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Printemps2007 - Vol.09. No. 01

La collaboration SMA- Sciences sociales ou comment rendre compte de l’implication de la recherche et des chercheurs dans des projets de développement durable : l’exemple du Sénégal

Alassane Bah
Ecole Supérieure Polytechnique Département Génie Informatique Université Cheikh Anta Diop BP 5085, DAKAR Fann, Sénégal Jean-Max Estay
Institut de Mathématiques Appliquées Université Catholique de l’Ouest BP 10808, 49008 Angers cedex 01 France Christine Fourage
CERIPSA Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées Université Catholique de l’Ouest Angers. CERIPSA-UMR 6590 « Espaces et Sociétés », Alassane Bah , ESP-Université Cheikh Anta Diop Dakar ; Ibrahima Diop Gaye ENEA , Dakar Ibra Touré
Pôle Pastoral Zones Sèches (PPZS), Isra-Dakar, Sénégal B.P.: 2057 Dakar-Hann, Sénégal

Introduction : SMA et Sciences Sociales, une collaboration nécessaireLes Systèmes Multi-Agents (SMA) ont été proposés et développés par Jacques Ferber (Ferber, 95) pour simuler des comportements concurrents. Ils peuvent être assimilés à des microprogrammes s’exécutant dans un univers et échangeant avec cet univers et entre eux des informations, des compétences, des services. Leurs applications se trouvent dans le domaine industriel, la géomatique … mais aussi dans le domaine des sciences humaines.SMA et sciences sociales peuvent être associés et se nourrir de leurs approches complémentaires en confrontant les réalités de terrain à la modélisation. La collaboration s’est inscrite dans le domaine du développement durable et/ou local (dans une moindre mesure dans le domaine médical, notamment dans des expériences de suivi médical à domicile dans le cas de pathologies lourdes au Québec).Qu’il s’agisse des simulations d’impact des transformations techniques, de la gestion rationnelle de l’énergie renouvelable ou de l’eau, des effets induits par un changement organisationnel ou de nouvelles normes juridiques, la problématique de l’acteur (agent) est au cœur des préoccupations de l’informaticien. Or ces différents aspects du changement social sont tributaires des représentations dont ils sont issus (Weber, 95).

A cet égard l’apport de la sociologie est double :

  • Théorique : en contribuant à l’élaboration d’une grille de lecture de la réalité sociale qu’il s’agit de modéliser. Rappelons que la sociologie est une discipline cumulative, à ce titre elle dispose de théories analytiques des mécanismes sociaux qui peuvent être éprouvées et guider le travail de l’informaticien. C’est également une posture qui se fonde sur la neutralité axiologique, l’extériorité de l’analyse, qui prône dans la tradition durkheimienne que les phénomènes sociaux doivent être examinés comme des choses et sont reconnaissables au pouvoir de coercition qu’ils exercent sur les individus, à leur insu.
  • Méthodologique : en tant que discipline empirique, la sociologie s’est dotée, au fil du temps, de méthodes de recueil de données, qui se veulent objectives et qui permettent « d’interroger » de manière organisée le terrain. En retour, le sociologue, grâce aux SMA, aura à relever le défi de l’expérimentation dont il se méfie par tradition et habitus ! Il s’agit pour lui de confronter l’analyse et la description des mécanismes sociaux aux perspectives offertes par la simulation qu’il aura contribuée à construire. Une occasion unique de tester ses hypothèses peut lui être offerte. L’informaticien devrait apporter des outils d’évaluation qui manquent cruellement au sociologue, cependant force est de constater que le rapprochement entre les deux disciplines reste marginal

Les Systèmes Multi-Agents (SMA)

Un système multi-agents est un système informatique qui permet de mettre en place des univers virtuels à des fins de simulations (Lenay, 94) (Doran, 94). Les modèles créés s'organisent autour d'entités, appelées des objets ou des agents, placées dans un univers dynamique. Au cours du temps, ces entités évoluent, du fait de leurs caractéristiques propres et de l'ensemble des interactions qu'elles ont avec leur environnement. Les agents sont capables d'agir sur ce qui les entoure : à la fois sur les autres agents et sur les objets.On s’attache principalement à définir les actions des agents en décomposant le mécanisme en trois étapes : perception - délibération - action. En général, l'agent est doté d'un champ de perception limité, qui lui permet d'obtenir des informations sur son environnement. A partir de ces connaissances et d'objectifs qui lui sont donnés, il procède durant ses délibérations à des choix entre un certain nombre d'actions prédéfinies. Ensuite, en agissant, il va transformer son environnement, et donc la perception qu'il en a et il devra reconsidérer ses connaissances pour choisir de nouvelles actions. Ce processus itératif est d'autant plus complexe que l'agent n'est pas seul à influer sur ce qui l'entoure et, qu'à chaque pas de temps, l'univers est modifié par les actions de tous les agents, conduites de façon simultanée. Il y a plusieurs façons pour les agents de s'influencer les uns les autres : en transformant directement les autres, en communicant avec eux par des envois de messages (et donc en transformant ses connaissances, ou ses objectifs), et en modifiant l'environnement commun et donc la perception que chacun en a (Bousquet, 96).Pour définir un système à partir duquel effectuer des simulations, il faut décrire les caractéristiques des objets et des agents, les dynamiques de leur évolution et les modalités d'actions des agents. On lance alors la simulation à partir d'un état initial en répétant à chaque pas de temps une succession de transformations et d'actions. L'univers et les agents évoluent jusqu'à ce que des situations d'équilibre apparaissent dans leurs caractéristiques ou que des régularités soient repérables dans les actions. On parle en général d'émergence pour décrire ces phénomènes globaux qui se mettent en place dans les univers à partir d'un grand nombre de dynamiques locales (Cariani, 91), (Baas, 94), (Doran, 94).Considérant l'importance donnée à l'interaction dans la modélisation en multi-agents, celle-ci est très souvent utilisée pour décrire des sociétés, que celles-ci soient animales ou humaines. La plupart du temps, c'est la capacité d'auto-organisation des sociétés qui est ainsi mise à l'épreuve et les processus supposés sont testés. Pour décrire l'apparition de hiérarchies dans les sociétés humaines, c'est la quête de ressources qui est en général simulée, avec l'apparition de groupes dépendant de chefs, qui perdurent ou non au delà d'une action commune (Doran, 93 et 94). Le cadre multi-agents permet alors de chercher les conséquences d'actions locales, relatives à des logiques explicitement décrites, sur la forme du collectif.
Face à ces simulations émergentistes où l'agent ne "comprend" pas le collectif auquel il participe dans ses actions, d'autres usages du système multi-agents se basent sur l'existence d'un groupe social prédéfini et la capacité de chaque agent à percevoir les autres et à vouloir s'engager à leur égard (Rao, 95), (Castelfranchi, 95). Il est également possible de définir un agent-groupe qui représente des caractéristiques du collectif et interagit avec des agents-individus (Barreteau, 98). Ainsi, l'influence du groupe social sur les comportements individuels, est mise en scène.
Différentes hypothèses peuvent ainsi être testées dans des simulations pour ce qui concerne les informations reçues par l'agent, ses objectifs individuels, ainsi que les diverses formes d'influence du collectif sur ces critères. C'est cette définition du modèle à travers des règles locales de comportement qui rend la simulation dans les systèmes multi-agents intéressante pour les sciences sociales (Gilbert, 93).

Le développement durable

Dans les années 50 à 70, le concept de développement peut se résumer à une croissance auto-entretenue notamment par la mise en valeur de ressources naturelles et d’espaces naturels inexploités, en dominant, valorisant ou maîtrisant la nature (Weber, 95).Le concept de sustainable development (développement durable) apparaît au milieu des années 70. Il s’agit d’un développement qui « satisfait les besoins de la génération présente sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » (Bruntland, 87). La nature est perçue comme stock à gérer à l’optimum, à l’équilibre. Il s’agit de préserver des milieux, de maintenir ou restaurer des équilibres.
Dans les années 1990, « l’intrusion de la variabilité, de l’incertitude et de l’irréversibilité dans les dynamiques de systèmes conduisent à poser le développement en termes de gestion des interactions entre des variabilités économiques et sociales et des variabilités naturelles, tant dans l’espace que dans le temps ».(Weber 95). C’est ce qu’on appelle le développement viable. Le regard se déplace, on recherche plus un optimum mais on préférera l’élaboration de stratégies adaptatives tant aux variabilités naturelles qu’aux variabilités économiques. Il s’agit de gérer au mieux, sur la base d’objectifs pérennes, des interactions entre des sources différentes de variabilité, naturelle et sociale. Raisonner en termes de développement viable, c’est affirmer que la définition des règles d’équité, comme des objectifs à très long terme ressortent du débat politique, non de définitions analytiques. On passe alors de modèles où, soit l’optimisation économique est la condition sine qua non du développement, soit le respect des principes de fonctionnement des écosystèmes sera la contrainte première, à un modèle où les normes éthiques priment sur les autres (Torres 00). Dès lors, Le développement durable, renvoie au respect simultané de plusieurs objectifs (Torres 00) : le développement économique ; la préservation de la base de ressources naturelles et les contraintes écologiques qu’elle implique ; l’équité sociale intergénérationnelle et intra-générationnelle (notamment entre pays du Sud et du Nord). Le développement durable est une trajectoire de développement qui permet la « coévolution » des systèmes économiques, sociaux et écologiques (Torres 00).

La dynamique de la recherche appliquée : Le développement durable au Sénégal

Le partenariat SMA-Sociologie, compte-tenu des spécificités énoncées en introduction trouve à s’employer tout particulièrement dans le cadre de « recherches-actions » appliquées au développement durable.
Le rôle de l’informaticien est d’outiller le sociologue. Les besoins du sociologue s’apparentent à une modélisation informatique des données sociologiques et des évènements. C'est une méthodologie de travail interdisciplinaire, la "modélisation d'accompagnement" (Bousquet, 96) qui est au centre de la recherche. Dans cette perspective, le pont entre les deux disciplines prend la forme d'un aller-retour entre la réalité perçue et le monde virtuel construit. Observation et formalisation se remettent ainsi en cause respectivement pour atteindre une meilleure compréhension du système réel.
Une expérience originale alliant les deux approches disciplinaires s’est développée depuis 2001 au sein du Pôle Pastoral Zones Sèches (PPZS) basé à Dakar afin de préserver un élevage pastoral durable.L’élevage pastoral est un système de vie et de production majeur des zones arides en Afrique, malgré la crise généralisée qui secoue les écosystèmes. La question d’un élevage pastoral durable, mieux intégré aux sociétés nationales et articulé aux autres systèmes de production en zones sèches, est au centre des programmes de développement nationaux, régionaux et internationaux. Pour la recherche développement, l’enjeu se situe à deux niveaux : il consiste à instruire les prises de décisions politiques et économiques à travers une approche globale et à identifier avec les populations les solutions pratiques répondant à leurs besoins, leur permettant ainsi de sécuriser tant leur projet social que le potentiel de production des écosystèmes pastoraux.Un système de simulation informatique par SMA a été mis en place pour aider à une évaluation plus neutre des rationalités possibles, d’abord des acteurs, puis des politiques d’aménagement à l’échelle de la région plutôt que de continuer à expérimenter en grandeur réelle des politiques dont les conséquences s’avèrent ensuite dramatiques au niveau humain ou environnemental.
L’expérimentation a deux objectifs :
  1. Un objectif de recherche : réussir une modélisation de la rationalité des acteurs comparable à celle observée sur le terrain et clarifier l’analyse interdisciplinaire (informatique et sociologique) nécessaire à une bonne conceptualisation de ces pratiques pastorales. La convivialité, la souplesse dans les hypothèses et l’interactivité de la simulation construite permettent d’intégrer les contributions, certes des différentes disciplines impliquées, mais aussi des différents types d’acteurs concernés (développement, éleveurs).
  2. Une évaluation de l’impact sur le complexe actuel hommes-milieu (état de l’environnement, degré de mobilité et territorialisation observés, impacts socio-économiques) des pratiques pastorales et des politiques d’aménagement possibles (règles d’usage et d’appropriation comprises).
Nous présentons également deux études de cas qui ont été menées au Sénégal :
La première connue sous le nom de « SelfCormas » (d’Aquino et al. 2003) concerne globalement l’appui à la gestion décentralisée territoriale au Nord du Sénégal. La méthode mise en œuvre est la conception endogène d’un support d’accompagnement pour les différents acteurs associant les Systèmes d’Information Géographiques (SIG), les Systèmes Multi-agents (SMA) et les jeux de rôles.
La seconde étude intitulé « Thieul » (Bah et al. 2003) s’intéresse à la dynamique de l’occupation de l’espace dans une zone agro-sylvo-pastorale dans le Centre-Est du Sénégal.Les modèles issus de ces deux expériences présentent un intérêt pratique car faisant intervenir dans leur processus de conception non seulement plusieurs experts (sociologues, modélisateurs, pastoralistes, géographes et autres) mais aussi des acteurs locaux (agriculteurs, pasteurs, élus locaux).
  • SelfCormas
L’expérience, baptisé « SelfCormas » a consisté en quatre ateliers tests de trois jours, organisé dans le delta du fleuve Sénégal à différentes échelles et avec des populations cibles. Le premier atelier, en français, concernait un groupe de personnes-ressources de la collectivité locale rurale (instituteur rural, jeune de retour au village, etc.) choisies directement par celle-ci pour ensuite les appuyer dans la planification territoriale. Les trois autres ateliers ont été testés en langue locale wolof, directement auprès des représentants des populations de chaque localité, non alphabétisées.Après les phases d’information et de concertation, premières étapes de la démarche d’accompagnement, les participants ont été amenés à tester des règles de gestion des ressources et à imaginer les évolutions possibles.Les simulations développées à partir de ces différentes expériences ont permis d’aider les acteurs à se concerter et à enrichir leur réflexion à chaque étape du processus de décision, depuis l’identification de règles d’accès pour un type d’espace donné (agricole, pastoral) jusqu’à l’évaluation des impacts sociaux et environnementaux des aménagements possible du terroir.
  • Thieul
L’objectif majeur de cette expérience menée au sein de l’Unité Pastorale de Thieul est de modéliser les différentes connaissances acquises sur le multi-usage des ressources et de l’espace autour du forage de Thieul. Il s’agit de construire une réflexion interdisciplinaire sur la viabilité du pastoralisme dans des conditions bioclimatiques difficiles et dans un contexte particulièrement sensible sur les plans ethnique, social, culturel, économique et politique.La modélisation multi-agents qui a été mise en œuvre a apporté une vision novatrice au niveau de la modélisation et de la simulation dans les sciences de l’environnement, en offrant simultanément la possibilité de représenter directement des individus, leurs comportements et leurs interactions (Ferber, 95). Plusieurs auteurs utilisent, avec un certain succès, cette approche pour essayer de comprendre les interactions entre phénomènes sociaux et écologiques (Barreteau, 98) sur les périmètres irrigués dans la vallée du fleuve Sénégal et (Bah et al., 98) sur le pastoralisme en zone sahélienne.Pour mieux partager tout le processus d’élaboration du SMA avec divers experts et acteurs, la démarche méthodologique proposée repose sur une approche participative depuis l’analyse jusqu’à l’implémentation du modèle.La participation des populations a été au centre de la démarche d’élaboration de la bases de connaissances endogènes et de compréhension des activités et des logiques des différents acteurs. Cette démarche participative centrée sur l’auto-conception cartographique et le développement d’outils informatiques pour la simulation à partir de connaissances et pratiques des populations s’articule autour de quatre étapes :
  • le diagnostic externe de la situation ;
  • le renforcement des compétences endogènes ;
  • l’auto-conception des cartes par les acteurs ;
  • conception participative d’un simulateur multi-agents reprenant les données (cartes et autres) issues des différents ateliers organisés sur le terrain. Des acteurs en pleine discussion (photo I.Touré)
Les résultats en cours d’exploitation montrent une bonne appropriation des cartes confectionnées par les populations locales. Le processus de restitution des résultats de simulations sont en cours de préparation.

Les enjeux du positionnement du chercheur lié aux exigences politico-économiques du développement durable

A partir des données sociales et environnementales (caractéristiques des populations, troupeaux, zones de pâtures, culture ou transhumance …), le sociologue, tout en tenant compte des modalités culturelles des pratiques esquisse une première analyse des conditions sociales de l’activité agricole. Il prend en compte également les éléments naturels ou induits par l’homme susceptibles de transformer les rapports socio-économiques et les modes de production par l’introduction d’une innovation (apport, changement ou rationalisation) technique. L’objectif, normalement partagé par le sociologue et l’informaticien est de contribuer à ce que les populations maîtrisent le changement au moindre coût, c’est à dire sans bouleverser les dynamiques sociales sur lesquelles elles ont fondé leur organisation.
Cependant une recherche surtout lorsqu’elle est appliquée, c’est à dire lorsque « les questions qu’elle pose s’ancrent dans la réalité la plus immédiate » (Weber, 95), ne doit pas être naïve sur ses implications. Elle sert un projet social qui comme tout projet a des soubassements théoriques et/ou politiques ou sociaux. Au sociologue, parce que la raison d’être de sa discipline est l’analyse critique de la société, la question de sa partialité est fréquemment renvoyée (Bourdieu, 80) parce qu’il dévoile des mécanismes de domination qui tirent leur efficacité de leur opacité. Si l’on doit assumer un héritage intellectuel, disons qu’à partir d’un corpus théorique maîtrisé et d’une démarche objective, il est alors possible de restituer les résultats de la recherche aux acteurs sociaux surtout lorsqu’ils sont écartés des mécanismes décisionnels. Libre à eux de les faire coïncider avec des mouvances de protestations sociales remettant en cause la croissance comme seul modèle de développement économique et humain. Le sociologue ne sait pas mieux que ceux parmi lesquels il intervient ce qui est « juste » ou « bon » pour eux. Mais, appuyé sur ses options méthodologiques, acceptant son engagement dans la situation, il souhaite contribuer à la fabrication d’un matériau susceptible de constituer une aide pour ses interlocuteurs. (Herreros, 02)
Rien n’empêche non plus l’informaticien et le sociologue, dans le cadre de la recherche appliquée de répondre à des interrogations de type économique ou politique et de mesurer les enjeux et conséquences d’un positionnement critique vis à vis du modèle libéral. Ainsi on pourra examiner ce que les théories qui vont du développement durable à la décroissance soutenable peuvent apporter à l’opérationnalité de la recherche et aux acteurs sociaux démunis des capitaux (symboliques, sociaux, économiques, culturels ou politiques (Bourdieu, 92)) qui leur permettent d’être des acteurs légitimes dans les champs économique et politique. Il s’agit de promouvoir une « attitude plus respectueuse » envers ceux à qui les approches disciplinaires sont destinées dans une telle démarche. L’engagement du chercheur comme conduite suppose la conscience d’être dans un rapport d’implication au monde et donc le souci de ses responsabilités quant à la conséquence de ses actes sur le monde (Herreros, 02).
Pierre Bourdieu, tout au long de sa carrière, a insisté sur la dimension critique de la sociologie. C'est pourquoi elle apparaît à ceux qui sont en position de domination (quel que soit l'espace social considéré) comme relativisable et dangereuse. En effet, en explicitant et démontant les rapports sociaux, elle dévoile des mécanismes de pouvoir, et ceux qui en tirent profit ont tout intérêt à ce qu'ils restent cachés ou considérés comme allant de soi, ne pouvant et ne devant pas être remis en cause car émanant d'une volonté supérieure (divine, sociale, politique par exemple). Bourdieu pensait également que le travail du sociologue était accompli lorsqu'il était en mesure de restituer à ceux qui subissent une violence symbolique, sociale, économique, politique (...), les moyens de comprendre et de se sortir de leurs "privilèges négatifs". En cela, le sociologue est responsable des théories qu'il produit, il est nécessairement engagé dans la vie sociale. Il ne peut se désintéresser de l'utilisation de son travail scientifique. Le chercheur est inévitablement engagé dans la production et la structuration du monde qu’il étudie. Il est en conversation permanente avec les acteurs qui le composent. Il construit la société en même temps qu’il essaye de la comprendre. Il ne peut donc pas être neutre (Herreros, 02).
Donc, quand les chercheurs en sciences sociales participent à des recherches appliquées qui ont vocation à modifier les comportements sociaux, à les rationaliser ou à en induire de nouveaux (c'est le cas dans une collaboration avec des informaticiens sur des projets SMA de développement), les questions essentielles ayant trait à la "valeur ajoutée sociale" pour ceux qui auront à modifier leurs pratiques, rejaillissent tout naturellement.
Au profit de qui la plate-forme SMA est-elle destinée ? Cela nécessite sur le long terme un suivi et une évaluation des relations sociales induites par son utilisation dans une perspective de mieux être (et lequel ?) des populations utilisatrices. Les bénéfices escomptés pour elles, ont-ils été réalisés ? Cela a-t-il un coût social ? Si oui, est-il supporté et/ou supportable. On traite alors de l’évaluation de l'impact des SMA sur les pratiques et comportements des utilisateurs.
Sur le plan méthodologique, du recueil des données, il semble bien que la démarche s’appuie sur des informateurs privilégiés, choisis en raison de leur capacité à être des relais auprès des populations concernées ou de leur statut à l’intérieur des communautés humaines (fonction économique, politique ou symbolique). Or, il est nécessaire d’analyser les effets induits par ces positions, les rapports sociaux qu’elles impliquent afin de s’assurer de la recevabilité et du bien fondé des procédures mises en place. Faute de s’interroger sur de tels aspects, le chercheur risque de ne servir qu’une des parties concernées au détriment de ceux qui auront à modifier durablement leur comportement. On saisit alors l’une des limites de tels projets : le chercheur à la recherche d’interlocuteurs « compétents » sera perçu comme étant « au service de », son implication le range « tout naturellement » aux côtés des puissants.
Par ailleurs, la volonté politique, réformatrice ou encore le projet social à l'origine de l'outil doit également être interrogé. C'est donc la question de l'adéquation entre l'offre (ce pourquoi la plate-forme est conçue) et ses usages sociaux qui est posée.
Si comme chacun le souhaite, la plate-forme sert une bonification des conditions d'existence des individus, il faut se donner les moyens de le vérifier sur le long terme. S'assurer, entre autres choses, que la volonté politique ou administrative ne s'en ressorte pas seule renforcée (et uniquement elle !), qu'on ne crée pas de nouvelles exclusions entre ceux qui ont accès à la plate-forme, qui la promeuve, et ceux qui sont dépourvus de moyens pour se l'approprier peu importe les raisons mais elles seront à comprendre. C'est pourquoi, il y a nécessité d'évaluer à quels acteurs une telle démarche rend service : utilisateurs, acteurs institutionnels, scientifiques, décideurs, planificateurs, ONG, etc.
Par ailleurs, dans le domaine de l’innovation technique, l’investissement du chercheur est fort. Il a à prouver que ses méthodes sont efficaces et utiles. C’est tout l’enjeu de la reconnaissance de sa discipline. S’il perd de vue qu’il assoit aussi sa légitimité, qu’il participe à des actions collectives symboliquement gratifiantes (participation à des programmes internationaux, collaboration avec des ONG), il risque d’oublier que l’intérêt de son activité est essentiellement scientifique, nourrissant une problématique de classement au sein du champ scientifique. Le risque est grand, tant l’enjeu est exaltant, surtout lorsque l’on défriche un terrain vierge. Mais cet enjeu est-il en adéquation avec les réalités du terrain ? En rapport avec celles-ci ? Le chercheur ne va-t-il pas se faire plaisir avant tout en justifiant pour des fins propres l’impérieuse nécessité de la recherche.

Conclusion : Peut-on faire l’économie d’une évaluation tout au long de l’expérimentation ?

Il y a certainement à mettre en place un dispositif lourd d'enquête auprès de tous les acteurs concernés pour l'analyse de la demande et de ses implications (en amont, pendant l'élaboration de la plate-forme et en aval), pour l'évaluation des bénéfices réalisés par l'utilisation de la plate-forme afin de s'assurer de la pertinence de l'outil et viser à son amélioration. Cela peut, sans doute, apparaître long et coûteux en moyens intellectuels et financiers, mais ne s'agit-il pas d'œuvrer dans le sens d'innovations techniques et sociales durables et autant que faire ce peut, démocratiques ? Par delà la déclaration de principe, les enjeux d'une interrogation continuelle et l'instauration d'un contrôle raisonné de l'outil semblent garants de la réussite de tels projets.Une des questions essentielles est également celle des retombées de la recherche sur les populations utilisatrices. Ne servent-elles pas essentiellement de faire-valoir aux espoirs des chercheurs. On peut valablement se demander si des méthodes d’interventions moins outillées, plus « classiques », c’est à dire réalisées grâce au dispositif méthodologique éprouvé des sciences sociales, ne remplirait pas les mêmes objectifs, à moindre coût. Tout en « humanisant » l’intervention du chercheur, en minimisant les risques d’imposition de problématique et de violence symbolique peu propices à l’expression non stéréotypée des acteurs sociaux répondant à des injonctions fortes.
Enfin, dans la démarche interdisciplinaire associant sociologues et développeurs, on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur l’implication croisée des chercheurs au sein de leur équipe de travail. Il leur faut confronter leurs approches et développer une culture de l’approche de l’autre par une interpénétration de leurs disciplines qui passe par une bonne compréhension conceptuelle et méthodologique de leurs disciplines malgré les obstacles de termes identiques désignant des réalités éloignées. Les SMA rationnels manipulent des croyances, fait supposé vrai ou vérifié dans un passé proche, qui pour le sociologue ne seraient que des représentations.
Si, l’implication du chercheur mobilise une forme d’intelligence théorique et pratique articulée sur différents paradigmes (Herreros, 02), l’implication croisée est un engagement mutuel tacite qui suppose une remise en cause constante des « vérités » disciplinaires et donc des habitudes de travail qu’on ne questionne plus. La collaboration scientifique, dans ce cas, est empreinte de modestie et de relativisme, un relativisme qui ne sous-entend pas que tout est possible mais que tout peut être remis en cause pour une meilleure compréhension du terrain, des acteurs sociaux et des finalités d’un projet de développement qui se veut durable. Dès lors on est également conduit à abandonner la querelle sciences exactes, sciences humaines au profit de l’adéquation de la recherche aux objectifs de développement et à la « valeur ajoutée sociale » dont on prétend faire bénéficier les populations concernées.

 


BIBLIOGRAPHIE

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