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Printemps2007 - Vol.09. No. 01

Implication : entre imaginaire et institution, regards croisés sur le développement social et la recherche.

Marie-Thérèse Neuilly
Marie-Thérése Neuilly est MCF des Universités à l’Université de Nantes, spécialiste de sociologie des risques majeurs, expert UNESCO.

L’acteur humanitaire, un professionnel, un militant, un impliqué ?

Perspective et problématique :
L’action humanitaire est depuis une vingtaine d’années un secteur d’activité sociale important, qui vise à travers l’aide tant dans les situations d’urgences que dans celles de développement à rétablir des régulations, à compenser des inégalités, à enrayer des fléaux…
Pratique ancrée dans l’histoire, fondée sur l’altruisme et le comportement pro-social, l’activité humanitaire requiert de plus en plus de professionnalisme et de moyens.
De la Croix Rouge aux différentes scissions qui ont affecté les French Doctors, comment est traitée l’implication dans sa dimension idéologique, opérationnelle et existentielle ?
L’action humanitaire, secteur économique financé, peut-elle être le champ des implications individuelles, de l’inscription de l’émotion, de l’empathie par rapport à la souffrance d’autrui, ou bien est-elle secteur professionnel dont l’efficacité se fonde sur la distancia-
tion ?

L’acteur humanitaire, lui, est un professionnel qui inscrit son action dans un champ qui va de l’urgence au développement, en fonction de sa spécialisation, de son intérêt pour un mode d’action, de ses capacités à travailler sur son territoire ou comme expatrié dans le secteur « non profit » de l’activité économique.Professionnel de l’économie sociale, du développement, chef de mission, logisticien…dans le secteur sanitaire ou social, psychologique ou rural, sauveteur de la Sécurité Civile…il aide, accompagne le changement, participe à la transformation du monde, au nom d’intérêts et d’idéologies diverses.

Nous verrons donc dans un premier temps quelques définitions, positionnements et caractéristiques de l’action humanitaire. Ce sera donc l’occasion de traiter des structures dans lesquelles l’acteur humanitaire va inscrire son action.
Puis dans une deuxième partie nous analyserons, à partir de la réflexion de Luc Boltanski, les deux dimensions présentes historiquement, et dans les représentations, de l'action humanitaire.
Dans une troisième partie nous verrons à travers les enjeux économiques et politiques de cette action, le pourquoi de la professionnalisation du secteur humanitaire.
Pour conclure, nous évoquerons les nouvelles façons de travailler du salarié de l'humanitaire dans une société de communication.

Définitions, positionnements, et caractéristiques de l’action humanitaire

Le terme humanitaire apparaît vers 1830 dans l’expression « esprit humanitaire ». Littré le définit comme « ce qui intéresse l’humanité toute entière » (1). Ce qui recouvrira ensuite les notions de « rechercher le bien de l’humanité… viser à améliorer la condition des hommes... » que l’on retrouvera dans les définitions ultérieures
Dans les années 1970-1980, l’action humanitaire sera rattachée aux associations spécialisées dans l’intervention médicale d’urgence à l’étranger, et il y aura création en 1986 du Secrétariat d’Etat à l’Action Humanitaire.
Ces associations humanitaires sont proches de celles dénommées caritatives, « qui ont pour objet de dispenser aux plus démunis une aide matérielle ou morale » (2), d’origine chrétienne, et des associations philanthropiques, animées par la volonté d’améliorer le sort de ses semblables, et qui agissent sans recherche du profit.

La question du don apparaît pour l’anthropologie un universel, et elle est le fondamental de ces actions caritatives, humanitaires, philanthropiques. La charité, la compassion, se retrouvent dans les préceptes des sagesses et religions.
Au 18°siècle on passe de la charité à la philanthropie, avec le point de vue rousseauiste qui fait que l’homme, naturellement bon, a un comportement pro-social, et pour lequel la manifestation de la vertu est la bienfaisance. La version politique fait de l’Etat le porteur de ce projet social, c’est lui qui doit intervenir pour soulager les détresses. L’assistance aux plus démunis n’est plus l’affaire privée de la charité mais un droit humain fondamental, affirmé dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, article 21 : « les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux…».


(1) Guillaume d’Andlau, L’action Humanitaire,1998, p.5
(2) Petit Larousse 1992


 

Un dernier point complète ce dispositif, à partir de l'action de Dunant et de la création de la Croix Rouge. Henry Dunant (3) se trouve sur le champ de bataille de Solférino le 24 juin 1859 et assiste à l’un des affrontements les plus meurtriers entre troupes de Napoléon III et troupes autrichiennes et italiennes. Il essaie de porter secours aux blessés et mobilise l’opinion publique, oeuvrant pour l’élaboration de traités internationaux. Il crée en 1863 le Mouvement International de la Croix Rouge, en définissant la notion de la neutralité de la victime. La Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées est signée le 22 août 1864 par douze Etats.Dès la première guerre mondiale on voit se dessiner les contours du paysage humanitaire contemporain, avec la création de puissantes organisations de secours : Save the Children’s Fund, créée en 1919 en Grande Bretagne, l’Oxford Famine Relief Commitee (OXFAM), en 1942, et un Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) est mis en place sous l’égide de la Société des Nations (SDN) . Avec la décolonisation, et l'émergence de la notion de développement, les organisations internationales et les ONG prennent conscience d’une dégradation des niveaux de vie des pays que Sauvy avait nommés « le tiers monde ». La notion de développement, et les professions de « développeurs » sont classés dans la rubrique « humanitaire », chaque fois que ce sont de ces « non profit organizations » qui en sont les maîtres d’œuvre. Le Comité Catholique contre la Faim créé en 1961 devient par exemple en 1966 le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD).
La guerre de Sécession au Nigeria en 1967, et le blocus provoquent la mort d’un million de personnes en trente mois. Les images d’enfants décharnés apparaissant à la télévision, le Biafra devient emblématique de l’incontournable nécessité qu’il y a à prendre conscience du malheur du monde.

Jusqu’alors l’aide humanitaire classique doit respecter la souveraineté des Etats, ce qui bloque toute capacité d’intervention dans des situations d’urgence comme celle-ci. C’est une remise en question du dispositif Croix Rouge, ou du système NU. Le sans-frontiérisme s’impose, s’ingère, a recours. Médecins sans frontières (MSF) créé en 1971, puis Médecins du monde (MDM) issu d’une scission avec MSF sont les plus illustres exemples de toute une nouvelle génération « post-Croix-Rouge ».
L’axe du projet de développement démocratique est priorisé par ceux qui souhaitent utiliser l’humanitaire pour changer le monde, cette approche est celle du « Relief to Development and Democracy Approach », (RDD).
Ce courant peut se manifester lorsqu’on demande au préalable à toute aide humanitaire une adhésion des bénéficiaires potentiels à un engagement de mise en conformité de leurs actions aux règles démocratiques, libérales, civiques etc., l’humanitaire devient alors un moyen pour atteindre des objectifs extérieurs, et non plus être voué au soulagement immédiat de la souffrance des personnes.

Pour les humanitaires « classiques » et « RDD » l’ultime responsabilité réside dans le gouvernement du pays, garant du bien être de ses concitoyens.
Une troisième catégorie d’acteurs extérieurs au système humanitaire, les « solidaires agressifs », demandant que l’Etat soit responsable de fournir assistance et protection à leurs populations. C’est donc sur l’Etat concerné que cette « agressive solidarity » exercera donc des mécanismes de pression.

(3) Citoyen genevois né en 1828

A la fin des années 1980, les Etats et institutions internationales se dotent de nouvelles structures. En France est créé en 1986 un Secrétariat d’Etat à l’Action humanitaire, qui devient, en 1999 un ministère, avec à sa tête Bernard Kouchner.
Dans le système des Nations Unies, les 191 Etats Membres se sont engagés à réaliser, d'ici à 2015, les objectifs suivants :
  • Réduire l'extrême pauvreté et la faim
  • Assurer l'éducation primaire pour tous
  • Promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes
  • Réduire la mortalité infantile
  • Améliorer la santé maternelle
  • Combattre le VIH/sida, le paludisme et d'autres maladies
  • Assurer un environnement durable
  • Mettre en place un partenariat mondial pour le développement

(4) COLLINS Cindy, Critiques of Humanitarianism and Humanitarian Action, 1998


L’ONU a créé en 1992 un Département de l’Action Humanitaire rattaché directement au Secrétaire Général, devenu OCHA en 1998.

L’Union européenne, principal bailleur de fonds des ONG depuis les années 70, a restructuré en 1992 ses services pour concentrer l’aide humanitaire d’urgence dans ECHO (European Community Humanitarian Office), qui supervise et coordonne les opérations d'aide humanitaire menées par l'Union européenne dans les pays tiers. ECHO a acheminé de l'aide d'urgence et de l'aide à la reconstruction dans plus de 60 pays en crise dans le monde. Ses principaux objectifs sont la lutte contre la pauvreté, le développement économique, social et environnemental durable, l'intégration progressive des pays en développement dans l'économie mondiale et la lutte contre les inégalités. Les aides s'effectuent en complémentarité des aides nouvelles des Etats membres et des autres pays donateurs. Ensemble, l'Union européenne et ses Etats membres fournissent 55% de l'aide publique au développement.
Le Parlement Européen, dans sa résolution du 16 mai 2002, a souligné le besoin de l’Union Européenne et de l’ONU de favoriser, entre autres, une approche commune de l’aide humanitaire et de la gestion de crise, plus de prévisibilité dans le financement des programmes de l’ONU, et a demandé d’assurer un partenariat opérationnel stratégique et effectif entre les deux organisations.

Une politique de la pitié (5) ? L’humanitaire, du bénévole au professionnel

Selon Hannah Arendt, l’argument de la pitié est rentré dans le politique au 18° et au 19°, et y a fondé ce qu'elle appelle « La politique de la pitié ». Luc Boltanski, dans La souffrance à distance (6), reprend ce moment historique comme fondateur à la fois de la mise en spectacle de la souffrance et de l'humanitaire.
La notion d’action humanitaire peut recouvrir des intentionnalités différentes : classiquement, dans la ligne de Dunant, l’humanitaire doit soulager les souffrances du genre humain dans la neutralité, sans prendre part au différent politique qui est à l’origine de ces souffrances.


(5) Arendt H., Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1967.

(6) Boltanski Luc, La souffrance à distance, Morale Humanitaire, médias et politique, Métailié, Paris 1993, p.9



Dunant avait "vu" cette souffrance sur le champ de bataille de Solférino. Cette expérience rare d'un voyageur égaré, elle est partagée à tout instant par le téléspectateur.
Pour Luc Boltanski, ce phénomène de la médiatisation de la souffrance, en particulier par la télévision pose au spectateur la question de la moralisation de son attitude. Le spectateur de la souffrance, dans son confort de classe moyenne occidentale, ne va pas pouvoir rester dans ce rôle. Il serait taxé au mieux d'égoïste, au pire de pervers. Il va s’engager sous forme de témoignage, et de parole. Il parle de ce qu’il a vu. Ainsi se construit une opinion publique, qui demandera l'engagement pour se dédouaner de l'accusation de complaisance au spectacle de la souffrance.
Par rapport à cette souffrance du monde, l'humanitaire ne reste pas indifférent. Il s'engage : « l’engagement est engagement dans l’action ; intention d’agir ; orientation vers un horizon d’action » (7)
Boltanski dans l'ouvrage précédemment cité parle de la "topique du sentiment" (8), et se positionne dans une "métaphysique de l'intériorité. Elle se distingue en cela d'une métaphysique de la justice dans laquelle les états intérieurs ne peuvent pas être objets de vérité"p.122
"Dans une métaphysique de l'intériorité, le niveau de surface est celui où s'établissent les relations superficielles entre des gens livrés à la facticité, à l'illusion, à la mondanité des conventions et, surtout, à la séparation et à la froideur. Il est sous tendu par un niveau profond auquel chacun peut accéder en tournant son attention à l'intérieur de lui-même. Ce niveau est celui du cœur. Pour s'attendrir des souffrances du malheureux, le spectateur ne doit pas seulement leur faire face, les voir, de l'extérieur, il doit aussi, d'un même mouvement, faire retour sur lui-même, aller vers l'intériorité, s'ouvrir à l'écoute de son propre cœur."p.122
Luc Boltanski cite les travaux de R. Lewinsohn (Histoire entière du cœur, Paris, Plon, 1959), qui fait une histoire de la localisation des sentiments dans le cœur comme organe.
" Le rassemblement autour d'une cause, la configuration d'un collectif ne se fait donc pas, comme dans une topique de la dénonciation, par la convergence des jugements, mais par la contagion des émotions qui font circuler du liant d'intériorité à intériorité. C'est précisément parce que l'émotion submerge la personne de l'énonciation qui se rend présente dans le rapport, que le spectateur transmet en touchant." p.123


(7) Boltanski Luc, opus cit., p.9

(8) L.Boltanski dégage trois topiques de la souffrance : la topique de la dénonciation, la topique du sentiment et la topique esthétique.


"Le moment où le spectateur ouvre son cœur pour y recueillir la trace que la souffrance a laissée dans le cœur du malheureux est à la fois le moment de la plus grande émotion et le moment de vérité. La qualité de l'émotion, qui ne trompe pas, est l'épreuve de réalité qui permet de résorber le doute, toujours possible, sur l'authenticité des souffrances endurées par le malheureux." p.123
Luc Boltanski définit ainsi cette notion "d'attendrissement", qui s'établit "de cœur à cœur, d'intériorité à intériorité"
La question est ensuite du passage dans une parole publique. Le sentiment, le sentimentalisme, peuvent devenir complaisance.

Le bénévolat

Dans le courant caritatif l’humanitaire se caractérisait plus par la volonté d’aider son prochain que par des compétences spécifiques à son exercice. La notion de « Cœur » que l’on retrouve par exemple en France dans les « Restaurants du Cœur » marque bien cette intentionnalité de partager, d’aider avec sa bonne volonté. L’humanitaire proposera par cette association de nourrir ceux qui ne peuvent pas bénéficier de l’aide des institutions, à partir du constat que même dans un pays développé on peut ne pas pouvoir manger à sa faim. Une cohorte importante de défavorisés a alors surgit, et on a pu voir se mettre en place un système d’aide diversifiée qui mobilise chaque hiver un grand nombre de volontaires qui disent souvent d’eux mêmes qu’ils ne savent rien faire de particulier mais qu’ils veulent aider leur prochain. On les trouve aussi dans les vestiaires qui fournissent des vêtements, dans les lieux d’écoute des désespérances modernes, accueils téléphoniques, numéros verts, SOS amitié, accueil pour les porteurs du VIH/Sida…
Sur le plan international de multiples petites ONG collectent des fonds, vendent des objets, les écoles se jumellent avec des écoles de l’autre bout du monde, et les écoliers des pays du Nord rêvent d’aller retrouver leurs correspondants, « et de les aider ».
Chaque corps de métier peut se trouver à un moment donné dans cette dimension de l’humanitaire : les compagnies qui distribuent l’eau accordent des congés à des salariés organisés en ONG qui partent en mission pour remettre en route les installations d’un pays qui a été sinistré par la guerre ou par un séisme, chaque école d’infirmière ou chaque hôpital développe de façon privilégiée des échanges avec une structure sanitaire dans un pays du Sud, et ce de façon plus ou moins aboutie et plus ou moins pérenne en fonction de sa propre technicité et de l’engagement de ses membres.
Dans cet exercice de la solidarité, qu’il soit local ou international, on inscrit son action dans une tradition, qui fait que l’humanitaire n’est pas professionnel, il se fait dans un temps « libre » que la personne consacre à cette activité, comme elle le ferait à un loisir, sans formation autre que sa formation de base, et avec des caractéristiques pro-sociales qui peuvent être de l’aide, de l’engagement ou de la militance.

La profession

Quand on passe à la notion de professionnel de l’humanitaire, on quitte ce domaine du bénévolat pour celui d’une activité salariée ou indemnisée, exercée à plein temps, et qui nécessite un nouveau positionnement de l’acteur social, reconnu comme humanitaire, dans un secteur en développement, celui de l’aide humanitaire. Il sera aussi question d’employeur, ici les ONG, les organisations internationales, le Mouvement Croix Rouge (versus salariés, en sachant qu’elle fonctionne avec tous ses bénévoles), et de financements de programmes, de donateurs nationaux et internationaux, institutionnels et privés.

Les orientations et éventuellement les modes d’action des organismes humanitaires différeront selon que leur origine est religieuse, comme par exemple les Chevaliers de l’Ordre de Malte, Caritas International, Church World Service, Catholic Relief Service, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement, ou civile, comme la Croix Rouge, ou bien qu’elle dépende du Système des Nations Unies, comme le HCR, l’UNICEF, la FAO, l’OMS, l’ UNESCO…Ou bien relevant de l’initiative individuelle, comme Cooperative American Remitrance Averywhere, l’Oxford Committee for Famine Relief, Amnesty International…

Sous la dénomination Organisation Non Gouvernementale ou ONG plus de 25000 associations dans le monde travaillent dans l’humanitaire, de l’urgence au développement, dans des secteurs tels que l’éducation, la défense des droits de l’homme, la protection de l’environnement ou encore la lutte contre les grandes pandémies. On trouve dans toutes les ONG les éléments suivants :
La notion d’association, c’est à dire, le regroupement de personnes privées pour défendre une conviction et assurer la réalisation d’un dessein commun non lucratif,
L’action est le fait de la société civile, hors du pouvoir de l’Etat,
L’articulation entre ONG, démocratie et participation populaire,
Le principe de solidarité, d’une communauté d’intérêts qui entraîne l’obligation de porter assistance aux autres,
Le caractère universel de l’aide à apporter à ceux qui souffrent, aux plus démunis, aux exclus quelque soit le lieu du monde dans lequel ils vivent.

Les ONG collectent des fonds, médiatisent actions et problèmes, conscientisent l’opinion publique et se professionnalisent. Elles sont les interlocuteurs des agences internationales et des gouvernements, l’associatif est un acteur incontournable du monde moderne. Depuis deux décennies, les ONG du « Nord », c’est à dire des pays occidentaux, doivent articuler leurs actions pour leurs financeurs avec les ONG du « Sud ».

De la neutralité au témoignage et à l’ingérence, on peut voir que l’implication de l’acteur humanitaire dans les OI et les ONG (9) varie et sera fonction des histoires et des appartenances de ces structures.Dans cette pluralité de structures, les prises de positions des salariés de l’humanitaire, et de leurs employeurs, se partagent entre neutralité, témoignage, ingérence, et ce en fonction des histoires et des appartenances de ces structures, et des histoires et choix personnels des humanitaires.Ainsi, dans le monde des « French Doctors », après avoir posé les fondements d’une action médicale humanitaire d’urgence au Biafra en 1968, Bernard Kouchner, Xavier Emmanuelli, Rony Brauman… vont créer en 1971, l’association Médecins sans Frontières.Une nouvelle philosophie émerge, Dunant avait choisi la neutralité, MSF choisit l’obligation de témoigner.
Une scission fera naître Médecins du Monde, qui s’engagera dans les combats nouveaux liés à la société contemporaine, et fondera la question de l’ingérence. Question qui sera ensuite posée à l’ONU, qui devait respecter le principe de souveraineté, défini dans la charte de San Francisco : « aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat ». A la suite de l’action de Kouchner en 1987 se pose la question du devoir d’ingérence. La résolution 43/131 des Nations Unies du 8 décembre 1988 affirme le principe du libre accès aux victimes: « assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations du même ordre ».


(9) Organisation Internationale, Organisation Non Gouvernementale


La complexité de l'organisation de l’action humanitaire et de ses financements requière de nouveaux professionnels, formés dans des structures universitaires ou des écoles qui leur assurent un haut niveau de compétence.

Pour montrer cette complexité nous pouvons prendre l'exemple de OCHA, le Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires créé en 1998.
Cette agence a trois principales fonctions :
Elle coordonne l’assistance humanitaire internationale, notamment le dispositif d’intervention, et aide à mobiliser des ressources en lançant des appels inter-organisations et en suivant le déroulement des secours.
Elle supporte les organismes d’assistance humanitaire dans l’élaboration de politiques et s’efforce de résoudre les problèmes humanitaires qui ne s’inscrivent pas dans le cadre des organismes d’aide humanitaire comme par exemple les déplacés internes.
Enfin elle un rôle de plaidoyer pour les causes humanitaires et veille à ce que les vues et les besoins des organismes d’aide humanitaire soient pris en compte.

La complexité des financements de l’action humanitaire peut se lire à travers l’exemple du financement de OCHA, qui a pour mandat de coordonner l’assistance des Nations Unies lorsque les crises humanitaires dépassent les moyens et le mandat de tout organisme humanitaire agissant seul. La nature complexe des situations humanitaires actuelles incite les acteurs tels que les gouvernements, les ONG, les organismes des Nations Unies à réagir simultanément. OCHA permet de rassembler ces différents acteurs dans un cadre commun d’action.
L’organisation est financée par un budget régulier de l’ONU et par des ressources extra-budgétaires venant des pays membres et des organisations donatrices, comme l’Union européenne. En cas de situation d’urgence complexe, OCHA lance un appel global (CAP (10) ou flash appeal) pour couvrir les besoins financiers des organisations humanitaires associées et ses propres activités de coordination.
En ce qui concerne les catastrophes naturelles et écologiques, OCHA lance un appel à l’aide internationale pour couvrir les besoins immédiats en matière de secours.


(10) La stratégie d’appel global inter-organisations a été mise en place sous la responsabilité d’OCHA, sous la forme du CAP (Consolidated Appeal Process), le processus d’appels consolidés. C’est un processus de programmation pour mobiliser des moyens et répondre aux urgences déterminées.


En 2002, le montant total des ressources nécessaires au financement des activités et des projets de base du Bureau au niveau du siège est estimé à 69,7 millions de dollars, les fonds pour la crise en Afghanistan exclus. C’est presque 8 millions de plus que 2001, à cause de la situation au Moyen Orient, en Angola et une plus forte présence à assurer en République Démocratique du Congo. Environ 14 % de ce montant proviennent du budget régulier. Le coût des activités d’OCHA sur le terrain s’élève à environ 31.5 millions de dollars, soit 45% de son budget global.
Le CAP demandait cette même année un montant total de 4.4 milliards de dollars pour des crises dans 18 pays ou régions.

Ce détour par les modalités de financement de l'action humanitaire et un ordre de grandeur des sommes mises en jeu avait pour finalité de montrer les nouvelles exigences professionnelles auxquelles devra répondre le salarié humanitaire.

Pour terminer sur les spécificités de ces professions de l'humanitaire, on peut signaler deux difficultés particulières à ce secteur d'emploi. D'une part un problème de statut, et d'autre part les problèmes de dangerosité des conditions de travail.
En France, et ce contrairement aux pratiques d'un grand nombre d'ONG dans le monde qui salarient leurs membres, le statut de volontaire de la solidarité internationale, s’il assure un cadre juridique à l’activité de l’ONG ne permet pas de faire carrière au sens classique du terme, et cantonne cette activité, qui demande un degré important de spécialisation à n’être envisagée que pendant un laps de temps assez court. En effet le contrat de volontaire permet à ce dernier de toucher une indemnité versée sur son compte, de recevoir un per diem sur le terrain, somme qui couvre ses frais quotidiens, et d'être assuré pendant le temps de la mission. Mais il n’est pas bénéficiaire d’un système de cotisations sociales, sauf s’il a un contrat de travail à durée indéterminée ou à durée déterminée. Son reclassement lorsqu’il rentre est donc problématique, ainsi que son avenir s’il reste employé sous cette forme par des ONG. Un projet est actuellement en débat afin de remédier à cet état de faits, et à assurer à ce secteur d’activité la même protection sociale qu’à l’ensemble des salariés du territoire national.

Ce travail humanitaire est marqué par la violence des échanges sociaux quand il s'exerce dans des environnements politiques instables. Dans les conflits actuels, les victimes sont souvent civiles et les agents des organismes d’aide humanitaire sont également de plus en plus exposés à la violence, dans un environnement où ils sont délibérément pris pour cibles. Assassinés, pris en otage, menacés et harcelés, la présence de leurs organisations caritatives devient parfois impossible. Ainsi Médecins Sans Frontières quitte l’Afghanistan en juillet 2004 après plus de 20 années de présence, dans des conditions souvent périlleuses, l’assassinat de cinq personnes de son personnel -trois locaux et deux expatriés- mettant un coup d’arrêt à son activité.

La notion de crise d’urgence complexe définit des situations dans lesquelles les conflits armés et l’instabilité politique sont les principales causes des besoins humanitaires. Ces crises d’urgence complexe peuvent exister également après une catastrophe naturelle ou technologique, dont les conséquences seront accentuées par le contexte politique. L’action humanitaire dans ces environnements instables sera alors accompagnée de négociations, ces environnements devront éventuellement être sécurisés, l’ensemble requérant de la part de l’humanitaire un professionnalisme, et de la distanciation, compte tenu de la diversité des attentes des bénéficiaires et des enjeux politiques des factions en présence.

Conclusion : le temps et l’espace du travail humanitaire

"Dans la justification de l'humanitaire, la référence à l'action est centrale…"Bernard Kouchner dans ses déclarations et ouvrages fustige les paroles de bienfaisance, les pétitions. Ce qui va dans le même sens que le point de vue de Luc Boltanski, dans l'ouvrage précédemment cité, La souffrance à distance: "Ce qui justifie, en fin de compte, le mouvement humanitaire, c'est que ses membres vont sur place. La présence sur le terrain est la seule garantie d'efficacité et même de vérité" p.267 Pour conclure, on peut souligner ici une caractéristique du travail humanitaire, qui va demander au travailleur humanitaire des compétences dans le secteur des communications et des nouvelles technologies. Le temps est fini où une mission s’enfonçait dans la brousse, et allait installer un dispensaire dans un endroit éloigné de « la civilisation ». Les moyens de communication ont donné à la distance un caractère relativement anecdotique. Les nouvelles technologies permettent à l’humanitaire de rester en lien avec le siège de son organisation, lui imposant une nouvelle façon de travailler : rapports hebdomadaires envoyés par internet, liaisons par téléphone satellite s’il est dans une zone non couverte par les différents opérateurs. Des ONG spécialistes des télécommunications accompagnent les autres organisations et les aident à mettre en place des dispositifs sophistiqués qui permettront la mise en place de ces réseaux.Ce travail sur la distance s’opère aussi par le media, la langue, qu’il s’agisse de la traduction ou de l’emploi d’un anglais international. On s’adresse à la population locale à travers le filtre donné par les traducteurs, eux-mêmes locaux, interfaces entre deux univers culturels. On s’adresse aux humanitaires de différentes nationalités dans une langue sans relief, dérivée de l’anglais, et qui permet les échanges techniques des réunions de coordination organisées par des acteurs légitimés, et aussi les échanges conviviaux de ce nouveau réseau d’expatriés, souvent à la recherche d’une aventure humaine et de la découverte d’eux mêmes.

La mise à distance entre le malheur du monde, objet du travail humanitaire et l’acteur se fait aussi par l’utilisation de ces nouvelles technologies, dans lesquelles la circulation de l’image, du reportage s’effectuant dans l’immédiateté contribue à la dé-réalisation de l’action.

L’humanitaire travaille sur l’événement, dans une temporalité courte. Son action s’inscrit mal dans l’histoire, elle est dans le temps réel. Elle contribue au déracinement des perspectives sociales, l’action se fonde sur une politique de la pitié (11), an-historique. Les humanitaires, en lien constant avec leur organisation centrale, rendent compte aux donateurs qui orientent les actions de développement par l’utilisation de capitaux importants. Ils contribuent au développement d’un monde organisé autour des nouvelles technologies, monde que modélisent déjà les unités d’origine internationale de travail humanitaire que les expatriés mettent en place dans les régions sur lesquelles ils oeuvrent, en transportant avec eux leur matériel, leurs modes de vie, leurs savoirs- faire, leurs

technologies, et leurs idéaux.


(11) Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, chapitre 2.

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