Editorial
Pour une approche pluridisciplinaire dans la recherche et la gestion du développement durable
Rabah Kechad
Docteur en sociologie des organisations et du travail. Enseignant-chercheur à l'Université de Blida. Consultant-expert international en management, GRH et communication. Membre du comité scientifique de la revue Esprit critique. Directeur des relations extérieures de l'Association de Diffusion et de Recherche Internationale en Sciences Sociales (ADRISS). Auteur de plusieurs publications.
Jean-François Marcotte
Fondateur et directeur de la revue Esprit critique. Président de l'Association de Diffusion et de Recherche Internationale en Sciences Sociales (ADRISS). Auteur d'un mémoire sur le phénomène des communautés virtuelles présenté à l'Université du Québec à Montréal et de plusieurs publications. Actuellement conseiller au gouvernement du Québec.
Les questions d'environnement font l'objet de plusieurs rencontres scientifiques et politiques mobilisant des hommes de sciences, des leaders politiques, des organisations non-gouvernementales, etc. Ces réflexions ne laissant personne indifférent. Combien de conventions et d'accords internationaux sont signés sans que cela arrive à dissiper les inquiétudes montantes. Aujourd'hui la terre, la mer et le ciel font peur!
La terre vit un désastre écologique indescriptible en passant par la déforestation à une échelle très large, la désertification des superficies étendues, les glissements de terrain, la pollution engendrée par les déchets non traités, les séismes, les volcans, etc. La mer est loin d'être cette belle image qui fascine les paysagistes et les poètes. La pollution causée par les déversements des eaux usées, les déchets des entreprises industrielles en plus des déversements "volontaires" de produits polluants sont les principaux risques qui menacent la mer. L'air nous offre aujourd'hui cette image d'espace pollué par le Co2, le Chlorofluorocarbone et les autres facteurs de pollution causant un effet de serre qui fait chauffer cette terre en mettant en péril son équilibre naturel.
Cette situation qui menace prioritairement les pays en voie de développement, sans ressources suffisantes pour lutter contre la détérioration de l'environnement, est intimement liée à l'humain et au développement. Les spécialistes s'accordent pour avancer ce triptyque "population", "développement" et "environnement" comme une approche convenant à l'étude des phénomènes liés aux questions de l'environnement. Par voie de conséquence, la collaboration et l'entraide entre les différentes disciplines pour comprendre ces phénomènes et aider à les surmonter nous semble la voie la plus indiquée. C'est pourquoi nous avons pensé offrir ce numéro spécial à tous les amis de la terre, pour essayer d'apporter leurs contributions en vue d'enrichir les débats autour de cette lancinante question.
Une réflexion sur le rapprochement entre les sciences naturelles et les sciences sociales nous semble essentielle. Si l'écologie se définit comme l'étude des relations des organismes vivants entre eux et avec leur environnement, pour sa part, la sociologie peut se définir comme la science qui étudie les relations des êtres humains entre eux. Si l'écologie peut considérer l'humain comme un organisme vivant parmi d'autres, la sociologie peut considérer le milieu naturel comme l'habitat immédiat des êtres humains. Il y a donc beaucoup d'aspects à faire converger entre la sociologie et l'écologie. Pensons aux concepts de population, d'aire de distribution, de densité de population, de distribution spatiale, de mouvements de population, de structure d'âge, de croissance de population, de pyramide des âges, etc. L'écologie puise d'ailleurs plusieurs méthodes, outils de calculs et théorèmes des sciences sociales lorsqu'elle se fait écologie populationnelle et qu'elle s'intéresse aux interactions entre individus: taux de mortalité, allocation des ressources, ratio coût-bénéfices, immigration, etc. D'autres concepts et méthodes, par contre, sont spécifiques à l'écologie et méritent une attention particulière en sciences sociales, par exemple, le concept de "méta-population" et l'usage des courbes de survie.
La classification du social comporte une multiplicité de regroupements humains possibles entre "individus" et "sociétés". Pour sa part, l'écologie détermine une échelle de champs d'observation regroupant des unités ayant des liens entre eux, allant de la cellule à la biosphère. Si l'écologie sociale commence à intégrer les humains au sein de paysages d'observation, il n'en demeure pas moins que les outils pour comprendre le lien complexe entre "humains" et "environnement" n'existent toujours pas. Ainsi, en sociologie, l'être humain est isolé de son environnement biotique et de l'influence du milieu sur lui. En écologie, on arrive à systématiser des ensembles de vivants, mais les outils d'études des relations sont peu nombreux, de la prédation au mutualisme. Il est donc temps de partager nos outils théoriques et méthodologiques pour avancer tous deux. Cette union est probablement celle qui a le plus de chance d'apporter des solutions constructives en matière de développement durable. Le XXe siècle a vu la multiplication des études de l'organisation sociale des êtres humains, les sciences de l'association (sociabilis). Le XXIe siècle nous a donné l'étude du lien entre les êtres vivants et leur milieu, les sciences de la "maison" (oikos). N'est-il pas temps de remettre l'homo sapiens dans sa "maison" pour saisir les rapports qu'il entretient avec son environnement? Cela peut nous éclairer au sujet de l'influence du "milieu" sur le "social" et l'impact des rapports sociaux sur l'environnement.
Depuis la publication du rapport Brundland de la Commission mondiale sur l'environnement (1987), de nombreuses réflexions ont été menées par des groupes sociaux au sein de sommets internationaux. Ces réflexions s'appuyaient sur la remise en question des formes de développement. Ces mouvements ont suggéré la prise en charge du développement au niveau local dans une concertation globale. D'un côté l'écologie s'est penchée vers les sciences physiques et biologiques pour comprendre les interrelations entre les organismes et avec leur environnement abiotique, de l'autre, elle s'est tournée vers les décideurs et la société civile en se considérant comme outil d'aide à la prise de décision. C'est ici qu'il y a un pont à faire entre l'écologie et les sciences sociales pour une pensée unifiée de la relation de l'humain à son environnement. Il ne suffit pas de vulgariser des concepts biologiques pour que les choses changent; il faut plutôt penser le lien entre la biosphère et l'humanité, une communauté écologique et l'organisation d'une société humaine.
Une écosociologie peut étudier les rapports entre tous les êtres vivants, et avec leur milieu, en intégrant l'organisation humaine. C'est là un point de jonction intéressant entre les sciences naturelles et les sciences sociales. Une décision politique peut affecter le taux de CO2 dans l'atmosphère, ce qui aura des répercussions sur le climat et sur de nombreux organismes vivants, y compris les êtres humains. À l'opposé, un phénomène naturel provoquant la mort soudaine d'une vaste population de poissons aura des impacts tant sur l'écosystème immédiat que sur une population humaine dont l'économie s'appuie sur la pêcherie, ce qui pourrait engendrer des revendications et des gestes au niveau politique. Dans l'épistémologie d'une écosociologie, il faut alors analyser les faits sociaux en les réintroduisant dans leur contexte biotique et abiotique.
L'écologie a peu l'habitude d'établir des liens avec les sciences sociales, et pourtant, l'engouement des dernières décennies de la population envers les catastrophes environnementales a obligé les écologues à vulgariser le contenu scientifique pour l'expliquer à la société civile et aux décideurs. Ce qui manque est une véritable intégration des cycles écologiques et des organisations humaines. L'écosociologie pourrait alors analyser les points de jonction de l'équilibre des écosystèmes et du développement de la production et de la reproduction des sociétés humaines. En fait, l'écosociologie serait un lieu où peuvent communiquer les écologues et les sociologues dans une approche hybride et interdisciplinaire pour penser l'équilibre entre les écosystèmes et les sociétés humaines. L'écosociologie est donc ce champ qui étudie les relations des êtres humains entre eux et avec leur milieu; l'analyse des rapports sociaux, mis en relation avec leur milieu.
On peut imaginer qu'un projet efficace visant le développement durable pourrait mettre en commun les chercheurs, les acteurs du milieu et la population générale. Cette collaboration des intervenants favorise de meilleurs travaux de recherche et ré-insert directement les solutions dans le développement de la communauté. Cette fusion des travaux biologiques et sociologiques permet non seulement d'obtenir des résultats de recherche bien ancrée sur les besoins, mais aussi, elle permet le transfert des résultats auprès des acteurs et décideurs de la communauté impliquée. Dans un projet de développement durable, les chercheurs doivent déterminer les impacts de l'action ou de l'inaction et identifier les facteurs de perturbation de la nature. Les chercheurs sont ainsi engagés dans la recherche d'une solution. Il est important d'établir une communication entre gestionnaires, sociologues et écologues dans le cadre de projets de développement durable.
À l'avenir, les dérèglements des milieux naturels dus à la pollution extrême des dernières décennies vont confronter de plus en plus souvent l'humain à faire des choix concernant le fonctionnement de la collectivité. Ce sont les conditions d'existence minimales nécessaires à la subsistance directe de l'être humain qui seront en cause. Dès lors, le concept écologique central de "facteur limitant" deviendra essentiel en sciences sociales, et les chercheurs devront étudier les rapports sociaux dans un contexte de rareté des ressources pour assurer la subsistance de l'humanité entière. Il faudra ainsi déterminer comment les populations humaines orienteront leurs choix en fonction de la rareté de l'eau potable, de la nécessité de respirer de l'air non toxique, de la disponibilité des sources alimentaires, etc. Les choix politiques, économiques et culturels des communautés humaines seront mis à rude épreuve.
Les différents articles composant ce numéro nous proposent des analyses riches et pluridisciplinaires qui méritent d'être lus avec attention et intérêt. Il reste indéniable de souligner la complexité de la question de l'environnement qui mérite une solidarité internationale loin des polémiques politiques (en cherchant à nommer les responsables) sur ce que nous sommes en train de vivre comme menaces qui pèsent sur cette terre qui a accepté de nous abriter sans aucune distinction de race, de religion ou de couleur. Elle nous appartient et nous devons la protéger. Nous remercions les auteurs qui ont accepté de collaborer à l'élaboration de ce numéro spécial consacré à l'environnement.
Rabah Kechad et Jean-François Marcotte
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- Notice:
- Kechad, Rabah et Marcotte, Jean-François. "Pour une approche pluridisciplinaire dans la recherche et la gestion du développement durable", Esprit critique, Hiver 2005, Vol.07, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr