Retour à la liste des articles

Eté2010 - Vol.13. No. 01

Le double repli identitaire des classes populaires

Philippe Plas
Maître de Conférences en sociologie à l'Université Paris-Nord

Résumé :

 

La question de l'intégration et de la construction identitaire des populations immigrées ou issues de l'immigration est ici replacée dans le contexte plus général d'une crise de l'intégration des classes populaires dans la société française. Cette crise est la conséquence des mutations économiques, sociales et culturelles initiées dans les années soixante-dix qui rompent les mécanismes d'intégration par le travail qu'avait progressivement élaborée la société industrielle. Incapables de produire une image de soi positive dans le cadre de cette société en mutation, les classes populaires opèrent une opération de repli identitaire ; vers un passé radieux pour les fractions à l'identité nationale ancienne avec un recours à des valeurs conservatrices et nationalitaires souvent xénophobes. L'émergence du Front national dans la période en constitue un symbole. Pour les populations issues de l'immigration, c'est vers un ailleurs mythique qu'ils se tournent à travers une reconstruction réductrice des cultures d'origines, y compris dans leur dimension religieuse. Dans ce dernier cas on retrouvera également la mobilisation de valeurs très nettement conservatrices.

 

Mots clés : crise de l'intégration, identité, repli identitaire, xénophobie, valeurs

 

 

Abstract :

 

The question of integration and Identities construction of the population's immigrants or resulting from immigration is replaced here in the more generally context of a crisis of the integration of the popular classes in the French society. This crisis is the consequence of the economic, social and cultural changes initiated in the Sixties ten which break the mechanisms of integration by work that had gradually worked out the industrial society. Incompetents to produce an image of oneself positive within the framework of this society in change, the popular classes operate an identity operation of Fold either towards a radiant past for the fraction with the identity old National with a recourse to Nationalist and preserving values, very often xenophobe, whose emergence of the National Front party during the time constitutes a symbol. In case of the population exits of immigration or towards elsewhere mythical through a rebuilding of the cultures of origins, including in their religious dimension. In this last case, one will also find the mobilization of preserving values.

 

Key words : crisis of integration, identity, identity fold, xenophobia, values

 

 

 

Le double repli identitaire des classes populaires

                                                          

 

 

Violences dans les banlieues, montée des votes extrêmes (droite et gauche), déclin du Parti Communiste, désyndicalisation, les signes ne manquent pas qui témoignent du trouble qui frappe les classes populaires depuis la fin des années soixante-dix. Ce trouble se manifeste sous la forme d'une déstabilisation des identités lentement construites au cours du développement de la société industrielle et qui ne trouvent plus leurs repères dans le nouvel ordre social qui émerge dans cette période. Cette remise en cause des identités s'accompagne de phénomènes de quêtes identitaires. Celles-ci vont se caractériser par un rejet marqué du nouvel ordre culturel qui s'installe. Rejet qui va alors substituer à cet ordre en construction un ailleurs mythiques fonctionnant comme le déni d'un présent perçu comme insupportable.

Dans ce contexte la question de l'immigration prends un sens particulièrement aigu. Elle va en effet se trouver au cœur de ces questionnements identitaires.

Depuis le début des années cinquante la France a connu un phénomène massif et continu d'immigration comme le montre le tableau suivant (1) :

 

 

Tableau 1 Population étrangère selon la nationalité

Années

1954

1962

1975

1982

Espagnols

288 923

441 658

497 480

327 156

Portugais

   20 085

   50 010

758 925

767 304

Italiens

507 602

628 956

462 940

340 308

Algériens

211 675

350 484

710 690

805 116

Source : Insee, Résultats des recensements généraux de la population

 

 

Ces quelques chiffres donnent une idée assez précise des flux dans la période. Elle se caractérise par la prééminence de l'immigration européenne et aussi par la place croissante prise par l'immigration algérienne après l'indépendance.

L'arrêt théorique de l'immigration par la Loi du 3 juillet 1974 voulu par V. Giscard d'Estaing, alors Président de la République, ne mettra pas fin au flux migratoire mais il marquera néanmoins un tournant important dans l'évolution de l'immigration. Interrompant l'immigration de main-d'œuvre, il accélérera en fait le regroupement familial et renforcera la stabilisation de l'immigration sur le territoire.

C'est en effet à ce moment que l'immigration d'origine européenne se ralentit et que se produit une diversification dans l'origine des immigrés de plus en plus extra européens. En effet, indépendamment de ce choix politique ce moment va correspondre à une transformation dans l'origine des principaux flux migratoires.

 

Tableau 2 L'immigration extra européenne 

Années

1975

1982

1990

1999

Algériens

710 690

805 116

614 207

475 216

Marocains

260 025

441 308

572 652

506 305

Tunisiens

139 735

190 800

206 336

153 574

Afrique noire

  81 850

157 548

239 947

282 736

Turc

  50 860

122 260

197 712

205 589

Asie

104 565

289 560

424 668

410 293

Source : INSEE, Résultats des recensements généraux de la population

 

 

En même temps que l'immigration algérienne se maintient à un niveau élevé, on assiste à un fort développement d'une immigration en provenance du reste du Maghreb (Tunisie, Maroc) et surtout à l'émergence durable de la Turquie, de l'Afrique sub-saharienne et de l'Asie.

L'immigration reste donc une donnée fondamentale dans la société française. Elle contribue de manière décisive à la configuration des classes populaires.

Cependant notre époque se caractérise par un niveau à la fois élevé et durable de la xénophobie voire du racisme. Soulignons à cet égard que la question de l'immigration apparaît à l'Agenda politique dès le milieu des années soixante-dix et l'adoption de la Loi d'arrêt de l'immigration déjà évoquée. Elle s'est installée, depuis trente ans, comme un thème majeur de la vie politique française, durée tout à fait exceptionnelle.

En effet, cette question se pose de manière récurrente dans notre société (Noiriel, 1988 ; Schor, 1996) mais jamais sur une aussi longue période ni, sans doute, sur le même mode. Certainement, et contrairement à certaines idées reçues encore aujourd'hui, toutes les époques et toutes les immigrations ont connu leur lot de difficultés, de souffrances et de xénophobie (Noiriel, 2007 ; Ponty, 2003) mais il semblerait que cette période se caractérise par l'apparition de phénomènes nouveaux dans les rapports entre les immigrés et les autres membres des classes populaires.

De nombreux travaux ont soulignés l'ampleur des attitudes de rejet à l'égard des étrangers, et rejet que l'on pourrait qualifier d'incompatibilité identitaire « parce que c'est eux, parce que c'est nous ».

La montée relativement brutale du vote Front national dans les années quatre-vingt peut être considérée comme le symptôme le plus voyant de ce phénomène.

De manière symétrique on assiste à un mécanisme de mise à distance de la société française dans certaines fractions de la population immigrée, notamment chez les jeunes. L'émergence de phénomènes communautaristes où le recours à l'Islam qu'on observe alors fonctionne comme revendication identitaire dans la mise à distance à l'identité française. Cette situation marque une crispation des rapports entre fractions des classes populaires. Un affichage marqué des différences identitaires permet de s'affirmer et de se distinguer dans le refus de l'Autre.

Rien ne semble alors susceptible d'établir des ponts sur un fossé qui va grandissant.

C'est ainsi que se creuse progressivement un déficit évident d'intégration par rupture du lien entre ces fractions des classes populaires.

Ces mécanismes de mise à distance réciproques constituent en fait la réponse sociale que donnent les classes populaires à un moment très particulier de l'évolution du monde occidental.

 

 

L'Émergence de la sociÉtÉ industrielle est une rupture culturelle

 

Les années soixante-dix en France marquent incontestablement la fin d'un cycle long installé pour l'essentiel au XIXe siècle, celui de la société industrielle. Cela ne signifie d'ailleurs pas qu'au niveau mondial l'industrie n'ait pas encore de beaux jours devant elle. Les pays émergents, Chine en tête, fournissent la preuve du contraire tous les jours. Cependant, s'agissant de l'Occident, plus personne ne pense désormais que le développement passera par l'accroissement de sa main-d'œuvre industrielle. Pour l'essentiel, depuis 25 ans, les politiques publiques se bornent à ralentir le déclin industriel et à en limiter, si possible, les effets sociaux les plus manifestes.

C'est un fait incontournable : le développement industriel n'est plus désormais au cœur de l'évolution de nos sociétés. Il s'agit là d'un événement majeur qui va affecter durablement et profondément le fonctionnement de nos sociétés.

Il ne s'agit pas seulement du passage d'un type de production à un autre. C'est une forme d'organisation économique, sociale et culturelle qui se trouve remise en cause.

Cette forme s'était progressivement installée avec l'avènement de la Société industrielle. Celle-ci, tout en bouleversant l'ordre économique et social, va également reconfigurer en profondeur l'univers culturel de notre société.

 

Bien sûr, et cela a été abondamment souligné, l'installation au cœur de la scène économique et sociale de deux groupes sociaux, marginaux dans "le Mode de Production" (3) précédent, la bourgeoisie et la classe ouvrière constitue un élément majeur. Ces deux classes instituent un rapport social nouveau appelé à devenir dominant, le salariat qui regroupe aujourd'hui environ 80 % de la population active (Castel, 1995).

De Marx à Touraine nombreux sont ceux qui ont montré le rôle structurant du rapport conflictuel entre ces deux classes dans l'organisation et la dynamique sociale de ces sociétés (Touraine, 1973 ; 1984). Les ouvriers atteindront pratiquement 40 % de la population active au début des années soixantedix avant de commencer à décliner assez rapidement ensuite. L'importance de ce phénomène ne doit pas, pour autant occulter la dimension culturelle. Or, sans doute influencé par l'approche marxiste, on a souvent privilégié la dimension économique et sociale de la Révolution Industrielle.

Pourtant la Révolution Culturelle qui l'accompagne est certainement tout aussi fondamentale.

Elle entraîne en effet un bouleversement radical du corpus des principales valeurs. A la première place de ce changement se situe le travail. Celui-ci, auparavant, n'avait jamais été véritablement considéré comme une valeur, déconsidéré aussi bien par la tradition judéo-chrétienne que par la tradition gréco-latine.

A cet égard, l'organisation sociale d'Ancien régime se conformait comme le montre Georges Duby (1979) au schéma tripartite analysé par G. Dumézil (1995) dans lequel "ceux qui travaillent" sont ravalés au rang de sans nom, Tiers Etat, ni noble ni clerc : le reste. Ceux qu'on ne voit ni ne nomme : les gueux.

En revanche, de la Réforme à A. Smith, Hegel et Marx la pensée de la Renaissance, des Lumières et du Socialisme n'auront de cesse de placer le Travail au premier plan des Valeurs, au point d'en faire ce qui constitue le fondement de l'humanité dans l'homme ! (Gorz, 1988 ; Méda, 1995).

De fait, et c'est pertinent pour notre objet, le travail va rapidement devenir un des vecteurs principaux de l'identité des individus.

IL va se substituer au nom dans une société où la généralisation de la mobilité géographique le rend de plus en plus inopérant comme signe de Reconnaissance. Un vecteur d'identité doit, en effet, sous forme brève dans la présentation de soi, permettre de situer très rapidement son interlocuteur. Dans les sociétés traditionnelles, le nom joue ce rôle dans un système où l'interconnaissance familiale est généralisée. Dans la société industrielle, cela cesse de fonctionner à l'exception des "grande familles" ou de "l'espace de la noblesse" (Saint-Martin, 1993 et Pinçon 2000) univers où un "Grand Nom" continue d'ouvrir bien des portes. Nul n'a si bien montré ces subtiles hiérarchies du nom aristocratique que M. Proust analysant les Salons de la Belle Epoque

Mais dans la Ville anonyme (Simmel, 1989), dans les faubourgs ouvriers, le nom ne fonctionne plus comme signe de reconnaissance et c'est le travail qui devient le principal vecteur de l'identité dans la présentation de soi : maçon, charpentier, mineur, décolleteur, ajusteur, ouvrier P1, P2, OS etc. seront les indicateurs d'identité que les individus vont apprendre à manier.

 

Autre valeur à se trouver redéfini : le Temps.

Le travail industriel introduit un nouveau rapport au temps : temps contraint de l'horloge et de la fabrique et non plus le temps flottant du soleil, des saisons et de l'Angélus (Attali, 1983). "Time is money" écrivait B. Franklin chantre de l'idéologie libérale. Le temps devient alors un facteur de production à maximiser comme les autres.

 

Dans le même temps, vont progressivement se former et se structurer les "valeurs républicaines" en se détachant du modèle religieux qui fournissait le référent central de nos sociétés. Ce phénomène a été magistralement analysé dans les travaux de M. Gauchet (1985 ; 2007).

C'est sur la base de ce nouveau référent culturel que vont se construire progressivement les identités individuelles et collectives à partir de la fin du XIXe siècle.

La troisième République, reprenant Michelet (1846), va puissamment contribuer à l'intégration nationale en définissant les grands référents symboliques d'une mythologie nationale, en les transmettant par le canal de l'école obligatoire assisté par les "hussards noirs de la République" : les instituteurs (Citron, 1989).

Elle va, à partir de cet ensemble culturellement très hétérogène qu'est encore la France, produire l'Unité de la Nation.

L'apprentissage de la langue sera fondamental. En 1870 une grande partie de la population ne parle pas Français mais divers dialectes ou patois (E. Weber, 1983). L'Histoire et la Géographie seront aussi abondamment mises à contribution dans ce processus de construction mythologique et d'intégration (Lacoste, 1976).

 

Dans ce contexte l'identité citoyenne se construit dans un dialogue singulier entre l'individu et la Nation.

Le processus de production de l'Identité nationale s'est imposé en réduisant les particularismes culturels locaux, en ne reconnaissant pas de niveaux intermédiaires entre les individus et la nation, ni classes ni régions.

C'est aussi dans ce contexte que s'est mis en place le processus d'intégration des immigrés.

Il se construira lui aussi sur ce même modèle de l'intégration individuelle qui ne reconnait pas les appartenances communautaires. Pas plus que la Nation ne reconnait des Français-Corses ou des Français-Bretons, elle ne reconnait des Italiens-Français ou des Algériens-Français : l'appartenance nationale efface toute autre référentiel identitaire.

 

Ce modèle fonctionne pour tous les individus, y compris pour les classes populaires. La guerre de 14-18 a parfaitement démontré à quel point l'Unité nationale était réalisée, aussi bien en France qu'en Allemagne. Les tendances internationalistes du mouvement ouvrier, hostiles à la guerre se sont heurtées au nationalisme des classes ouvrières et n'ont rencontrés pratiquement aucun écho.   

 

Néanmoins pour les classes populaires, d'autres mécanismes de construction identitaire vont s'articuler à cette intégration citoyenne.

Nous avons déjà évoqué le rôle joué par le travail dans la présentation de soi et donc dans les représentations identitaires des individus. Le travail, ou plus précisément la place dans les rapports sociaux de travail, va également fonctionner comme producteur d'identité collective, comme mécanisme constructeur d'une représentation positive de soi dans la société et dans son devenir. Sur ce point les grandes analyses menées depuis les années cinquante par A. Touraine restent tout à fait pertinentes (Touraine, 1955 ; 1966 et 1973).

La classe ouvrière va se construire sur la base d'un consensus fort très largement partagé dès la fin du XIXe siècle : la foi dans la Société Industrielle dont le développement conditionne le progrès et constitue l'avenir de l'humanité. Lénine dira : « la Révolution c'est l'électrification, [c'est-à-dire l'industrialisation], plus les soviets ».

Le Mouvement Ouvrier se construira largement sur ce credo. Sa particularité sera de considérer que l'acteur principal du processus d'industrialisation c'est la classe ouvrière, l'ouvrier.

 

De ce postulat se développera un principe d'identité positif : en somme l'ouvrier est la figure centrale du monde moderne et il porte en lui l'avenir et le progrès de ce monde.

Ce postulat sera d'ailleurs au principe des luttes sociales de la société industrielle. C'est au nom de ce rôle central dans la société qu'il pourra revendiquer un meilleur traitement, voire la direction même de cette société. La non reconnaissance de ces revendications légitimes, puisqu'il reste en bas de l'échelle sociale, sera au principe de ce que Touraine appelle un « principe d'opposition » puisque la classe ouvrière en fera porter la responsabilité à un groupe social concurrent, les "gros", les patrons, la bourgeoisie !

La classe ouvrière se trouve donc parfaitement intégrée à la société politiquement en tant que Citoyens adhérant aux valeurs de la Nation et socialement en tant qu'acteur principal du développement industriel.

 

Ce double mécanisme de production identitaire va également fonctionner dans le processus d'intégration des différentes vagues d'immigration. En 1982, le principal syndicat ouvrier français, la CGT sera dirigée par un ancien immigré polonais Henri Krasucki et c'est un immigré marocain qui dirigera cette même organisation au cœur de la "forteresse ouvrière" Renault. Plus généralement le Mouvement Ouvrier jouera un rôle important de passerelle dans l'intégration de générations d'immigrés (Tripier, 1990 ; Galissot et al., 1994).

Cette intégration prendra également cette double forme d'intégration citoyenne et d'intégration sociale. Valeurs Républicaines et Conscience Ouvrière fonctionnent pleinement dans la société industrielle comme vecteur des constructions identitaires et de l'intégration individuelle et collective.

 

 

Déstabilisation des identitÉs populaires et nouvelles quÊtes identitaires

 

Cette construction lentement élaborée pendant 150 ans de Révolution industrielle va progressivement cesser de fonctionner à partir des années soixante-dix. La profonde mutation que va connaître alors la société française va gripper les mécanismes d'intégration des classes populaires dans leur ensemble, y compris donc leur composante immigrée.

De la même manière que la Société Industrielle n'était pas simplement un phénomène technico-économique mais également, comme nous l'avons vu, une véritable Révolution Culturelle, la rupture qui s'opère dans les années soixante-dix va entraîner une série de profondes transformations culturelles.

La Conscience Ouvrière au sens de Touraine va cesser de fonctionner comme modèle unificateur et positif des classes populaires. L'Identité ouvrière peut de moins en moins être revendiquée comme fière et, en conséquence, le travail ne pourra plus être appréhendé comme le vecteur principal de construction de l'identité dans les classes populaires.

 

Cette rupture va s'opérer sur deux plans.

Tout d'abord au niveau du discours dominant s'installe une vulgate de l'âge post industriel qu'on retrouve du rapport Nora Minc dès 1977 jusqu'au rapport Attali en 2007 dont les maîtres mots seront : connaissances, nouvelles technologie, communication et internet.

Dans ce contexte, la production et les producteurs semblent renvoyés aux "poubelles de l'histoire" : ce n'est plus par le développement de la main-d'œuvre que passent la croissance et l'évolution des pays modernes.

Ce discours s'accompagne d'une réalité très prégnante. Tout d'abord, symboliquement, tous les secteurs qui avaient contribué au démarrage de la révolution industrielle entrent dans une crise profonde qui se soldera par une réduction drastique des effectifs : la sidérurgie, le textile inaugurent la longue litanie des délocalisations.

Ce phénomène aura des conséquences fondamentales sur le Mouvement Ouvrier et sa stratégie. Il va cesser d'être offensif.

Pour l'essentiel, toutes les luttes sociales qui se déploieront après le milieu des années soixante-dix seront des luttes défensives. Les classes populaires vont perdre l'espoir d'une amélioration notable de leur statut. Elles cherchent à préserver des avantages acquis. Les mots d'ordre deviennent négatifs : « non aux licenciements », « non à la fermeture de l'usine », « non aux délocalisations », etc. Puis « non à la réforme des retraites » ou à la réforme du système de santé.

Ce renversement stratégique radical se solde d'ailleurs, la plupart du temps, par des échecs. Il manifeste sans ambigüité la fin d'un monde, d'un univers. Il redessine l'avenir sous un mode négatif : le temps de la classe ouvrière est passé, le prolétaire est un "has been", c'est le cinéma en noir et blanc de Carné ou Renoir, Gabin et la Belle équipe. Les intellectuels ne se préoccupent plus de "désespérer Billancourt" ou non et le "prolo" post-industriel c'est Coluche-Lambert le pompiste désespéré et sans avenir de Tchao Pantin, et les Punks, ces prolos anglais, chantent "no future".

 

D'un point de vu plus conceptuel c'est l'articulation Principe d'Identité/Principe de Totalité qui ne peut plus se projeter dans le positif : si l'avenir du monde n'est plus la Société Industrielle, l'acteur par excellence de la société industrielle, la classe ouvrière, ne peut plus se considérer comme porteur d'avenir.

Et l'univers du monde populaire, celui des "gens de peu" (Sansot, 1992) s'efface dans nos mémoires sépia. Y compris pour la jeunesse populaire qui ne s'identifie pas culturellement à cet univers (Baudelot, Mauger, 1994).

Dès les années quatre-vingt, les jeunes de la Galère (Dubet, 1987) qui vivent dans les "quartiers d'exil" "ne se reconnaissent nullement dans les discours du mouvement ouvrier" (Dubet , Lapeyronnie, 1992).

La société post-industrielle désorganise complètement le mécanisme de construction des classes populaires ainsi que l'ensemble des processus qui contribuaient à leur intégration dans l'ensemble social.

On assiste alors au sens propre comme symbolique à l'émergence d'une logique d'exclusion (Touraine 1991).

Les classes populaires ne sont plus dans le courant central de la société : elles déclinent physiquement et symboliquement.

Dès lors les classes populaires, les jeunes en particulier, ne parviennent plus à s'inscrire dans le nouvel ordre social et culturel en construction.

A l'évidence, les Valeurs dominantes sont de moins en moins celles de la société industrielle. D'ailleurs celles-ci plus généralement sont en crises ou pour le moins en recomposition. Les classes populaires vont devoir chercher ailleurs que dans les rapports de travail des supports positifs à leur construction identitaire. Mais l'univers du travail conférait une unité aux mécanismes de construction identitaire, de plus ceux-ci se trouvaient au cœur même de la dynamique du développement sociétal.

La diversification de la quête identitaire rompt l'unité des classes populaires et leur dynamique d'intégration collective.

 

Pour les populations immigrés et leurs enfants, cette rupture du processus d'identification des classes populaires va avoir également des conséquences radicales.

Objectivement, leur appartenance aux fractions les moins qualifiées des classes populaires les expose, plus rapidement et plus profondément, à l'exclusion consécutive au passage à la société post-industrielle.

Les immigrés vont donc devoir aussi chercher ailleurs les modalités de construction de leur identité. Cependant, et nous y reviendrons, leur situation présente des spécificités. Ce mouvement de recomposition identitaire, les immigrés vont devoir l'effectuer en interaction avec les autres fractions des classes populaires et avec la société française dans son ensemble. En effet, l'ensemble des classes populaires, immigrées ou non, vont se trouver confronter à une nécessaire reconstruction identitaire. Celle-ci va alors prendre la forme d'un double repli identitaire dans la recherche d'un nouvel Age d'Or mythique.

 

Bien sur, le Mouvement ouvrier s'inscrivait aussi dans la quête d'un Age d'Or mais celui-ci se voulait Universel et inscrit dans un futur plus ou moins proche. Avec la fin de la société industrielle, cette eschatologie laïque s'est effondrée, alors il faut la remplacer. Mais, cette fois, dans une perspective qui n'est plus universaliste. La nouvelle recherche identitaire des classes populaires va produire une profonde fracture entre les immigrés et les autres (qui peuvent d'ailleurs être des immigrés à peine plus anciens que ceux que l'on va stigmatiser).

Le double repli identitaire qui se met en place amplifie les antagonismes. Ces deux formes de repli traduisent une forme de rejet du nouvel ordre social et culturel dans lequel ces catégories d'individus ne trouvent plus de place, mais ce rejet va prendre des formes divergentes selon qu'il s'agira d'immigrés ou non.

Le mécanisme de l'Age d'or constitue une forme de décalage spatio-temporel.

Dans tous les cas le bonheur est ailleurs, dans le temps, plus tard ou au début des temps par exemple ; dans l'espace, dans un autre pays ou au … ciel. Pour les fractions non-immigrées des classes populaires, l'Age d'Or c'était avant, au temps de la chaleur de la culture et de la Solidarité ouvrière. Avant le cataclysme des années soixante-dix.

Combien de fois n'ai-je pas entendu : « on n'était pas riche » variante « on avait rien » variante « on n'avait pas tout ça (électroménager, mobile) »… « mais on était heureux » !

Bien sûr la présentation de ce passé radieux aujourd'hui disparu est une pure construction mythique. Oublié les souffrances, les larmes, les difficultés du quotidien ! Ne reste que les joies du Dimanche en famille et l'apéro avec les copains. Seuls les éléments positifs du passé sont ainsi valorisés et mis en scène. Donc le monde d'avant était meilleur mais aussi bien entendu le cadre référentiel qui l'organisait, à partir duquel se construisait aussi les identités positives ; d'où la mobilisation des valeurs d'autorité, de respect et un machisme affiché dans lequel les différences de genre sont affichées, revendiquées et hiérarchisées (Lepoutre, 1997 ; Renault, 2007).

Dans cette logique, l'appartenance nationale et le nationalisme se trouvent également mobilisés : les Nations comme les genres sont différenciés et hiérarchisés d'où le renforcement du racisme et de la xénophobie.

La revendication d'appartenance Nationale vaut comme revendication d'une identité forte et positive : « je suis français moi monsieur »… cette affirmation fonctionne comme manifestation de l'identité supérieure du locuteur qui l'exprime. Elle lui permet, même en situation d'extrême détresse sociale, SDF par exemple, de préserver un minimum d'estime de soi. Cette dynamique va se retrouver dans les urnes à partir des années quatre-vingt. Une partie très significative de l'électorat populaire va se retrouver dans le discours réactionnaire (au sens strict du terme) et xénophobe du Front national et de son leader.

Par ailleurs, s'agissant des immigrés, on va observer l'émergence d'un mouvement symétrique et profondément de même nature. Pour cette fraction immigrée des classes populaires, le passage à la société post-industrielle est plus dramatique encore. Bien évidemment, elle rencontre les mêmes problèmes que l'ensemble des classes populaires, mais ceux-ci sont aggravés par le fait qu'elle occupe plutôt des emplois moins qualifiés.

Elle sera, en conséquence encore plus touchée par les délocalisations que les autres ; mais de plus, la dimension immigrée va se traduire par des modalités particulières de déstabilisation identitaire.

En effet, aux difficultés objectives d'intégration dans le nouvel ordre culturel et social vont s'ajouter les attitudes de rejet marqué de la part de la société française. Autrement dit, non seulement pour des raisons que nous avons vues, et à travers des mécanismes objectifs, l'intégration de ces immigrés se trouve bloquée mais ils doivent en plus subir l'attitude hostile de la société française.

Cette hostilité est d'autant plus ressentie comme violente qu'elle survient justement à un moment où l'intégration devenant difficile cela peut être perçu comme un choix délibéré des "Français" un manque de respect, une agression identitaire, d’où l'exacerbation des tensions.

Contrairement aux autres, pour les immigrés, l'Age d'Or ne pourra pas être recherché dans le passé. Il le sera dans un Ailleurs identitaire construit à partir de matériaux empruntés aux sociétés d'origine.

Le critère national se trouvera là aussi mobilisé. Ne pouvant pas être véritablement français, les portes de l'intégration se fermant, l'hostilité environnante étant manifeste, on revendiquera une appartenance à la nationalité d'origine : Algérien, Malien ou Turc.

 

Comme par ailleurs, dans leur grande majorité, ces immigrations sont plutôt d'obédience musulmane, l'Islam va se trouver également mobilisé comme référentiel identitaire.

Cette construction ne correspond pas à une pure et simple adhésion à la culture ou à la religion d'origine mais à une construction originale manipulant ces matériaux ; autrement dit, il s'agit d'un modèle culturel sans véritable référent concret.

L'enquête menée en 2005 par Brouard et Tiberj sur les jeunes maghrébins montre très clairement la corrélation entre proximité affichée avec le pays d'origine et attachement religieux. Ce phénomène particulièrement marqué chez les 18-24 ans traduit un processus de quête identitaire à partir d'une vision particulière de la culture d'origine là aussi souvent ramenée à ses éléments les plus conservateurs.

On peut véritablement parler de repli identitaire dans la mesure où cette recherche d'identité correspond d'abord à un mouvement de renoncement. Elle est une réaction à l'impossibilité de construire une identité satisfaisante à partir d'éléments issus de la société environnante. Impossibilité dont ces individus ne sont pas responsables. Ils sont victimes d'une part des dysfonctionnements des capacités intégratives de la société post-industrielle et des réactions qu'elle suscite dans les fractions de la société française elle-même en panne d'intégration.

Comme le remarque, en effet, à juste titre D. Schnapper :

 

« Toute analyse du processus d'intégration des populations particulières doit s'inscrire dans la réflexion […] sur les modes de l'intégration dans les sociétés démocratiques » (Schnapper, 2007, p.128).

 

C'est la faiblesse de la capacité intégrative de la société française contemporaine, s'agissant des classes populaires, qui contraint les immigrés à cette démarche de repli identitaire.

C'est encore D. Schnapper qui souligne le fait que :

 

« La société moderne est fondée sur la double valeur de l'individu citoyen et du producteur » [Schnapper, 2007, p.132).

 

Ces deux phénomènes contribuent à l'élaboration de configurations identitaires particulières.

Nous avons insisté dans cet article sur la déstabilisation du statut de producteur des classes populaires en général et des immigrés en particulier qui, au final, déstabilise donc le mécanisme intégrateur dans son ensemble.

Ce double repli identitaire des classes populaires, immigrées ou non, interroge la société Française sur ses capacités à s'engager dans une dynamique de Refondation du "Contrat social", de telle sorte que chacun puisse retrouver une place légitime dans la cohérence nationale.

 

Pour conclure on pourrait remarquer que ces phénomènes, observés à l'échelle nationale, trouve sans doute des répliques à plus grande échelle. Il est, en effet, aussi possible d'observer une tension de nature culturelle et identitaire entre un modèle "occidental" qui tend à étendre son emprise sur le monde et un modèle, de plus en plus dominé, qui adopte aussi des formes évidentes de fermetures identitaire jusqu'à l'extrême violence. En ce sens, les contacts entre peuple de l'espace méditerranéen sont sans doute essentiels pour éviter que la fracture ne s'aggrave au péril de tous.

 

 

Références bibliographiques

Attali Jacques. Histoire du Temps, Paris, Livre de Poche 1983

Baudelot Christian, Mauger Gérard. Jeunesse populaires, les générations en crise, Paris, L'Harmattan, 1994

Brouard Sylvain et Tiberj Vincent. Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d'origine maghrébine, africaine et turque, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

Castel Robert. La Métamorphose de la question sociale, Paris, Arthème Fayard, 1995.

Citron Suzanne. Le Mythe national. L'histoire de France en question. Paris, Editions Ouvrières, 1989.

Dubet François. La galère, jeunes en survie. Paris, Fayard, 1987.

Dubet François, Lapeyronnie Didier, Les quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992.

Duby Georges. Les trois Ordres et l'imaginaire du féodalisme. Paris, Gallimard, 1998.

Dumézil, Georges. Mythes et épopées, Paris, Gallimard 1968.

Galissot René, Boumaza Nadir, Clément Ghislaine. Ces migrants qui font le prolétariat. Paris, Méridiens Klincksieck, 1994.

Gauchet Marcel. La révolution moderne, Paris, Gallimard, 2007.

Gauchet Marcel. Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

Gaudemar de Jean Paul. La mobilisation Générale. Paris Le Champ Urbain, 1979.

Gaudemar de Jean Paul. L'ordre et la production : naissance de la discipline d'usine. Paris, Dunod, 1982.

Gorz André. Métamorphoses du travail, quête du sens. Paris, Galilée, 1988.

Lacoste Yves. La géographie ça sert d'abord à faire la guerre, Paris, Maspero, 1976.

Lepoutre David. Cœur de banlieue. Codes, rites et langages. Paris, Odile Jacob.1997.

Méda Dominique. Le travail, une valeur en voie de disparition. Paris, Aubier, 1995.

Michelet, Jules. Le Peuple, Paris, 1846, Garnier Flammarion.

Noiriel Gérard. Le creuset français. Paris Seuil 1988.

Noiriel Gérard. Immigration, antisémitisme et racisme en France. Paris, Fayard.2007.

Pinçon M. et Pinçon-Charlot M. Sociologie de la bourgeoisie, Paris, Collection "Repères", la Découverte, 2000.

Ponty Janine. L'immigration dans les textes, France 1789-2002. Paris, Belin, 2003.

Renault Emmanuel. "Le discours du respect", dans Alain Caillé (dir.), La quête de reconnaissance. Paris, La Découverte 2007.

Saint Martin de Monique. L'espace de la noblesse. Paris, Métailié, 1993.

Sansot Pierre. Les gens de peu. Presses Universitaires de France, 1992.

Schnapper Dominique. Qu'est ce que l'intégration ? Paris, Gallimard, 2007.

Schor Ralph. Histoire de l'immigration en France de la fin du XIXème siècle à nos jours. Paris Armand Colin, 1996.

Simmel Georg. Philosophie de la modernité. Paris, Payot, 1989.

Touraine Alain. L’évolution du travail aux usines Renault, Paris, Seuil, 1955.

Touraine Alain. La conscience ouvrière, Paris, Seuil, 1966.

Touraine Alain. Production de la société. Paris, Seuil 1973.

Touraine Alain. Le retour de l'acteur. Paris, Fayard, 1984.

Touraine Alain. "Face à l'exclusion". Esprit, Février 1991, la France des banlieues

Tripier, Maryse. L'immigration dans la classe ouvrière en France. Paris, l'Harmattan, 1990.

Weber Eugen. La fin des terroirs. La modernisation de la France rurale (1870-1914). Paris, Fayard, 1983.