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Printemps2007 - Vol.09. No. 01

LES ENJEUX DE L’IMPLICATION DANS UNE ÉCOLE PUBLIQUE AU BRÉSIL

Sônia Sampaio
Professeur à l’Université Fédérale de Bahia, responsable de la formation des étudiants en Psychologie scolaire à la Faculté de Philosophie et Sciences Humaines/UFBa ; Sônia Sampaio participe aussi aux programmes de post-graduation en Éducation et Psychologie du Développement de l’UFBa. Collaboratrice de René Barbier/ Université Paris 8, depuis 2001. Professeur invité du LAMCEPP/Paris 8 en 2004

La vie quotidienne est le foyer du sens. Ce ne sont pas les connaissances, les informations ni les vérités transmises à travers des discours ou des lois qui donnent du sens à la vie. Le sens se tisse d’une autre façon, à partir des rapports immédiats, à partir de chaque être, à partir des contextes successifs où l’on vit. S’éduquer, c’est imprégner de sens les pratiques de la vie quotidienne.

F. Gutièrrez e Prado, C.

RESUME

Cet article à pour but présenter et commenter l’action impliquée développée depuis 1999 par une équipe de psychologues et d’étudiants en psychologie dans une école du centre historique de Salvador, Bahia, dans le cadre du projet Atuando Junto ao Risco (Département de Psychologie– UFBa). Dans cet espace, de nouvelles façons pour le psychologue d’être dans l’école, tournées notamment vers des populations d’enfants et adolescents vulnérables au risque, où se mêlent pauvreté, racisme, conditions précaires de santé, logement et hygiène, étaient en voie d’expérimentation. Cette démarche cherche à intégrer la production de connaissances (recherche), le travail de terrain (action) et l’apprentissage technique (formation), en utilisant l’approche ethnographique de l’école. Mots-clés : implication - enfants vulnérables – psychologie scolaire


LE PELOURINHO : CENTRE ET MARGE

La ville de Salvador fut fondée en 1549 pour être la capitale du Brésil et servir de tête de pont au processus mercantiliste international. C’est là que débuta vraiment la colonisation du pays. Elle arrivait en seconde position, après Lisbonne et elle devint le port le plus important de l’Atlantique Sud. Ses origines, qui sont aussi celles du Brésil, sont indissolublement liées au site historique du Pelourinho. Cet espace urbain d’architecture baroque colonial fut édifié en raison de la découverte de l’or et des pierres précieuses, qui modifia le cadre de l’économie de Bahia au XVIIIème siècle en apportant de nouvelles ressources aux revenus de la canne à sucre. Cela permit la construction de somptueuses églises et maisons nobles. A partir du début du XIXème siècle, les riches abandonnèrent leurs demeures et se dirigèrent vers des nouveaux quartiers. La désertification du site provoqua la vente ou la location des immeubles à de petits commerçants et à des immigrants syro-libanais. A cette période historique débuta la dégradation de qualité de vie que connut le Centre Historique de Salvador jusqu’aux années 80 du XXème siècle.
Dans les années 1930, le Pelourinho et ses rues adjacentes étaient déjà synonymes de décadence, abandon et marginalisation. La police chercha à y confiner la prostitution, afin de la contrôler. Pendant la 2nde Guerre Mondiale, l’exode s’accéléra et les maisons du Pelourinho commencèrent à se détériorer. Ce n’est qu’en 1967 qu’on assista à la création de l’IPAC (Institut du Patrimoine Artistique et Culturel), ayant pour but de réactiver l’économie du quartier, récupérer et restaurer des immeubles. En 1985, l´UNESCO classa le Centre Historique comme Patrimoine de l´Humanité.

 

EXPULSION ET RESISTANCE

Mais cette histoire ne finit pas aussi bien pour les habitants que pour les touristes du monde entier qui visitent toute l’année le Centre Historique de Salvador: l´intervention dans le Pelourinho a expulsé 95% de la population qui y résidait. Selon Espinheira (1993), le Pelourinho avait perdu son âme ; « les fenêtres de ses maisons, vidées de la vie de ses anciens habitants, resteraient comme des yeux aveugles ».

Cette population a vécu les conséquences d’une longue stigmatisation: dès les années 30, quand la prostitution s’est installée au Maciel-Pelourinho, ce quartier a abrité un contingent significatif de gens considérés comme "problèmes" dans l’échelle des valeurs sociales dominantes. Ces stéréotypes classaient le secteur comme "endroit dangereux" et "sous-monde", imputant directement à ses habitants le stigmate de "marginaux". Ce processus de stigmatisation de la population résidente a contribué à son appauvrissement croissant et à son isolement au sein de la ville. Au début des travaux de réhabilitation, en 1991, la prostitution n’existait plus, mais le stigmate persistait.

Cependant, il est important de signaler que la pauvreté des gens du Pelourinho est associée à un autre aspect, généralement négligé mais fondamental: la plupart de ses habitants sont noirs ou métis, héritiers des traditions des peuples africains au Brésil, pendant plus de 300 ans. L’exclusion de cette population est liée au racisme qui, au Brésil et surtout à Bahia, a été occulté (et l’est encore) par le mythe de la démocratie raciale (Santos, 1984). Ce n’est pas un hasard si dans les médias, on se référait à cette partie de la ville comme « la partie noire » de Salvador (Carvalho Neto, 1991:43), quand on parlait de sa population composée de marginaux, prostituées et personnes sans travail.

Néanmoins, la restauration a impliqué l’expulsion des habitants parce qu’ils étaient pauvres et noirs. Les grandes demeures, sitôt rénovées, ont été mises à la disposition de l’initiative privée: hôtels, brasseries, restaurants, galeries d’art, antiquaires, agences de voyages, banques, marchés d’artisanat se sont installés dans les anciennes maisons des habitants. Centre commercial à ciel ouvert, le Pelourinho est devenu le plus grand espace culturel de la ville de Salvador.

Et c’est justement dans cet endroit si marqué par le passé, chargé d’histoire, de douleur, de résistance, que se trouve une petite école primaire très particulière, incrustée au cœur du Pelourinho, nommée Maître Pastinha. Dans cet espace, nous avons construit un projet pédagogique adapté aux besoins des enfants et des adolescents portant ce drame depuis leurs origines et dont les familles habitaient toujours le site dans des conditions de misère et d’abandon parfois épouvantables.

PETIT PORTRAIT DE L’ECOLE

Derrière la fête organisée pour les touristes tous les jours de l’année, été comme hiver, tout un monde souterrain se cache, visible seulement pour des yeux impliqués, intéressés. Ces histoires nous parviennent à travers les paroles des enfants avec lesquels nous travaillons et vivons, à l’intérieur et à l’extérieur de l’école Maître Pastinha. Le but de cet article n’est pas seulement de réfléchir aux rapports entre les enfants pauvres, noirs, exclus, soumis à de fortes conditions de risque, et l’école mais il prétend aussi décrire comment le psychologue peut travailler dans le cadre d’une recherche-action-formation impliquée.
L’école Maître Pastinha a été inaugurée comme école-modèle le 8 octobre 1988 et elle était destinée à accueillir des enfants du quartier. Son nom a été choisi par la communauté, traduisant l’hommage rendu à Maître Pastinha par la population du Centre Historique, ancien habitant garant de la survie d’une des traditions les plus importantes de la culture africaine à Bahia : la capoeira Angola.

Créée pour s’occuper, de manière adaptée, des enfants d’une population fortement vulnérable au risque social et personnel, l’école a été, au fil des ans, complètement négligée. L’intérêt de l’État pour la zone du centre historique de Salvador ne paraît absolument pas lié à l’éducation de sa jeunesse. Beaucoup de gens, se référant à cette école, l’appellent péjorativement “école pour enfants des rues”.

L’école se présente, du point de vue de son discours pédagogique, comme un environnement ambivalent et contradictoire. D’un côté, elle tient le discours de l’éducation formelle, comme si elle était la seule à « sauver » ces enfants, comme si “être quelqu’un” dépendait de la réussite scolaire, ainsi que l’affirme l’idéologie petite-bourgeoise. De l’autre, elle ne fait pas confiance aux enfants qui essaient de dépasser leurs conditions précaires d’existence. A cause de cela, peu d’enseignants comprennent et utilisent la réalité et les histoires vécues par les enfants dans le processus pédagogique, et se concentrent sur la transmission du contenu établi dans le cursus officiel. Les dures conditions d’existence de ces enfants ne sont utilisées que comme une sorte d’explication circulaire à leur échec scolaire. Généralement, les institutrices attribuent l’échec de leur travail pédagogique, aux caractéristiques de leurs élèves.

Les élèves, à leur tour, ne se reconnaissant pas dans les contenus et activités offerts par l’école, réagissent contre les normes imposées (pédagogiques ou disciplinaires) à travers différentes formes de déviances: ils s’échappent de l’école, refusent de rester en classe, affrontent l’adulte, demeurent indifférents aux activités proposées ou refusent l’apprentissage des contenus du cursus, exposant l’adulte, dans le quotidien de l’école et avec une précision et une fréquence étonnantes, à des situations limites. Les scènes de bagarre et de violence physique dirigées contre d’autres enfants, mais aussi contre les adultes, sont innombrables. Autant le contact qu’ont ces enfants avec des produits inhalés et d’autres substances addictives, que leur implication dans des délits mineurs, font qu’ils soient perçus et décrits comme appartenant à une petite armée téméraire.

Ils sont considérés comme très vulnérables au risque, selon différents critères (revenu des parents, conditions sanitaires et d’habitation, insertion précoce dans le monde du travail, etc.); nombre d’entre eux participent aux projets d’assistance pour la jeunesse qui existent à Salvador. Il faut remarquer qu’il y a même des enfants qui ont déjà perdu leurs repères familiaux et sont assistés par des organismes d’accueil. Certains adolescents ont déjà accompli ou accomplissent des sanctions socio-éducatives parce qu’ils ont enfreint la loi; d’autres travaillent, soit chez eux en aidant les adultes dans les tâches ménagères (surtout les filles), soit en vendant de petites choses aux touristes ou en gardant les voitures garées; d’autres encore déambulent simplement à travers les rues du centre historique, mendient et/ou jouent avec leurs camarades.

Leur situation de famille est habituellement précaire: rares sont ceux qui ont des parents avec des liens plus ou moins stables. Ils sont élevés par des mères célibataires, des grands-parents, d’autres proches et même par des frères et sœurs plus âgés. Ils sont habitués au chômage ou au travail éventuel de l’adulte. Les cas d’emprisonnement des parents pour trafic de drogues et autres crimes plus ou moins graves sont fréquents, tout comme l’alcoolisme de l’adulte, relaté par les enfants. Tout ceci a un rapport étroit avec les abus, les mauvais traitements et l’abandon des familles. Une partie encore non quantifiée de ces adolescents, à notre avis, est ou a été impliquée dans la prise de drogue, en particulier le crack, la colle et la marijuana.

Comme traits marquants de leur subjectivité, nous avons identifié une auto-image négative ou abîmée, du fait d’être, en majorité, pauvres, noirs et habitants de logements misérables. Ils ont peur de s’exposer, de se dévoiler, de parler de leurs difficultés et ont presque tous une manière agressive de démontrer leur affection, l’attaque comme moyen de défense, une forte sensualité pour exprimer leurs sentiments et émotions. On peut identifier aussi une grande labilité émotionnelle, des difficultés à gérer la frustration, à réaliser des tâches en groupe et à respecter des accords.

A côté de cela, il est cependant possible d’identifier qu’ils ont une nette préférence et une habileté pour la fête, et utilisent la musique, la percussion et la danse comme moyens d’expression. La plupart d’entre eux démontrent un très fort attachement à l’école en tant qu’espace (“parce qu’elle est propre et grande”) et ils ont noué des liens affectifs très importants avec les adultes, bien que ceux-ci ne soient pas tous gentils avec eux. Par exemple, même si l’institutrice les grondait ou les expulsait parfois de la classe, ils l’aimaient. Pour eux, il est difficile de toujours rester assis et silencieux dans la classe, mais s’ils en sortent (d’eux-mêmes ou expulsés), ils restent tout de même dans la cour de récréation jusqu’à la fin des cours.

Ils sont presque tous en retard dans leur scolarité (âge/classe). Toutes les classes, de l’alphabétisation jusqu’à la classe finale, sont à un certain point du processus d’alphabétisation, et il n’y a pour ainsi dire aucune différence dans les activités proposées selon les groupes, ni dans les contenus étudiés.

La plupart des institutrices ont des difficultés à s’identifier avec leur rôle. Elles parlent souvent de leur travail dans cette école comme d’une mission divine, ou comme d’un châtiment qu’elles mériteraient à cause d’une faute commise dans une autre vie. Elles considèrent toujours qu’elles sont de passage. Une bonne quantité de leur temps de travail est dépensée dans des activités que nous considérons comme de l’esquive. On peut dire qu’elles ne sont préparées, ni techniquement, ni subjectivement, ni politiquement, pour s’occuper de ces enfants. Et elles n’en sont pas solidaires, même si leurs origines se trouvent dans des classes sociales semblables. Elles se sentent angoissées et frustrées de ne pas réussir à faire leur travail comme elles disent vouloir le faire, mais elles ont de grandes difficultés à comprendre le rôle qu’elles jouent dans la conduite inadéquate du processus d’enseignement- apprentissage. Elles ne se voient pas comme membres effectifs de l’ordre social de l’école. Ainsi, l’ordre inaltérable de l’école a, au moins, l’apparence de se perpétuer.

La direction et la coordination pédagogique de l’école, pour leur part, s’avèrent plus sensibles aux difficultés, histoires de vie et besoins de ces enfants; elles établissent avec eux un rapport plus affectueux même si elles se sentent parfois perdues et partagent l’idée que leur mission la plus importante auprès des enfants est d’enseigner les contenus prescrits par le cursus.

Les autres adultes de l’école, qui travaillent à la cantine, assurent la sécurité ou font le ménage, sont aussi des sources affectives essentielles pour les enfants. Dès qu’ils n’ont pas la mission de leur faire apprendre quoi que ce soit, les adultes se sentent libres pour écouter leurs histoires, leurs inquiétudes. La plupart d’entre eux habitent dans le quartier et ils sont ceux qui connaissent le mieux les détails du quotidien des élèves: ils savent où et avec qui ils habitent, qui sont leurs proches et parents. Ils sont au courant de tous les drames quotidiens de ces familles des alentours (maladies, chômage, accouchements, décès). Mais cette proximité ne signifie pas forcement la paix dans les relations: il existe également des conflits entre ces adultes et les enfants.

LE PROJET

A partir de 1999, l’école Maître Pastinha est devenue objet de l’attention du Projet Atuando Junto ao Risco mené par le Département de Psychologie. Un financement du Ministère de la Santé (division de prévention du SIDA) et de l’UNESCO a créé les conditions initiales de notre action. L’école a constitué, au départ, un lieu de stage pour les étudiants en dernière année de Psychologie Scolaire.

Ce projet avait pour but de produire une connaissance incarnée, de développer une méthodologie d’accès pédagogique à ces enfants et adolescents, de former des professionnels psychologues s’engageant à surmonter les difficultés des écoles publiques capables de devenir des espaces d’écoute sensible (dans le sens utilisé par René Barbier, 1997) et support tant pour les élèves que pour les adultes, débouchant sur une action précise et écologiquement adaptée à ce petit monde en train de se faire qu’est l’école.

Le projet s’insère pourtant, dans le contexte scolaire, comme une proposition alternative de cursus, centrée sur l’éducation écologique, spécifiquement sur l’écologie interne, le bien-être et sur l’élévation de la qualité de vie dans l’école et, autant que possible, hors de l’école. On a envisagé aussi un travail de rapprochement des familles de l’univers de l’école. C’est ainsi qu’on a proposé la mise en place d’ateliers pédagogiques conçus comme des opportunités de rassembler les enfants autour de thèmes et d’activités qui pourraient les intéresser tout en développant des rapports sociaux positifs entre eux et les adultes. Dans la mesure où les institutrices étaient invitées à y participer, on avait également l’objectif de leur montrer d’autres façons, plus respectueuses et aimables, de s’adresser aux enfants et qu’ils pouvaient, comme tout le monde, être coopératifs et attentifs.

Même si on peut critiquer l’école pour l’utilisation de méthodes archaïques et sa vocation à produire sans cesse des normes n’ayant pas toujours une finalité précise, il faut reconnaître que, pour la plupart de ces enfants, l’école est le seul endroit où ils peuvent rester plus ou moins en sécurité. Les adultes qui y travaillent peuvent être des tuteurs de résilience (Cyrulnik, 2001:130). C’est justement ce que l’on cherchait: faire de l’école une combinaison de facteurs de protection tout en réduisant l’exposition à des facteurs de risque prévisibles. Il fallait déplacer l’adulte, qui se conçoit souvent comme le centre de la scène pédagogique, pour y mettre l’enfant. Pour que l’école soit enfin faite à sa mesure et à partir de ses vrais centres d’intérêt. Pas dans le sens de « l’enfant roi », mais pour le récupérer comme un des acteurs, voire l’acteur le plus important du monde complexus de l’éducation, tout en permettant qu’il y prenne des responsabilités.

Nous avons donc créé un service de psychologie dédié aux enfants et aux adultes. Un long chemin nous a conduits à critiquer les formes traditionnelles d’insertion des équipes de psychologie dans des environnements éducatifs: ni mesurer, ni évaluer, ni contrôler. Mais, avant tout, être disponible pour inventer, chaque jour, de nouvelles façons d’y être et travailler. Cultiver une espèce d’attention « flottante » en se promenant dans les scènes quotidiennes produites sans cesse par les acteurs de l’école en train de se faire exister.

Nombreuses furent les questions soulevées par notre insertion dans cet univers inconnu, d’abord parce qu’il concerne des enfants très vulnérables, ce qui a augmenté les exigences de l’équipe. Beaucoup de ces difficultés étaient liées à la qualité et la nature de notre formation académique: nous détenons encore une compréhension très idéalisée des conditions d’existence de ces acteurs sociaux dans leurs multiples contextes. Nous nous sommes rendus compte, peu à peu, de la complexité de notre objet, mais aussi de la réalité historique, politique et institutionnelle de nos partenaires, questionnant les détails mêmes de notre action quotidienne.

Une première réflexion concerne la demande institutionnelle elle-même: la perspective envisagée pour l’action de l’équipe se tournait vers le passé: nous y étions revendiqués comme des participants à la discipline des enfants, comme ceux qui pourraient offrir des « explications » et/ou des « recettes » pour les nombreux problèmes rencontrés non seulement du point de vue scolaire mais, principalement, relationnel. Face à ces demandes, une action à double sens se fit nécessaire : récuser, et en même temps, appuyer. Récuser les formes proposées pour notre action et nous solidariser avec le contenu des plaintes, avec les difficultés de tous ordres rencontrées par les professeurs et les adultes de l’école à l’intérieur de leur pratique complexe.

Du point de vue de l’équipe, le manque de clarté concernant les conduites possibles face à ces sollicitations ne semblait pas facile à vivre. Nous nous retrouvions avec l’occasion de baliser, face aux exigences d’une réalité qui déconcertait et déconcerte encore, notre formation théorique, nos objectifs, notre raison d’exister par rapport à la demande institutionnelle (Sampaio,1999) et surtout, notre implication. Nous nous sommes rendus compte, au cours du temps, que nous devrions sortir du rôle d’analyse froide des réalités, qui amène à les critiquer et proposer des alternatives; nous avions besoin de changer l’optique de compréhension de nous-mêmes: nous étions aussi engagés dans une recherche identitaire et la quête de nouveaux formats pour l’insertion d’une équipe de psychologues.

C’était une provocation pour que nous assumions la discussion sur l’implication, sur notre implication en tant qu’individus originaires d’un lieu de production du savoir, ce qui, invariablement, est un attribut de pouvoir, récusable ou non. Nous sommes toujours devant la tentation d’exercer le pouvoir que l’acceptation de demandes de ce type nous offre. Refuser signifie tomber dans une espèce de vide et susciter dans l’institution des peurs concernant notre incompétence, notre fragilité, notre incompréhension ou insensibilité à l’égard de la gravité des problèmes rencontrés par ces acteurs quotidiennement. On perçoit ici tout un imaginaire en relation avec la connaissance académique, identifié même dans des plaisanteries qui questionnent notre compétence et notre clarté : « les personnes de l’université ne savent rien de la pratique, elles n’ont de rapport avec la vie qu’à travers les loupes de la théorie. » Il serait bon que ces sentiments ne se justifient pas. Mais, malheureusement, nous devons admettre que beaucoup de ce que nous faisons, à l’extérieur, est contaminé par les préjugés et un éloignement difficiles à déguiser; nous ne savons pas bien comment rendre compte de la vie réelle ou même nous comporter hors des ambiances protégées de nos salles de travail.

Comme un étranger doit se sentir face à une culture nouvelle et exotique et, en combattant intentionnellement les tentations d’une attitude colonisatrice, nous nous sommes mus dans ces réalités, nous étonnant autant que possible des routines, des procédés, des relations. L’étonnement est utilisé ici comme un positionnement technique et épistémologique: il était nécessaire de s’étonner, prendre de la distance pour comprendre nos propres tâches et responsabilités, tout en étant, en même temps, complètement immergés dans ce quotidien, dans la tentative de mettre en mouvement la contradiction classique entre “l’extériorité du chercheur, nécessaire réflexivement, mais qui empêche l’accès aux secrets indexicaux et l’intériorité du professionnel, qui le rend propriétaire de ces secrets essentiels”(…) (Boumard, 1999:2)

Partager les secrets des ordres en cours dans ces environnements ne nous paraissait possible qu’à partir de la critique du masque que la formation professionnelle nous imposait comme proposition: la distance « hygiénique » de la réalité. Ainsi, nous avons élaboré d’autres possibilités de positionnement dont la caractéristique principale était la disposition à la contagion, la contamination.

Ainsi, tributaires de la tempête créatrice que la seconde moitié du XXe siècle a vu s’abattre sur les sciences anthroposociales, nous pensons que l’élaboration théorique, spécialement dans des espaces éducatifs, résulte de la disposition à une recherche impliquée, à la rencontre des ordres « se faisant » dans le champ concret de la vie, à l’identification de la production profane des vérités locales et la reconnaissance toujours risquée des points de vue des membres”(Boumard, 1999:6).

Mais comment se fait dans la pratique cette réorientation de notre insertion ? L’observation de la scène pédagogique est, au minimum, inconfortable. Tous ceux qui se sont déjà engagés dans des situations de collecte de données où il existe un éducateur ou professeur et ses élèves savent combien cette tâche est mal vue et peut provoquer une avalanche de comportements et d’attitudes persécutrices, spécialement de la part de l’adulte. Surtout quand la personne qui réalise la collecte, prend des notes. Si l’attitude de qui observe se révèle distanciée de l’événement, cela, sans doute, alimente l’inconfort qui, dans de nombreux cas, peut devenir une espèce de boycot à la propre observation ; l’observation à distance, contradictoirement, confère une espèce de pouvoir à l’observateur qui est immédiatement remis en cause, générant des situations impratiquables ou rendant difficile l’obtention de données et la mise en œuvre de solutions partagées pour les difficultés localisées. Apparaissent, en toile de fond de notre discussion, des questions liées à la territorialité et à la peur du jugement étranger.

C’est lorsque ce dernier prétend à la neutralité absolue, lorsqu’il croit avoir recueilli des faits "objectifs", lorsqu’il élimine des résultats de sa recherche tout ce qui a contribué à y accéder et qu’il gomme soigneusement les traces de son implication personnelle dans l’objet de son étude, qu’il risque le plus de s’écarter du type d’objectivité (nécessairement approchée) et du mode de connaissance spécifique de sa discipline : l’appréhension, mieux la construction de ce que Marcel Mauss a appelé le "phénomène social total" qui suppose l’intégration de l’observateur dans le champ même de l’observation. (Laplantine, 1996:21).

Tout ce travail était accompagné par la préoccupation de la formation de l’équipe. Un jour par semaine, tous les étudiants, les psychologues et moi même avions une séance d’analyse de la pratique où chacun pouvait présenter ses difficultés, ses découvertes, ses observations. Tous munis de leur journal de terrain, outil incontournable dans ce genre de travail, considéré à la fois comme document du quotidien vécu et opportunité de réflexion et quête théorique. Incités à décrire, ils sont parvenus à bien écrire sur le monde de l’école, extrayant de la pratique des questions théoriques d’envergure. De forts liens d’amitié et de production se sont tissés entre les membres de l’équipe.

CONSIDERATIONS FINALES

Au Brésil, les psychologues n’appartiennent pas à l’équipe de techniciens qui travaille à l’école publique et qui reçoit les enfants issus de familles pauvres et démunies. L’État n’est pas obligé d’avoir ces professionnels dans son personnel, sauf, parfois, pour établir des diagnostics, mais jamais comme des personnes vivant l’école au jour le jour. A notre avis, nous ne pouvons pas être considérés comme des gens occasionnels, de passage, circonscrits dans les limites de la formation ou de l’élaboration de programmes et propositions, éloignés de la scène pédagogique. Tout en refusant une approche traditionnelle (mesurer, contrôler, évaluer), le psychologue peut faire beaucoup pour changer le quotidien des écoles publiques brésiliennes. Mais il faut d’abord refuser le pouvoir qu’être un technicien qui travaille sur des “choses qu’on ne peut pas voir”, comme nous a dit une institutrice, nous confère. Le fait est que nous nous disposons à regarder (pas voir) comme nous l’enseigne Laplantine (op.cit .:15-16) et nous pouvons aider ceux qui se disposent aussi à regarder ce monde qui se donne à connaître parce qu’il fait son propre commentaire (Rose, 1993:36). Tout est tellement évident à l’école qu’on y est comme dans le paradoxe de « la lettre volée ». Non dissimulée, la réalité co-construite des interactions sociales menées entre tous les acteurs se livre aux yeux de ceux qui veulent en profiter.

Comme il peut comprendre l’école à l’image d’un orchestre, harmonieux ou non, dont la musique résulte de ce qu’apportent les parents, les institutrices, les autres adultes, les enfants, l’Etat et tous les enjeux des ces cultures, contradictoires voire opposés, le psychologue sait que la tâche est grande, loin d’être facile et, surtout, continue. Il veut travailler dans ce monde plein de voix, qui crient, se taisent ou se cachent. Et il sait que l’on a tous et toutes le droit de parler, de s’exprimer, de changer la vie quotidienne, parfois insupportable et accablante, dans et hors de l’école.

 

BIBLIOGRAPHIE

Barbier, René (1997) L’Approche Transversale. L’écoute sensible en sciences humaines. Paris : Anthropos.

Boumard, Patrick (1999) O lugar da etnografia nas epistemologias construtivistas. PSI - Revista de Psicologia Social e Institucional. UEL, v. 01. n.02 www.uel/home/pt/frmopcao=centrodptp.asp [réf du 19.06.2004]

Carvalho Neto, Isaias. Centralidade Urbana. Espaço e Lugar. Esta Questão na Cidade do Salvador. São Paulo: Tese de Doutorado, FAU/USP, 1991.

Cyrulnik, Boris (2001) Les Vilans Petits Canards. Paris: Editions Odile Jacob.

Espinheira, Gey (1993) Janelas Cegas – Pelourinho: a alma separou-se do olho e da mão. Jornal A Tarde, seção A Tarde Cultural, Salvador-Bahia, 02.05.1993.

Gutiérrez, F. e Prado,C. (1999) Ecopedagogia e cidadania planetária. S.Paulo: Instituto Paulo Freire.

IPAC, Instituto de Patrimônio Artístico e Cultural da Bahia. Termo de Referência. Plano de Ação Integrada do Centro Histórico de Salvador. Salvador: mimeo, 1991.

Laplantine, François (1996). La description ethnographique. Paris: Éditions Nathan.

Rose, Edward (1993) Conversation avec Harvey Sacks: Analyse avec Modification et Corrections. In: Cahiers de Recherche Ethnométhodologieque, no. 01, juin 1993, p. 25-40.

Santos, Joel Rufino (1984) O que é racismo. São Paulo:Abril Cultural: Brasiliense.
Sampaio, Sônia (1999) Relatórios das Fases I e II do Projeto Cidadania Solidária FCM/UNICEF. (mimeo)