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Hiver2006 - Vol.08. No. 01

Production des idées scientifiques et diffusion des croyances: analyse d'un discours sur la répartition des richesses

Julien Gargani
DEA Géodynamique et physique de la terre à l’ENS-Paris 11 - DEA d'histoire et philosophie des sciences à Paris 1. Julien Gargani est actuellement Attaché temporaire de recherche à l’Université du Maine, après avoir été Attaché de recherche à l’Ecole nationale supérieure des Mines de Paris.

 

 

   Résumé  La théorie économique est l’enjeu de luttes pour la transformation des représentations. A travers l’étude d’un cas concret, nous avons analysé la production d’un modèle économique et sa diffusion. Pour être recevable dans le champ économique, les énoncés doivent être conforme aux critères de sélectivité notamment par l’usage du formalisme mathématique. Celui-ci n’assure en rien la validité de la théorie, mais il contribue à construire le monde qu’il n’est censé que décrire. La transformation des représentations s’opère à la fois par un « effet d’autorité » exercé à travers le message émis par un locuteur compétent (capacité à produire un énoncé complexe) et par un glissement des énoncés qui permet de délivrer un message simple et efficace (qui n’était pas explicitement inclus dans le message complexe), que seul le producteur d’énoncés complexes est autorisé à émettre, ou bien un producteur indirect au nom du producteur direct. L’assimilation des croyances produites n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle s’opère avec le consentement des « victimes », provoqué par l’inculcation lente et répétitive d’un climat d’idées propice à la réception des idées produites. Mots clés économie, croyances, production, diffusion, efficacité.  

Une des spécificités du discours économique c’est qu’il peut être à la fois un discours sur l’état du monde et un discours normatif sur comment le monde doit être. De ce fait, le discours économique est l’enjeu de luttes à l’intérieur comme à l’extérieur des sciences économiques. À l’extérieur, dans l’agora politique, pour ne pas laisser aux seuls experts le monopole du discours sur des sujets qui sont directement liés à un moyen d’action sur le monde, à la création d’un mode de vie et de représentation du monde (concurrence de tous contre tous, société de consommation, temps de travail, répartition des richesses, prestations sociales...). À l’intérieur, dans le champ des sciences économiques, les luttes sont menées pour imposer une forme de raisonnement et des idées. Dans le champ des sciences économiques, cela revient à se positionner dans la hiérarchie scientifique par le jeu des interrelations entre les acteurs des sciences économiques. L’adhésion ou l’opposition à un courant de pensée, les critiques, les « dépassements » des théories précédentes constituent des procédés qui permettent de s’insérer dans le jeu, d’y participer, d’y occuper une place d’honneur ou une place subalterne. Cependant il apparaît difficile de considérer le discours sur l’économie comme un lieu totalement autonome où les idées résulteraient uniquement du jeu des critiques et des corrections entre un nombre réduit d’acteurs. Pour autant, la conception holiste qui consiste à dire que tout est lié à tout ne permet pas, elle non plus, de tout résoudre. Il est alors judicieux de discriminer entre les liens, ceux qui sont prépondérant des autres, sans pour autant nier ni négliger l’existence de ces derniers. On évite ainsi de dire que tous les liens sont équivalents, mais aussi de postuler une autonomie des économistes vis-à-vis de la « société civile » qui manifestement n’existe pas. Comment les théories (économiques), les idées scientifiques, acquièrent-elles une légitimité? Comment réussissent-elles à s’imposer à la communauté et au-delà, c’est-à-dire à transformer les représentations que se font les gens du monde?

 

Pour essayer de mieux comprendre le mode de production des idées en économie et leur diffusion, nous allons analyser un article scientifique sur la « répartition des richesses » et sa diffusion (après transformation) dans des journaux ouverts à un public plus large. Nous allons suivre la trace et l’évolution des inscriptions, des énoncés à travers les différents supports. Nous allons également analyser comment chaque support de diffusion, à travers les techniques discursives utilisées maximalise l’efficacité de la diffusion du discours.

 

1. Analyse d’une production scientifique

  1.1 Analyse des producteurs directs et indirects d’idées 

Pour décrire le processus de fabrication d’un énoncé et la force de persuasion de celui-ci, il est nécessaire de connaître le statut du locuteur, afin de pouvoir décider si l’énoncé produit est un énoncé « heureux », c’est-à-dire un énoncé qui est perçu comme étant émis par la bonne personne au bon endroit au bon moment, mais également comme un énoncé transmis suivant les bons codes, donc avec la forme et le fond adéquats, pour son acceptation et son accueil favorable.

 

Nous allons donc dans un premier temps nous attacher à décrire les producteurs directs (les auteurs qui signent le papier) et indirects (les institutions qui légitimisent le statut du locuteur à être producteur ou qui re-produisent le message) du message.

 

Les producteurs directs sont J-P Bouchaud et M. Mézard. Ils ont écrit leur article dans une revue de physique spécialisée Physica A (2000). Les comptes-rendus traitant de cet article ont été publiés dans la revue New Scientist (19 août 2000) qui est une revue de vulgarisation scientifique anglo-saxonne, puis dans le journal quotidien Le Monde du 1er septembre 2000 et également dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur (12-18 octobre 2000).

 

Les nommer ne vise pas à les dénoncer, à les démasquer ou à révéler une quelconque imposture, mais à mieux comprendre la genèse et les raisons de l’importante diffusion de ces idées.

 

Jean-Philippe Bouchaud, au moment où il écrit cet article, travaille au service de physique de l’état condensé du CEA de Saclay et Marc Mézard au laboratoire de physique théorique de l’Ecole normale supérieure (ENS). Les producteurs indirects sont donc le CEA, l’Ecole normale supérieure, mais aussi le CNRS puisque le laboratoire de physique théorique où travaille Marc Mésard, comme le précise l’en-tête de l’article publié dans la revue Physica A, est une unité mixte du CNRS et de l’ENS. Leur statut de physicien est souligné dans les publications du Monde et du Nouvel Observateur.

 

Ce sont donc « a priori » deux chercheurs travaillant dans des disciplines dont la respectabilité scientifique n’est pas à démontrer, parce qu’acceptée comme telle par la communauté scientifique. En effet, les physiciens, surtout lorsqu’ils sont théoriciens bénéficient d’un a priori positif de la part de la plupart des autres membres de la communauté scientifique. De plus, ils bénéficient d’un a priori positif dans le monde non-scientifique parce que le respect de leur discipline a été scolairement inculqué à une grande partie des gens et se trouve renforcé par la large diffusion de certaines problématiques scientifiques et la promotion faite par les entreprises à l’égard des innovations technico-industrielles dans les médias.

 

Les institutions citées précédemment sont reconnues sur le plan national et international comme productrices de savoir faire. Elles participent activement au jeu scientifique et ont tout intérêt à ce que leurs membres produisent puisque, par cette production, l’institution acquerra la notoriété qui participe à la fondation de l’institution et à sa consolidation. Pour le producteur, la production d’articles est même une obligation pour accéder à ces institutions et y évoluer.

 

Ces institutions légitimisent les producteurs parce qu’elles ont reçu le pouvoir d’instituer par les autres institutions (reconnaissance mutuelle) et par les membres de ces institutions (les individus cooptés sont également ceux qui contribuent à légitimer l’institution qui les légitimise en les instituant) par le simple fait de les avoir coopter ou de rendre possible leur parole.

 

A ces producteurs indirects, il faut ajouter les revues qui ont servies à la diffusion efficace du message, ainsi que l’entreprise privée pour laquelle J-P. Bouchaud travaille, et sous l’étiquette de laquelle il signe cet article, conjointement avec son étiquette de chercheur au service de physique de l’état condensé. Sous ces deux étiquettes conjointes, il a signé d’autres articles traitant des marchés financiers dans des revues spécialisées en physique (Financial markets as adaptative systems 1998; A Langevin approach to stock market fluctuations and crashes 1998; Are financial crashes predictable? 1999). Cette double étiquette de physicien-chercheur et d’économiste-entrepreneur n’est pas sans importance. Elle permet au second (l’économiste-entrepreneur) de jouir de la respectabilité du premier, de se faire connaître et reconnaître. Cela permet la diffusion d’un travail sur les marchés financiers dans des revues scientifiques reconnues et donc la légitimation des compétences à produire un discours sur les marchés financiers. En ce sens, l’entreprise Science & Finance n’est pas étrangère à la production de cet article. Elle constitue donc, elle aussi, un producteur indirect du message.

 

La revue Physica A, en accueillant l’article dans ses colonnes, permet la possibilité de la reconnaissance par les pairs, mais constitue déjà une sélection qui équivaut à une élection des compétences scientifiques des producteurs, par la seule acceptation.

Les comptes-rendus sur cet article ont contribué à faire la notoriété de cet article et de ses idées et sont, de ce fait, eux-mêmes des producteurs indirects de ces idées. Les comptes rendus sont des produits transformés, des produits dérivés, issus de cet article. De même, cette note, que moi-même j’écris, contribue à la re-production des idées des deux auteurs, même sans y adhérer et en y marquant la distance de l’analyse, par le seul fait de perpétuer le débat. Seule l’indifférence totale au débat peut tuer le débat, mais au prix de l’avilissement, de l’absence de point de vue qui ne garantit pas la neutralité, mais qui débouche souvent sur l’acceptation passive de tous les discours dominants et le laisser faire.

 

Comment expliquer la large diffusion de cet article, alors que la plupart des articles scientifiques restent très confidentiels?

 1.2. La forme des productions et le mode de production des énoncés 

Pour qu’un énoncé soit recevable par une revue scientifique, il faut qu’il soit réalisé suivant certaines techniques. Ainsi dans la plupart des revues scientifiques, il est demandé explicitement de produire des énoncés en anglais avec un titre, le nom et l’adresse institutionnelle des auteurs, un résumé, des mots clés et une liste de références bibliographiques. Bien entendu, cela ne suffit pas. Une condition souvent explicite, mais floue, stipule que le manuscrit soumis doit avoir un « intérêt scientifique ». Comment produire un manuscrit qui ait un intérêt scientifique? Comment fabriquer un énoncé « heureux »? Nous allons analyser ici, ce qui permet dans l’article sur la condensation des richesses de produire des énoncés recevables, acceptables par la communauté scientifique.

 1.2.1. Le formalisme mathématique en économie: un positionnement stratégique dans la hiérarchie de la discipline et les bénéfices du prestige 

Dans le cas de l’article « Condensation de la richesse dans un modèle économique simple » (2000), les auteurs utilisent des équations, des opérateurs mathématiques, des fonctions, des symboles, c’est-à-dire les outils classiques du formalisme mathématique. Cet usage n’est pas novateur puisqu’en économie, comme en physique (discipline dont sont issus les deux auteurs), cette pratique est très répandue. On trouve également quelques courbes, issues des solutions numériques des équations, ainsi qu’une petite discussion sur la quantification « avec les mains » des paramètres, usuelle chez les physiciens. Il n’y a donc rien de choquant, d’un point de vue méthodologique, à cet usage : l’usage définissant la norme bien souvent. La contribution personnelle des auteurs, élément de démarcation donc de prise de position stratégique, est d’appliquer ces outils à un sujet économique objet de débat (la distribution des richesses) et de proposer des réponses.

 

Mais l’usage du formalisme mathématique n’est pas neutre. En économie, la virtuosité dans sa manipulation confère un certain prestige. Il est rare que les positions académiques les plus prestigieuses échappent à des gens qui n’ont pas un bon bagage mathématique (Lebaron, 2000). L’utilisation de l’outillage mathématique est à la fois une manière efficace de passer le filtre de la censure des revues scientifiques, ainsi qu’une forme d’auto-censure [1]. Pour être audible, tout énoncé doit être formulé dans un cadre homogène et identifiable, et les arguments présentés sous une forme adéquate. Il ne s’agit finalement que de réaffirmer des relations fondées le plus souvent sur des inclinaisons d’essence morale et politique à travers le filtre de la langue mathématique. Néanmoins, l’usage du formalisme mathématique n’est pas en soi le marqueur d’une prise de position politique prédéfinie: il peut être employé aussi bien par des économistes marxistes, par exemple, que par des économistes défendant des positions proches des milieux patronaux (desquels les économistes sont parfois proches).

 Le prestige, issu de la manipulation du formalisme mathématique, permet à ceux qui savent l’utiliser de bien se positionner dans la hiérarchie des experts en économie et ainsi de s’assurer l’autorité qui permettra de peser sur les débats et d’orienter en partie le discours des économistes. Ils possèdent donc des caractéristiques qui leur permettent de s’immiscer et de s’imposer dans les débats propres à l’économie mathématisée.

Il suffit d’ailleurs de constater le formalisme très important dans les cours et les examens des études en économie, et le peu de place laissée aux autres manières de faire de l’économie, pour comprendre quels sont les critères d’établissement de la hiérarchie et de domination en science économique actuellement. Des tensions importantes ont d’ailleurs agité les étudiants en économie et leurs professeurs, il y a quelques années à ce sujet (Le Monde, 21 juin et 13 septembre 2000).

 1.2.2. Formalisme mathématique et preuve 

Pour ne pas risquer de manquer de comprendre les idées produites dans l’article, il faut suivre la transformation des énoncés par le biais de l’outil mathématique et avoir à l’esprit ce que ces transformations permettent de dire, mais aussi ce qu’elles ne disent pas, mais que les auteurs peuvent dire en dehors des revues scientifiques en confidence à des journalistes.

 

On ne peut pas nier les résultats numériques du modèle: les règles de calcul ont été respectées, ce qui fait que les solutions des équations sont correctes. Les auteurs sont par contre dans un autre espace du discours (celui des mathématiques) que celui de l’économie (sauf à la fin lorsque après les calculs, ils commencent à interpréter ceux-ci en termes de concepts économiques; ou au début de l’article lorsqu’ils disent qu’ils posent l’équation sur la base de deux hypothèses simples alors qu’en fait cette équation peut être posée sans faire ces hypothèses là). De même, les discours en termes de concepts économiques sont en dehors du monde réel : une abstraction comme l’individu moyen, n’a pas d’existence concrète, pourtant c’est à lui à qui les auteurs attribuent des comportements généraux à agir d’une certaine manière dans une situation donnée. Les résultats du modèle ne sont pas faux, ils sont simplement hors de la réalité du monde tangible.

 

L’article ne tient pas un seul discours, mais deux: celui constitué par le formalisme mathématique et celui qui interprète le formalisme mathématique en termes de concepts économiques (et qui sous-entend l’existence d’un troisième, le monde réel) dans les conclusions et les hypothèses. Mais les équations auraient pu être posées indépendamment des hypothèses conceptuelles de l’économie: la preuve, le modèle est importé, semble-t-il, des théories sur les réseaux de polymères.

 

Le premier discours ne dit pas qu’il y a une meilleure répartition des richesses quand les échanges augmentent, mais que m augmente quand J augmente. Ensuite une interprétation d’une équation, d’un symbole mathématique, est proposée. Le symbole mathématique n’est pas le monde, il est une interprétation du monde, une abstraction qui vise à simplifier le monde réel pour le décrire dans un premier temps (équation) et le prédire ensuite (résultat de l’équation). Mais il ne faut pas se tromper ; la description mathématique n’est pas le monde (la description par des mots d’une voiture, n’est pas non plus une voiture). Les mots, comme les mathématiques sont des outils pour explorer le monde.

 

Ce travail d’interprétation du monde est celui de tous les théoriciens. Ils « font parler » les équations pour interpréter le monde, pour créer de nouvelles perspectives de recherche. L’économiste fait parler les équations qui sont sensées, elles-mêmes, représenter des gens. Mais les équations ne parlent jamais toutes seules, même en physique, ce sont les physiciens qui parlent, sous le contrôle de leurs pairs en respectant des règles mathématiques strictes. Les équations sont logiquement résolues, mais la façon dont elles sont posées (on ne tient pas compte de tout, on simplifie) et leur interprétation (puisque l’équation de départ a été simplifiée, on sait que ce qu’on a obtenu ne décrit pas exactement le monde, mais les grosses lignes du monde) ne sont pas aussi rigoureuses. Les interprétations ne sont pas logiquement prouvées par les équations.

 

La rhétorique du discours mathématisé est dans l’expression linguistique de la preuve et non dans le raisonnement mathématique (Dubuc, 1994). Les discours en amont (les hypothèses) et en aval (les commentaires sur le résultat, l’interprétation) de la preuve sont en dehors du raisonnement mathématique.

 

Les modèles en économie sont inspirés par le monde que perçoit le modélisateur. Ce monde perçu depuis une place, une position donnée de l’espace social, est biaisé. Il ne résulte de cette perception partielle qu’un modèle partiale. La transcription de relations entre indicateurs statistiques, qui sont eux-mêmes contestés, est problématique.

 

Le modèle n’est pas la réalité (jamais), donc on ne peut pas lui reprocher de ne pas coller à la réalité (Barrotta et Raffaelli, 1998). Le modèle affirme simplement ici que si p alors q. Mais on n’est pas sûr que p soit vrai…

 

Les hypothèses faites pour construire le modèle sont simples (ce qui fait évoluer la fortune individuelle est lié (a) à des échanges avec les autres membres de la société, qu’on peut simuler par une matrice, (b) et aussi à des placements spéculatifs. Les auteurs renoncent à comprendre les motivations individuelles et s’attachent à simuler les comportements généraux qui s’appliqueront en moyenne) et donc ne peuvent à elles seules prouver la logique implacable de l’évolution actuelle du monde.

 La formulation mathématique d’hypothèses économiques n’est, non seulement, pas dans le domaine du vrai et du faux, mais elle a en plus un caractère performatif non négligeable en favorisant l’avènement de ce qu’elle prétend juste décrire. 

En effet a) en offrant une prévision, elle fait agir les acteurs de façon à anticiper cette prévision [2] b) en décrivant « ce qui est », ainsi que le fonctionnement « naturel » du monde, elle réduit l’espace des mondes autres que celui-ci en réduisant l’espace des possibles du pensable.

 

La prédiction économique, en s’auto-validant, en faisant advenir ce qu’elle prédit, peut difficilement être considérée comme une « preuve ». Parler de « preuve mathématique » pour la description du monde économico-social est inadapté et conduit à des énoncés malheureux parce qu’on mêle le normatif et le descriptif, le prescriptif et le prédictif.

 1.2.3. Le formalisme mathématique en science: une méthode heuristique régie par des règles de création 

On pourrait croire après la précédente analyse, que l’outil mathématique est inutile ou sans intérêt pour la production des idées scientifiques. Mais une telle considération nierait le rôle qu’a pu jouer l’outil mathématique dans nombre de recherches scientifiques.

 

Avec le formalisme mathématique, il devient facile de mesurer les conséquences des hypothèses que l’on a formulées, et que toutes les personnes qui savent manipuler le formalisme mathématique peuvent également vérifier. Il existe ainsi une base commune de discussion, une méthode partagée de raisonnement, qui par son unité fonde le groupe.

 

L’outil mathématique fait faire au scientifique les démonstrations de la manière où il les fait, avec des chaînes de raisonnement systématiques imposées par les outils utilisés (en économie comme en physique, les chercheurs sont de simples usagers des outils du formalisme mathématique et non les producteurs directs ou très rarement). L’outil mathématique pose un cadre qui oriente l’action et la réflexion du chercheur, il a à la fois un rôle heuristique et un rôle structurant.

 

Cependant toutes les hypothèses peuvent être faites librement, ce qui rend l’unité du monde des sciences théoriques assez limitée. Il n’y a donc pas un problème de trop grande limitation par le formalisme, loin de là.

 

Le problème de « l’excentricité » des hypothèses en économie n’est pas de nature épistémologique mais d’ordre philosophique ou politique. En physique, toutes les hypothèses sur le comportement des particules élémentaires sont recevables du moment qu’elles permettent d’interpréter certaines propriétés de la matière qui sont observables, et ne peuvent pas être expliquées autrement. Cependant les hypothèses sur le comportement des particules élémentaires peuvent différer de la nature réelle des particules élémentaires (s’il y en a une), sans que ces hypothèses ne rencontrent désormais trop de résistance, puisque finalement peu importe. Tant qu’on ne peut les appréhender que par leurs effets et que ces hypothèses ne remettent pas en cause le sens fragile de notre existence, au fond cela nous laisse indifférents.

 

Mais dès que la production des idées aboutit à une remise en cause des croyance des critiques plus violentes, plus passionnées, ont lieu en dehors des limites des débats scientifiques, car tout le monde, à juste raison, se sent en droit de produire un discours, d’exprimer une idée pour défendre ses intérêts contre des pensées qui produisent des pratiques qui modifient les modes de vies. Car la particularité du discours économique et du discours des sciences sociales en général, c’est qu’ils parlent de notre mode de vie, de nos pulsions, en s’autorisant parfois à construire des normes.

 

Le formalisme mathématique ne garantit pas que le problème ait été bien posé et que les hypothèses de départ sont bonnes et cela même si les résultats obtenus sont en accord avec des données.

 

De façon plus générale, c’est dans un cadre extérieur au formalisme mathématique que peut s’opérer avec succès la critique d’un modèle économique.

 1.2.4. Contraintes du champ, espace des discours possibles et évolution des énoncés 

Il ne faudrait pas croire que le producteur est le maître absolu du discours qu’il tient et que son discours n’est en rien produit par des circonstances externes (impératif de production de discours, croyances du producteur, censure, auto-censure, …). Le producteur est fait par les productions des autres (dans les articles sont cités d’autres articles, mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg) et même par ses techniques discursives (le formalisme mathématique réduit quand même le nombre de discours qui peuvent être tenus).

 

Le producteur est inséré dans un réseau d’intérêts divers qui le pousse à agir, à faire certains choix plutôt que d’autres. Ces intérêts peuvent être internes au monde scientifique (plaisir à voir les idées qu’on soutient s’imposer ; accès à des postes institutionnels) ou externes (prestige social, intérêts financiers). Mais s’il n’est pas un être passif, il n’est pas non plus le maître du monde abstrait qu’il propose. Il intègre les présupposés de sa culture et de son histoire. De l’évidence de l’influence des conditions historiques sur la production des idées, il ne résulte pas nécessairement une relativisation absolue du savoir comme le souligne P. Bourdieu (2001). Par la confrontation des idées et l’enrichissement des argumentations, les discours se transforment, perdent peu à peu les particularismes locaux qui les affectaient et tendent vers un consensus qui certes n’est pas forcement figé à jamais, mais sert de base commune à la réflexion et aux pratiques.

 

Analysons les problèmes de fond soulevés par toute tentative de dire comment est le monde (ce qui est le cas de l’article sur la répartition des richesses), tout en construisant le monde qu’on prétend juste décrire, par le seul fait de le poser comme « naturel ».

La plupart des discours sont des outils qui permettent la création de sens, d’idées, de raisons pour agir, de raisons pour justifier qu’on agit comme on le fait ou comme on l’a fait.

 

En prenant publiquement la parole (c’est pour les scientifiques quasiment une obligation), en se mettant en scène, les scientifiques se positionnent pour occuper des positions privilégiées dans la hiérarchie sociale. Le jeu scientifique permet la production d’idées qui sont soumises à la censure du groupe scientifique. De ce jeu peuvent résulter des énoncés raisonnables ou même formellement corrects, mais construits à partir d’hypothèses contestables.

 

En produisant des idées, le scientifique devient aussi producteur de sens. Il donne un sens au jeu scientifique même auquel il participe, et dont il accepte les contraintes. Il peut également lui arriver de donner un sens au monde qu’il interprète, par son discours sur la science ou par les présupposés qu’il peut incorporer à la science qu’il produit. Le débat scientifique à l’intérieur du champ scientifique, la controverse, sont productrices de valeurs (et de contre-valeurs, qui sont aussi des valeurs). Les productions d’idées ont tout intérêt à être au centre du débat scientifique plutôt qu’à sa périphérie si elles veulent transformer les représentations du monde. Une fois au centre du débat, elles prennent sens par le seul fait d’être sujet de débat.

 

En science, ceux qui posent les hypothèses sont soumis à diverses contraintes. Notamment, ils doivent placer la problématique de leur recherche par rapport à des prédécesseurs ou à d’autres recherches en cours (il y a rarement des « révolutions » scientifiques issues de rien...). De ce fait, la communauté à laquelle appartient le scientifique exerce une influence sur les problématiques et les méthodes légitimes pour prouver ce que l’on trouve et trouver ce que l’on prouve. A l’intérieur de l’espace des possibles, au niveau des domaines et des méthodes de recherche que le groupe scientifique auquel appartient le chercheur, met à sa disposition, ainsi qu’à l’ensemble des membres du groupe, le chercheur fait des choix dans ses thématiques de recherche et dans ses méthodes de recherche. De ces choix, plus ou moins heureux, dépend une bonne partie de la carrière du chercheur.

 

Les deux auteurs tiennent à se positionner en novateur dans le domaine de l’économie en opposant la simulation numérique aux « vieilles méthodes » que sont la démonstration de théorème et la déduction pure (Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 2000) ou « aux modèles économiques traditionnels qui rêvent l’homme plutôt qu’ils n’essaient de le modéliser tel qu’il est » (Le Monde , 1er septembre 2000), même si cette opposition est plus stratégique que fondée, puisque les modèles basés sur des équations mathématiques sont nombreux en économie.

 

Tout un travail de justification de la démarche a été opéré par les chercheurs dans les médias pour justifier le choix de faire des hypothèses simples sur la base d’une épistémologie pragmatique. Comment comprendre le metadiscours des chercheurs sur leur publication? L’illusio (P. Bourdieu, 2001), c’est-à-dire la croyance dans l’intérêt du jeu (scientifique, ici), ne peut pas se comprendre totalement si on suppose que l’intérêt du jeu ne prend sa source qu’à l’intérieur du champ scientifique, sans avoir besoin de la croyance externe en la reconnaissance de l’intérêt de ce que font les chercheurs. Les chercheurs ont besoin de justifier à l’extérieur du champ scientifique lui-même, l’intérêt de leur démarche et leurs pratiques, pour bénéficier de la reconnaissance externe qui est au fondement du pouvoir de dire avec autorité qu’on acquis les scientifiques. Les justifications produites par les scientifiques sur leurs pratiques sont à la fois à l’origine du regard externe porté sur la science et la conséquence de ce que les gens extérieurs au monde scientifique disent que la science devrait être influencés par l’épistémologie issue de la science déjà faite : « La science marche , pour une grande part, parce qu’on parvient à croire et à faire croire qu’elle marche comme on dit qu’elle marche, notamment dans les livres d’épistémologie, et parce que cette fiction est collectivement entretenue et continue à constituer la norme idéale des pratiques » (P. Bourdieu, 2001, p153).

 

En discutant de la validité du modèle, on perd de vue que le modèle pourrait décrire le monde tel qu’il est ; cela ne changerait rien à la critique politique du modèle, puisque contrairement aux autres sciences, les lois économiques ne sont pas des lois naturelles mais des conséquences historiques - fruits de la répartition actuelle des pouvoirs. Il n’y a pas de remise en cause de l’état des choses, du fonctionnement du monde (avoir des salaires différents les uns des autres, existence des États, libre circulation des marchandises).

 

C’est parce que l’article est à l’intersection de deux champs (le champ scientifique et le champ politique) que le discours est « ambigu ». En effet, il joue sur l’ambiguïté de ce qu’il dit et du groupe auquel il s’adresse. Parle-t-il au scientifique ? Au citoyen ? Au chef d’entreprise ?…

 

À travers la production de discours, le monde se trouve à la fois décrit et interprété. Les représentations que nous nous faisons du monde sont construites, puis transformées à mesure que le discours s’élabore. La chaîne des transformations pour construire notre représentation de la réalité s’allonge, se complexifie, les argumentaires s’étoffent : la science avance. Les techniques nécessaires à produire un discours scientifique recevable se renouvellent et modifient la manière de concevoir le monde qu’elles sont censées uniquement décrire. Avec tout cet appareillage, les objets et les représentations de ces objets apparaissent de plus en plus complexes et seuls les scientifiques sont capables de résoudre les nouvelles difficultés propre à la représentation du monde qu’ils auront produites. Ils auront ainsi réussi à se fabriquer une « nécessité » qui permettra le prolongement de leur production et leur reproduction.

 

Le producteur produit-il volontairement un discours complexe qui est la source de l’incompréhension qui dépossède les récepteurs du message qu’ils sont « incapables » de produire parce qu’ils n’ont pas le statut, ni donc la croyance en leur possibilité et en leur droit à produire?

 2. La diffusion des idées et la création des croyances 2.1. La diffusion des énoncés Une des forces de la production et de la diffusion de l’information économique est de pouvoir se justifier sur la base d’un idéal démocratique, en étant censé faire prendre conscience aux citoyens du fonctionnement du monde grâce à la compréhension du système économique. L’idéal démocratique impose que l’information servant à décrire le monde et à le prédire soit largement diffusée. Cependant cette démarche entraîne un mécanisme contraire à cet idéal lorsque l’information qui est censée décrire le monde, tend à produire le monde et à restreindre l’univers des possibles au seul monde qu’elle décrit, parce que l’information économique à un caractère quasi-performatif. En effet, par le seul fait de dire, elle peut faire advenir une partie de ce qu’elle dit : par exemple la prévision de la croissance économique par un organisme institutionnel (une banque centrale) va favoriser les investissements des entreprises (renouvellement de matériel, embauche,…), ce qui à terme va produire de l’activité économique (et donc de la croisssance). En produisant des représentations, en suscitant la croyance, elle organise l’action autour de mots d’ordre qui tendent à faire advenir le futur prédit. Ce caractère quasi-performatif tend à laisser croire que les économistes savent décrypter le monde à partir d’un langage rationnel. Mais en organisant l’action autour de mots d’ordre (consommer, produire, productivité, rentabilité,...) en l’imposant, « l’information économique » ne finit-elle pas par aller à l’encontre de l’idéal démocratique? 

Cette banalisation de l’information économique se perçoit dans la diffusion très large du vocabulaire économique. Le vocabulaire économique est devenu légitime (Qui oserait nier désormais l’importance de la « croissance », de la productivité,...?) et les savoirs économiques plus largement reconnus. La « science économique » dispose désormais d’une base sociale étendue de consommateurs potentiels qui en font une ressource linguistique et cognitive, un instrument de légitimation, une « culture » socialement valorisée (Lebaron 2000).

 2.1.1. La production des idées et la diffusion des idées ne sont pas indépendantes 

La production d’idées est parfois considérée comme indépendante des mécanismes qui permettent leur diffusion. Les idées naîtraient alors « pures », véhiculées d’un individu à un autre par différentes méthodes, mais toujours indifférentes, indépendantes, transparentes à celles-ci. Mais l’efficacité de la diffusion des idées n’est pas indépendante des médias qui la véhiculent (télévision, journaux, livres, informatique, discussion orale...), de la forme qu’elle revêt (discours scientifique formalisé, court article de journal, émission de grande audience à la radio), de celui qui les tient (personne qui s’exprime bien, physique agréable...) et du groupe auquel il appartient (scientifique, ouvrier, journaliste...), ni même de celui qui reçoit le message produit.

 

Le champ des idées favorise la diffusion et la réception de certaines idées plutôt que d’autres. En d’autres mots, la production d’idées est influencée par le climat des idées. Plus précisément, le climat des idées est fortement influencé par ce qui est diffusé à travers les moyens de transmission (les médias au sens large: télé, radio, revue, orale), mais aussi la forme qu’elle revêt à l’intérieur de ces médias (par exemple le pamphlet, le discours scientifique, la satire...). De ce fait, indirectement, la production d’idées est influencée par les mécanismes, techniques et institutionnels, qui permettent la diffusion des idées.

 

A l’intérieur même du champ scientifique, les idées qui sont diffusées peuvent toucher avec plus ou moins d’efficacité le champ scientifique auquel appartient le producteur de discours (revue de rang A, de rang B).

 

Les informations produites dans la revue Physica A ont été reprises dans la revue New Scientist. Puis l’article du Monde a repris l’idée de la publication dans New Scientist en effectuant une interview des scientifiques. Enfin, suite à l’article du Monde, Le nouvel Observateur propose à son tour un produit consommable dans un style dynamique. La reprise du message d’un média à un autre s’explique par le fonctionnement interne du champ journalistique où la confrontation et la lecture des concurrents conduits à proposer des sujets proches à des dates rapprochées dans le temps.

 

Cette chaîne de transmission de l’information favorise une transformation de la représentation à la fois des journalistes, des lecteurs, mais aussi des scientifiques (qui sont des lecteurs) par des glissements sémantiques, des reformulations, ainsi que des tentatives de métadiscours de la part même des scientifiques sur leurs pratiques.

Le corpus des idées contenu à l’intérieur des médias généralistes à propos de l’article de la revue Physisa A est différent de celui de l’article scientifique même. En effet, en voulant à la fois condenser, traduire et rendre attrayant, c’est-à-dire en voulant produire un article consommable par un nombre important de personnes, les journalistes produisent un discours qui n’est pas exactement le discours initial, avec la complicité des auteurs de l’article scientifique (à travers notamment leurs déclarations) par des glissements lexicaux. Ainsi l’évolution de la répartition des richesses simulée pour un coefficient m>1 n’est jamais mentionnée dans Le Monde et Le Nouvel Observateur ; or ce scénario développé dans la revue Physica A simule une évolution égalitaire des richesses et rend concevable, sur le plan de la modélisation, une alternative au monde inégalitaire. 

Certaines représentations « inconscientes », que la rhétorique du discours scientifique avait neutralisé dans la revue Physica A, apparaissent plus clairement dans les médias généralistes : en particulier la tendance à faire passer au rang de « loi naturelle inviolable », de « principe immuable », de « répartition universelle », la répartition actuelle des richesses. La magie de la transformation des représentions pour produire une vision du monde naturalisée des luttes pour la domination économique étant, elle, passée un peu inaperçue aux journalistes.

 

Certaines idées présentes de façon implicite dans l’article publié dans la revue Physica A, où une forme d’auto-censure produit un discours d’apparence et d’essence plus neutre, sont ainsi présentées de façon plus ludique et plus provocatrice dans les médias généralistes afin que l’article soit consommable et consommé par l’acheteur du Monde et du Nouvel Observateur. Ainsi, ce qui est émis dans ces médias n’est pas une simple diffusion du message initial, mais plutôt une re-production, une transformation.

 

La fascination produite par le scientifique se perçoit notamment à travers le droit à la parole qui lui est donné dans les médias et s’exerce, notamment au travers de la possibilité de produire un discours sur ses propres pratiques (« on est obligé de passer d’une description systématique mais inutilisable à une description réduite mais opérationnelle » J-P Bouchaud cité dans Le Monde), sur ses représentations (« (…) les comportements collectifs compliqués peuvent découler de comportements individuels simples », Le Monde ) et même sur ses intérêts (J-P. Bouchaud regrette, d’après Le Nouvel Observateur, le peu d’empressement des acteurs de l’économie à utiliser leurs modèles…).

 2.1.2. Production performante et efficacité de la diffusion 

La compétence suffisante pour produire des phrases susceptibles d’être comprises peut être tout à fait insuffisante pour produire des phrases susceptibles d’être écoutées, des phrases propres à être reconnues comme recevables (Bourdieu, 1982). Pour ne pas être condamné au silence, il faut parler la langue légitime (la langue mathématique), qui la plupart du temps s’acquière au cours de la scolarité où sont sur-représentés les individus issus des milieux sociaux les plus proches des 20 % de personnes où se concentre la richesse qu’évoquent l’article. L’utilisation de la langue mathématique peut permettre d’avoir accès à une première forme de diffusion sélective mais avec un impact restreint. La maîtrise des mathématiques devient le droit d’entrée et réduit le nombre non seulement des lecteurs mais aussi des producteurs potentiels (Bourdieu, 2001).

Toutefois dans le cas particulier des idées sur la répartition des richesses, il ne s’agit pas de convaincre les pairs et eux seuls : ce n’est pas un « champ autonome » (Bourdieu, 2001). Si l’accumulation de crédit est recherchée (Latour, 1988), il ne s’agit pas uniquement de le convertir sous forme de reconnaissance de la part des pairs, mais aussi sous forme de subventions à l’entreprise science & finance qui pourront en partie être réinvesties dans le cycle de la production des idées, ou à l’occasion redistribué sous forme de gratification pécuniaire : le crédit est converti sous forme de reconnaissance matérielle et sociale, mais à l’extérieur du cercle scientifique. La diffusion dans des revues non spécialisées légitimise moins que la publication dans une revue scientifique de « rang A » pour ce qui est de la compétence scientifique, cependant elle contribue à la notoriété des auteurs, à leur consécration dans leur rôle de personnalité incontournable, d’expert.

 

La reconnaissance et la notoriété ont été délivrées de l’extérieur du champ scientifique par des journaux à tirage important (Le Monde, Le Nouvel Observateur).

La recherche de visibilité et la reconnaissance de la compétence pour produire des discours sur les marchés financiers et sur l’économie apparaissent directement liés à l’activité de l’entreprise. Les auteurs ont besoin de visibilité à la fois pour leur carrière scientifique, mais aussi pour l’entreprise Science & Finance, donc ils mettent en oeuvre des stratégies pour se faire connaître par le monde des entreprises [3].

 

À cet effet, dans la fin de l’article sur la « condensation des richesses », un court paragraphe est destiné à faire le lien avec le monde des entreprises.

 

L’article sur la « condensation des richesses » n’intéresse qu’indirectement les entreprises: elles n’achèteront probablement pas directement les résultats liés à ce travail. En effet, le contenu de l’article est censé traiter des mécanismes de répartition de la richesse de façon générale avec un modèle simple, ce qui n’est pas directement lié à la production de la plupart des entreprises, ni à leurs bénéfices directs.

 2.2. Création de croyances et réception des énoncés 2.2.1. Le champ des idées: possibilité et efficacité de la diffusion 

L’être humain adulte n’est jamais un récepteur totalement passif, qui ne ferait qu’emmagasiner l’intégralité de ce qui est dit et l’assimilerait sans résistance ni retransformation, sans l’adapter à la grille de lecture qui lui permet d’interpréter le monde suivant des modèles de raisonnement et de fonctionnement parfois simples, parfois plus complexes.

 

C’est pourquoi les messages, si on veut qu’ils soient reçus et qu’ils touchent le récepteur, doivent être produits de façon à pouvoir être diffusés suivant des formes et des codes propres à pouvoir se caler sur les grilles de lecture des récepteurs. Dans les articles des producteurs directs et indirects, les messages sont adaptés aux rhétoriques qui font autorité sur le public visé.

 

Il est très important dans ses conditions que le discours produit soit polymorphe (dans la forme et dans le sens) de façon à ce que le récepteur puisse lire le discours suivant le mode qui lui est approprié par le niveau de langue (plus ou moins abstrait), par les éventuelles conceptions du monde qu’il véhicule ou qu’il sous-entend.

 

La reformulation du discours par les « vulgarisateurs » ouvre donc des perspectives de bonne réception non négligeable en augmentant le nombre de niveau de réception du discours, non seulement parce que le vulgarisateur parle sur un registre de langage différent, d’accès plus ouvert, mais également parce qu’en lui-même le message « vulgarisé » recèle beaucoup plus d’ambiguïté en disant des choses que le discours original ne disait pas, mais qu’on laisse dire au discours vulgarisé.

Dans le cas analysé, les scientifiques ont produit des idées qui sont objectivement assimilées comme des croyances (les lecteurs n’ont pas fait de démonstration par eux-mêmes) et vécues comme des vérités (« s’ils le disent c’est que ça doit être vrai »).

 2.2.2. Les médias « généralistes » dans le champ des idées 

Le Monde et Le Nouvel Observateur comptent parmi les médias qui attirent le plus les anciens élèves des écoles de journalisme ou de l’IEP-Paris. Ils sont lus dans pratiquement toutes les rédactions, ce qui signifie que les informations qu’ils publient sont susceptibles d’être reprises, mais aussi que celles qu’ils ne publient pas, mais qu’ils sont quasiment seuls à pouvoir produire n’ont quasiment aucune chance d’apparaître jamais dans les autres médias (Duval, 2000).

Les journalistes, parce qu’ils ont une culture scolaire assez importante, sont en position de considérer les scientifiques comme des producteurs de vérité et donc de croire ce qu’ils avancent.

 

Les énoncés sont adaptés aux rhétoriques qui font autorité pour le public visé (ni trop compliqué, ni trop simple). Ces médias sont condamnés à passer sous silence le développement du texte scientifique même, à le résumer, à le traduire, à le transcrire sous une forme consommable, à le trahir par le simple travail de reformulation et à produire une transformation des idées « scientifiques » par le simple fait de proposer une interprétation. La structuration des articles du Monde et du Nouvel Observateur, c’est-à-dire en particulier la longueur respective des différentes parties des articles consacrés au travail publié dans la revue Physica A, est très différente de la structuration de l’article scientifique lui-même. La longueur relative de la partie qui traite de la problématique et de celle qui traite des solutions, représente des proportions bien plus importantes que la partie qui traite de la méthode et de la discussion des différentes simulations (m>1…).

 

Cela montre bien que ce qui est consommable, c’est la problématique (l’inégalité de répartition des richesses en tant que loi naturelle inexorable), les solutions (l’échange favorise une meilleur répartition des richesses; la taxation du capital doit être ensuite redistribuée sinon les inégalités augmentent) et éventuellement le coté ludique de la possibilité de décrire le monde par des équations.

 

De façon générale, les thématiques qui touchent un large public sont celles qui traitent de sujets « universalistes » (théories explicatives du monde) qui donnent un sens au monde (comme la théorie du Big Bang, théorie de la sélection naturelle, de nombreux sujets de sociologie ou d’économie, vie dans l’univers...) ou plus ludiques (les dinosaures, les fractales, effet papillon...).

 

Il y a une demande de discours sur certains sujets qui est le résultat d’une formation des représentations par l’inculcation scolaire et de la croyance en la science comme une thématique porteuse de sens. L’avantage en terme financier et en terme d’image à la diffusion de ces sujets amène à conduire des recherches sur ces sujets qui perpétuent l’offre de produits scientifiques qui trouveront preneur tant que la croyance en l’intérêt du jeu sera maintenue.

 

La production des idées et leur large diffusion finit par produire un imaginaire collectif autour de certains aspects de la recherche (Big Bang, trou noir, sélection naturelle, effet papillon...). On a une vague idée de ce que sont ces théories, mais cela crée en nous un monde abstrait, artificiel, qui participe à la construction de notre identité en orientant nos croyances et qui transforme nos représentations du monde.

 2.2.3. Analyse d’un assimilateur de croyance 

Le lecteur du journal a un double a priori positif, envers le scientifique et envers le journaliste. L’effet « vu à la télé », ou plutôt « lu dans les médias » dans le cas de la diffusion dans le journal Le Monde et dans le Nouvel Observateur, se base sur la croyance des lecteurs que la sélection médiatique des témoignages est suffisamment forte pour écarter les impostures ou les erreurs.

 

Mais le spectateur ne croit pas forcément tout. Il ne croit que ce qu’il a été préparé à croire par le climat d’idée. Ce climat d’idée est lui-même influencé par la diffusion sur les principaux médias.

 

Ce qui est préparé, fabriqué, lors de la diffusion par un média c’est un spectacle qui doit être efficace, performant. Or le message n’est efficace, performant que s’il reste proche du climat d’idée. Ainsi soit le message diffusé par le média reste à « l’identique » par rapport au climat d’idée (s’il veut être efficace), soit doit être ludique. Dans le cas de l’article « Wealth condensation in a simple model of economy » sur la répartition des richesses, l’article reste proche du climat d’idées politiques dominant.

 Ceux pour qui l’on produit des croyances par l’intermédiaire du discours à connotation scientifique, ou plutôt ceux qui sont les plus aptes à croire ce type de discours, à croire ce qui est produit par d’autres, sont souvent ceux qui possèdent peu d’armes culturelles pour se défendre et refuser d’adhérer à ce qu’on leur propose de croire, mais qui en possèdent suffisamment pour accepter la légitimité auto-produite des scientifiques et du flux d’informations qui émane du discours scientifique [4]. En effet, l’exercice d’un pouvoir symbolique nécessite que les individus qui y sont soumis croient à la légitimité du pouvoir de ceux qui l’exercent. 

La capacité de persuasion attachée à la science économique, ne serait pas efficace sans la participation active de ceux-là mêmes sur lesquels le discours agit et qui le font exister en le reconnaissant.

 

Préparé à croire à toutes sortes d’énoncés (superman vole, un seul guerrier américain tue des milliers de vietnamiens avec un arc, il existe des bottes qui permettent de faire des bonds de sept lieues...), on n’a plus beaucoup d’armes pour réfuter des affirmations du type « en augmentant les échanges inéquitables on favorise la redistribution des richesses ».

 Conclusion 

L’accroissement de l’objectivité est possible. Il résulte du jeu de la circulation des idées au cours de la production, de la critique et de l’anticipation de celles-ci dans un champ où acteurs prennent en considération les remarques de leurs pairs et où la stratégie est plus proche de celle d’un jeu d’échec (même si les règles y sont floues et évoluent à long terme) que de l’absence de règles.

 

La science en train de se faire vise à légitimiser certaines croyances, certaines idées. En particulier, la science économique dominante participe à la stabilisation des croyances et des idées dominantes, au statu quo: c’est l’alibi des dominants pour dominer.

Le discours sur la répartition des richesses (article) à été largement diffusé parce qu’il était en phase avec le discours dominant. Il a été reçu sans trop de critique ou de rejet parce que les gens qui ont reçu le message étaient prédisposés à accueillir favorablement les discours provenant de ce genre de producteur (physicien théoricien) sur ce genre de sujet (le monde est inégalitaire par nature).

 Pour être diffusé de façon efficace, la production scientifique doit se caler à la fois sur les thématiques « à la mode », c’est-à-dire celles qui à un moment donnée semblent porteuses d’un sens en elle-même et qui peuvent justifier qu’on agit comme on agit. La production scientifique doit également se caler sur le niveau de langage des personnes que l’on veut « accrocher », par la transformation d’un discours complexe en un discours simple. Pour être efficace, la production doit être calée sur les affinités des récepteurs qui sont elles-mêmes la conséquence des productions antérieures. 

Le « pouvoir symbolique » qu’exerce l’économiste présuppose comme une condition de son succès, que les individus qui y sont soumis croient à la légitimité du pouvoir et de ceux qui l’exercent.

 

Pour y parvenir, il peut être nécessaire de transformer un discours simple en un discours complexe pour pouvoir acquérir un prestige social, qui lui permettra d’être diffusé efficacement grâce à l’accès facilité aux médias, puis en retransformant le discours complexe en un discours « audible », mais dont les seuls émetteurs légitimes sont ceux qui sont capables de manipuler la forme complexe du discours.

 On peut donc interpréter le discours dans un cycle de production/diffusion conduisant les inscriptions produites du simple au complexe (pour acquérir la légitimité du discours) puis du complexe au simple (pour transformer efficacement les représentations du monde). Cette technique de production du discours permet de transformer, lentement, les représentations et les discours sur le monde d’un ensemble très large d’acteurs. La complexité et la simplicité du discours sont le résultat de processus concurrents de légitimation et de recherche de l’efficacité dans la diffusion. Le locuteur adapte la forme et le fond de son discours pour les rendre efficace (y compris le metadiscours tenu par les scientifiques). Les glissements lexicaux, grammaticaux, rhétoriques permettent aux discours d’évoluer en se trahissant, mais de survivre et de fonder les représentations du monde qui serviront à construire aussi bien les discours complexes que les discours simples. Le discours scientifique produit la croyance en la science pour créer une demande sociale qui assure la reproduction du jeu scientifique lui-même. Toutefois, la recherche de la reconnaissance externe traduit aussi l’incapacité de la science à satisfaire l’ensemble des aspirations de certains scientifiques qui dérive sans doute en partie de la perte progressive de crédit de la science, c'est-à-dire des scientifiques, auprès de la société « civile » depuis quelques décennies. Notes 

[1] Les théoriciens s’autocensurent à plusieurs reprises et sont censurés parfois dans le processus de production et de diffusion:

a) le théoricien n’essaie pas toutes les hypothèses car il n’en a pas le temps, et n'a pas nécessairement d’affinité culturelle avec toutes les hypothèses (toutes les simplifications).

b) il ne soumet pas toutes ses recherches à des revues.

c) les revues n’acceptent pas toutes les recherches (même si elles sont formellement correctes).

La métaphore de la censure ne doit pas tromper : parmi les censures les plus efficaces et les mieux cachées, il y a toutes celles qui consistent à exclure certains agents de la communication en les excluant des groupes qui parlent ou des places d’où l’on parle avec autorité (Bourdieu, 1982).

 [2] Les prévisions de « croissance positive », en influençant le comportement des investisseurs par la création d’une perception favorable de l’activité économique favorisent le jeu économique, les « investissements » et donc la statistique de la « croissance ». La prévision économicopolitique vise à faire advenir ce qu’elle énonce, en rendant concevable et crédible ce qu’elle énonce. Cela permet de créer les représentations qui contribuent à produire le climat d’idées favorable à l’avènement de ce qui est prévu. [3] Un des cas paradigmatiques d’efficacité des producteurs, non pas à diffuser un savoir, mais à diffuser l’impression d’un savoir est celui des économistes Merton et Stocks qui, à travers l’entreprise LTCM (Long Term Capital Management), ont réussi à se faire connaître sur la base de la renommée liée à leur prix « Nobel » (qui en réalité, dans le cas de l’économie, n’est pas un prix Nobel décerné par la fondation Nobel, mais un prix « en la mémoire de Nobel » attribué par la Banque royale de Suède (Lebaron, 2000)). Cette entreprise fit faillite en 1998 (Maris, 1999).

Dans le cas de Merton et Stocks, on voit bien tout l’intérêt (financier) que ceux-ci ont pu avoir à convertir un capital symbolique (la capacité à manipuler un formalisme mathématique compliqué, un prix Nobel d’économie…) en un capital financier plus concret (mais avec une perte partielle de capital symbolique après l’échec de LTCM). Cette transformation du capital symbolique en capital financier n’aurait pu avoir lieu sans l’existence de structures adéquates : un marché financier, une entreprise à but lucratif (LTCM), la diffusion de l’information de l’existence et de la crédibilité de cette entreprise financière (dont les principaux dirigeants étaient des prix Nobel et d’anciens hauts responsables gouvernementaux). Il faut donc que les stratégies des producteurs rencontrent celles des autres acteurs pour être efficaces.

 

[4] Ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse pas résulter une augmentation de l’objectivité, de la rationalité par le jeu de l’anticipation des critiques des chers collègues (B. Latour, 2001, p28), de l’intersubjectivité (P. Bourdieu, 2001) de la circulation des idées dans le monde scientifique.

 

Références bibliographiques 

 Barrota P., Raffaelli T., Epistemologia ed economia: il ruolo della filosofia nella storia del pensiero economico. UTET libreria S.r.l., 288 pages, 1998. Bouchaud J-P., R. Cont, « A Langevin Approach to Stock Market Fluctuations and Crashes », The European Physical Journal B, 6, p543-550, 1998. Bouchaud J-P., M. Mézard, « Wealth Condensation in a Simple Model of Economy », Physica A, 282, p536-545, 2000. 

Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique. Editions Fayard, 1982.

 

Bourdieu P., Science de la science et réflexivité. Editions Raisons d’agir, 238 pages, 2001.

 

Châtelet G., Vivre et penser comme des porcs, Gallimard, collection Folio/actuel, 192 pages, 1998.

 

Dubucs J., Dubucs M., « Mathématiques: la couleur des preuves ». In Rhétoriques de la science. Presses Universitaires de France, 253 pages, 1994.

 

Duval J., « Concessions et conversions à l’économie. Le journalisme économique en France depuis les années 80 ». Actes de la recherche en sciences sociales, n. 131-132, p. 56-75, 2000.

 

Lanoux L., M. Potters, R. Cont, J-P. Aguilar, J-P Bouchaux, « Are Financial Crashes Predictables? », Europhysics Letters, 45(1), p1-5, 1999.

 

Latour B., Woolgar S., La vie de Laboratoire, la production des faits scientifiques, éditions La Découverte, 299 pages, 1988.

 

Latour B., Le métier de chercheur regard d’un anthropologue, Editions INRA (2eme édition revue et corrigée), 103 pages, 2001.

 

Lebaron F., La croyance économique: les économistes entre science et politique, éditions Seuil, 260 pages, 2000.

 

Maris B., Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles. Albin Michel, 190 pages, 1999.

 

Potters M., R. Cont, J-P. Bouchaud, « Financial Markets as Adaptative Systems », Europhysics Letters, 41 (3), p239-244, 1998.

 Notice bibliographique 

Gargany, Julien. " Production des idées scientifiques et diffusion des croyances: analyse d’un discours sur la répartition des richesses", Esprit critique, Hiver 2006 - Vol.08, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

 
 
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