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Automne2007 - Vol.10. No. 01

Québec : une société communautaire ?

Jacques Rhéaume
Université du Québec à Montréal

Québec : une société communautaire ?

Résumé

L’action communautaire recouvre un ensemble de pratiques sociales allant de l’organisation de collectivités locales à l’économie sociale et solidaire. Une clarification des notions autour du « communautaire » en contexte nord-américain s’impose, montrant comment l’action communautaire s’inscrit dans un mouvement social important de la société civile visant la promotion de la qualité de vie et de la défense des droits des citoyens. Une présentation des grands moments historiques de l’action communautaire au Québec des années 1950 à aujourd’hui permet de montrer la diversité des référents théoriques et pratiques d’un tel mouvement.

Introduction

L’action communautaire au Québec est intimement liée au contexte sociétal et au rôle de l’État, c’est-à-dire inscrite d’emblée dans la dynamique de la société civile dans un contexte à la fois social, économique, politique et culturel. La société dont nous parlons ici est la société québécoise, « province francophone » survivant dans un continent américain anglophone et hispanophone. « L’État » dont nous parlons est celui de cette province de 7 millions et demi dans une confédération canadienne de 31 millions d’habitants, dont les états provinciaux et fédéral se partagent des juridictions qui reviennent à la province de par la constitution : la santé, les services sociaux, l’éducation, la culture, le logement, la justice, le développement économique, la sécurité du revenu et le travail notamment. En somme, les conditions de vie au quotidien qui sont les premiers champs d’activités des populations qui s’impliquent activement au niveau communautaire (local).

L’action communautaire : les mots pour le dire

Il convient de distinguer dans un premier temps les notions d’action communautaire, d’organisme communautaire et d’économie sociale qui sont des phénomènes reliés et complémentaires. Il existe aussi bien d’autres termes que l’on peut relever dans le champ de référence des textes et acteurs de ce domaine au Québec comme ceux d’animation sociale, de développement communautaire, d’action sociale, d’action populaire, d’intervention sociale. Les termes ‘association’, action associative ou mouvement associatif sont rarement évoqués. Le terme juridique ‘association’ se traduit souvent aussi par le terme ‘organisme’. C’est le cas des ‘organismes de services sans but lucratif’ (OSBL), désignant tout aussi bien des associations que des organismes volontaires citoyens. Sur une base comparative, l’usage fréquent en France du domaine associatif correspondrait au Québec au domaine communautaire.

La définition que nous en retenons permet de décliner en différentes formes ou styles les pratiques d’action communautaire existantes. Le « Comité aviseur » québécois de l’action communautaire autonome définit ainsi les organismes communautaires : ce sont des Organisations sans but lucratif (OSBL) au sens juridique, issues de leur communauté et visant l’intérêt collectif. Ils comprennent généralement les composantes suivantes : un mode de fonctionnement démocratique (une assemblée générale constitutive, un conseil d’administration et un mode de direction participatifs); une autonomie décisionnelle sur les orientations, mandats et objectifs de l’organisme; un financement non orienté vers le profit. Nous pouvons distinguer les trois formes d’organismes les plus fréquents : ceux qui offrent des services (dépannage alimentaire, services à domicile, transport, information et consultation) de manière complémentaire aux pouvoirs publics ou de manière autonome, services offerts à leurs membres mais aussi à une population externe plus ou moins étendue ; les groupes d’entraide ou de soutien mutuel pour les membres eux- mêmes ; les organisations de défense de droits d’une partie de la population affectée par une situation de discrimination, d’exclusion ou de pauvreté.

Nous incluons également les associations et les coopératives (autre forme juridique) d’économie sociale comme faisant partie du noyau d’acteurs de l’action communautaire. L’économie sociale s’ordonne autour des principes de fonctionnement suivants : l’organisation a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité, elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État, elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs, elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital, elle fonde ses activités sur les principes de participation, de prise en charge et de responsabilités individuelles et collectives.

Plusieurs champs de pratique communautaires se sont développés au Québec en un phénomène important qui occupe de plus en plus de place dans la société civile. On peut dénombrer environ 5000 organismes communautaires au Québec qui correspondent à une définition reconnue par l’État provincial (critères de la loi de 1991 sur les services de santé et les services sociaux et de la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire adoptée en 2001). Ces organismes sont incorporés légalement, sans but lucratif, structurés démocratiquement avec un conseil d’administration et une assemblée générale de membres usagers ou de personnes issus du milieu, autonomes et libres de déterminer leurs orientations. De ce nombre environ les trois quarts s’identifient à des valeurs de justice, solidarité, démocratie et autonomie et visent une transformation de la société pour lutter contre la pauvreté et toute forme d’exclusion ou de discrimination, fondée sur le statut économique (chômage / pauvreté), la race, l’origine ethnique, le genre, l’âge, la religion , la santé, l’orientation sexuelle, ou tout autre facteur. Cela représente environ 15 000 salariées (ce sont encore surtout des femmes) et une contribution de l’État provincial qui dépasse les 300 millions $ US1. Les précurseurs : entre charité chrétienne et solidarité sociale

L’action communautaire est un phénomène social qui existe depuis plus de 60 ans au Québec dans diverses formes connues et reconnues. Traditionnellement, on situe l’apparition du phénomène au début des années 1960 au Québec, mais en fait, il est possible de relier ces pratiques à celles qui prévalaient dans les mouvements catholiques des années 1940 et 1950, sous l’appellation générale d’action catholique. La Jeunesse étudiante catholique (JEC), la Jeunesse ouvrière catholique (JOC) en sont des exemples. Développées dans l’activité éducative à l’école ou dans les milieux de travail, ces pratiques étaient celles de la « militance chrétienne », rattachées à une institution dominante alors au Québec, l’Église catholique. Des objectifs d’aide aux plus démunis, de justice sociale, d’engagement étaient fortement présents. Mais c’est aussi toute une approche de l’action collective qui était mise en valeur dans le « Voir, juger, agir », formule condensée du travail en groupe visant à analyser des situations de vie, en dégager les priorités pour ensuite les traduire en stratégies d’action. Ces objectifs généreux et le processus de résolution de problème ont fortement marqué les traditions et les débuts de ce que nous avons appelé par la suite, l’animation sociale dans le début des années 1960.

Une autre influence était également présente dans cette première évolution directement reliée à la notion du communautaire. Il faut alors remonter au début du 20è siècle, où se développaient des pratiques reliées aux «settlements» (groupes locaux d’habitants) et aux «neighbourhood councils» (comités de quartiers) britanniques et américains. Le « développement communautaire » (« community development ») désigne par la suite cette mobilisation, forte dans les milieux anglo-saxons, des citoyens habitants d’un territoire local urbain ou rural autour de services communs et d’entraide. Cette présence anglo-saxonne se manifeste au Québec, particulièrement dans la région montréalaise, même si de fait ce sera davantage ‘l’action catholique’ qui marquera les pratiques en milieu francophone. Dans ce dernier cas, au-delà de la stricte influence religieuse, l’animation sociale francophone sera plus ‘militante’, revendiquant droits et services pour une population majoritaire (québécoise francophone) et pourtant défavorisée.


1 Source : Secrétariat à l’action communautaire autonome, État de situation de l’intervention gouvernementale en matière d’action communautaire, Gouvernement du Québec, nov. 2003.


L’action communautaire comme ébauche d’un mouvement social

Une étape décisive de l’action communautaire coïncide plus ou moins avec les débuts de la Révolution tranquille au Québec, fin d’un régime autoritaire et conservateur en politique. Réformes de l’État, de l’éducation, de la santé, mouvements culturels : c’est l’effervescence sociale au Québec, mais aussi aux Etats-Unis et dans plusieurs pays. Nous pouvons évoquer mai 68 comme repère similaire en France. Au Québec, dès 1963, c’est le travail des premiers «animateurs sociaux», en milieu urbain, dans les vieux quartiers pauvres qui deviendront objet de rénovation urbaine, mais aussi en milieu rural pour favoriser un développement économique et social impliquant la participation des populations concernées. Ce sont les premiers « comités de citoyens ». Ces comités formés le plus souvent de femmes de milieux populaires sont soutenus par des animateurs qui sont des hommes de formation universitaire souvent en travail social ou en sociologie, portaient sur des conditions de vie au quotidien. Leur action visent à exercer des pressions sur les représentants politiques pour améliorer les conditions de vie (logement, santé, espaces de jeux, accès à la justice, etc). Très vite (fin des années 60) on voit deux grandes tendances ou orientations partager ces comités : - il faut se donner des ressources (services) pour répondre à nos besoins ; - il faut faire pression sur nos dirigeants politiques et même se lancer dans l’action politique afin d’obtenir des transformations structurelles de la société (le message des années 1970).Ces tendances cohabitent encore aujourd’hui.

Durant la même période, une grande opération gouvernementale est lancée, un des grands projets de la révolution tranquille : le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) vise alors à ‘rationaliser’ le développement économique et social d’un vaste territoire rural et semi-urbaine alors en grande difficulté de survie. Des ‘animateurs sociaux’ vont alors devenir les guides d’une population, à la base, qui va affirmer son autonomie et pervertir en quelque sorte le mouvement amorcé du haut vers le bas, pour en faire un mouvement de revendication des populations locales vers le haut, vers les instances dirigeantes et les décideurs financiers. C’est aussi ce qui va se passer dans une opération, plus urbaine celle-là dans ses applications, de la Compagnie des jeunes canadiens, initiative du gouvernement fédéral pour inciter des jeunes à contribuer au développement de ressources et services locaux. Ces pratiques d’animation sociale vont constituer une véritable école pratique de formation professionnelle à l’animation et à l’action communautaire. Plusieurs de ces animateurs professionnels vont investir les milieux universitaires et créer des programmes de formation à l’action communautaire. Une autre source d’influence urbaine, municipale celle-là est l’activité communautaire suscitée par le Conseil des œuvres de Montréal, organisme de soutien financier et de concertation entre diverses expériences d’actions de services ou d’intervention dans la vie montréalaise. Cet organisme est d’abord issu de la tradition « charitable » de l’action collective, vivant de dons et de mécénats pour devenir une véritable institution « laïque » toujours active aujourd’hui : l’organisme Centraide de Montréal.

Nous retrouvons entremêlés durant cette décennie les trois modèles d’action communautaire distingués dans la littérature (Cox et Rothman, 1987) : le planning social, le développement local et l’action sociale. Les initiatives venues des gouvernements municipaux, provinciaux, et fédéral procèdent de la logique du planning social : repérer, à l’aide d’enquêtes, les principaux problèmes sociaux, dégager au niveau gouvernemental des priorités, développer des services aux populations identifiées sur des bases plus locales. Le développement local se fait localement au contraire par les gens dits « d’en bas ». C’est le cas d’initiatives prises dans des quartiers urbains pour mobiliser à la base les citoyens qui s’organisent et mettent sur pieds services et activités, par exemple, un comptoir de vêtements usagés ou une aide alimentaire de dépannage. L’action sociale se veut plus revendicatrice, axée sur la défense des droits et exerçant des pressions sur les pouvoirs institués. Les comités de citoyens en furent souvent les premières formes.

L’action communautaire radicalisée

Les années 1970 ont vu se multiplier les comités de défense des droits et les «groupes dits populaires» (qui devenaient l’appellation qui a remplacé les comités de citoyens). L’action s’est radicalisée avec des analyses de classe menant à des revendications et des confrontations avec l’État, qui ont donné naissance à plusieurs politiques gouvernementales. C’est une période qui a vu un énorme développement de l’appareil public pour incarner ce qu’on appelle l’État Providence. Ce mouvement plus politique a été traversé par l’implication active de plusieurs factions ou groupuscules d’extrême gauche (La Ligue, les trotskistes, les marxistes-léninistes, etc.). En contrepartie, il y avait accroissement de perspectives professionnelles d’animation sociale et communautaire axées sur des services ou une participation démocratique plus intégrative et s’appuyant de plus en plus sur de nouveaux professionnels formés, par exemple, en travail social, à l’université. D’autres pratiques et influences vont intervenir. L’approche revendicatrice de l’américain états-unien Saul Alinski en action sociale (Manuel de l’animateur social) ou celle du sud-américain brésilien, Paulo Freire (Pédagogie des opprimés) sont particulièrement présentes dans les pratiques éducatives et d’action communautaire de cette période. C’est aussi l’émergence d’un mouvement socio culturel très fort au Québec, le mouvement féministe. C’est enfin, dans une toute autre direction, libertaire, la mise en place des communes et pratiques contre culturelles influencées fortement par les expériences de la contre-culture californienne.

L’action communautaire divisée face à l’évolution de l’État

Dans les années 1980 le radicalisme politique, malgré le grand projet souhaité d’un mouvement social unifié des groupes populaires contre l’État et la bourgeoisie, a cédé progressivement la place à la création de nombreuses ressources et services porteurs d’orientations de toutes sortes, répondant d’abord à des besoins de la vie quotidienne. C’est une période où l’on sonne déjà la fin de la récréation et du développement de l’État Providence et de relative croissance économique des « Trente glorieuses ». C’est le début du néo-libéralisme qui favorise les initiatives citoyennes plutôt que le développement de l’appareil d’État. Les groupes populaires deviennent les «organismes communautaires» et se tournent vers l’offre de services et le développement économique communautaire, dans le cadre de ce que l’on appelle déjà l’économie sociale.

Paradoxalement, plusieurs de ces initiatives citoyennes au cours des années 1970 et 1980 ont influencé les politiques sociales des gouvernements tant municipaux, provinciaux que fédéraux. Des cliniques populaires de santé ou des services d’aide sociale ont influencé la création des Centre locaux de services communautaires; socio sanitaires (CLSC), dont plusieurs furent issus directement de ces organismes ; les associations de locataires ont influencé les politiques de soutien à la création de logements sociaux (Habitations à Loyer Modique et coopératives de logements) ; les associations de défense des personnes vivant de prestations de sécurité du revenu ont permis l’édiction de règles de plus grande équité à l’égard des personnes de statuts différents ; les mouvements de femmes ont influencé les services publics sur la prévention et l’intervention à l’égard de la violence conjugale ; les organismes de travail de rue ont influencé les politiques traitant des personnes itinérantes ; les ressources alternatives en santé mentale ont influencé les pratiques en santé mentale, pour une approche globale de collaboration entre les institutions et les familles de personnes vivant des problèmes de santé mentale. Ces succès relatifs ont eu un certain effet pervers, entraînant un affaiblissement des luttes revendicatives et accentuant l’hétérogénéité des pratiques. Elles ont surtout conduit à un rapport ambigu avec l’État : la complémentarité des actions dans un grand nombre de secteurs impliquant des actions communautaires soutenues financièrement par l’État à différents niveaux ont contribué à développé une dépendance certaine et un déplacement des mandats.

L’action communautaire requise par l’État et la lutte pour l’autonomie

Les années 1990 correspondent à un retrait accentué de l’État néolibéral des politiques universelles de sécurité sociale, à des restrictions sévères des critères d’allocation (ciblage des populations les plus démunies, «qui en ont vraiment besoin»), et au développement de partenariat avec la société civile. Les organismes communautaires sont alors victimes de la diminution relative du soutien financier à leur égard, malgré un discours public officiel leur offrant une plus grande reconnaissance et une offre de «partenariat», l’État cherchant par ailleurs à réduire ses dépenses de soutien social à la population. Les initiatives citoyennes sont davantage mises au service de l’État, au point que certains parlent de sous-traitance.

Malgré cette tendance, de grandes mobilisations ont cours, comme la Marche Mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence en 2000, et l’action d’une vaste coalition, le Collectif sur l’Élimination de la pauvreté qui a réussi à faire adopter une loi en décembre 2002 (loi pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion). Il faut noter aussi la consolidation de mécanismes de concertation sectoriels, développés depuis les années 1980. Par exemple, il existe tout un réseau de Tables de concertations sur le logement au niveau des quartiers, des municipalités, des régions, de la Province. Cela est vrai pour l’aide alimentaire, la protection de l’enfance. Il existe simplement aussi des regroupements locaux d’une grande diversité d’organismes communautaires.

Les configurations actuelles de l’action communautaire : le rapport à l’État, l’autonomie politique et financière

Quels sont les type de rapports qui s’instaurent entre l’État – les pouvoirs publics – et les acteurs de l’Action communautaire dans un contexte néolibéral ? Nous distinguons trois grands modèles de régulation (ou types de rapports) dans lesquels peuvent s’inscrire les initiatives de ces acteurs, organismes communautaires ou organismes d’économie sociale.

• La régulation concurrentielle ou la perspective des « quasi-marchés ». Dans le modèle de quasimarchés, les réformes de politiques sociales sont aménagées dans le but d’attiser une compétition entre les dispensateurs issus du secteur public, du secteur marchand et du secteur de l’économie sociale (Laville et Nyssens 2001).

• La régulation tutélaire. Dans ce modèle, les pouvoirs publics recourent à l’économie sociale et à l’action communautaire, mais en les instrumentalisant sur le plan politique à la manière d’un appendice. Les initiatives sont encouragées par l’État dans le développement historique des politiques sociales, mais à condition qu’elles demeurent sous la tutelle étatique et renoncent en quelque sorte à leur autonomie (Vaillancourt et Laville 1998; Laville et Nyssens 2001).

• La régulation solidaire et partenariale. Dans cette régulation, l’économie sociale et l’action communautaire, sans être inscrites dans un rapport symétrique avec l’État, n’en demeurent pas moins capables d’influencer les règles du jeu qui la concernent. Elles ne sont pas confinées à un rôle de sous-traitant économique (comme dans la régulation concurrentielle), ni à un rôle de « complément » du service public (comme dans la régulation tutélaire - Vaillancourt et Laville 1998 ; Lewis 1999).

Dans des recherches récentes, il apparaît que la régulation solidaire avait réussi à conférer sa marque à plusieurs réformes de politiques sociales, notamment dans les domaines du logement social et des services de garde (Vaillancourt et Tremblay, 2001; Vaillancourt et al., 2002). Ces pratiques avaient contribué à l’apparition de formes alternatives de services ayant eu des effets positifs sur les populations utilisatrices, tant sur leurs conditions de vie que sur leur participation à la citoyenneté.

La vie démocratique associative et la professionnalisation

La régulation solidaire implique, spécifiquement, l’enjeu de la démocratisation interne du fonctionnement des organismes communautaires. C’est une source fréquente de débats et de tensions dans le milieu de l’action communautaire. La démocratisation des rapports est l’indicateur par excellence de la vitalité même du projet ‘communautaire’, de ce vivre ensemble dans la solidarité et le partage des ressources, mais aussi du pouvoir.

Les sources de financement et la part importante qu’y jouent divers organismes gouvernementaux sont une source de pression constante pour donner une forme de performance et d’efficience à l’organisation des organismes : planifier, évaluer et mesurer les impacts, justifier les budgets demandés en conséquence sont les règles du jeu des rapports de ‘partenariat’ avec l’État. Le cadre socio juridique du statut des OSBL (Organismes sans but lucratif) laisse une place suffisante à l’autonomie décisionnelle sur les orientations et mandats. Mais les programmes d’aide financière exigent de plus en plus la mise en priorité de certains créneaux de besoins et services venant restreindre cette autonomie d’orientation et prennent l’allure de commandes sociales plus contraignantes.

Par ailleurs, la production de services ou de biens liée à une volonté d’autofinancement, de prime importance dans les organismes d’économie sociale ou pour tout organisme communautaire qui développe ce volet, introduit de nouvelles exigences de travail. Comment alors maintenir l’équilibre entre un fonctionnement qui fait appel à la participation démocratique, collective, d’échanges soutenus avec ‘les membres’ et la gouvernance fondée sur des compétences professionnelles, de métiers y compris de gestionnaires ? La tentation est forte de limiter le rôle des assemblées générales, des conseils d’administration dont les réunions régulatrices sont fréquentes et de favoriser plutôt la mise en place d’une direction hiérarchique et divers éléments de fonctionnement plus bureaucratique… Les pressions et délais de productivité aidant, un climat plus général de désinvestissement du collectif comme mode de fonctionnement favorisent une tendance productiviste.

L’enjeu de l’empowerment : de l’individu au social

Principe au cœur de l’approche de beaucoup d’organismes communautaires (Rhéaume, 2004), l’empowerment comprend quatre dimensions inter reliées: le développement de l’estime de soi ; la reconnaissance et le développement de compétences ; un cadre relationnel marqué par des rapports égalitaires ; le développement d’une conscience sociale critique.

L’empowerment implique d’abord une dimension personnelle et individuelle, de la personne comme sujet humain prenant de plus en plus de maîtrise personnelle sur sa vie. Mais, elle suppose aussi que les personnes, dans les groupes et les organisations, puissent collectivement prendre une part importante aux décisions et aux orientations et participer à un pouvoir ainsi partagé, que ce soit dans un milieu de travail ou dans différents groupes de vie : famille, loisirs, associations. Enfin, nous voulons souligner surtout la difficulté particulière à développer la dimension collective de la conscience critique liée à l’empowerment, dont l’usage banalisé retient surtout la dimension individuelle. Ninacs (1996) explique que la conscience critique est le résultat « de la dynamique dialectique provenant de l’interaction entre l’action et la réflexion que Freire surnomme praxis ». Il suggère trois étapes : le développement d’une conscience collective (l’individu n’est pas seul à avoir un problème) ; le développement d’une conscience sociale (les problèmes individuels et collectifs sont influencés par la manière dont la société est organisée) ; le développement d’une conscience politique (la solution de ces problèmes passe par une action de changement social, c’està- dire une action politique dans le sens non partisan du mot – Ninacs, 1996).

Si l’on reprend ces étapes, on constate tout d’abord que bien des organismes communautaires offrent un soutien social à des personnes vulnérables, assise du développement de l’empowerment personnel, de l’estime de soi, d’un statut de citoyenneté reconnue réellement dans tous ses aspects. C’est dans la régularité des activités quotidiennes de rencontres autour de repas et de diverses rencontres sociales (visites de biens culturels, fêtes, musiques) que se nouent cette convivialité de base favorisant le soutien social. Les rencontres avec des assistants sociaux et la mise en place de réseaux de références permettent le lien avec des institutions publiques ou communautaires.

Dans un second temps, la forme organisationnelle des organismes communautaires présente un cadre favorable à la participation et au développement de compétences dans un contexte de respect et d’égalité. Le travail et les activités qu’on y retrouve sont sources d’empowerment pour le noyau des employés mais aussi pour les nombreux usagers et bénévoles qui participent à différentes étapes du travail. La structure de l’entreprise communautaire repose sur un souci démocratique : mécanisme d’assemblée générale récurrent, conseil d’administration représentatif des acteurs internes et externes, direction partagée, mobilisation des membres. Les liens avec les bénévoles, l’ouverture à la différence culturelle, de genres, etc. sont autant de dimensions à prendre en compte.

Enfin, la pratique des organismes communautaires permet le développement, plus modestement il faut le dire, d’une conscience critique et d’une implication sociopolitique des personnes. Cela se réalise via les activités de formation, les actions de représentation écrites ou publiques (manifestations), la participation à des instances de coordination ou de décisions à différents niveaux de gouvernance etc. Cela implique toutefois, à l’exception de la participation à des manifestations, un noyau plus restreint de membres de l’organisme.

Le projet d’empowerment n’est donc pas sans contradictions ni limites. L’idéal d’une participation intensive de tous, à la base même de la notion d’organisation communautaire, est vite confronté aux contraintes de l’organisation, d’un travail efficace et de la diversité des rôles, statuts et compétences.

  

Conclusion : vers une société communautaire?

Si l’on revient sur la notion de communautaire à la lumière du développement précédent, on peut remarquer que, a priori, la communauté évoque un idéal du vivre ensemble, solidaire, en proximité, en opposition avec une société moderne et fortement institutionnalisée, pour reprendre les catégories proposées par Tönnies. Et pourtant, cette auto organisation du social qui est à la base de l’action communautaire, au sens où elle s’est développée au Québec tout au moins, apparaît plutôt comme une force de la société civile en rapport avec l’État, dans une visée d’action démocratique citoyenne. C’est en s’appuyant sur le vivre ensemble quotidien, dans l’espace urbain ou rural, dans les secteurs d’activités élémentaires que se forme progressivement un programme de qualité de vie qui mobilise les gens à s’organiser eux-mêmes tout autant qu’à exiger des services et des politiques de l’État. L’action communautaire vise le développement d’un pouvoir accru de segments importants mais plus vulnérables de la population, ce que signifie une politique d’empowerment.

Les diverses étapes du développement historique de l’action communautaire au Québec montrent que ce mouvement vers un modèle de société communautaire solidaire peut connaître des variations majeures selon la conjoncture. Nous avons identifié trois phases principales. Une phase revendicative, où l’action communautaire accompagne la montée d’un mouvement politique d’affirmation et de participation sociale appelée la Révolution tranquille et un moment plus radical de divergence, l’action communautaire sociopolitique des années 1970. Suit une phase de complémentarité active entre les institutions publiques de l’État et les réalisations de l’action communautaire dans les années 1980 caractérisée toutefois par l’ambiguïté des rapports avec l’État, sous le signe d’avancées sociales et de dépendances accrues. Enfin, une dernière phase, plus récente est sous le signe tout aussi ambigu du partenariat, l’action communautaire étant appelée à résister pour ne pas tomber sous l’emprise accrue de la demande d’un État d’orientation néolibérale.

L’action communautaire est ainsi soumise à divers enjeux d’autonomie financière et politique, de vie démocratique interne et de participation non bureaucratique, d’empowerment. Ses assises sont pourtant fortes et peuvent confronter de tels enjeux, comme le montrent des études récentes, tout en continuant à travailler en lien avec les institutions publiques.

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