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Automne2007 - Vol.10. No. 01

Destin du Concept de "Communauté" : de la classe sociale à la culture - Le cas de la Grande-Bretagne

Sophie Chevalier

Destin du concept de ‘communauté’ : de la classe sociale à la culture.Le cas de la Grande-Bretagne

Mots-clefs : anthropologie ; classe sociale ; communauté ; culture ; ethnologie chez soi ; Grande-Bretagne ; réseau.

Le concept de « communauté » possède la particularité d’être d’une grande popularité à la fois dans les sciences sociales, maisaussi parmi le grand public. D’autant plus, pourrait-on dire que sadéfinition semble à la fois floue et changeante. Il est un outil queles sciences sociales utilisent pour décrire et analyser la réalitésociale observée dans un usage « expert », fait par des spécialistes. Mais c’est aussi un terme utilisé bien plus largement, par desgroupes qui se réclament d’une appartenance communautaire ou par la presse qui tente de définir un groupe. On croit à la communauté, comme une idée ou comme une réalité, le plus souvent les deux en même temps : nous le savons, croire qu’une chose est réelle, peut la rendre réelle dans ses conséquences…

La « communauté », issue de la description empirique d’une variété de processus sociaux, est en permanence bousculée par la« communauté » comme idéal et prescription normative, rendant souvent le travail de compréhension et d’analyse des anthropologues et sociologues difficile, car prisonnier de cette dualité.

Dans cet article, il sera question du destin du concept de « communauté », telle qu’il a été utilisé par les anthropologues, dans l’ethnologie « chez soi ». On pratiquera donc ici une approche réflexive sur notre propre discipline, en s’intéressant à l’emploi et aux transformations de la définition de ce concept par des ethnologues qui ont travaillé sur leur propre société, dans ce cas en Grande-Bretagne. L’exercice ne consiste pas à établir une liste exhaustive, tâche quasi impossible, tant l’usage de ce concept est répandu, ni à distribuer des bons et des mauvais points ; plutôt, par un regard distancié, à saisir l’imbrication entre usage d’un concept et contexte social et intellectuel. Nous donnerons plus d’importance à deux auteurs qui nous semblent pionniers par leurs travaux et qui ne trouvent d’équivalent dans l’ethnologie de la France, qu’à des études plus récentes, dont les objets et les perspectives se rapprochent des recherches françaises.

Le choix de pays se justifie par l’usage politique et idéologique de ce terme, tant d’ailleurs en ce qui concerne la société britannique elle-même, que, historiquement, dans le cadre de la politique coloniale1. En Grande-Bretagne, la référence à la  « communauté » a été, et est toujours, largement utilisée par les politiques et débattue publiquement ; alors qu’en France, la classe politique se méfie ou du moins s’en est méfiée pendant longtemps, au-delà de la « communauté nationale » pris comme synonyme de l’Etatnation. Ainsi, lorsque le gouvernement travailliste a formulé des propositions de décentralisation
(« devolution ») concernant l’Ecosse et le Pays de Galles dans les années 70, il les a faites sur le postulat qu’il existe de telles entités communautaires, écossaises et galloises. Pourtant, nous rapporte A. Cohen (1985, 13) les discussions publiques ont moins porté sur le processus lui-même que sur la question des frontières et de l’existence de communautés distinctes2.


1 Nous ne traiterons pas ici de cette dimension de la politique colonialebritannique : l’usage de la « communauté » s’inscrivait alors dans le cadre de la mise en place de l’indirect rule sous le couvert d’une idéologie de la « tolérance ». Nous pouvons poser l’hypothèse que c’est dans ce contexte colonial que l’instrumentalisation politique du concept de « communauté » a été testée avant de s’appliquer en Grande-Bretagne.

2 Les anthropologues ont depuis longtemps dénoncé la façon dont les politiques « appellent » à la communauté , prise de manière essentialiste , afin d’organiser les pouvoirs administratifs. Déjà en 1964, Louis Dumont s’étonne du fait qu’en Inde, on a transféré les pouvoirs politiques à une assemblée de type municipal, au prétexte que le village dans son ensemble forme une communauté, sans tenir compte du système de castes (105-106).


 

La question qui se pose ici est de savoir comment les ethnologues ont-ils défini et caractérisé la « communauté » lorsqu’ils ont employé ce terme pour désigner le groupe humain auquel ils se sont intéressés ?
Force est de constater qu’ils ont adopté les définitions communes, mais pas de manière synchroniques : en d’autres termes, si les premières approches recherchaient les aspects objectifs de cette vie communautaire de caractère holiste (Redfield, 1955), peu à peu, les chercheurs ont adopté une vision « subjective » de la communauté, comme entité construite par les acteurs. Ainsi aujourd’hui, on s’intéresse beaucoup à l’analogie entre « réseau » et « communauté », toute communauté étant alors considérée comme un réseau composé d’individus qui partagent avec les autres membres des activités communes, des moments ritualisés, des intérêts, etc. Le problème reste celui de définir ce qui lie ces individus, puisque tout réseau ne forme pas une communauté.

1. Une communauté « traditionnelle » ?

Dans l’après-guerre, les ethnologues britanniques sont confrontés chez eux, à des sociétés ou groupes qu’ils ne peuvent plus qualifier de « communauté » définie comme une entité sociale objective, holistique et basée sur la production ; ou en d’autres termes, d’une unité restreinte, vivant en économie partiellement fermée sur un territoire dont elle tire l’essentiel de sa subsistance. Est-ce dire que l’industrialisation, l’urbanisation a sonné le glas de la « communauté » ? Peut-on trouver des
" communautés" urbaines ?


3 Plus ou moins à la même période durant laquelle va se développer l’écologie urbaine, va également apparaître le courant d’interactionnisme symbolique.
4 Selon cette définition, la seule communauté est le ghetto.
5 Pour une critique plus détaillée, voir Pahl, R. (ed) 1968. « The rural-urban continuum » (263-305)
6 Cette nostalgie d’une « communauté » ouvrière se retrouve dans les trois séries les plus populaires de la télévision britannique qui sont programmées depuis plusieurs décennies, plusieurs jours par semaine et ont pour décor des quartiers ouvriers : Coronation Street à Manchester, East Enders à Londres et Brookside à Liverpool. Cette nostalgie a trouvé écho en France dans deux films : the full Monty ((1997) de P. Cattaneo et Les virtuoses (1996) de M. Herman.


L’Ecole de Chicago, fondatrice des études de sociologie urbaine 3, dans un certain nombre de ses travaux, va adopter une distinction forte entre les sociétés rurales et urbaines ; ces dernières posséderaient une vie sociale très différente des premières, qui sont des « communautés ». L’écologie urbaine conduit à une approche
en graduation des transformations sociales : ainsi des vestiges « communautaires » peuvent se retrouver au niveau du voisinage 4. Mais ces formes communautaires sont menacées par la mobilité sociale des habitants, par l’intégration dans l’infrastructure de la cité et par la multiplicité des rôles des acteurs sociaux (Park et ali. ,1925) 5.

Ainsi, l’industrialisation ne serait pas nécessairement synonyme de dislocation de la vie communautaire puisque celle-ci ne se définit pas seulement par un mode de production déterminé. En effet, on va passer d’une définition où l’économique joue un rôle important, à une autre pour laquelle les liens de parenté sont déterminants. C’est dans les relations de parenté que l’appartenance à une communauté trouve sa légitimité ; mais en même temps, le fait communautaire réside dans la transformation de ces liens en liens sociaux d’une nature sui generis. Une autre source de légitimité est la relation au territoire, grâce auquel la communauté trouverait le principe de son existence dans l’histoire, de sa pérennité à travers sa reproduction. Les définitions des liens communautaires « objectifs » – activités de production, relations de parenté, ancrage territorial et temporalité historique – sont souvent empreintes d’une certaine nostalgie pour des formes sociales en voie de disparition, tant rurales qu’urbaines. Elle s’exprime explicitement face à la disparition d’un monde rural lié à l’agriculture traditionnelle et à l’industrialisation qui s’inscrivent dans le redressement du pays dans les années soixante. Pour le monde urbain, la dislocation de la communauté ouvrière, dont les caractéristiques sont définies objectivement – comme une organisation sociale, des activités de production et de loisirs communes (une « culture commune »), des liens de parenté - serait liée au chômage, mais aussi principalement à cette époque, à la mobilité sociale. Ce sentiment de perte est au cœur de l’ouvrage de deux sociologues, M. Young et P. Willmott dans « Le village dans la ville » (1953) qui décrivent la destruction de la communauté traditionnelle ouvrière d’un quartier populaire de Londres par le relogement de ses habitants 6 .

Comment de telles caractéristiques vont-elles être utilisées, transformées, voire abandonnées dans les premiers travaux sur l’ethnologie de la Grande-Bretagne ? Nous prendrons comme exemple les travaux pionniers d’Elizabeth Bott « Family and social network » et de Ronald Frankenberg « Village on the Border. A social study of religion, politics and football in a North Wales community », tous les deux publiés en 1957. L’intérêt de ces deux ouvrages est qu’ils pensent non seulement la communauté, mais aussi, et en relation avec elle, en même temps, la classe sociale et le réseau. Ainsi pour E. Bott, la classe ouvrière est organisée en communauté, alors que la classe moyenne s’organise en réseaux qui regroupent des individus.

Elizabeth Bott va conduire sa recherche dans les années 50 sur vingt familles « ordinaires » londoniennes, anglaises qui vivent dans des quartiers différents de la ville. L’objectif était de comprendre l’organisation sociale et psychologique de la famille urbaine, E. Bott étant l’anthropologue d’une équipe multidisciplinaire. Plus précisément, elle veut appréhender les relations conjugales et les rôles dans le couple. Sur la base de ses données ethnographiques, elle montre deux types de couples, sur un continuum, qui va du couple dans lequel les rôles (« segregated roles ») et les occupations sont bien distincts et séparés, au couple dans lequel les deux conjoints tentent de partager leurs occupations et d’avoir des rôles interchangeables (« joint roles »). La question se pose alors des variables qui expliquent ces différences d’organisation dans les couples : E. Bott pose l’hypothèse que plutôt que la classe sociale ou la durée du mariage, l’explication est à rechercher dans l’environnement social de la famille. Ainsi les variations dans les relations et les rôles conjugaux sont liés à la forme du réseau social informel du couple composé de parents, d’amis, de voisins et de collègues de travail. Plus le réseau est dense (« close-knit »), plus les conjoints auront des activités séparées, avec des personnes de même sexe, et plus les rôles conjugaux seront distincts. En revanche, plus le réseau est lâche et réduit (« loose-knit »), plus les conjoints feront des activités ensemble. Bott choisit de considérer les relations sociales des familles sous la forme de « réseaux » et non pas de « groupes organisés ». Pour elle, la référence « famille dans la communauté » n’est pas pertinente : la famille urbaine, même si elle entretient de très nombreux liens sociaux, n’est pas intégrée dans une communauté qui serait un groupe organisé (1957, 97ss).

L’environnement social immédiat dans lequel vivent les familles doit être considéré comme un réseau de relations sociales actualisées, sans les localiser a priori dans des limites géographiques. Rares sont les cas de familles urbaines dont le réseau dense de relations pourrait s’apparenter à un groupe local néanmoins en liens avec des institutions spécialisées extérieures au local, dont l’accès n’est pas médiatisé par le groupe. Il existe donc une certaine individualisation des familles, dont le degré peut varier. Ainsi pour E. Bott, la communauté n’est pas un groupe constitué extérieur à la famille urbaine qui s’y insérerait, mais un réseau dense, qui s’imbrique et qui s’inscrit dans un espace restreint, local ; et qui entretient des relations limitées avec l’extérieur. On retrouve l’idée de voisinage de l’Ecole de Chicago, mais sans la dimension quasi « évolutionniste » qui lui est attachée. C’est dans la classe ouvrière que ce réseau dense a le plus de chance d’exister, puisqu’elle concentre un certain nombre de facteurs socio-économiques qui lui permettent de naître et de perdurer (Bott, 1957, 112).

R. Frankenberg, quant à lui, dans son étude du village gallois de Pentrediwaith, est confronté à une société rurale dont la base économique s’est effondrée et qui subit aussi un changement démographique avec l’arrivée d’étrangers à la vallée. De plus, l'exigence de mobilité à laquelle la population active locale a dû se plier, s'est avéré une menace d'autant plus sérieuse pour l'avenir à long terme du gallois comme première langue que la télévision se répandait rapidement. Dans son ethnographie, R. Frankenberg va s’intéresser à étudier les conflits, dans un village qui est divisé par des divergences d’intérêts de classe, de religion, de genre et de parenté. L’auteur ne considère pas son village de Pentrediwaith comme un isolat socioculturel : au contraire, il montre comment sa configuration sociale est liée aux transformations économiques et sociales qui se produisent en Grande-Bretagne à cette période. Néanmoins, dans son introduction, R. Fankenberg pose Pentrediwaith comme une communauté : « Pentrediwaith est encore considéré par ses habitants comme une communauté » (1957 , 22) et ceci malgé les conflits et les divergences.

R. Frankenberg, dans la lignée de l’Ecole de Manchester dont il est issu, va se concentrer plus sur les processus sociaux que sur les acteurs, qui vont être analyses dans un contexte structurel. Ces processus, il va les étudier dans trois « lieux », trois comités : celui du club de football, celui des supporters du club et celui de l’organisation de la fête du village. Cette description de relations conflictuelles fait apparaître une figure vitale, celle de l’étranger.

R. Frankenberg montre comment on les utilise dans des rôles officiels au sein des organisations villageoises. Cela permet de leur faire porter le chapeau si les conflits deviennent trop explicites et violents, en épargnant les membres du groupe. La tactique d’exploitation des « étrangers », dont la qualité d’étrangeté pouvait être toute relative, était bien ancrée à Pentrediwaith. Cette gestion des conflits permettait à la communauté de donner l’impression d’une unité face à une menace extérieure. Pour R. Frankenberg, Pentrediwaith serait une communauté parce que ses habitants se considèrent comme appartenant à une communauté, ce qui les conduit à adopter une stratégie tout d’abord de désignation, puis d’instrumentalisation des étrangers. Cette tactique, consciente, permet de préserver le groupe lors de conflits, et d’assurer sa cohésion face à l’extérieur.

Pour cet auteur, le concept de communauté n’est pas réservé au milieu rural ; d’ailleurs, dans son ouvrage de 1965, « Communities in Britain. Social life in Town and Country », R. Frankenberg va analyser successivement un petit village gallois, une ville minière, une ville ouvrière, un quartier de grands ensembles et une grande ville du nord7. Dans sa tentative pour trouver une définition « opérationnelle » de communauté, il va proposer celle-ci : « un lieu de vie sociale marqué par un certain degré de cohérence sociale. La base de la communauté est la localité et le sentiment communautaire » (1966, 15)8. Par la suite, il abandonne l’idée de localité et de sentiment, pour une définition plus souple où il est question de « coopération et de divergence dans les limites d’un système établi de relations et de cultures ». On quitte toute définition subjective, de la part des acteurs, de la communauté, mais aussi deux éléments classiques comme l’ancrage géographique et l’idée de « cohérence sociale » bien difficile à déceler. Ainsi, dans la partie finale de l’ouvrage, il va organiser ces « communautés » le long d’un continuum morphologique, qui n’est pas évolutionniste, une forme ne conduisant pas à une autre et les différentes formes co-existant historiquement9. Cette analyse lui permet d’organiser un grand nombre d’études de communautés, en utilisant des thèmes de la sociologie classique (solidarité mécanique et organique ; etc.) et en traitant des réseaux et rôles sociaux. Son approche consacre une certaine indifférenciation entre milieu rural et urbain quand il s’agit d’utiliser le concept de communauté, qui le distingue nettement de l’approche développée dans le cadre de la sociologie de l’Ecole de Chicago. Tant E. Bott et R. Frankenberg tentent d’appréhender la communauté de manière innovante, en lien avec les contextes socio-économiques nouveaux d’après-guerre. Pourtant, l’un comme l’autre paraissent un peu hésitants sur la manière de définir la communauté : peut-on encore la caractérisé de manière objective, en analysant sa « morphologie » sociale ?

Malheureusement, après leurs travaux, une poignée seulement d'études importantes ont été réalisées dans le Royaume-Uni par des anthropologues britanniques (en particulier celles de Robin Fox sur l'île de Tory, Jimmy Littlejohn sur les Borders d'Écosse et Rosemary Harris sur l'Irlande du Nord) jusqu’au travail de A. Cohen dans les îles Shetland (années 1970). Les monographies réalisées en sociologie rurale, ainsi d’ailleurs que le travail de Frankenberg, vont être qualifiées de « community studies », genre à éviter à tout prix. A. Cohen, dans son ouvrage de 1985, « The symbolic construction of community », va prendre la défense de ces études de communautés. Tout en s’inscrivant dans cette filiation, il va renouveler les approches en ethnologie de la Grande-Bretagne


 7 Il n’a pas mené lui-même de recherches dans chacun de ces lieux.
8 C’est nous qui traduisons littéralement, mais c’est R. Frankenberg qui asouligné
9 Il ne s’agit d’ailleurs pas non plus d’aller de trop de communauté à pas decommunauté du tout.

 


2. Une communauté « imaginée » ?

Les travaux de A. Cohen vont marquer le passage en ethnologie d’une approche objective à une approche subjective de la communauté. Une communauté « imaginée », construite, pluriel et subjective. Il s’intéresse à la communauté comme une construction symbolique, comme un système de valeurs, de normes et un code moral qui fournissent aux membres d’un groupe, le sens d’une identité commune. L’accent mis sur la signification permet de passer à côté des problèmes de définition posés par la recherche d’une structure modèle de la communauté comme une forme spécifique d’organisation sociale.

Ce changement d’optique s’inscrit, nous semble-t-il, dans le mouvement de l’anthropologie britannique qui passe d’une « social anthropology » à une « cultural anthropology ». L’anthropologie sociale britannique s’est pendant longtemps méfiée de la culture comme le rapporte A. Kuper (1999, 58) : « les anthropologues britanniques comme Radcliffe-Brown et Evans-Pritchard étaient dédaigneux avec la notion de culture », car ils considéraient l’anthropologie comme une sociologie comparative10. Dans les études précédentes, la classe ouvrière a été considérée comme une communauté qui partageait une culture : mais la caractérisation de ce groupe social comme une communauté, reposait tout d’abord sur une organisation sociale, sur des relations sociales spécifiques, qui s’inscrivaient dans un espace et qui « produisaient » une culture particulière. La morphologie sociale était première dans la définition de la communauté, la culture venant en second. Avec Cohen, et les travaux qui suivront, la structure sociale va passer en arrière-plan comme d’ailleurs la notion de classe sociale11; elle va être remplacée par celle de culture.

La communauté de A. Cohen possède une dimension symbolique tant dans sa dimension conceptuelle et que matérielle : mais le contenu exact de ce symbole ne fait pas nécessairement l’unanimité parmi les membres de celle-ci. Dans cette perspective, la communauté donnerait aux individus la possibilité de fabriquer de le signification (1985, 18-19). L’étude menée par M. Strathern à Elmdon, un village près de Cambridge lui sert d’exemple (1981, 1982). Dans sa recherche, il apparaît que les significations associées au village comme « communauté » varient selon les catégories de villageois. Pour certains habitants, le « village » désigne un lieu, distinct des autres endroits, en particulier de villes plus grandes. Pour d’autres, le village est associé à la parenté et à la classe sociale. Ainsi, l’idée du village renvoie à plusieurs significations selon les interlocuteurs. On retrouve bien les notions classiques de localité, de parenté ou encore de classe sociale, mais elles ne sont pas là pour caractériser objectivement la « communauté », mais comme des éléments individuels et subjectifs d’une définition que le chercheur doit faire émerger. La « communauté » doit être donc appréhendée à travers les expériences et les perceptions des acteurs eux-mêmes. Elle est conçue comme une communalité de formes (1985, 20), un dispositif collectif dont le contenu peut varier selon les acteurs.

Cette nouvelle approche va ouvrir le champ de recherche à de nouveaux domaines, et mettre fin à ce que certains considèrent aujourd’hui comme un aveuglement ou plutôt une myopie. Ainsi R. Pahl revisite ses propres recherches (2005, 2007) en montrant clairement le changement de perspective. Il part de trois terrains conduits dans les années 60 qui sont des villages dont une grande partie des habitants se déplace pour aller travailler à l’extérieur. A cette époque, R. Pahl est surtout attentif aux classe sociales : seule la « communauté » de destin (de pauvreté) des villageois de Hexton, par exemple, lui semble digne d’intérêt, car « objective ». Elle lui rappelle Pentrediwaith de R. Frankenberg. Celle, imaginée, des classes moyennes qui sont venues s’installer là, lui paraît être sans pertinence anthropologique. Son interprétation romantique du village de Hexton trouvait un écho dans sa vision idéalisée de la vie de la classe ouvrière : n’est-ce pas lui-même, se demande-t-il aujourd’hui ironiquement, qui avait une « communauté imaginée » en tête ? Ce travail réflexif et rétrospectif montre le cheminement de la discipline et l’aspect, pourrait-on même dire, libératoire, de l’approche « subjective » de la communauté.

Un outil conceptuel élaboré par des chercheurs comme E. Bott et R. Frankenberg, et qui va être conservé soigneusement par les chercheurs qui leur succèdent, est celui de réseau. Le recours au réseau social permet d’explorer les relations entre communautés, identité sociale et personnelle. Plus récemment, on a vu émerger le concept de « communautés personnels de réseaux » (Pahl, 2006) ; il permet de prendre en compte d’autres individus que les membres de la parenté et les voisins et la mobilité ou dispersion géographique (en bref, d’enterrer définitivement la localité). Une autre dimension, absente des premiers travaux sur les communautés va émerger avec force12: l’ethnicité (Werbner, 2002). Les travaux qui sont conduits dans ce domaine vont non seulement étudier les communautés immigrées, mais également la manière dont les politiques construisent ces « communautés » et les instrumentalisent (2005). De nombreuses autres communautés vont« apparaître » dans les études menées par les anthropologues britanniques : cela va des communautés lesbiennes à Londres (Green, 1997) à celle des portiers d’un hôpital écossais (Rapport, 2007)…


10 On pourrait d’ailleurs dire, probablement de manière un peu injuste, que si l’anthropologie a gagné l’étude de la culture, elle a perdu la dimension comparative, et en grande partie, la prise en compte des classes sociales…
11 Bien sûr l’absence de « communauté » n’induit pas l’absence de classes sociales.
12 On peut néanmoins cité l’étude de Banton de 1955 sur les communautés noires à Londres.


Conclusion

Le concept de « communauté » peut-être plus que d’autres est sensible au contexte social et intellectuel. Les travaux pionniers de E. Bott et R. Frankenberg montrent la façon dont ces deux chercheurs ont tenté d’appréhender les transformations de leur société, tant en milieu urbain qu’en milieu rural. Même s’ils restent empreints de nostalgie pour la communauté villageoise et la classe ouvrière, ils essayent honnêtement d’ouvrir de nouvelles approches, combinant parenté, classe sociale et genre, et en proposant un outil innovant, le réseau. Leurs successeurs vont aborder la communauté par les acteurs, comme une construction subjective et symbolique. La primauté du social va laisser la place à la culture, sous l’influence de l’anthropologie américaine. Sans rejeter les travaux antérieurs, il s’agit alors de se guérir de son quasi-aveuglement qui empêcherait de voir les communautés « imaginées ». Cette perspective, libératoire dans un premier temps, a permis l’émergence d’études importantes, comme celles sur l’ethnicité et son instrumentalisation politique. Mais elle a aussi conduit à une apparition prolixe de liens communautaires, en particulier grâce au concept de « communautés personnels de réseaux » ; dont le corollaire est l’abandon définitif de la classe sociale comme déterminant d’appartenance communautaire. On pourrait y voir une sorte de détachement de la part des ethnologues par rapport à la réalité sociale : font-ils encore l’effort, tel E.Bott ou R. Frankenberg, pour se confronter aux transformations de leur société sans myopie intellectuelle ?

  

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