Esprit critique - Revue internationale de sociologie et de sciences sociales
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Hiver 2005 - Vol.07, No.01
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Le développement durable entre réalité et interprétation du monde


Romain Kroës

Diplômé de l'Ecole nationale de l'aviation civile et de l'Etat, retraité du transport aérien. Divers articles dans les revues spécialisées et la presse générale, deux rapports de droit d'alerte, deux ouvrages: Erreurs humaines (1992) et Capitalisme fin d'une histoire (1994), Editions De Magrie. Domaines de recherche successifs: ergonomie, philosophie des Systèmes embarqués, économie du transport aérien, histoire économique, épistémologie économique. kroes.romain@wanadoo.fr. http://perso.wanadoo.fr/clivages/.


Résumé

La problématique du développement durable est-elle seulement rationnelle? Pour répondre à cette question, l'article fait notamment appel à la psychanalyse. Ce recours met en lumière un déni de l'entropie et de la crise économiques, ainsi qu'un clivage de la pensée économique et politique qui constituent l'obstacle principal à la révision du modèle de développement en vigueur. Il n'est pas de développement durable possible sans une éradication préalable de la crise économique et sociale, pas de résorption de la crise sans une prise de conscience de sa réalité et de sa profondeur, pas de prise de conscience sans un renversement des dogmes qui tiennent actuellement lieu de vérité.

Mots-clés: entropie, crise, déni, dogmatisme, capitalocentrisme, clientélisme, citoyenneté.


Abstract

The Sustainable Development between Reality and Interpretation of World

Are the sustainable-development issues rational ones only? In order to answer this question, the paper notably calls for psychoanalysis. This recourse highlights a denial of both economic entropy and crisis, as well as a splitting of economic and political thought, that make up the main obstacle to the revision of the development model currently in force. There is possibly no sustainable development without firstly eradicating economic and social crisis, no eradication of crisis without realizing its actual nature and depth, and no realization without reversing the dogmas that presently act as truth.

Key words: entropy, crisis, denial, dogmatism, capitalocentrism, vote-catching, citizenship.


Introduction

Dans l'histoire des idées que les hommes ont de tout temps prétendu imposer à la nature en fonction de leurs désirs, le "développement durable" apparaît comme la première prise de conscience collective d'une profonde erreur dans l'interprétation du monde, fondée sur la certitude d'une expansion sans limite de ressources, d'espace ni de temps. Après "la phase religieuse" qui subvertissait elle-même "la phase animiste", l'espèce humaine serait-elle parvenue, selon le schéma de Freud (1965, p.139), à "la phase scientifique" censée subordonner le regard sur le monde "aux convenances et aux exigences de la réalité"? L'acquisition hâtive d'une certitude à cet égard risque d'être fatale à ce début de lucidité, déjà victime d'un revers majeur après Kyoto. Il est douteux que la prise de conscience écologique suffise au succès d'un modèle de développement durable, sans un semblable renversement des représentations de la réalité sociologique, économique et politique.

I. Dogmatique et vérité

Percevant la contradiction entre nature et civilisation, dont il tenait celle-ci pour responsable, Platon (1950, p.361-366) n'envisageait aucun développement durable. Pourtant, contradictoirement, il croyait à l'éternité; mais il ne l'imaginait qu'à travers l'alternance du vieillissement et du rajeunissement du monde, au gré des interventions divines. Quand le monde était abandonné au gouvernement des hommes, il allait inévitablement à sa perte. Alors, le divin "pilote" reprenait les commandes et inversait le cours du temps. Les morts ressuscitaient, mais sans la mémoire de leur vie antérieure, et rajeunissaient jusqu'à disparaître. Recommençait alors un nouveau cycle qui aboutissait à une nouvelle civilisation s'éloignant de la nature et de ce fait, à son tour, condamnée.

Le mythe platonicien a résisté au temps. On le retrouve encore dans certaines théories dont les auteurs pensent pouvoir faire renaître de l'ordre à partir du désordre et remonter du "bruit" vers le signal signifiant (Atlan, 1992, p.282; Morin et Lemoigne, 1999, p.124, 127, 253), en un mot: nier l'irréversibilité de l'entropie et de la mort. Au moins, ce mythe tient-il compte dans une certaine mesure de la réalité. Il n'en va pas de même des dogmatiques qui président aux politiques économiques "modernes" ainsi d'ailleurs qu'à leurs diverses contestations auxquelles, conjointement, le sort du développement durable se trouve suspendu.

Ces dogmatiques posent en effet en principe que la notion de vérité est associée à "l'idée de fonction impérissable" (Legendre, 1983, p.19). Une telle profession de foi comporte sans aucun doute une importante part de vérité: si les hommes n'avaient pas cru à la pérennité de la civilisation, ils ne se seraient simplement pas civilisés. C'est grâce à ce dogme que le meurtre a pu être "métabolisé" (Legendre, 1988, p.224), condition première de la civilisation. Néanmoins, il n'est pas indifférent que la représentation soit ou non isomorphe de la réalité, c'est-à-dire qu'elle reproduise, ou non, la structure fonctionnelle des processus matériels. Car si la représentation, ou "modèle", repose sur l'idée d'un équilibre métastable quand la réalité est un déséquilibre structurel, il peut en résulter un hiatus terriblement meurtrier. Telle est aujourd'hui la contradiction exemplaire, à cet égard, entre une "mondialisation" systématiquement déséquilibrée et les politiques qui la préconisent, toutes fondées sur la théorie de "l'équilibre général sur les trois marchés". D'une manière générale, d'ailleurs, les dogmatiques ne procèdent pas d'un isomorphisme de la réalité, mais d'une dualité simple que l'on retrouve dans nombre de domaines épistémologiques. Cela se comprend parfaitement, puisque le déni d'une réalité constitue en lui-même une substitution immédiate, à cette dernière, de son inverse. C'est là le sens véritable de la première "négation réfléchie", dans le célèbre théorème hégélien (Hegel, 1994, p.113).

Le "narcissisme social universalisé" (Legendre, 1992, p.228), qui motive le déni, rapporte le monde extérieur à l'observateur qui, en réalité, n'en est qu'un composant. Expression du fantasme de la "toute-puissance des idées" (Freud, 1965, p.132), la dogmatique n'a pas pour objet de comprendre le monde au sens de l'intellectum, mais seulement à celui du collectum. C'est-à-dire qu'elle privilégie la cohérence d'une pensée préconçue, sur le sens du réel, dans le but d'apaiser une angoisse existentielle.

De surcroît, on ne peut pas compter sur la science pour démystifier cette erreur systématique, puisque l'humanisme scientifique suppose que la question de la vérité et de l'erreur ne dépend que des réponses de l'objet à connaître. Les inférences dogmatiques sont étrangères à la démarche scientifique. Le chercheur est quant à lui réputé s'en affranchir, à la seule condition de respecter avec rigueur les règles et méthodes reconnues par la communauté scientifique. S'il commet des erreurs d'interprétation, elles sont alors imputables à la nature qui l'a mystifié. C'est ce que Serge Leclaire (1971, p.92) appelle l'escamotage du sujet, "condition même d'un discours qui se veut scientifique". Or, l'histoire de la pensée démontre assez régulièrement que c'est précisément au sujet de la connaissance que l'erreur est imputable, et non pas à une nature mystificatrice. Le géocentrisme en fut une illustration flagrante.

En observant les éclipses de lune, Aristarque de Samos avait conçu l'hypothèse de la rotation de la terre et de l'héliocentrisme, dix-sept siècles avant Copernic. Cette découverte ayant notamment été rapportée par un écrit d'Archimède dont Copernic eut lui-même connaissance (Heath, 1913, p.301-310), on peut en conclure que "l'évidence trompeuse", si jamais elle a présidé à la conceptualisation géocentriste, n'existait plus depuis longtemps, du moins pour les astronomes. Mais il s'agissait d'un dogme trop puissant pour que quiconque ose continuer dans cette voie, comme en témoigne d'ailleurs le sort réservé aux travaux de Copernic et de Galilée. Et pas seulement de la part de l'Eglise. Luther fut le plus virulent. La Sorbonne elle-même faisait à cette époque lacérer les thèses non conformistes et bannissait leurs auteurs, ce qui avait pour effet "d'enraciner dans les esprits un réflexe d'autocensure" (Bianchi, 1999, p.67). Ce dogme découlait de l'anthropocentrisme, reflété par les olympes anthropomorphiques par lesquelles la civilisation urbaine rompait avec les métaphores animistes (Kroës, 2004). De Sumer à Ptolémée, il a constitué la base de toutes les cosmogonies, et le monothéisme l'a conservé parce que Dieu ne pouvait pas avoir placé ailleurs qu'au centre de l'univers la créature destinée à accomplir son dessein.

Si le géocentrisme a pu être réfuté grâce à une démarche positive, ce progrès dans la connaissance dépasse donc son objet, du fait qu'il corrige non pas une simple erreur d'observation, mais un héritage de l'anthropocentrisme libéré par la civilisation urbaine. La preuve en est que même après la remise en honneur de l'héliocentrisme par Copernic, il a fallu beaucoup de temps aux hommes pour admettre qu'ils ne se situaient plus au centre du monde. Ils avaient été "dans le vrai", quand ils partageaient le sentiment d'appartenir au cosmos; ils s'en étaient éloignés, quand ils prétendaient égaler les dieux qu'ils avaient créés et commençaient à croire que le cosmos leur appartenait.

La compréhension du monde ne se réduit donc pas à la destruction d'évidences qui mystifient la conscience. Elle doit aussi compter avec les mauvais tours de la conscience elle-même, "la rationalisation suivant les buts combinés du refoulement et de l'inconscient" (Green, 1995, p.158). Autrement dit, elle pose plus généralement la question de la vérité, en des termes qui ne font plus intervenir seulement la scrutation de l'objet à connaître, mais aussi l'auto-analyse du sujet générique de la connaissance. Le rapport du sujet à l'erreur d'interprétation passe par le rapport du sujet à lui-même, c'est-à-dire faisant de son psychisme et de sa culture les objets d'une observation critique au même titre que le monde extérieur. C'est à cette condition seulement, que peut être tranchée la question des évidences plus ou moins mystificatrices, et que peuvent être plus rapidement comprises et intégrées les découvertes qui offensent la doxa. Mais préconiser l'introduction de l'auto-analyse du scrutateur dans le processus d'investigation scientifique n'est pas de nature à faciliter la critique et à la faire entendre. Pour reprendre les termes de Freud à propos de la mise à nu du rôle de la sexualité dans la formation du psychisme, toute remise en question d'une dogmatique existentielle expose "le narcissisme universel, l'amour propre de l'humanité", à une nouvelle "vexation" notamment comparable à celle que constitua la remise en question du géocentrisme (Freud, 1985a, p.181, 187). On ne s'étonnera donc pas que la pensée économique et politique dresse autour de ses contradictions des défenses agressives tout à fait semblables à celles qui s'opposèrent à la psychanalyse. Sans qu'il lui soit d'ailleurs nécessaire de recourir à la censure: le "clivage du contenu de conscience" (Freud, 1985b, p.2) y suffit.

II. Le clivage dans la pensée économique et politique

Par clivage, il faut ici entendre la coexistence, dans la conscience, entre le désir et la réalité (Freud, 1985c, p.80). Par exemple, la théorie financière tient pour vraie la "comptabilité en partie double, dont procède le bilan, espace de calcul où par jeux d'écriture les créances et les dettes s'équilibrent fictivement, et qui concourt à clarifier d'emblée ce dont il s'agit en matière d'interprétation: un ordre en équilibre et qui tient" (Legendre, 1988, p.300). Remarquons que cet équilibre fictif des créances et des dettes est instantané, alors qu'en réalité, avant d'apurer le passif correspondant, l'actif doit accomplir son cycle qui est de l'ordre de la nécessaire gestation-commercialisation des produits du travail (Marx, 1963, p.241-259; Kroës, 2004). Autrement dit, entre l'économie réelle et sa représentation comptable, la structure fonctionnelle a été inversée: temporisation dans l'une, instantanéité dans l'autre. Mais, objectera-t-on, ce n'est qu'une fiction comptable dont personne ne saurait être dupe. Le problème, c'est que l'inversion ne s'arrête pas là.

Le passif, c'est l'endettement envers le capital, l'actif le désendettement (potentiel) envers le même capital. Voilà donc, si l'on excepte une prise de distance sans lendemain de Keynes, le circuit économique tel qu'il figure explicitement ou implicitement à la base de toutes les théories économiciennes à ce jour recensées: emprunt et restitution, du capital au capital indéfiniment. Or, le circuit économique réel, lui, va de l'écosystème à l'écosystème, et la restitution n'y est pas identique à l'emprunt, c'est-à-dire que la dette primordiale n'est jamais remboursée. Tandis que sa représentation postule un équilibre métastable, le circuit réel, lui, est entropique. En conséquence de quoi, "l'économie politique" ne peut pas intégrer la variable temps, associée à l'irréversibilité des processus, et aucune théorie de l'échange économique n'a jamais pu intégrer l'échange primordial entre l'espèce et son environnement.

Dans le géocentrisme, le circuit des astres était inversé, du fait que la planète des hommes constituait la référence centrale. Dans le capitalocentrisme, le circuit économique est inversé, parce que le capital en constitue le tenant et l'aboutissant alors qu'en réalité il n'en est qu'un satellite. Dans les deux cas, on se trouve en présence d'un reflet inversé, non pas des objets de la réalité, mais de leurs fonctionnalités. Ni complot sociologique, ni "longue erreur [...]non encore scientifiquement rectifiée" (Bachelard, 1991, p.177), le capitalocentrisme renvoie à "l'intrusion des créatures de la nuit dans le grand jour du travail scientifique" (Lecourt, 1974, p.132), c'est-à-dire au rapport de la théorie à l'inconscient.

Ignorant le facteur temps, en tant que variable constitutive des processus, la théorie qui préside au modèle de développement encore en vigueur lui substitue une succession d'instants présents sans aucun autre lien historique et causal entre eux que le calcul des intérêts composés. Cette substitution a fait l'objet, depuis Walras, de nombreux modèles théoriques à cet égard explicites dont certains ont même été nobélisés. Ils se résument à un marché mythique, sur lequel les échanges sont instantanés, et d'où la sphère de production est expressément exclue (Walras, 1952, p.215; Debreu, 1965, p.32, 36, 37), les biens échangés tombant du ciel "comme la manne des Enfants d'Israël" (Patinkin, 1972, p.22). Nous voilà donc en présence d'une discipline qui ignore la notion de durée et de contraintes matérielles et qui participe pourtant de la base conceptuelle des politiques réelles. De surcroît, toutes les théories économiciennes à ce jour recensées postulent la toute-puissance des hommes sur leur économie. Individuellement pour le libéralisme, collectivement pour la nébuleuse marxiste et altermondialiste.

Le temps suspendu, la contrainte matérielle abolie, le sujet de l'action tout-puissant, comment se peut-il qu'on n'ait pas encore décelé cette immixtion de l'univers onirique dans des travaux qui se veulent scientifiques? C'est qu'on ne reconnaît pas spontanément un fantasme individuellement refoulé, quand il revient à la conscience par le détour d'une source extérieure, après avoir "connu le destin de l'idéalisation" (Freud, 1940, p.52). Telle est notamment la cause des délires totalitaires, sectaires et intégristes réunissant en groupes et en foules d'insensés des individus qui pris isolément sont pour la plupart des gens raisonnables dans leur vie familiale, sociale et professionnelle. La pensée économique a connu un tel destin, parce qu'elle est l'héritière, toutes écoles et chapelles confondues, du fantasme d'incorruptibilité projeté dans la valeur et les créances. Régulièrement démenti par les crises de l'endettement et les dévalorisations qu'elles entraînent depuis au moins cinq millénaires, le fantasme de l'inaltérabilité des créances, symbole d'éternité, reflète le clivage de la pensée économique. Longtemps matérialisé par la "monnaie or", il trouve aujourd'hui son expression dans la phobie de "l'inflation".

Le lien de parenté ayant été marginalisé par l'origine hétérogène des populations urbaines, le circuit des créances-dettes, qui s'y est substitué, tient un rôle fondamental dans la civilisation dont il constitue toujours un pilier essentiel (Kroës, 2004); et il n'a évidemment de sens que si les créances sont régulièrement honorées. Mais l'exploitation de matières premières dont les gisements ne sont pas renouvelables impose une expansion dans l'espace qui accroît les prix de revient du commerce et de l'industrie, lesquels y répondent (entre deux expéditions militaires) par des gains de productivité. La dialectique de ces rendements croissants et décroissants (Marshall, 1971, p.527), entre l'aval et l'amont de la chaîne économique, se traduit par une tension sur les stocks et les prix relatifs que la spéculation transforme en hausse générale des prix (Juglar, 1889, p.31-33, 55-57), c'est-à-dire en "inflation". Les créances sont toujours exactement honorées, mais elles ne le sont que nominalement, le pouvoir d'achat de l'unité de compte étant dévalorisé.

Cette réalité entropique faisant l'objet d'un déni, puisqu'elle s'oppose au dogme de l'équilibre général et sans limite, il fallait autrement l'expliquer. Le coupable désigné est la monnaie légale dont la quantité est réputée déterminer le niveau général des prix des denrées offertes et demandées. Ainsi est née "la théorie quantitative de la monnaie". En fait, l'inflation existait déjà avant l'invention de la monnaie légale, quand l'unité de compte était une mesure de matière première ou d'un bien à pouvoir d'achat relativement stable. Elle se manifestait par la flambée des taux d'intérêt. Mais la monnaie légale, qui ne vaut que par son nom tant qu'elle est monnaie (quand elle valait par son métal elle était refondue en lingots et disparaissait, par conséquent, de la masse monétaire), donne aux producteurs la possibilité de répercuter la hausse de leurs prix de revient sur leurs propres prix de vente. Auparavant, s'ils ne pouvaient la compenser par des gains de productivité, en surexploitant par exemple leurs proches ou leurs esclaves, ils devaient restreindre sans cesse leur marge jusqu'à devenir, eux-mêmes et les leurs, esclaves de leurs créanciers. Problème sociologique récurrent qui nécessitait périodiquement des moratoires voire des décrets libératoires et qui, sous de multiples formes, s'étend à nouveau aujourd'hui sous nos yeux.

Or, la monnaie légale est frappée ou imprimée par le prince ou la république. Selon la croyance quantitativiste, il convient donc d'empêcher la puissance publique d'accroître la masse monétaire en circulation au-delà du taux de croissance de la production (Friedman, 1976, p.67) et, par voie de conséquence, tirer l'investissement, requis par l'accroissement des capacités de production, de la valeur monétaire déjà en circulation plutôt que d'une émission additionnelle de monnaie. D'où le circuit capitalocentriste postulant que l'investissement vient de l'épargne, bien que Keynes ait démontré, il y a de cela soixante-dix ans, que c'est nécessairement l'investissement qui détermine l'épargne et non pas celle-ci celui-là (1973, p.61-65).

L'Union européenne s'est ainsi affligée d'un pacte dit "de stabilité" ou "de Maastricht" que les gouvernements commencent à trouver bien embarrassant. On voit ici à l'oeuvre le clivage au quotidien. D'un côté, sous l'empire de la réalité, le pacte en question est de plus en plus contesté et relativisé. Mais parallèlement, les gouvernements continuent de réprimer les dépenses publiques, martelant que les "réformes" sont rendues nécessaires par les déficits et l'endettement, tenus pour responsables de l'instabilité. Cela donne une savoureuse cacophonie entre l'appel aux épargnants pour qu'ils consomment, afin de "soutenir la croissance", et l'appel aux consommateurs pour qu'ils épargnent, afin d'investir dans les "privatisations" destinées à désendetter l'Etat.

L'épargne ne peut pas simultanément assurer deux placements différents. Elle ne peut s'investir quelque part sans simultanément se désinvestir ou provoquer une mévente entraînant un désinvestissement, ailleurs; faillites et "délocalisations" le démontrent régulièrement. A l'échelle globale, la permanence de la capitalisation assure au mieux la continuité économique, laquelle suppose un endettement indéfiniment renouvelé. Cela signifie notamment que, sauf cessation d'activité, toute échéance doit être immédiatement suivie d'un réendettement, au rythme du renouvellement des productions et de leur commercialisation. L'endettement public, en particulier, n'a pas à être remboursé en principal. Il l'est vis-à-vis de chaque créancier, mais pour être immédiatement remplacé par l'émission d'autres créances. Peu importe, par conséquent, le pourcentage de l'endettement par rapport au PIB (Produit intérieur brut). Seul compte le service de la dette imputé au budget, mais qui dépend également des taux d'intérêt, gouvernés par l'institut d'émission monétaire ou "banque centrale". Or, sans aucune démonstration, le traité de Maastricht limite l'endettement à un pourcentage arbitraire du PIB; et l'on entend encore tel ministre prétendre que le budget de l'Etat doit être "géré comme celui d'un père de famille", comme si on avait jamais vu un Etat arrêter ses comptes et solder son endettement.

On appelle "déficit budgétaire" un excès des dépenses présentes sur une recette antérieure ou calculée sur une base économique antérieure. Penser qu'on puisse supprimer ces déficits, c'est donc en quelque sorte postuler une économie répétitive. Les partisans de la répression des déficits ne sont pas hostiles à la croissance, mais sous la condition qu'elle n'implique aucun endettement sur l'avenir susceptible de déprécier les créances. Une croissance supposée non contingente, par conséquent, de la gestation qui pourtant sépare nécessairement l'investissement de son résultat final. Dans une telle économie, en effet, tous les crédits sont globalement compensés à chaque instant, entretenant ainsi l'illusion du rôle démiurgique de l'épargne. Mais dans une économie en croissance, la compensation laisse nécessairement apparaître un besoin de financement que sauf désinvestissement par ailleurs l'épargne ne peut pas honorer, que seule peut satisfaire une émission monétaire additionnelle, et qui met par conséquent en évidence une compensation non instantanée, gagée sur la réalisation d'actifs à venir. L'illusion fantasmatique relative à l'épargne s'en trouve gravement offensée, et c'est ce qui explique l'obsession des "déficits". On retrouve enfin la même aspiration inconsciente à une économie répétitive, dans les politiques de restrictions monétaires et notamment l'interdiction, faite à la banque gestionnaire des comptes publics, d'accorder des crédits au titulaire de ces comptes.

La planète devenant un "grand village" grâce aux progrès en matières de transport et de communication, il paraît d'autre part logique, souhaitable et pour tout dire obligatoire, que les économies s'ouvrent les unes aux autres. Cela signifie que le marché intérieur d'un territoire doit pouvoir être librement concurrencé par ses importations, et que réciproquement ses exportations doivent pouvoir librement pénétrer les marchés intérieurs des autres territoires. Cette "libre concurrence", référence idéale de tous les théoriciens du supposé meilleur des mondes économiques possibles, outre qu'elle encourage le dumping social, proscrit les protectionnismes nationaux, si bien qu'à la limite, la plupart des territoires économiques ne travailleront bientôt plus que pour l'exportation et un maigre salaire. Ainsi les pays dits "en développement" voient-ils le volume de leurs exportations croître plus vite que celui de leurs importations (CNUCED, 2002 et 2003). Peu de gouvernements se montrent préoccupés par cette étrange logique qui n'est pas sans rappeler l'utopie saint-simonienne du boutonnage dans le dos, destiné à contraindre les hommes à avoir besoin les uns des autres pour s'habiller. Au contraire, chacun demande à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) d'arbitrer entre des revendications inconciliables. C'est le triomphe de l'esprit de compromis, qui ne résout jamais rien, et du contrat-loi supposé équitable ou du moins susceptible d'équité sans pour autant remettre en question le postulat de base. "Le monde n'est pas une marchandise", mais cela ne saurait condamner "l'économie de marché". Désir d'un monde sans contradictions, sans conflits, sans pertes, sans entropie, sans crises.

Le déni d'entropie a pour corollaire la désignation de coupables. Puisqu'il est entendu que la nature est harmonie, sinon elle ne serait pas éternelle, le mal ne peut venir que de la "nature humaine". Cette déviance explique à la fois la stupeur intellectuelle du libéralisme et l'inefficience des critiques qui lui sont adressées. Dans les deux camps, en effet, on ne s'intéresse qu'aux comportements individuels et collectifs, soupçonnés d'égoïsme, d'insatiété, de convoitise, d'immobilisme ou de paresse. Toutes accusations qui au demeurant ne sont pas toujours infondées mais qui prennent à tort, pour les causes de la crise, des manifestations qui sont exacerbées par elle ou n'en sont que des conséquences.

"L'économie politique" ratiocine obstinément sur une représentation en creux de la réalité. Tant que les pôles de l'accumulation ont pu étendre leur champ d'action dans l'espace planétaire, reportant ainsi le désordre créé sur le reste du monde, économistes et politiciens ont pu entretenir leur illusion que la représentation correspondait à la réalité. Mais à l'heure de la "mondialisation", c'est-à-dire de l'approche de l'ultime limite à toute expansion, cette illusion est devenue perverse. C'est elle, non pas le "profit maximum", non pas la "compétitivité", qui préside aux politiques néo-malthusiennes en conséquence desquelles, loin du développement durable et même de tout développement digne de ce nom, le tissu social se délite, le meurtre se banalise à nouveau et la civilisation se dissout dans le relativisme culturel (Green, 1993).

III. Implications psychosociologiques du clivage

Le système monde occidental approchant la limite planétaire de ses subversions et n'ayant plus, de ce fait, d'exutoire, la crise dans laquelle il s'enfonce a pour limite l'appauvrissement, le désordre social et les dégradations de l'écosystème. Finalement, l'espèce humaine est en train de connaître, sous une forme spécifique, le sort de toute espèce animale dont l'environnement accessible est en voie d'épuisement, ainsi qu'en témoigne notamment le problème de l'eau devenu planétaire. La seule différence notable, c'est que les hommes sont capables d'en prendre conscience, et que le travail humain planifié à cet effet peut créer de la néguentropie, c'est-à-dire de l'ordre, comme par exemple la restauration de l'environnement. Sera-ce un atout suffisant pour échapper à la loi de nature, la vraie, celle qui ne promet pas l'éternité, la loi d'entropie? Hélas, la prise de conscience des dégradations de l'écosystème ne constitue pas la part la plus difficile du problème.

Stabiliser puis réduire les productions qui appauvrissent les gisements de matières fossiles, carbonisent l'atmosphère et accumulent des déchets non recyclables constitue en soi un objectif rationnel qui n'expose pas la dogmatique à des révisions déchirantes. Cependant, le problème se complique de ce que la sortie de crise passe par la libération de la croissance, alors que le mode de production actuel de l'économie humaine appauvrit encore l'écosystème. Cette contradiction peut être levée, néanmoins, par le traitement en séquences de ses deux termes. Dans l'urgence, libérer la croissance du carcan malthusien et de l'inflation. A moyen et long termes, réorienter la production vers le "développement durable".

Il ne semble pas y avoir d'autre remède au délitement du tissu social et à la dégradation rapide de la civilisation à laquelle nous assistons, on peut le dire, quotidiennement, que de libérer la croissance économique par l'abandon des politiques néo-malthusiennes. Les appels à la solidarité ne peuvent rien contre le chômage, le désoeuvrement, l'évasion dans la drogue et la délinquance. Le "partage des richesses" et "la réduction des inégalités" voient déjà leur limite prochaine dans la diminution tendancielle du produit moyen par tête qui se généralise (tant que le taux de croissance demeure inférieur à celui de la progression démographique). Seuls le travail, la culture du travail et l'emploi stable peuvent assurer "l'accès à la civilité et à la citoyenneté, c'est-à-dire à ce qui définit, de la manière la plus essentielle, une humanité moderne" (Zarifian, 1997, p.243). Cette thèse sociologique est discutable, mais rationnelle. Les arguments qu'on lui oppose sont en revanche irrationnels.

D'une part, la croissance est perçue comme la cause essentielle de la pollution. Or, elle ne représente qu'une marge de la production. Ce n'est donc pas seulement la croissance qu'il faudrait réprimer, c'est toute la production, selon le mode actuel, qu'il faudrait immédiatement arrêter. D'autre part, l'utopie de "la fin du travail", héritière elle aussi du déni d'entropie, oppose à la résorption du chômage sa généralisation par partage, associée à un "revenu social garanti" ou "revenu d'existence", et donc sa justification. Enfin, la phobie de l'inflation s'étend aux réformes structurelles qui permettraient précisément une croissance sans inflation.

Graphique 1

Taux de croissance (commercialisée) et inflation (déflateur du PIB) en moyennes pondérées des 13 pays les plus industrialisés hors la Russie. La pondération a été effectuée par les PIB en valeur dollars. Données brutes: FMI, OCDE. Hormis les périodes d'hyperinflation, provoquant des chutes de la croissance commercialisée (surproductions non anticipées), les deux variables tendent à se rejoindre. Cela signifie que le succès de la "lutte contre l'inflation" est consécutif à la répression de la croissance. A cet égard, on observe bien, sur le graphique, la conséquence des décisions néo-malthusiennes des G7 de 1978 (Bonn) et de 1979 (Tokyo).

Graphique 2

Les variables du Graphique 1 sont ici représentées par leur rapport ou "élasticité". Les années d'hyperinflation, de forte instabilité ou d'événements exceptionnels (1973-1976, 1977-1983, 1990-1992 et 2001) ont été remplacées par des interpolations linéaires. On voit qu'en moyenne, depuis le début des années 1970, cette élasticité oscille autour de 1, c'est-à-dire que désormais, grossièrement, la spéculation sur les marchés financiers transforme chaque pourcent de croissance en 1% d'inflation. Ce qui signifie qu'à l'approche de la limite de la "mondialisation", il n'y a plus, globalement, d'accumulation de capital en valeur constante (à pouvoir d'achat constant de l'unité de compte).

L'inflation constitue sans aucun doute le problème immédiat d'une libération de la croissance. A l'approche de la limite d'expansion du système et de l'intégration des territoires sociologiques et géographiques conquis ou associés, indice des prix et taux de croissance sont désormais du même ordre (graphiques 1 et 2). Ce qui signifie que l'accumulation en valeur courante est en moyenne entièrement absorbée par l'inflation, ou nulle si cette dernière est nulle, ce qui revient au même. Mais une croissance non inflationniste nécessite que l'investissement soit effectué hors spéculation, c'est-à-dire hors marchés financiers. Ce qui signifie en finir avec la politique des privatisations et même revenir sur nombre d'entre elles, afin de restituer aux Etats leur compétence, leur responsabilité et, sinon leur exclusivité, du moins leur hégémonie en matière de régulation macroéconomique. Les maîtres mots d'une économie rationnelle et de la sortie de crise ne sont pas libéralisation et privatisation, mais planification et péréquation. Bien entendu, l'économie planifiée, si elle est seule en mesure de marginaliser la spéculation et donc l'inflation par des interventions contracycliques, n'échappe pas pour autant au problème de la tension sur les prix relatifs. Mais à la limite planétaire de toute expansion, précisément, seule la planification politique peut réorienter la production de manière à ce qu'elle échappe à ce problème, ce que la "liberté d'entreprise", laissée à l'arbitrage des groupes financiers privés, n'a aucune chance de jamais réussir ni même entreprendre.

Malgré l'échec dramatique des stratégies actuellement à l'oeuvre, la nécessité d'un retour à la gestion rationnelle des années 1945-1973 se heurte à une résistance d'autant plus efficace qu'elle se situe au niveau des consciences. Déjà culpabilisées par le spectre de l'inflation, celles-ci se laissent complaisamment convaincre que les privatisations seraient la réponse et le remède aux aberrations étatiques et au totalitarisme. Or l'idéologie qui préside aux privatisations remonte à John Locke et David Hume qui n'ont pas connu Staline. Elle domine les 18e et 19e siècles et n'a été éclipsée qu'après la deuxième Guerre mondiale, quand les gouvernements furent assez lucides pour tirer les leçons du marasme des années vingt et trente et de ses conséquences. Au reste, on voit bien que la propriété privée du capital comme pivot de la société n'empêche nullement les abus de pouvoir et les dérives maffieuses.

La véritable réponse aux aberrations étatiques et aux tendances totalitaires, qui n'est d'ailleurs pas une totale garantie, mais il n'en est aucune, est politique. Ce n'est pas la privatisation et l'atomisation de la créance sur l'économie, mais la démocratie. Or l'un des obstacles à la démocratie, sinon l'obstacle principal, consiste en ce que, sous cette appellation, se profile en réalité le clientélisme électoral inhérent à ce qu'Aristote (1993, p.200 et 236), après d'autres, qualifiait d'"oligarchie" dont il disait sans ambages, mais sans que ce soit il est vrai un jugement de valeur, qu'elle est "le contraire" de la démocratie. Une oligarchie élective aujourd'hui en version bipolaire, c'est-à-dire que deux oligarchies se disputent le pouvoir pour y conduire la même politique sous l'empire de la doxa ou "pensée unique". Ce système n'est démocratique que les jours d'élection, comme le faisait déjà à peu près remarquer Rousseau à propos de l'élection du Parlement britannique. Après quoi l'exercice du pouvoir est délégué à des professionnels. Pour pouvoir tant soit peut s'exprimer, à armes très inégales, la démocratie n'a plus alors d'autres recours que les grèves et les manifestations. L'exercice du pouvoir par le peuple, ou "démocratie", est incompatible avec la délégation de pouvoir à des professionnels.

Depuis trente ans, en Europe et singulièrement en France, le corps électoral sanctionne régulièrement la majorité sortante, pour signifier à la gent politicienne qu'il ne veut pas de la politique qu'elle lui impose. Tout aussi régulièrement, chacune des oligarchies appelée à la place de l'autre feint de ne pas comprendre le message et n'a d'autre souci que d'inventer chaque jour les mots et le discours grâce auxquels elle va pouvoir continuer de surmonter les résistances populaires et d'imposer ses certitudes. Mais de son côté, le corps électoral n'est pas plus raisonnable et semble se laisser facilement berner, comme l'a démontré en France le référendum sur le traité de Maastricht dans lequel la majorité acceptait d'avance les restrictions budgétaires qu'elle subit et contre lesquelles elle manifeste depuis. On pourrait mettre cette inconséquence sur le compte de la non démocratie. La délégation de pouvoir infantiliserait le corps électoral, annihilerait son esprit critique et favoriserait le repli individualiste ou sectaire. Tant que les citoyens ne seraient pas de quelque manière associés à la responsabilité du pouvoir politique, la désaffection civique, déjà considérable, ne ferait que s'accentuer. Mais une autre hypothèse moins optimiste paraît hélas plus vraisemblable.

La condition première de la démocratie, c'est le tirage au sort qui abolit le clientélisme. Les techniques modernes de segmentation typologique de la population, déjà utilisées notamment dans les sondages d'opinion et les études de marché, le permettent aujourd'hui à n'importe quelle échelle. C'est en particulier le seul moyen d'assurer aux femmes la représentation que mérite leur place dans la société (et que justifie le dernier recours du lien social qu'elles assurent dans le contexte de crise), et ce principe peut de la même façon être étendu à toute autre catégorie sociologique. Les moyens modernes de formation publique, comme par exemple en France l'Institut des sciences politiques et l'Ecole nationale d'administration, sont tout à fait capables de donner sans mal, en quelques mois, aux représentants du peuple ainsi désignés (et renouvelés par exemple par tiers), le bagage politique et administratif d'un député moyen des actuelles assemblées à majorités automatiques. Mais le corps social aspire-t-il vraiment à la démocratie? Celle-ci serait-elle donc victime d'une simple erreur de définition et d'un complot des oligarchies?

Il est certes tentant d'attribuer cette unanime confusion entre Athènes et Rome, Périclès et Cicéron, à une conjuration de la "classe politique". Mais ce serait ignorer les déterminations infantiles jamais totalement dépassées (Green, 1995, p.102), dont la manifestation socialement la plus répandue correspond précisément aux comportements associés au clientélisme: "la politique se vend" (Zarifian, 1997, p.11). Nous avons tous, même si nous sommes conscients de la signification de ce comportement, de temps à autre des réflexes de client. En dépit de toutes les professions de foi "citoyennes", l'animal politique "moderne" ne veut pas être citoyen, mais client, en politique comme au supermarché. Bien qu'ils le sanctionnent régulièrement (et que nombre d'entre eux s'en démarquent en n'allant plus voter), les électeurs, dans leur ensemble, préfèrent le système actuel. Qu'on l'intitule "démocratie" leur convient d'autant mieux que cela leur donne bonne conscience. Et ce n'est donc pas un hasard, si le concept de "client" est entré dans les moeurs, non seulement comme le modèle de comportement des consommateurs et la référence première de la publicité, mais aussi comme le véritable fondement de "l'économie de marché", entité irréelle exprimant simplement l'aspiration à une économie compulsionnelle fondée sur le désir. Jamais le mot citoyen n'a été autant employé que depuis que ce concept est en réalité supplanté par celui de client. Toute la pensée politique est aujourd'hui tributaire de cet archaïsme. Si bien que le corps social n'est dupe que de lui-même. Il croit ce qu'il a envie de croire. Quand il sanctionne l'équipe au pouvoir, ce n'est nullement pour affirmer un idéal démocratique, mais seulement pour manifester un déplaisir dont, il est vrai, les motifs ne manquent pas.

Conclusion

Un modèle de développement durable suppose une économie politiquement administrée, a priori récusée par crainte des aberrations totalitaires qui pourraient l'accompagner. La seule réponse possible à cette crainte est, en paraphrasant Chénier, une démocratie antique sur des moyens nouveaux, mais elle n'est pas vraiment souhaitée par le corps social qui à la responsabilité du citoyen préfère la "liberté" du client. Autant dire que les chances de succès d'un tel modèle sont actuellement bien minces, d'autant que la prise de conscience qui permettrait de dépasser cet archaïsme infantile passe par une approche rationnelle de la crise. Or la réalité de la crise fait l'objet d'un déni généralisé qui pour toute analyse se satisfait, de toute part, de la métaphysique des "conflits d'intérêts" et de la désignation de coupables. Il est à tout le moins probable que ce clivage est irréductible et que l'humanité est condamnée à le gérer tant bien que mal, indéfiniment, comme l'individu est condamné à gérer les sollicitations délirantes de son inconscient ou à leur succomber, sans aucun espoir de les jamais réduire. Si l'on en juge par la persistance de la déraison collective depuis le 20e siècle, il n'est pas certain que nous en soyons capables et que l'espèce humaine échappe à la tendance négative qui loin de tout espoir de développement semble bien aujourd'hui la subvertir.

Romain Kroës

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Notice:
Kroës, Romain. "Le développement durable entre réalité et interprétation du monde", Esprit critique, Hiver 2005, Vol.07, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr
 
 
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