ainsi que les modalités du dialogue qu'elles entretiennent avec les acteurs publics ou de la société civile diffèrent dans le registre protestataire et le registre gestionnaire.

Le débat public autour des problématiques environnementales a participé à une remise en cause de la légitimité des entreprises

Dans le registre protestataire des années 70, l'organisation et les pratiques des entreprises furent considérées comme "faisant partie du problème" et leur responsabilité morale sinon juridique se trouva engagée . La mise en question du rapport entre l'homme, ses activités et la nature, et de la toute puissance de la techno-science, contribua à saper la légitimité de l'Entreprise , déjà ébranlée par la crise économique initiée au premier choc pétrolier. Son rôle social fut mis en cause, et son ambiguïté soulignée: fer de lance du progrès économique et technique, pourvoyeur d'emplois, certes, mais aussi une "personne morale" faillible, polluante, irresponsable, préoccupée seulement des intérêts économiques, voire sans scrupules. Son comportement à l'égard des problèmes environnementaux qu'elle générait fut dénoncé comme inacceptable: elle se devait désormais de prendre en compte d'autres intérêts et d'autres risques, de se fixer des limites et d'assumer les conséquences de ses actes et donc de ses impacts environnementaux .

La volonté des pouvoirs publics de répondre aux exigences des acteurs de l'environnement et de peser sur le comportement des entreprises se traduisit par la création, le renforcement et la mise en oeuvre de dispositifs liant de plus en plus les finalités de protection de l'environnement aux finalités de l'entreprise. Normes de rejets et réglementations, taxes développement des éco-labels, constitution d'un électorat écologiste, capacité mobilisatrice des mouvements écologistes concoururent à dessiner un véritable faisceau de contraintes influençant les décisions et l'organisation des entreprises . Selon l'analyse désormais classique du courant du management environnemental, se serait progressivement imposée l'idée que l'écologisation représentait un élément avec lequel les entreprises auraient désormais à composer, dans la mesure où il pouvait affecter la compétitivité et la pérennité des entreprises .

Au niveau individuel, les entreprises prirent bon gré mal gré un certain nombre de mesures palliatives. Au niveau collectif, les entreprises prirent en marche le train politique: lors de la Conférence mondiale pour l'Industrie en 1984, les représentants de l'industrie manifestèrent officiellement leur adhésion au principe de prévention... énoncé lors de la Conférence de Stockholm en 1972 et intégré à la politique européenne en matière d'environnement dès le premier programme communautaire d'action pour l'environnement .

Néanmoins, bien que se voulant incitatifs, ces dispositifs échouèrent à intéresser et enrôler les entreprises dans une action commune de protection de l'environnement. La réaction d'une majorité entreprises, face aux premières mesures publiques en matière de protection de l'environnement, fut essentiellement une "réaction défensive" - pour ne pas dire de rejet: les industriels considérèrent les pressions environnementales comme une limite de plus à leur marge d'action et un phénomène de mode . Ce n'est qu'à la fin des années 80, au moment où le concept de développement durable émerge et se diffuse, que se développèrent les premières véritables "stratégies vertes" et les premières expérimentations de mode de gestion intégré au sein d'entreprises considérées aujourd'hui encore comme pionnières, comme Shell International, Rhône-Poulenc, Usinor-Sacilor, ou Body Shop . A mon sens, cette chronologie ne relève pas d'une simple coïncidence temporelle, ni ne s'explique par un hypothétique temps de latence nécessaire à l'appropriation de nouvelles règles et de nouveaux principes par les acteurs. C'est à mon sens une transformation de l'espace d'énonciation et d'action qui s'est opérée.

Le débat public autour du développement durable désigne le monde des entreprises comme "partie prenante essentielle de la solution" aux problèmes de la gestion de l'environnement

Porteur d'une vision conciliatrice entre objectifs économiques et environnementaux, le développement durable permettait de les envisager non plus sur le mode dialectique, mais sur le mode de la coopération . Il a dès lors ouvert de nouvelles possibilités d'action aux acteurs. Le glissement des actions du registre protestataire au registre gestionnaire et le déplacement de la définition du problème vers l'articulation des logiques de développement et de protection de l'environnement auraient permis aux entreprises de trouver une place dans ce débat, ce qu'elles n'avaient pu faire précédemment, étant placées en position d'accusées.

Actrices incontournables du développement, les entreprises sont devenues et ont été reconnues comme porteuses d'un discours légitime sur la gestion de l'environnement à travers le développement durable, et se sont forgé une position importante dans l'espace de négociation du projet de société du développement durable. Reconnue comme acteur compétent et partie intéressée, elle retrouve une place d'acteur-clé dans le projet de société dominant et sa légitimité . C'est même un critère d'évaluation de sa modernité: voir l'environnement ou le développement durable comme une contrainte, ce serait "dépassé" . Cette légitimité sociale, l'entreprise la retrouve non seulement aux yeux des pouvoirs publics qui font appel à son expertise et aux yeux de certaines ONG avec lesquelles elle noue des partenariats, mais également à ses propres yeux: l'environnement, c'est une opportunité dont les meilleures entreprises doivent savoir se saisir . Même si cette légitimité est conditionnelle: pour Schmidheiny, un défi majeur est lancé aux entreprises, et il s'agit de se montrer à la hauteur. Ce qui leur est proposé n'est rien moins que "d'opérer en leur sein une double révolution culturelle et technologique" .

L'environnement, problématisé comme "un nouvel espace de variables à intégrer/optimiser dans les décisions prises à tout niveau" - les valeurs auxquelles l'entreprise se réfère, ses stratégies d'action, ses actions et ses évaluations - dans le cadre du développement durable constitue en effet un défi à la mesure de l'Entreprise, un paradigme d'action à sa portée. "Il leur [les entreprises] incombe désormais d'élaborer des stratégies susceptibles de maximiser la valeur ajoutée tout en réduisant la consommation de ressources et d'énergie. Considérant les immenses capacités technologiques et productives de l'entreprise, le monde n'accomplira aucun progrès notable vers un développement durable si l'entreprise ne joue pas un rôle moteur prépondérant." . Les entreprises sont ainsi appelées à devenir "partie prenante de la solution" . Elles allaient pouvoir mettre leur savoir-faire, acquis notamment à travers l'expérience de l'assurance-qualité, au service d'une gestion de l'environnement et proposer des solutions pragmatiques.

Ainsi, dès la fin des années 80, différentes entreprises et fédérations d'entreprises, s'appropriant et reformulant les attentes sociales et les "projets d'action collective" que tracent les politiques publiques en matière de développement durable, élaborèrent de façon empirique divers concepts et outils de prise en compte de l'environnement dans leur mode de fonctionnement .

L'un des modèles les plus importants a été formalisé dans la déclaration du Business Council for Sustainable Development (BCSD[4]), et la Charte pour un développement durable de la Chambre de commerce internationale (CCI). Ces deux documents exprimaient la position du monde du commerce et de l'industrie à Rio. Ils proposaient un ensemble d'orientations de programme des institutions internationales compatibles avec les pratiques industrielles et susceptibles de les intéresser. Selon ces orientations, la durabilité peut être obtenue par les mécanismes du marché libre et concurrentiel, sur la base d'un (hypothétique) changement d'attitude des décideurs . Dans cette vision de la gestion environnementale, la tâche des gouvernements "est plutôt d'instaurer un cadre propice à l'avènement d'un tel développement", c'est-à-dire, où l'Etat prend un rôle d'animateur des forces sociales en présence . En contrepartie de la coopération des entreprises, les autorités publiques seraient supposées garantir une certaine stabilité de l'environnement réglementaire, et l'étalement des mesures sur un laps de temps compatible avec celui globalement nécessaire à l'adaptation structurelle des entreprises .

La position du BCSD sera appelée à un grand avenir, puisqu'elle sera effectivement stabilisée et concrétisée par la publication et l'expansion de la norme ISO14001. Cette dernière est tout à la fois devenue LA référence internationale en matière de gestion de l'environnement industriel et reconnue comme telle par le Plan d'application du Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg , le modèle sur lequel une norme de responsabilité sociale des entreprises devrait être élaborée et le coeur du règlement européen de participation volontaire à un système de management environnemental et d'éco-audit (EMAS).

On voit donc bien à travers cet exemple que, dans des rapports d'énonciation où est connue et reconnue la compétence des entreprises en tant que partie prenante à la gestion des problèmes de l'environnement dans le cadre du développement durable, celles-ci peuvent se mettre en position de prise de responsabilité, de négociation, bref d'acteur de l'environnement.

C'est donc une dynamique d' "intéressement" - c'est-à-dire à la fois de prise en compte des intérêts et d'enrôlement - des entreprises à la protection de l'environnement qu'a rendu possible le déplacement du débat public vers le registre gestionnaire. Cette dynamique s'est accompagnée d'un mouvement de réappropriation par les entreprises des thèmes et des principes d'action de gestion de l'environnement . Dans ce nouveau cadre de pensée des problèmes environnementaux, une part des critiques faites aux entreprises pût être réappropriée par elles: le fait qu'elles méconnaissent les conséquences environnementales de leurs actes, qu'elles ne prennent pas en compte un éventail assez large d'intérêts et de parties intéressées dans leurs décisions, qu'elles se déchargent de leurs responsabilités, que leurs pratiques de gestion et leurs équipements techniques sont inadéquats pour faire face à ces problèmes, qu'elles manquent de transparence . Ces critiques étaient redéfinies en termes de problème de "nouvelles formes de développement à construire" et "d'optimisation sous contraintes", plutôt qu'un problème de fondements et de postulats du développement.

Si cette réappropriation partielle est un élément positif au regard des enjeux du développement durable, tout n'est malheureusement pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le discours dominant sur le développement durable le présente comme une approche "win-win", il repose sur le postulat que l'écologisation des entreprises se traduit forcément par un accroissement du profit réalisé: "Green business is good business" . Ceci a deux conséquences.

Premièrement, ce discours crée une attente chez les dirigeants d'entreprise, qui espèrent que le développement durable les aidera à faire face aux défis de l'internationalisation et la financiarisation de l'économie. Toutefois, la relation entre performance technico-organisationnelle et performance économique de l'entreprise n'est pas univoque, et aucune analyse coût-bénéfice parue dans la littérature scientifique n'a pu jusqu'à présent démontrer sans ambiguïté la rentabilité des mesures de gestion environnementale prises par les entreprises. A court terme, l'environnement coûte cher à l'entreprise, et les dirigeants d'entreprises ne peuvent l'ignorer .

Deuxièmement, la proposition tend à s'inverser, faisant de la recherche du profit le moyen le plus efficace pour promouvoir le bien commun. Dès lors, le paradigme économique classique peut redevenir le cadre pertinent de toute décision environnementale des entreprises. Or, plus de dix ans après la Conférence de Rio et l'adoption de l'Agenda 21, le bilan est décevant. Malgré quelques améliorations encourageantes, le troisième rapport (GEO-3) sur "l'avenir de l'environnement mondial", publié en 2002 par le PNUE, fait état d'une "dégradation progressive de l'environnement, en particulier dans de vastes parties du monde en développement (... aggravant) la vulnérabilité de sa population" . Force est de constater " la suprématie de l'agenda économique et financier des grandes entreprises internationales qui a fait dévier le centre de décisions vers des organisations moins transparentes, telles que l'OMC, la Banque mondiale et le FMI" .

C'est que bien gérer leurs activités susceptibles d'avoir un impact sur l'environnement et contribuer au développement durable exigerait justement une reformulation du paradigme d'action de l'entreprise . La gestion de l'environnement nécessiterait de reposer sans cesse la question des aspects de son activité, de savoir gérer les incertitudes, d'élaborer de nouvelles stratégies, de mobiliser son personnel et de valoriser son expérience, de revoir ses choix, notamment en fonction de l'avancement de la technologie: en somme, comme la gestion de la qualité, elle supposerait le développement d'une culture et de modalités organisationnelles "d'une organisation apprenante" . Mais cette dynamique d'apprentissage ne semble pas constituer une généralité et la quête de "l'entreprise durable", entremêle confusément "soutenabilité" des modes de production donc de création de valeur, et pérennité économique et financière de l'entreprise .

Conclusion

En résumé, l'émergence du concept de développement durable a constitué un tournant dans le débat public sur l'environnement et ses problèmes. Au début des années 70, ceux-ci furent thématisés comme le résultat du modèle de société et de développement dominants: les termes du débat public opposaient logique de développement socio-économique et logique de protection de l'environnement et s'inscrivaient dans le registre protestataire. Avec le développement durable, la question ne fut plus de savoir quelle logique privilégier, mais de construire des relations entre ces deux logiques: il postule une conciliation possible et nécessaire des enjeux et intérêts de la protection de l'environnement et du développement socio-économique.

Ce changement de paradigme a deux corollaires. Tout d'abord, le recadrage du débat public permettait d'envisager les problématiques environnementales sur le mode de la coopération, rendant possible leur traduction du registre protestataire dans le registre gestionnaire. Deuxièmement, le développement durable réaffirmait la nécessité d'une croissance économique "raisonnée" et "plus efficace". Ces déplacements des termes du débat public ont eu une grande portée. Bien que, ou parce qu'il est un concept polymorphe et ambigu, le développement durable s'est avéré un concept fédérateur, capable d'intéresser l'ensemble des acteurs concernés. Il leur a ouvert de nouvelles possibilités d'action, et des positions légitimes au sein du collectif. Devenu le fondement des politiques publiques, il en a modifié l'approche: le développement durable appelle des politiques incitatives.

Il a aussi permis l'appropriation par les entreprises de thématiques environnementales, alors qu'elles n'avaient pu s'approprier le projet "écologiste", car il est plus proche de leur projet et de leur champ de compétences.

Mais l'appropriation d'un énoncé est aussi un processus de transformation de cet énoncé. Par le fait même de leur intéressement - entendu ici au sens de la sociologie de l'innovation - au processus de négociation/réalisation du développement durable, les entreprises contribuent à en redéfinir le programme d'action. La problématisation du développement durable dont les entreprises sont porteuses suppose une conception de l'organisation économique qui reste ancrée dans le système libre et concurrentiel existant. Elle repose aussi sur une colonisation de la sphère sociale et politique et de la sphère environnementale par cette sphère économique: le paradigme économique, nous l'avons vu, constitue à la fois le modèle qui permet de penser la relation homme-nature (l'environnement y est vu comme ressource, capital écologique), le modèle de régulation sociale et le registre des solutions pragmatiques. La gestion de l'environnement, dans ce cadre, devient affaire d'innovations techniques et procédurales, du "juste dosage" de normes et de lois , et d'introduction dans l'organisation économique de critères environnementaux à optimiser.

Cette façon de poser le problème du développement durable s'inscrit donc bien dans une approche de l'écologisation comme "modernisation" ou progrès de la techno-sphère conceptualisée par Moll . Cette approche, en ce qu'elle constitue une nouvelle forme de rationalisation du monde par la prévision et le contrôle, en ce qu'elle repose sur un souci de l'efficacité économique et sur un rapport homme-nature en terme de droit à disposer de la nature, est donc basée sur tout ce que dénonçaient les premiers écologistes.

Intégrant et dépassant les problématiques de l'environnement, ayant des effets de vérité dans d'autres champs d'action que le mouvement pro-environnement, le développement durable est certes un héritier de ce mouvement. Mais le transformant, le trahissant, il en est un héritier ô combien infidèle.

Nathalie Semal

Notes:

1.- Au sens de celui qui aime.

2.- Même si, au-delà de cette reconnaissance de principe, la mise en oeuvre des décisions s'avéra difficile à réaliser: dans la mesure où elle impliquait une modification de l'équilibre des intérêts en présence, ni les responsables des gouvernements ni les lobbies industriels ne pouvaient facilement s'y résoudre.

3.- La pollution, assimilée à une déperdition de ressources et/ou à une perte d'utilité, génère des coûts qui sont supportés par d'autres agents socio-économiques. Ces coûts sont dits "externalisés" (Charre, B.-T., 2000).

4.- Le futur World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), association composée d'une cinquantaine de dirigeants de grands groupes industriels internationaux mandatée par les Nations Unies pour mener une réflexion sur le rapport entre développement durable et industrie.


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Notice:
Semal, Nathalie. "Le développement durable est-il l'héritier du mouvement pro-environnement?", Esprit critique, Hiver 2005, Vol.07, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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