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Eté 2008 - Vol.11. No. 02

Histoire de la Dialectique Sport / Société et évolution des formes de racisme aux Etats-Unis : le cas des Afro-américains

Nicolas Moreau
Chercheur post-doctoral au sien du laboratoire de sociologie de l'activité physique et du sport (Département de Kinésiologie, Université de Montréal). Egalement membre de l'équipe de recherche et d'intervention transculturelles (ERIT) de l'Université McGill et de l'équipe sur le médicament comme objet social et culturel (MEOS). Ses champs de recherche sont ceux de la sociologie de la santé mentale et des pratiques sportives.

Histoire de la dialectique Sport / Société et évolution des formes de racisme aux États-unis :
le cas des afro-américains

Résumé

Le sport reflète et/ou nourrit les inégalités de la société. Trois thèses existent pour analyser les inégalités sociales entre sport et société : celles du reflet, de la reproduction et de la résistance. Notre étude porte sur l’histoire de la dialectique sport et société et l’évolution des formes de racisme aux États-Unis en nous référant à la communauté afro-américaine. Nous postulons que lors des périodes de racisme légal, la théorie du reflet s’applique : le sport apparaît comme miroir de la société. La thèse de la résistance traduit la dynamique contemporaine : le sport est non seulement le reflet du racisme existant, mais également un outil idéologique pour le groupe dominant et exceptionnellement une zone de contestation pour les dominés.

Mots clés

Esclavage, ségrégation raciale, intégration discriminatoire, sport, afro-américains.

Article

Introduction

Le sport est souvent présenté par les idéologues sportifs comme étant apolitique. Ceci est une illusion et il peut être montré qu’il existe dans le sport une fonction politique. Le vingtième siècle regorge d’exemples dans lesquels le sport et la politique furent liés. Nous pouvons, à titre d’exemple, mentionner les jeux olympiques de Berlin (1936) qui avaient pour objectif de démontrer la supériorité de la race aryenne. Des athlètes peuvent également prendre le terrain sportif pour revendiquer des droits : rappelons-nous le poing levé et ganté de noir (symbole du black power) des américains Tonnie Smith et John Carlos sur le podium du 200 mètres aux jeux olympiques de Mexico en 1968 afin de condamner publiquement la condition des afro-américains aux États-Unis. Ces exemples historiques des relations entre mondes sportif et politique montrent que la sphère sportive n’est pas distincte de la vie sociale. Nous postulons, plus précisément, que le sport et la société sont intimement corrélés, en particulier, sur le plan des inégalités sociales. Sur ce thème de la correspondance des inégalités sociales entre sport et société, trois thèses existent (Donnelly 1995 : 92).

La première est la thèse du reflet. Selon cette théorie, le sport constitue un miroir de la société. Il convient de distinguer, en son sein, une approche à la fois positive et négative. L’approche positive (vision des fonctionnalistes structuraux) définit le sport comme le microcosme d’un système social élargi reflétant l’idée positive selon laquelle "l’ordre social se fonde sur un consensus, sur des valeurs communes et sur des sous-systèmes interreliés" (Coakley 1994 : 35 cité par Donnelly 1995 : 92). L’approche négative consiste à examiner le sport comme une sphère reflétant les aspects les plus négatifs de la société tels que les inégalités sociales ou le racisme.

La seconde thèse est celle de la reproduction. Elle supporte que le sport "n’est pas seulement le reflet passif d’une société, mais plutôt une force qui contribue activement à la reproduction de cette société d’une génération à l’autre" (Donnelly 1995 : 93). Là encore, il apparaît une approche positive et négative. L’approche positive désigne le sport comme une sphère jouant un rôle actif dans le processus de socialisation : "le sport contribuerait à la satisfaction des besoins sociaux comme l’intégration, […] la gestion des tensions, besoins qui sont tous axés sur le maintien d’un statu quo dans l’ordre social" (Donnelly 1995 : 93). La vision négative est interprétée comme un processus actif perpétuant un statu quo inégal grâce auquel les dominants entretiennent leurs pouvoirs sur les dominés.

La troisième thèse est celle de la résistance. Introduisant l’idée d’agent actif, elle permet "une relation dialectique avec les aspects structuraux de la thèse de la reproduction" (Donnelly 1995 : 93). Dans cette thèse, le sport apparaît "comme un terrain de contestation" et les individus comme des agents actifs et réflexifs : ils peuvent de façon très consciente apprécier l’apport significatif et bénéfique du sport dans la vie, tout en se rendant compte que des groupes dominants tentent d’utiliser le sport comme instrument de contrôle ; ils ont la capacité de modifier les conditions dans lesquelles ils pratiquent un sport et aussi de reconnaître et de modifier les conditions visant à perpétuer leurs statut de subordonnées ; enfin leurs tentatives de résistance ont parfois un effet opposé et servent à renforcer les conditions responsables de leur subordination" (Donnelly 1995 : 93).

Nous allons, dans cet article, tenter de montrer de quelle manière la sphère sportive fut associée à la sphère sociale aux États-Unis. Pour ce faire, nous avons choisi de nous focaliser sur les afro-américains [1] car ces derniers représentent l’idéal type de la minorité ethnique aux États-Unis et ce pour deux raisons majeures (Bouvet 1998 : 87). La première raison est sa prégnance démographique au sein de la nation américaine [2], son Histoire (esclavage et ségrégation) ainsi que ses nombreuses revendications sociales. La seconde raison concerne la "différence raciale". La présence de ces deux causes fait dire à Laurent Bouvet (1998 : 87) que la question noire aux États-Unis possède une double irréductibilité à la fois interne et externe et, par conséquent, en fait une minorité ethnique spécifique et différente des autres.
Notre propos visera donc à étudier l’histoire de la dialectique Sport/Société et l’évolution des formes de racisme aux États-Unis, en prenant pour illustration le cas des afro-américains. Nous faisons la double hypothèse dans ce travail que, d’une part, l’évolution des formes de racisme envers les afro-américains au sein de la société américaine est parallèle à celle inscrite dans la sphère sportive et, d’autre part, que le sport, au cours de l’histoire des États-Unis, a parfois été simplement le reflet de la vie sociale (période d’esclavage et de ségrégation) et fut à d’autre moments, également un outil idéologique pour le groupe dominant afin de justifier et de reproduire un statu quo inégal au sein de la sphère sociale (période contemporaine).

Les afro-américains au sein de la sphère sportive américaine : trois périodes de racisme

Avant d’aller plus loin, faisons un bref rappel historique de la communauté afro-américaine. Son histoire peut être appréhendée au travers de trois époques (Sage 1998 : 83). La première époque est celle de l’esclavage. La seconde est caractérisée par une courte période de liberté suivie de la ségrégation. La troisième époque correspond à la situation contemporaine que nous qualifions "d’intégration discriminatoire". L’histoire des afro-américains aux États-Unis est donc celle d’un racisme ayant existé sous différentes formes [3].

1) L’esclavage : une période d’exclusion des afro-américains dans le sport

Lors de la période d’esclavage (1619-1865) [4], les relations entre blancs et afro-américains dans le domaine sportif se limitaient à deux sports, à savoir la boxe et les courses de chevaux. Le sport avait une double fonction. D’une part, il servait d’exutoire social pour les esclaves et, d’autre part, il était source de divertissement pour les blancs. Les propriétaires de plantations encourageaient les afro-américains à faire du sport, et ce dans le but de canaliser socialement leur énergie, ce qui leurs permettaient d’éviter des révoltes potentielles [5]. La pratique de la boxe consistait en des combats entre afro-américains dans le but d’amuser les blancs (propriétaires de plantations) lors de différentes festivités. Les afro-américains étaient également utilisés dans le milieu hippique comme jockey. Nous faisons la double hypothèse qu’une des fonctions de la boxe, à cette époque, était de briser le sentiment communautaire identitaire des esclaves [6] et que la représentation de l’homme indissociable de sa monture (image du jockey) constitue un moyen d’inculquer l’infériorité naturelle des afro-américains sur un plan symbolique.

Le sport était donc le reflet du système social lors de la période de l’esclavage. En effet, les afro-américains étaient exclus de la sphère sportive comme des autres sphères de la vie sociale. Lors de cette période, nous appliquons donc la thèse du reflet, d’un point de vue négatif, sur le plan des inégalités sociales, entre le monde sportif et le monde social, pour la communauté afro-américaine.

2) La ségrégation raciale : une période de ghettoïsation des afro-américains dans le sport

La seconde période (fin 19ème siècle - milieu 20ème siècle) est celle du faible affranchissement des afro-américains suivi d’une ségrégation très prégnante [7]. L’émancipation a eu un effet très limité sur les relations entre blancs et afro-américains dans le sport. Preuve en est avec la conclusion, en 1888 (Sage 1998: 89), d’un accord entre les propriétaires de la ligue majeure de Baseball pour ne plus intégrer d’afro-américains. Cette loi tacite ne fut pas violée jusqu’en 1945, où Branch Richey, alors manageur général des Brooklyn Dodgers, embaucha Jackie Robinson. Les conséquences de ces ségrégations furent la création de ligues "noires" (negro baseball leagues) dans les années 1920. Vers la fin du 19ème - début du 20ème siècle, le système éducatif des États du sud était institué en apartheid, par conséquent les athlètes afro-américains des établissements secondaires se rencontraient uniquement entre eux. Dans les autres États, cette ségrégation n’était pas "instituée", néanmoins les résultats étaient similaires : l’accès aux sports amateurs leur était barré tacitement par les blancs. En bref, jusqu’en 1960, la plupart des athlètes afro-américains appartenaient à des universités "noires" et jouaient dans des ligues "noires". Le sport professionnel est similaire au sport amateur : les afro-américains ont été exclus du basket professionnel jusqu’en 1950. Durant les vingt-cinq premières années du 20ème siècle, les afro-américains ont participé au football professionnel, puis ils en ont été évincés de 1930 à 1945.
Ainsi, en résumé, les athlètes afro-américains ont été écartés des sports américains jusqu’à la "signature" de Jackie Robinson. C’est d’ailleurs seulement à la fin des années 1950, que les afro-américains dans les trois sports professionnels majeurs américains (football, basket-ball et baseball), furent surreprésentés par rapport à leur population au sein de la nation américaine [8].

De même que pour l’esclavage, lors de la période de ségrégation raciale, le sport demeurait le miroir de la vie sociale américaine (thèse du reflet d’un point de vue négatif). En effet, nous avons vu que la sphère sportive fut caractérisée par une ghettoïsation des afro-américains dans des ligues de couleurs.
Nous postulons, d’un point de vue systémique, que lors d’une période de racisme légal et institutionnalisé (comme c’est le cas pour l’esclavage et la ségrégation raciale dans les États du sud), le sport ne peut être que le strict reflet de la vie sociale, car même s’il peut nourrir idéologiquement la société (cf. fonction du jockey), il ne peut constituer une force active contribuant à la reproduction de la société (théorie de la reproduction) car le système demeure intrinsèquement figé. En effet, le réservoir idéologique que la sphère sportive pouvait constituer pour le groupe dominant, lors des périodes d’esclavage et de ségrégation raciale, fut inutile car la société était légalement raciste envers la communauté afro-américaine. Nous allons voir ultérieurement que lors de la période de "l’intégration discriminatoire", les choses se complexifient.

3) La place des afro-américains dans le sport contemporain : une "intégration discriminatoire"

En premier lieu, il convient de faire état de la situation contemporaine des afro-américains dans la société américaine. Sur le plan juridique, il n’existe plus de discrimination fondamentale entre blancs et afro-américains. Par contre, économiquement, le fossé entre les afro-américains et les blancs n’a fait que s’accentuer au cours des vingt-cinq dernières années. On peut illustrer la pauvreté des afro-américains aux États-Unis par quelques chiffres. Le taux de pauvreté est pratiquement trois fois plus élevé dans les familles afro-américaines que dans les familles blanches et le taux de chômage y est deux fois plus élevé (Sage 1998 : 85). Politiquement, les afro-américains restent sous représentés. En effet, moins de 1% des membres du corps législatif de l’État sont afro-américains. En 1998, sur les 100 sénateurs des États-Unis, un seul était afro-américain (Sage 1998 : 86). Sur le plan de la violence, il existe une inégalité subie par les afro-américains. Ces derniers ont sept fois plus de risque d’être victime de violence meurtrière que les blancs (Zinn 2002 : 528). Il demeure aussi une stigmatisation des afro-américains comme étant violents et agressifs (cf. médias) bien que les études ont démontré qu’en contrôlant les différents facteurs sociaux, il n’apparaissait aucune différence significative entre afro-américains et blancs au niveau de la violence. Ces exemples nous montrent clairement qu’il subsiste une inégalité prégnante entre blancs et afro-américains dans les différentes sphères sociales de la société américaine bien que ces deux groupes soient égaux sur un plan légal. C’est ce processus que nous qualifions "d’intégration discriminatoire" et que nous définissons comme suit : un processus par lequel les afro-américains participent aux secteurs économiques, politiques et culturels de la société américaine tout en étant défavorisés par rapport aux blancs.

 

Malgré des avancées incontestables sur le plan numérique, il serait utopique de penser que l’ensemble des barrières d’inégalités raciales dans la sphère sportive américaine soit tombé. En effet, quatre domaines principaux du sport contemporain américain demeurent discriminatoires envers les afro-américains. Il s’agit des positions occupées au sein des équipes, de la différence de performances, des salaires ainsi que des structures autoritaires (Leonard 1998 : 213). Nous allons prendre l’exemple du football afin d’illustrer ces différentes formes de discriminations.

3.1) La répartition des positions occupées

Le stacking

Un des modèles récurrents de discrimination dans les universités et le sport professionnel américain est le stacking [9]. Il est peut être défini comme une forme commune de ségrégation de position occupée au sein d’une équipe soulignant la concentration de minorités raciales (afro-américaines) dans des positions spécifiques (Leonard 1998 : 213). Le stacking entraîne, ipso facto, un rapport de centralité. Occuper une position centrale au sein d’une équipe entraîne une plus grande probabilité d’engagement dans la coordination des tâches dépendantes et, par conséquent, plus d’interactions sociales avec les autres postes occupés. Loy et Elvogue (1970 : 25) ont émis l’hypothèse que la ségrégation raciale dans les sports professionnels américains est positivement liée à la centralité.
C’est donc ce processus d’exclusion entre blancs et minorités ethniques (particulièrement les afro-américains) qui se traduit par une ghettoïsation dans le jeu des groupes ethniques minoritaires (occupation des positions périphériques) qui est appelé par les sociologues américains du sport stacking. Autrement dit, il s’agit donc du concept de ségrégation raciale appliqué au terrain sportif.

La distribution des postes selon l’origine ethnique (blancs versus afro-américains) dans le football est présentée en annexe 1. Les positions centrales, pour le secteur offensif, sont celles de center, guard et quater back et pour le secteur défensif, celle de linebacker. En 1995, 91 % des quaterbacks et 97 % des Centers étaient blancs. Le stacking apparaît donc clairement dans le football professionnel américain (rappelons-nous que 67 % des joueurs de la National football league (NFL) sont afro-américains). En ce qui concerne le football universitaire, la pratique du stacking a également été mise en évidence (Jones et al. 1987 : 70-83 cité par Leonard 1998 : 214).

3.2) La différence de performances

Une étude comparative entre les runnings backs et les wide receivers blancs et afro-américains a montré que les runnings backs afro-américains gagnent en moyenne plus d’un yard et demi que les runnings backs blancs. Les wide receivers afro-américains gagnent, quant à eux, deux yards de plus par réception de passe que leurs pairs blancs. Notons également que les arrières afro-américains marquent presque deux fois plus que les arrières blancs (Leonard 1998 : 226-227). Les données statistiques montrent que les afro-américains sont, en moyenne, plus performants que les blancs dans le football professionnel américain.

3.3) Les salaires des sportifs

Les performances sportives des afro-américains dans le football sont, en moyenne, supérieures à celles des blancs. Le salaire est-il directement corrélé aux performances ou existe-t-il une discrimination salariale envers les afro-américains ? En 1988, les joueurs blancs gagnaient en moyenne 19 000 dollars de plus que les joueurs afro-américains dans la NFL. Il est à noter que ce fossé s’était accentué entre 1982 et 1988 (Leonard 1998 : 233). Il existe donc une discrimination salariale dans le football professionnel américain au profit des blancs.

3.4) Les structures autoritaires

En 1996, il n’y avait que quatre manageurs général et trois entraîneurs en chef afro-américains au sein de la ligue professionnelle de football (Leonard 1998 : 234). Cette discrimination n’est pas due à une absence de changement d’entraîneurs chefs à l’intérieur de cette ligue. En effet, lors de l’intersaison 1997-1998, onze postes d’entraîneurs furent laissés vacants et aucun ne fut occupé par des afro-américains. En 1997, 26 % des entraîneurs assistants étaient afro-américains et seulement quatre étaient responsables des secteurs offensifs ou défensifs (ce sont les secteurs de jeu les plus importants dans le football américain) alors que, rappelons-le, 67 % joueurs de cette ligue sont afro-américains. En 1996, 15 % des arbitres au sein de la NFL étaient afro-américains (Leonard : 235). Il existe donc une discrimination envers les afro-américains au sein des postes de manageurs, d’entraîneurs chefs, d’entraîneurs assistants dans la ligue professionnelle de football américaine (NFL).

Ainsi, empiriquement, quatre formes de discriminations existent envers les afro-américains dans le football : le stacking, la différence de performance, l’inégalité salariale et l’absence d’entraîneurs et de manageurs. Ces différentes formes de discriminations correspondent à différentes dimensions. Le stacking peut être qualifié de discrimination territoriale (concept de ségrégation raciale appliqué au terrain sportif). La différence de performance correspond à une discrimination de résultat. L’inégalité salariale renvoie à la discrimination économique et enfin la pénurie d’entraîneurs et de manageurs peut être définie comme une discrimination à l’emploi aux postes décisionnels.

La période de "l’intégration discriminatoire" demeure plus complexe à analyser que celles de l’esclavage et de la ségrégation raciale. Nous postulons que la dialectique Sport/Société au cours de la période "d’intégration discriminatoire" (racisme tacite) correspond à la thèse de la résistance. En effet, nous avons vu que le sport était le reflet des inégalités économiques de la vie sociale (au détriment des afro-américains). De plus, la pratique du stacking et la pénurie d’entraîneurs et de manageurs afro-américains reproduisent l’absence de cette communauté dans les sphères sociales décisionnelles. La non occupation, par cette minorité ethnique, de positions centrales dans le sport constitue, dans un système de racisme ouvert, une force participant énergiquement à la reproduction des inégalités sociales. En effet, les afro-américains sont absents des positions décisionnelles dans les sports où ils excellent ; comment peuvent-ils alors occuper les mêmes positions dans les autres sphères sociales ? Le sport est donc, selon nous, un outil idéologique sur lequel les groupes dominants peuvent s’appuyer afin de justifier et accentuer la discrimination existante (théorie de la reproduction, des inégalités sociales, pris sous son aspect négatif). Néanmoins, il apparaît quelques figures dans le monde sportif américain, comme par exemple Latrell Sprewell ou Greg Hodges [10] dans le basket-ball professionnel, capables de dénoncer le racisme existant et ainsi de bousculer les codes normatifs implicites (sport comme terrain de contestation) mais cela demeure marginal et sans conséquence majeure.

 

Conclusion

Nous avons vu que le sport et la société ne constituaient pas deux entités distinctes, imperméables l’une de l’autre, mais demeuraient, au contraire, en étroite corrélation. Nous nous sommes concentrés sur les afro-américains pour illustrer nos propos ; cependant, il est aisé de saisir que nous aurions pu choisir une autre communauté ethnique (latino-américaine par exemple) et la démonstration aurait été sensiblement la même. Le but de cet article était simplement de dépasser les discours communs sur la neutralité du sport et montrer qu’au-delà de certaines manifestations politiques plus ou moins explicites sur la scène sportive (chants racistes de spectateurs de football européens, messages imprimés sous les maillots des joueurs, prise de positions politiques dans les médias, etc.), le sport et la société sont intrinsèquement liés. Pour conclure, nous aimerions montrer comment, aux États-Unis, le rêve d’ascension sociale véhiculé par les sportifs afro-américains produit également un renforcement des inégalités sociales entre la communauté blanche et afro-américaine.

Un des attributs associés à la société américaine est le rêve américain. Pour Marie-christine Pauwels (1997 : 24), "l’American Dream" fait référence à trois dimensions : la liberté, l’égalité et la recherche du bonheur. La liberté comprend deux aspects. Le premier est celui d’une liberté institutionnelle, c’est-à-dire la défense de l’individu contre l’État (cf. les dix premiers amendements de la Constitution). Le second aspect est la liberté de l’individu, ce qui correspond à la philosophie de l’individualisme ("rugged individualism"). La seconde dimension est celle de l’égalité. Il ne s’agit pas ici d’égalitarisme, mais de l’égalité des chances ("equality of opportunity"). La troisième dimension est celle de la recherche du bonheur, de la réalisation de l’individu ("the pursuit of happiness"). Actuellement, il semble que cette définition se soit réduite au concept d’ascension sociale, c’est en tous cas l’interprétation généralement véhiculée auprès de la population. Nous ferons nôtre cette définition de "l’American Dream" : "The low-to-high change in statuts, or in general social position, which is allegedly open to americans who give sufficient attention to the exercise of such Puritan virtues as hard work, honesty, and thrift; the change in statuts suggested by such phrases as "poor boy makes good", "rags to riches", "from log cabin to White House"" (Hoult, 1972).

Le sport professionnel américain et ses millionnaires constituent un des vecteurs de ce rêve. Si l’on prend l’exemple de la NBA, beaucoup de joueurs, en plus d’être afro-américains, sont issus des ghettos et font partie aujourd’hui des basketteurs les plus reconnus et les mieux payés. Ces icônes sportifs sont constamment renouvelés, ce qui empêche une routinisation du charisme : c’est la preuve que le système marche. Neuf des dix sportifs les mieux payés au monde sont américains et les trois-quarts d’entre eux sont afro-américains. De plus, il existe une surreprésentation des joueurs afro-américains dans le basket-ball, le football et le baseball professionnel. Tout cela contribue à la perpétuation du rêve américain.

Voyons donc le mécanisme du rêve américain et ses conséquences pour la communauté afro-américaine. Si l’on observe le tableau présenté en annexe 2, on constate que les afro-américains, dans les trois sports les plus populaires aux États-Unis (donc les plus lucratifs), ont plus de possibilité de devenir professionnel que les blancs. Néanmoins, si l’on regarde les chiffres en valeur absolue, on constate que la proportion de devenir sportif professionnel pour un afro-américain est la même que de gagner à la loterie. Cela est d’ailleurs aussi vrai pour un afro-américain que pour un blanc. Mais ce qu’il y a ici de fallacieux, c’est que le sport professionnel américain composé pour la plupart d’afro-américains, véhicule l’idée d’une facilitation de l’ascension sociale pour cette communauté. Le résultat est que près de la moitié des athlètes afro-américains universitaires pensent devenir professionnels (Sage 1998 : 98). Cela entraîne une absence d’investissement dans les études et donc une majorité d’athlètes afro-américains sortent des universités sans diplômes (55 à 75 % des athlètes noirs en NCAA DI en basket, football et athlétismes ne sont pas diplômés à leur sortie d’université), (Sage 1998 : 98).
Il existe un paradoxe de "l’American Dream" dans le sport pour la communauté afro-américaine : il est à la fois un réel ascenseur social pour une minorité d’athlètes et renforce parallèlement les inégalités raciales en ne donnant pas de diplômes aux athlètes afro-américains. Le sport est donc un des seuls domaines dans lequel les exclus des minorités ethniques peuvent penser intégrer les sphères élitistes du système social. Or le sport est une sphère dans laquelle l’expérience ne peut pas être convertie en savoir et, même plus, l’intégration dans la sphère sportive entraîne l’exclusion quasi systématique des sphères du savoir institutionnalisé. On permet potentiellement l’accès des minorités ethniques à un capital économique mais pas à un capital culturel, ce qui serait trop risqué pour le groupe dominant, en l’occurrence les blancs. En dirigeant les jeunes afro-américains vers le sport, on les confine donc dans une sphère sociale qui reste périphérique, du domaine du spectacle, mais on ne les intègre pas à la sphère productive (financière, législative, etc.).


NOTES DE FIN DE DOCUMENT

1 : Le terme "afro-américain" est utilisé afin de désigner la minorité noire présente aux États-Unis. D’autres appellations existent comme celles de "Noirs américains" ou "Africains Américains".

2 : Les afro-américains représentent environ 12 % de la population américaine.

3 : Nous définissons comme suit le racisme aux États-Unis envers les afro-américains : ensemble de pratiques discriminatoires institutionnalisées ou tacites consistant à "réduire" un afro-américain à son origine culturelle ou raciale, et qui renvoie, consciemment ou non, à une théorie de la hiérarchie des "races". Deux types de racismes seraient apparus au cours de l’histoire des États-Unis. D’une part, le racisme différentialiste (aucune place n’est accordée au groupe racial victime compte tenu de sa supposée impureté) lors des périodes d’esclavage et de ségrégation. D’autre part, le racisme inégalitaire (occupation de places inférieures par le groupe racial victime) qui caractérise la société américaine contemporaine (période de "l’intégration discriminatoire").

4 : Pour Zinn (2002 : 37), l’esclavage américain fut le plus barbare de l’histoire de l’humanité. Cette atrocité repose, pour cet auteur, sur deux fondements : "le désir frénétique de profits illimités, caractéristique de l’agriculture capitaliste, et la réduction de l’esclave à l’état de moins qu’humain par le biais de la haine raciale, fondée sur l’évidence de couleur : le blanc étant le maître et le noir l’esclave". Nous comprenons l’esclavage américain de la manière suivante : système de hiérarchisation sociale mis en place aux États-Unis entre 1619 et 1865, fondé sur la haine raciale, assujettissant socialement, juridiquement, culturellement et économiquement les afro-américains aux propriétaires blancs de plantation (le Sénat vota le 13ème amendement qui met fin à l’esclavage en avril 1864 ; la Chambre des représentants fit de même en janvier 1865).

5 : La peur de voir éclater des révoltes d’esclaves était un trait constant de la vie quotidienne sur les plantations (Zinn 2002 : 44).

6 : La destruction de ce sentiment identitaire communautaire constituait un des moyens pour les propriétaires de plantation de préserver leur main-d’œuvre et leur mode de vie (Zinn, 2002 : 45).

7 : Aux États-Unis, compte tenu du contexte historique, le concept de ségrégation renvoie le plus souvent à celui de ségrégation raciale. Il peut être défini comme "un processus d’exclusion et de confinement à un lieu ou de ghettoïsation, d’un groupe minoritaire, en l’occurrence les noirs aux États-Unis, par rapport à un groupe majoritaire, les blancs" (Paré 1998 : 57).
La ségrégation raciale aux États-Unis sera explicitée comme suit dans cet article : processus d’exclusion dans la société américaine entre 1890 et 1954 (législatif dans les États du sud et coutumière dans les États du nord) entre blancs et afro-américains qui s’est traduit par une ghettoïsation du groupe ethnique minoritaire, à savoir les afro-américains. (La période historique de la ségrégation aux États-Unis peut être discutée. Nous nous sommes basés sur les dates explicitées par Bernard Vincent (Vincent 2001 : 146). Néanmoins, il convient de préciser que le principe du "separate but egal" qui officialise la séparation entre les races fut prononcé par la Cour suprême en 1896).

8 : Il y a 12 % d’afro-américains aux États-Unis. Actuellement, les afro-américains représentent 80 % des joueurs de la National Basketball Association, 67 % des joueurs de la National Football League et 16 % des joueurs de baseball de la ligue majeure (Leonard 1998 : 210-211).
9 : Le terme stacking fut développé par le sociologue Harry Edwards en 1967 (Edwards, 1973).

10 : Greg Hodges dénonça publiquement la condition des musulmans aux États-Unis. Bizarrement, aucune équipe de la NBA ne désira l’engager l’année suivante.


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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ZINN, Howard. 2002. Une histoire populaire des États-Unis. De 1942 à nos jours. Montréal : Lux, 811 p.

 

ANNEXES

 ANNEXE 1 

National Football League (NFL) : position occupée par les joueurs (en %) 

198319931995
BlancsAfroBlancsAfroBlancsAfro
   OffenseQuater back991937919
Running back1288892991
Wide receiver23771090991
Center97379188416
Guard772364326035
Tight end524839604454
Tackle683251474652
  DefenseConerback8921990100
Safety435718801387
Linebacker534727722674
Defensive end316927712078
Defensive tackle475330633066

 Source : Lapchick 1996 : 26-27 cité par Leonard 1998 : 215


ANNEXE 2 

Probabilité pour les hommes afro-américains d’atteindre le statut d’athlète professionnel dans les trois sports majeurs américains (comparée à l’ensemble de la population américaine)   

Sport

Nombre de joueurs afro-américains et probabilité d’accès

Football

N=910

Ensemble de la population [A]

0,00002

Afro-américain [B]

0,0001

Baseball

N=112

Ensemble de la population

0,000002

Afro-américain

0,00002

Basketball

N=320

Ensemble de la population

0,000006

Afro-américain

0,00005
 Source : Sage 1998 : 97.A : Normalisé sur tous les hommes âgés de 15 à 39 ans.B : Normalisé sur tous les hommes afro-américains âgés de 15 à 39 ans.