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Eté2009 - Vol.12. No. 01

Le dialogue des Savoirs : application et critiques de la méthode

Virginie Rozée
Docteur en Sociologie (Université Paris III-Sorbonne nouvelle), Virginie Rozée a réalisé sa thèse sur la problématique des droits reproductifs et sexuels en Amérique latine, en Bolivie principalement, où elle a mené de nombreux entretiens qualitatifs. Spécialisée en santé reproductive et sexuelle, genre et droits humains, elle travaille actuellement en tant que post-doctorante à l’INED où elle réalise une étude sur l’infertilité en France.

Résumé :

La méthodologie du Dialogue des Savoirs, fortement inspirée des théories et pratiques de l’éducation populaire en Amérique latine dans les années 1970, est une aide voire un guide pour les recherches sociales en général, et plus particulièrement lorsqu’elles sont menées dans des pays et communautés où les perspectives interculturelles sont primordiales. Cette méthodologie de recherche qualitative reprise et développée par Susanna Rance en Bolivie propose une nouvelle approche de la recherche socioculturelle, et marque ainsi une certaine distance avec les concepts et pratiques méthodologiques traditionnels en sciences sociales. Dans le cadre d’une étude sociologique qui s’intéressait aux représentations et aux pratiques relatives à la santé reproductive et sexuelle des femmes en Bolivie, et qui se basait essentiellement sur le recueil de discours et d’histoires des femmes rencontrées, j’ai choisi de suivre cette méthode, dont les principes me sont apparus comme les plus appropriés aux thèmes et contextes étudiés. Je montre ici comment j’ai tenté de les appliquer, en m’inspirant des écrits et critiques de Susanna Rance.   

Abstract :

The world knowledge dialogue’s methodology, deeply inspired by popular education’s theories and practices in Latin America in the 70’s, is a help or even a guide for social investigations in general, and particularly when they are led in countries or communities where intercultural perspectives are essential. This qualitative research’ methodology, taken up and developed in Bolivia by Susanna Rance, suggests a new approach of sociocultural investigation, and breaks up the social sciences’ traditional concepts and practices. As part of a sociological research on reproductive and sexual health’s representations and practices, essentially based on qualitative interviews with Bolivian women, I decided to follow this method, which guidelines seem to me as the most appropriated regarding the subjects and contexts I wanted to study. I present here how I tried to apply this method, always inspired by Susanna Rance’s texts and critics.   

Resumen :

La metodología del díalogo de saberes, fuertement inspirada por las teorias y las practicas de la educación popular en América Latina en los años 1970, es una ayuda hasta una guía para las investigaciones sociales en general, cuando estan realizadas en países y comunidades donde las perspectivas interculturales son primordiales en particular. Esta metodología de la investigación cualitativa, recuperada y desarrollada por Susanna Rance en Bolivia, propone un nuevo enfoque de la investigación sociocultural, y marca una cierta distancia con los conceptos y los usos metodológicos tradicionales de las ciencias sociales. En el marco de un estudio sobre las representaciones y practicas de la salud reproductiva y sexual de la mujeres bolivianas, esencialmente basada en discursos y historias de la mujeres encontradas, he decidido seguir este método cuyos principios me han parecido como los mas apropriados al tema y contexto estudiado. Presento aquí como he intentado aplicarlos inspirandome de los textos y de las criticas de Susanna rance.  Mots clés : Méthodologie, dialogues, entretiens qualitatifs, recherche interculturelle.  

  

Le dialogue des Savoirs : application et critiques de la méthode

L’étude sociologique, que j’ai conduite entre 2001 et 2006 en Bolivie, à La Paz et El Alto, s’intéressait à la problématique des droits reproductifs et sexuels des femmes de ces deux villes. Afin de connaître leur expérience reproductive et leur vie sexuelle, j’ai mené des entretiens et des observations au sein de services gynécologiques et obstétricaux de trois hôpitaux publics de La Paz et El Alto, dans lesquels je me suis quotidiennement immergée. Cette présence régulière de trois semaines a permis de me familiariser au milieu médical, d’observer la prise en charge médicale, de dialoguer avec les femmes hospitalisées ou en consultation. Elle a également permis aux patientes et au personnel de santé de s’habituer à ma présence et de créer un climat de confiance. J’ai ainsi observé et consulté plus de 180 femmes hospitalisées, parturientes et consultantes extérieures[1]. Pour répondre à mes questions, à savoir comment les femmes se réapproprient les droits reproductifs et sexuels promus dans les textes nationaux et internationaux, et pour les entretiens, j’ai retenu et appliqué la méthodologie du Dialogue des Savoirs. Cette méthodologie, peu connue et peu développée, m’a permis d’avoir une écoute attentive, d’être bien acceptée par les femmes interviewées, et de recueillir ainsi de nombreuses histoires personnelles et pertinentes pour l’étude sur un thème aussi délicat que la reproduction et la sexualité des femmes (Rozée, 2007).

Je présente ici cette méthodologie, vivement inspirée par l’ouvrage bolivien Encuentros sobre “Metodologías de Investigación Sociocultural”, Experiencias en Investigación Sociocultural. Cette compilation de sept présentations de chercheurs boliviens et internationaux de diverses disciplines en sciences sociales et politiques, travaillant sur le thème de la population et du développement y compris la santé et l’interculturalité, rend compte de rencontres réalisées à La Paz en 2000 sous l’auspice du Comité de Investigación, Evaluación y Políticas de Población y Desarrollo (CIEPP). Comment et que faire pour que les résultats des investigations socioculturelles servent à changer et améliorer les conditions de vie des hommes et des femmes ? C’est à cette requête que l’ouvrage apporte des éléments de réponses avec un intérêt particulier pour la méthodologie.

Cette compilation présente et propose notamment de nouvelles approches et méthodes de recherche socioculturelle en Bolivie. On y découvre notamment le Dialogue des Savoirs, méthode qualitative reprise par Susanna Rance qui récupère les théories et les pratiques de l’éducation populaire des années 1970. Veronica Kaune (2002) explique que le manque de compréhension de divers facteurs culturels peut jouer comme une barrière pour l’investigation socioculturelle, et prône la recherche selon une perspective interculturelle, présentée comme essentielle en Bolivie.  

Selon Silvia Salinas M. (2002), l’analyse et l’interprétation des cultures et mondes culturels doivent considérer deux niveaux basiques d’expression, de représentation et d’action culturelle : le normatif et la dynamique quotidienne. Le Dialogue des Savoirs, la recherche interculturelle ainsi que les autres présentations sont autant de propositions illustrées qui marquent une certaine distance avec les concepts et pratiques méthodologiques traditionnels en sciences sociales. Ainsi, l’investigation est appréhendée comme un échange de connaissances ; la subjectivité comme une méthode cognitive ; la neutralité scientifique comme un mythe…   

Définition

En sciences sociales, les entretiens peuvent prendre des formes variées et spécifiques. Dans le cadre de ma recherche, j’ai suivi les principes méthodologiques du Dialogue des Savoirs, qui s’inspirent des théories et des pratiques de l’éducation populaire en Amérique latine des années 1970, car ces principes me sont apparus comme les plus appropriés au contexte étudié. Au regard de grands auteurs, tels que Bénigno Cacérès ou Raymond Labourie, l’éducation populaire est identifiée par tout projet de démocratisation de l’accès aux savoirs, de diffusion de la connaissance au plus grand nombre. Elle est un moyen et une méthode de l'éducation à la citoyenneté ; reconnaît et associe une dimension humaniste de développement de l'individu (selon son parcours de vie, son environnement) et une dimension politique d'émancipation (place de l'individu dans la société).

Le Dialogue des Savoirs est une méthodologie qualitative d’investigation, reprise, développée et appliquée par Susanna Rance, célèbre figure de la sociologie bolivienne, spécialisée en thème de genre et en méthodologie sociale, et pionnière en questions de santé reproductive et sexuelle dans le pays. Il appréhende la recherche comme un échange de connaissances, d’expériences et d’idées entre l’enquêteur/rice et l’enquêté/e, un échange qui va au-delà d’un profit instrumental, d’une confirmation de théorie ou d’hypothèses.

Les entretiens, préalablement préparés, visent l’horizontalité et le naturel de la relation établie. La conversation ne suit donc pas les formalités protocolaires de l’entretien, et s’établit sous forme de dialogues, qui privilégient ce que la personne rencontrée veut raconter. Il peut être appliqué à des fins pédagogiques, mais également comme une méthode pour la recherche-action qui promeut le changement social en forme concertée avec le groupe humain impliqué. Les personnes consultées selon les principes de cette méthode sont perçues et deviennent des sujets actifs et réceptifs de la recherche, et ne sont pas seulement considérées comme une source d’information : elles contribuent notamment à connaître et à transformer la réalité dans laquelle elles sont impliquées.

Susanna Rance (2002) présente les douze pas à suivre pour appliquer la méthodologie du Dialogue des Savoirs : le choix d’une question pour la recherche, l’auto-situation du chercheur (être clair avec nous-mêmes avant de nous retrouver avec la personne), l’auto-définition épistémologique, la sélection du sujet pour le dialogue, l’identification du contexte et du lieu pour le dialogue, l’anticipation du langage qui sera utilisé par le/la chercheur/e, l’auto-présentation et l’explication du propos du dialogue, le maniement du temps, la décision négociée sur l’enregistrement du dialogue, la transcription des notes et des enregistrements, la rédaction du récit et les conclusions sur l’apprentissage du dialogue.

La méthodologie repose sur la transparence et l’intuition de l’enquêteur/rice. Il est donc recommandé d’être clair et d’agir avec franchise. Dans le cadre de notre recherche, j’expliquais que je n’étais ni médecin, ni professionnelle de la santé, et que je travaillais indépendamment de l’hôpital. Je justifiais ma présence par le fait que je m’intéressais à l’expérience qu’avaient les femmes de leur maternité. Lorsque je préparais mon travail de terrain, avait été émise la possibilité de me présenter en tant que mère mariée aux femmes hospitalisées en vue d’une meilleure légitimité étant donné le sujet et le contexte étudiés. Mais par souci de transparence, de franchise et de dialogue constructif, j’ai refusé cette option, car elle ne reflétait pas les principes éthiques et moraux de la méthodologie choisie.

Il s’agit également d’être flexible et donc de ne pas forcer la personne pour qu’elle suive notre agenda. Selon le contexte et la personne rencontrée, il est possible de changer l’entrée en matière, la question d’ouverture ou d’orienter différemment la conversation. Il est notamment important de voir où les personnes consultées cherchent à conduire la discussion, en valorisant ce point, et en oubliant les hypothèses de base qui peuvent occulter certaines approches importantes ou tout du moins, importantes pour l’interviewé/e. L’étude ne suppose aucune confirmation d’hypothèses ou de théorie[2]. L’échange ne doit donc pas dépendre de questions pré élaborées et la discussion ne suit donc pas de questionnaire. Elle suit en revanche un guide thématique préalablement et méticuleusement préparé.    

Le dialogue

Il s’agit alors d’engendrer le dialogue à partir par exemple d’observations précédemment faites. Il est nécessaire de s’ouvrir à la possibilité que surgisse le dialogue à partir d’une rencontre spontanée. Les entretiens qualitatifs, semi-directifs (à questions ouvertes) et non directifs (en laissant place aux digressions et à la conversation spontanée), individuels et collectifs, auprès des femmes hospitalisées que j’ai rencontrées furent donc menés sous formes d’échanges, de dialogues et de conversations, afin d’obtenir une information plus personnelle, libre et pertinente pour l’étude. Ces discussions, qui donnaient l’apparence d’être naturelles et spontanées, avaient lieu dans les salles d’attente des cabinets de consultation, dans les chambres des patientes surtout, et parfois dans les couloirs de l’hôpital.

Dans le cadre du Dialogue des Savoirs, ne sont consultées que les personnes qui souhaitent dialoguer avec le/a chercheur/e. Dans notre étude, je n’ai consulté que les femmes hospitalisées qui n’étaient pas fatiguées ou préoccupées, qui ne souffraient pas et qui pouvaient ou désiraient discuter un moment. Ainsi, dans les services d’hospitalisation, les femmes qui étaient de sortie ont constitué la population préférentielle pour les entretiens.

Je commençais la conversation en demandant aux femmes s’il était possible de s’entretenir un moment, en lui présentant bien les deux alternatives : la femme avait la possibilité de refuser sans offense. Si la patiente acceptait, je lui expliquais que l’entretien était totalement anonyme, et qu’il servait uniquement à la recherche. Après cette présentation, je demandais à la patiente s’il était possible d’enregistrer l’échange, en présentant de nouveau les deux alternatives. Les premiers entretiens furent ainsi enregistrés ; mais les échanges se sont avérés plus riches après l’enregistrement, voire sans enregistrement. Le dictaphone crée une ambiance plus officielle que confidentielle. Les femmes consultées sont parfois intimidées et peuvent avoir un discours plus formel. Les conversations suivantes ne furent donc pas enregistrées. Comme me l’expliquait Susanna Rance, il est parfois préférable d’avoir une bonne information floue qu’une information superficielle précise. Il est ensuite éventuellement possible de demander d’enregistrer la conversation sur un point précis dit précédemment.

Les projets scientifiques requièrent parfois le consentement informé de la personne interviewée, par le biais de la signature d’une lettre standard rédigée par l’enquêteur/rice. Tout comme l’enregistrement de la conversation, nous considérons que le fait de demander aux personnes consultées de signer un papier peut biaiser les conversations qui se veulent, selon la méthodologie utilisée, informelles. Par de telles requêtes, la personne interviewée aura un discours plus réservé, et dira ce que le/a chercheur/se souhaite entendre sans prendre de risques. Les considérations éthiques de l’étude reposent sur la méthodologie utilisée : le libre consentement informé.

Dans les services de maternité ou lorsque le contexte s’y prêtait, une question d’ouverture, unique et large, permettait d’amorcer la discussion avec les patientes :

« J’aimerais que vous me disiez comment ça s’est passé ici… que tu me dises comment tu t’es sentie ici…».

Cette question a été changée très rapidement car elle connotait un jugement de valeur. De plus, les premiers entretiens et les premières observations ont démontré que les mères étaient mises en confiance lorsqu’on leur parlait de leur enfant, lorsque l’on montrait un certain intérêt à leur égard. Á partir de là, le dialogue commençait en général par :

« J’aimerais que vous me racontiez l’histoire de ce petit bébé, comment est-il arrivé ici, au monde…».

Il s’agissait ensuite de reprendre les points évoqués les plus pertinents pour l’étude, et de développer, d’approfondir les thèmes abordés par les patientes.

Certaines conversations étaient indirectement guidées. Je demandais par exemple à la mère si ce bébé allait avoir des frères et sœurs, et selon sa réponse, comment elle comptait procéder pour espacer ou limiter ses futures grossesses, ou pour ne plus avoir d’enfants.

Cette question d’entrée a révélé également quelques faiblesses puisque de rares patientes ont répondu en expliquant le processus de la reproduction, et non en racontant le processus de décision ou non et l’expérience de la grossesse. Une femme de 19 ans, qui venait d’accoucher a en effet répondu que son enfant était arrivé ici en ambulance. Une jeune mère de 18 ans m’a expliqué :

« avec mon compagnon (…). Au bout de 9 mois, il arriva…».

Enfin, une autre mère de 25 ans, a raconté que l’enfant venait de son ventre :

« depuis que… depuis mon ventre… On sent comme un petit ver… qui grandit, grandit…».

Ce type de réponses inattendues est un risque permanent de la recherche qualitative, qui veut aborder l’entretien avec une question ouverte. Cependant il n’existe pas de phrase parfaite. Susanna Rance est restée très critique à l’égard de mon approche avec les femmes. Selon elle, cette question d’ouverture reposait sur une construction préalable des femmes en tant que mères, qui conceptualise l’étude et la réalisation des dialogues. Elle met le nouveau-né, et non la femme, au centre de l’histoire. L’intention ici de Susanna Rance n’était pas de proposer une autre question, mais de souligner que la méthode peut révéler nos valeurs et hypothèses en tant que chercheur/e et l’analyse reflétant au final nos propres préjugés et présupposés.

Lors des premiers entretiens, la conversation s’achevait par l’élaboration de Fiches AGEVEN (fiches qui retracent les événements sociodémographiques de la personne dans le temps, tels que l’année de mariage, de son premier travail, de son déménagement, etc.), si la patiente autorisait ce recueil de données plus personnelles :

« maintenant, j’aimerais vous poser quelques questions, plus personnelles, qui me serviront pour l’étude ».

Cependant, la requête pour la réalisation de ces fiches s’est avérée inappropriée à la méthodologie suivie, à travers laquelle la personne entretenue devait se sentir en confiance, et dialoguant naturellement, en oubliant l’enquête.  

Á l’hôpital d’El Alto, l’aymara, l’une des principales langues indigènes de Bolivie, a constitué un bon premier contact avec les patientes : le peu de mots que je savais dire en aymara a fait rire les femmes observées et interrogées, a donc créé une ambiance chaleureuse, et a notamment montré un certain intérêt pour leur culture d’origine. Certains entretiens furent collectifs, entre patientes d’une même chambre. Ils ont constitué une source très riche d’information, étant donné que les patientes, plus en confiance réunies, ont partagé entre elles leurs expériences, leurs savoirs et leurs opinions. Elles paraissaient, par exemple, plus libres de donner leur point de vue sur la prise en charge médicale et les soins reçus.  

Dans le Dialogue des Savoirs, on privilégie la profondeur de l’analyse et non l’extension de l’échange ; on considère qu’il est possible de faire une excellente analyse profonde à partir d’une discussion de 3 à 20 minutes. L’entretien constitue donc un échange bref qui privilégie la qualité de l’échange. Les discussions que j’ai eues avec les patientes étaient ainsi de courtes durées (20 minutes au maximum). Certaines furent plus brèves que d’autres, avec parfois peu d’information ; d’autres furent quotidiennes, et ont permis de mener des entretiens détaillés, en profondeur. Il est recommandé d’utiliser peu de phrases car chaque phrase est un discours et chaque discours est une réalité qui se transmet à l’autre personne ; plus nous utilisons de phrases, moins nous laissons d’opportunité à l’autre personne de construire sa version des faits.    

L’agenda de terrain

Après chaque discussion, le chercheur recueille les idées centrales abordées dans un agenda de terrain (ou carnet de notes). Un agenda de terrain est l’instrument personnel à partir duquel figurent des données clés, la chronologie ou l’histoire de l’investigation. Le recueil des données se fait selon la sélection ou la combinaison de trois modalités : noter les faits sur le moment, noter les faits après et enregistrer (Rance, 2002). La décision dépendra des circonstances particulières de la rencontre, de la relation avec la personne consultée et de son niveau d’instruction formelle. Si la personne est illettrée et que le/la chercheur/e commence à noter les détails de l’échange, cela peut marquer des inégalités et faire que l’autre personne se sente utilisée comme objet de savoir.

Lors de notre recherche, aucune note n’était prise lors de l’entretien car je considérais que cela pouvait biaiser, fausser le dialogue, et marquer un certain manque de respect vis-à-vis des femmes consultées. En effet, ces dernières pouvaient se demander ce que j’écrivais, ou ne pas comprendre ces mêmes notes (à cause de l’écriture ou de mots étrangers). C’est également un manque de respect pour les femmes qui ne savent ni lire, ni écrire (l’analphabétisme étant relativement important en Bolivie). Cependant, chaque échange était ensuite retranscrit dans un coin isolé.

Pour faciliter l’analyse du dialogue, il est utile de faire une transcription détaillée des notes et de l’enregistrement (quand il a lieu). Il est recommandé de toujours noter la date, l’heure et le lieu, et certains commentaires sur le contexte de l’interaction. Susanna Rance recommande d’écrire les rapports à la première personne et dans un style informel. Il est également important de noter ses propres interventions, ses propres interactions durant le travail de terrain, pour permettre l’autocritique, et de commenter ensuite les difficultés et erreurs de l’étude, et non seulement les réussites du travail de terrain. Cette transparence est nécessaire pour le processus de construction de la connaissance, et fait partie de cette méthode qui valorise l’épistémologie et l’éthique de la recherche. Á la fin du travail, nous devons faire l’apprentissage de cette méthode, voir ce que nous avons appris du dialogue, et quelle leçon nous tirons de l’expérience (Rance, 2002).    

Les ateliers

  Pour compléter l’information recueillie dans les hôpitaux, j’ai organisé et mené au sein de groupes de femmes de La Paz et El Alto, des ateliers, qui suivirent également le Dialogue des Savoirs. L’atelier permet aux participant/es de réfléchir, d’échanger leurs expériences et connaissances. Cette méthodologie est différente du groupe focal, puisqu’il est possible d’interpeller l’intervenant, et se veut être un dialogue entre les participant/es et ce dernier.

Les ateliers furent donc menés de façon spécifique. Il ne s’agissait pas de cours traditionnels mais d’ateliers interactifs et participatifs. Ils prenaient la forme de discussions entre les participantes, entre ces dernières et moi-même, de façon à échanger des informations, des pratiques, des idées et ainsi engendrer une construction collective de connaissances sur la santé féminine (à travers par exemple des jeux de rôles). Ce processus de réflexion mutuelle requérait l’implication intégrale des participantes. Cependant, ne participaient que les personnes qui l’avaient décidé. Je considérais que les candidat/es devaient être volontaires et motivé/es, et que les participations forcées ne donnaient pas de bons résultats.

Parmi les 46 centres de mères de la Fundación La Paz, ONG bolivienne implantée à La Paz, 15 centres ont été choisis par la responsable pour participer à l’atelier sur la santé maternelle. Comme l’atelier se voulait participatif, il ne pouvait être intégré par plus de 15 participantes. Les clubs sélectionnés étaient les plus actifs, motivés ou les plus récents, c'est-à-dire ceux qui n’avaient pas encore reçu de formation. J’ai présenté le contenu du futur atelier aux 15 centres sélectionnés, en expliquant qu’il s’agissait d’un atelier sur la santé maternelle sous forme de discussions, de débats, pour une réflexion mutuelle sur les thèmes évoqués. Dans certains groupes, peu de femmes se montraient motivées ; dans d’autres centres, il y avait plusieurs candidates. Dans ce cas, les femmes élisaient elles-mêmes (par vote ou consensus) une représentante volontaire, qui devait assister à l’atelier et transmettre plus tard aux autres femmes du groupe les discussions et informations de l’atelier.

Une caractéristique notoire de la Bolivie est sa diversité culturelle, avec plus de 35 groupes ethniques qui représentent 60 % de la population bolivienne. De part cette diversité, il existe diverses expressions et interprétations culturelles de la santé reproductive et sexuelle (Rozée, 2007a). Chaque participante avait donc des concepts et des expériences distinctes par rapport à la santé, selon son histoire, son milieu culturel et social (Rozée, 2007b). Il s’agissait alors d’impliquer les participantes avec leurs propres histoires, en récupérant leurs expériences et connaissances préalables, et en complétant l’information.

Dans ce cadre, l’atelier consistait à apporter des espaces de réflexions et d’analyses sur leurs propres pratiques et attitudes, en les comparant aux perspectives présentées. L’atelier était également flexible : selon les intérêts des participantes, un thème pouvait prendre plus de temps qu’un autre. Un des ateliers a notamment été longtemps axé sur la violence domestique et familiale, sur l’irresponsabilité paternelle et la domination masculine. L’objectif central était que chacune des participantes sorte de l’atelier avec des conceptions claires sur la santé maternelle en particulier, des conceptions qu’elle sera capable de transmettre et d’éventuellement appliquer.  

Dans le cadre d’une recherche en sciences sociales impliquant la consultation d’acteurs et d’actrices, il est important de rendre compte et de partager les résultats de l’enquête, à savoir ici des différents entretiens menés. Chacune des investigations a fait l’objet de rapports écrits remis aux différents directeurs des hôpitaux étudiés ainsi qu’à la Direction municipale de Santé d’El Alto pour l’hôpital observé dans cette ville. Ces rapports étaient totalement confidentiels et informatifs pour les directeurs. Le compte rendu général de cette investigation a également fait l’objet de présentations orales auprès des groupes de femmes étudiés, et de conférences au sein des communautés académiques et médicales afin de diffuser l’étude et de débattre sur les conclusions exposées.    

Les limites de la méthode

Comme je l’ai précédemment définie, cette méthodologie appréhende la recherche comme un dialogue, un échange en quête d’horizontalité et de suppression du rang hiérarchique entre le/la chercheur/e et les personnes consultées, même s’il s’agit ici d’un mythe, celui d’une relation idéale. Susanna Rance m’expliquait à cet égard que la méthodologie ici présentée n’est pas quelque chose capable d’atteindre « un échange horizontal » ou une conversation « naturelle » qui élimine la hiérarchie entre l’enquêteur/trice et la personne rencontrée. Au contraire, l’horizontalité de la rencontre étudiée est quelque chose d’irréel, un idéal ou une utopie, pour laquelle on peut lutter momentanément, mais qui reste illusoire étant donné les perceptions mutuelles d’autrui et les différences sociales et culturelles. La méthode du Dialogue des Savoirs est une méthode antinaturelle, avec préméditation quant au langage, à l’espace, le temps, etc.

Je me suis effectivement rendu compte du mythe de cette horizontalité. Le fait d’être une femme, m’a certes permis d’être plus facilement légitimée par la population féminine étudiée. Le fait d’être étrangère, en particulier dans l’hôpital d’El Alto où la majorité des patientes sont d’origine indigène, a éveillé certes la curiosité, a engendré une bonne approche, mais a également suscité la méfiance et le rejet. Ma présence a pu également fausser et causer un certain malaise et/ou biaiser les rapports habituels. Certaines patientes se sont confiées comme un besoin de partager leurs expériences et leurs problèmes. D’autres restèrent relativement timides, en manque de confiance et impressionnées, voire gênées, par l’intérêt et la présence d’une sociologue. Á cet égard, la définition de mon rôle ne fut évidente ni pour le personnel des hôpitaux, ni pour les patientes. Le fait de porter une blouse blanche (imposé par les directeurs des hôpitaux) prêtait à confusion. Malgré mes explications, de nombreuses patientes associèrent cette blouse à la profession de médecin. Le travail du sociologue est généralement méconnu. Il est souvent associé au travail de psychologue ou d’assistante sociale. Me confondant avec un médecin, une psychologue ou autre personnalité médicale travaillant au sein de l’hôpital et pour l’hôpital, a certainement formaté le discours des patientes. Je pense qu’elles ont parfois mesuré leurs propos, contrôler leurs confidences et parler avec moins de liberté. Ces caractéristiques du discours furent renforcées par le fait que ces entretiens se déroulaient au sein même de l’hôpital[3].

Cette méthodologie repose sur une volonté d’écoute, de concevoir l’entretien comme dialogue constructif, selon un processus de préparation préalable. La personne consultée peut théoriquement se confier et discuter librement. Ceci constitue également en soi la limite de cette méthode étant donné que l’interviewé/e dit ce qu’il/elle veut, et il est impossible d’évaluer la pratique à partir du discours.

D’autre part, dans certains services, en particulier dans un des services d’hospitalisation gynécologiques, instaurer le dialogue fut relativement difficile. De par une organisation différente (les visites médicales de responsables de services n’étaient pas quotidiennes et systématiques), les patientes étaient moins habituées, familiarisées avec ma présence et n’avaient pas, par exemple, un bébé qui les maintenait réveillées (elles dormaient toute la journée). De même, il était parfois difficile de suivre le guide thématique et de gérer les nombreuses transgressions de certaines femmes rencontrées.

De plus, cette méthodologie n’est pas connue et parfois perçue comme peu viable étant donnée que les sciences sociales traditionnelles reposent sur la formulation d’hypothèses et souvent sur la préparation de questionnaires. J’ai effectivement rencontré ce type de difficultés. Dans un des hôpitaux que j’ai souhaité étudier, ma présence quotidienne dans les services d’hospitalisation me fut refusée. Le responsable des étudiants en médecine prétexta un manque de justificatif des objectifs de la recherche, une méthodologie, ne présentant aucun questionnaire préalable, inappropriée au lieu : « interroger les patientes que si elles le veulent n’est pas possible ici…», déclarait-il. Il m’expliqua également que les patientes étaient souvent souffrantes et « cela occasionnerait un certain dérangement » pour ces dernières. On me laissa cependant la possibilité d’enquêter dans la salle d’attente des consultations extérieures. Mais ce lieu se prêtait difficilement à des entretiens qualitatifs. Le grand nombre de patientes qui attendaient menaçait la confidentialité et la qualité des entretiens, une confidentialité et une confiance également ébranlées, comme nous l’avons précédemment exposé, par le manque de familiarité entre la chercheuse et ces femmes : il est difficile voire impossible de se confier à une inconnue.    

Le Dialogue des savoirs et la recherche interculturelle

La méthodologie du Dialogue des Savoirs est une aide voire un guide pour les recherches sociales qualitatives en général, et plus particulièrement lorsqu’elles sont menées dans des pays et communautés où les perspectives interculturelles sont primordiales (tel est le cas de la Bolivie). Quand on réalise des investigations sociales, en Bolivie notamment, il est également essentiel de considérer la condition multiculturelle du pays ou du lieu / groupe étudié. La méthode socioculturelle de recherche et l’investigation interculturelle sont primordiales dans ce contexte. Selon D. W. Sue (1981), professeur de psychologie et d’éducation à l’Université de Columbia, la relation interculturelle implique plusieurs acteurs qui diffèrent de par leurs antécédents culturels, leurs valeurs et modes de vie. L’investigation interculturelle est alors l’investigation où le/a chercheur/e et la personne consultée diffèrent de par leur culture, leurs valeurs et formes de vie, ou de par leur âge, genre, préférence sexuelle, niveau socio-économique et éducationnel, professionnel et de vocation, entre autres.

Selon Véronica Kaune, psychologue et sociologue spécialisée en théories de systèmes et gérance sociale, le manque de compréhension des divers facteurs culturels peut jouer comme une barrière pour l’investigation socioculturelle adéquate. Elle décrit trois importantes barrières : la différence de langage entre le chercheur et la population d’étude, les valeurs liées à la classe sociale à laquelle les deux appartiennent, et les valeurs liées à la culture des deux. Le fait de ne pas comprendre la langue, la condition sociale, les valeurs culturelles, les facteurs sociopolitiques et les perceptions de bien-être de la population étudiée peuvent jouer comme une barrière pour l’investigation interculturelle effective. Verónica Kaune fait deux propositions d’investigation interculturelle : l’effectivité de cette dernière s’améliore quand le chercheur et la population étudiée partagent et/ou connaissent le même point de vue ; cette effectivité peut également s’améliorer quand le chercheur utilise des modalités et définit des mesures consistantes avec la forme de vie et les valeurs de la population étudiée (Kaune, 2002).

Dans le cadre de la recherche interculturelle, Silvia Salinas M., anthropologue spécialisée en thèmes de genre, de santé reproductive et sexuelle et de développement, évoque deux niveaux basiques d’expressions, de représentations et d’actions culturelles, à prendre en compte : le premier, le normatif, c'est-à-dire la norme pas seulement formellement établie mais aussi ce qui a été institué à travers le temps, la pratique et la coutume ; le deuxième, celui de la dynamique quotidienne où les processus sociaux se confrontent et où les sujets agissent en évaluant les alternatives et en prenant des décisions à des moments et des contextes concrets. D’autre part, l’anthropologue explique que la recherche oublie souvent que la méthodologie est un moyen et non une fin en soi.

Aucune méthode n’est neutre ni politiquement correcte (Salinas M., 2002). Elle rejoint là Joke Schrijvers (1991), professeur d’études sur le développement à l’université d’Amsterdam pour qui l’idéologie dominante en sciences sociales qui suppose la possibilité d’une approximation objective, neutre et apolitique est un mythe.

L’objectivité garantit-elle la scientificité ? Á cette question, Jacqueline Michaux (2002), anthropologue à l’université Mayor San Andrès de La Paz, explique qu’au lieu de penser la subjectivité comme un mal nécessaire, il faudrait la considérer comme une méthode cognitive valide et adéquate pour travailler avec des populations qui attribuent au subjectif (le spirituel, l’affectif, l’émotionnel) un lieu privilégié dans sa manière d’aborder et de connaître le réel. La subjectivité acquiert alors un nouveau statut méthodologique. Le défi actuel des sciences sociales est de se pencher sur la construction de l’interculturalité, entendue comme la reconnaissance entière des processus cognitifs pluriels, du droit à refuser les catégories objectives du raisonnement occidental et du droit à pouvoir vivre et penser en fonction d’une logique affective, non utilitariste et instrumentaliste...    

Références bibliographiques

  - Kaune V., « Una perspectiva intercultural. Implicaciones para la investigación sociocultural », dans Rance S., Kaune V., Castro M. D., Salinas Silvia M., De la Quintana C., Veldhuis E., Michaux J., Encuentros sobre “Metodologías de Investigación Sociocultural”, Experiencias en Investigación Sociocultural, La Paz, 2002. 

- Michaux J., « Los límites de la objetividad en la investigación socio-cultural comunitaria », dans Rance S., Kaune V., Castro M. D., Salinas Silvia M., De la Quintana C., Veldhuis E., Michaux J., Encuentros sobre “Metodologías de Investigación Sociocultural”, Experiencias en Investigación Sociocultural, La Paz, 2002. 

- Rance S., « El método del Diálogo de Saberes », dans Rance S., Kaune V., Castro M. D., Salinas Silvia M., De la Quintana C., Veldhuis E., Michaux J., Encuentros sobre “Metodologías de Investigación Sociocultural”, Experiencias en Investigación Sociocultural, La Paz, 2002. 

- Rozée V., « Les patrons culturels du comportement reproductif et sexuel dans les Andes boliviennes », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, n°7, 2007b, disponible sur http://nuevomundo.revues.org/document3168.html. 

- Rozée V., Les droits reproductifs et sexuels en Bolivie (La Paz et El Alto), HAL-SHS, 2007a, disponible sur http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00181344/fr/ 

- Salinas Mulder S., « Pouvoir, subjectivité et changement dans l’investigation qualitative », dans Rance S., Kaune V., Castro M. D., Salinas Silvia M., De la Quintana C., Veldhuis E., Michaux J., Encuentros sobre “Metodologías de Investigación Sociocultural”, Experiencias en Investigación Sociocultural, La Paz, 2002. 

- Schrijvers J., Dialéctica de un ideal lógico: estudiar hacia abajo, estudiar lateralmente y estudiar hacia arriba, Sage Publications, 1991. 

- Sue, D.W., Counseling the Culturally different Theory y Practice, New York, Wiley Interscience Publication, 1981.



[1] En règle générale, les femmes qui se rendent dans les hôpitaux publics, comme celles qui participèrent aux ateliers que nous avons organisés, appartiennent aux classes moyennes et essentiellement populaires de la société (les femmes des milieux plus favorisés se tournant généralement vers des soins privés). Nous avons cependant consulté et rencontré des femmes de hauts fonctionnaires, de diplomates par exemple.

[2] Susanna Rance m’expliquait, lors de nos nombreuses rencontres, que si nous savons comment sont les choses, pourquoi donc enquêter. Elle considère qu’il est ainsi difficile d’apprendre quelque chose de nouveau : nous n’écoutons pas attentivement l’autre personne si nous pensons d’ores et déjà posséder la vérité absolue.

[3] Dans ces rencontres, comme le souligne à juste titre Susanna Rance, reste latent le poids de l’agenda du/de la chercheur/e et sa présence.