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Automne2007 - Vol.10. No. 01

Les communautés à l'hôpital

Ivan Sainsaulieu

Les communautés à l’hôpital

Mots clés : Hôpital ; Soignants ; Individu et communauté ; Appartenance collective ; Travail relationnel et technique

Défi classique de la sociologie, la question de la communauté n’a cessé de rebondir depuis lestravaux fondateurs de Ferdinand Tönnies, Émile Durkheim et Max Weber. Deux pôles s’opposent :celui du collectif sur l’individu dans la
« communauté », celui au contraire de l’individu sur le collectif, dans la « société ».

Sans se perdre dans les méandres de la polarisation classique individu/société, l’objet de ce texte est de cerner les différentes acceptions de ce que l’on peut nommer la « communauté hospitalière ». Au cours de nos enquêtes dans les services de soin nous avons été frappés de trouver des expressions communautaires. Nous retrouvons une opposition entre individu et collectif qui montre que la victoire du « Je » sur le « Nous » est relative. Deux positions extrêmes nous semblent devoir être écartées : celle de la dissolution des collectifs au profit de l’individu–roi, celle de la fusion « naturelle » des personnels hospitaliers dans la communauté soignante. En suivant la définition wébérienne de la communauté1, on comprend que tous les cadres institutionnels ne font pas sens et ils ne le font pas de la même façon selon les professions. On verra au contraire que toutes les acceptions globales du collectif que l’on peut supputer dans le cadre hospitalier (classe, service public, professions) ne vont pas de soi, voire qu’elles sont à peine visibles (genre, « ethnie »), tandis qu’à un niveau plus local l’esprit d’équipe et le comportement collégial sont une gageure et s’épanouissent davantage dans certains contextes de travail, en fonction du type d’activité, de maladie et de relation au patient.


1 Cet article est une version remaniée et raccourcie de celui publié dans Sociologie du Travail en mars 2006.
Le lien communautaire repose pour Weber sur un sentiment subjectif d’appartenance : « Nous appelons « communalisation » une relation sociale lorsque la disposition de l’activité sociale se fonde — dans le cas particulier, en moyenne ou dans le type pur — sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une communauté », 1971, T. 1, § 1, B/9 : « Communalisation et association ». La famille est pour lui l’exemple type de la communauté.

 


Notre approche porte sur les représentations liées aux pratiques et sur leur objectivation, leur indexation sur des positions sociales, professionnelles, sectorielles (départements de l’hôpital et spécialités de soin). Près de 400 entretiens ont été collectés au cours de plusieurs enquêtes, dans des établissements hospitaliers des secteurs privé et public, de statut civil ou militaire, de spécialités diversifiées (gériatriques, pédiatriques ou psychiatriques), de taille petite (clinique), moyenne (centres hospitaliers), ou grande (CHU), de Paris et de province, en parcourant chaque fois l’éventail des activités professionnelles, même si la problématique des appartenances met en exergue les activités para-médicales dans les unités de soin.

1. Des communautés locales

Entre l’appartenance professionnelle et le rattachement à une organisation se dessinent plusieurs types d’appartenance locale ou de cultures de service. La notion imparfaite de service renvoie souvent à l’unité de soin, nommé par les acteurs service de soin.

1.1. Cultures professionnelles et cultures locales

La culture professionnelle passe parfois devant toute autre dimension collective. Plusieurs acteurs en témoignent. Le sentiment d’appartenance des médecins hospitaliers renvoie ainsi davantage à leur corps de métier qu’aux services de l’hôpital, qu’ils dominent malgré une présence partielle (Chauvenet, 1972). Toutes les unités ne génèrent pas de sentiment d’appartenance collective, et tout travail ne génère pas le même degré d’appartenance professionnelle que celui des médecins, jouissant d’un monopole acquis de longue date (Dubar et Tripier, 1998). Mais plus d’une unité de soin procure une appartenance commune aux divers intervenants, comme une compensation à la dominante médicale dans et sur le travail paramédical (Freidson, 1984), même si le pouvoir social des médecins diminue (Fassin, 1992 ; Pinell, 2002). Élément clef du service de soin, partagées entre « rôle propre » et « rôle d’intermédiaire » (Acker, 1997 ; Lert, 1996), les infirmières participent à la fois d’une culture professionnelle et de service dans leur rôle « frontière » avec le médecin et les autres personnels (Hugues, 1996).

Le premier niveau d’appartenance transversale constaté est celui du « groupe productif de base »2. Le binôme aide-soignante/infirmière voire le trinôme avec l’agent confèrent ainsi souvent au travail sa dimension collective vécue. Typique de l’hôpital moderne, cette coopération interdépendante (Strauss, 1992) inclut parfois le patient voire sa famille, ainsi que des personnels non soignants (assistantes sociales, psychologues, agents d’accueil…). Le « nous » s’élargit alors d’autant.

1.2. La communauté endogène : le bloc opératoire

Dans certains cas, l’homogénéité d’appartenance transcende l’unité de soin. Au bloc, les individus ont pleinement conscience d’être membres d’une communauté :

« C’est communautaire, ah oui, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est très agréable, on est chez soi on fait son truc, on sort après. On est responsable de sa salle. On nous fait confiance, on gère tout, y compris la température de la pièce. Tout est fait pour le malade, il dort, on peut faire n’importe quoi, on est complètement responsable de lui. » (Infirmière au bloc, hôpital parisien.)

Plus largement, il s’agit de la communauté des petits mondes fermés :

« On est comme chez les brûlés, la réanimation, la néonatologie, des structures un peu fermées, tout ce qui n’est pas facile d’accès ; les relations sont meilleures qu’ailleurs car sinon cela ne marchera pas, ils sont toujours ensemble, c’est pas comme dans les grands services ouverts. » (Infirmière au bloc, hôpital parisien.)

Cette conscience se manifeste par l’attachement aux autres membres du service, c’est un lieu de collaboration avec les collègues, de confiance dans le médecin chef et sa capacité d’innovation. L’attachement au travail collectif et aux patients est source d’une confiance réciproque, d’une coopération vitale et d’une défense des intérêts du patron et du service. Dans ce contexte, on tolère les impairs de la hiérarchie et les personnels sont particulièrement soudés. On se voit en dehors, ce sont « les sorties du bloc », où l’ensemble du personnel du bloc est convié, au restaurant ou au bal. Pratique courante des blocs, parfois régulières, ces sorties peuvent être financées par les personnels mais aussi par les établissements, voire les laboratoires de médicaments, via les visiteurs médicaux.


2 Nous sommes proches ici des « coopérations égalitaires » sporadiques décrites par Jean Penneff (Penneff, 1996). Mais le sentiment d’appartenance collectif peut inclure également le niveau hiérarchique le plus bas.

 


Célèbres à l’hôpital, les sorties du bloc contribuent à la cohésion autour de la hiérarchie, médicale ou paramédicale. La barrière des âges n’est pas entièrement abolie lors de ces sorties, mais elle est un peu inversée car les jeunes donnent le ton, comme lors d’une fête de famille. Le but de divertissement de la sortie est inversement proportionnel à la rigueur des pratiques professionnelles : il est beaucoup question, au moins en parole, de relâchement de tous les sens, à l’instar des fêtes des jeunes carabins dans leur local médical à l’hôpital.

Univers sous pression de la demande, le bloc est un lieu de flexibilité du fait des aléas du planning d’opérations. La complémentarité des identités professionnelles s’effectue dans le cadre de la mobilisation du personnel autour de l’opération. La communauté se nourrit d’un engagement individuel libre, intense et satisfaisant par ses exigences variées, par la réactivité demandée, l’obligation de résultat et par le niveau de performance. L’implication forte n’est donc pas synonyme de sacrifice de soi, mais elle facilite l’organisation collective, comme dans le cas des remplacements. Les effets de la division du travail ou l’absentéisme sont moins marqués, les non qualifiés sont mieux intégrés du fait de la polyvalence des tâches, de la bonne circulation de l’information en interne (« on est au courant de tout », dit une aide-soignante rouennaise), d’une pratique de concertation égalitaire, générant un investissement maximal, du professionnalisme sans la profession. Avec le temps, cet engagement commun forme une culture commune forte car les personnels font preuve d’une fidélité dans la durée au service ; les anciennes demeurent au bloc et c’était souvent leur première affectation dix ou vingt ans plus tôt.

La contrepartie de cette satisfaction individuelle est également caractéristique du « holisme communautaire : loi du silence sur les zizanies internes même si l’individu est la victime, voire le bouc émissaire du conflit. Car l’entente est loin d’être toujours idyllique, les identités mimétiques et le consensus parfait. L’égalitarisme du groupe professionnel lutte moins contre la domination qu’il ne la réaménage en sa faveur. Souvent entretenu par le chirurgien en chef, le mythe du « bloc » est aussi consciemment utilisé par les membres vis-à-vis de l’extérieur, (notamment la direction et les syndicats de l’établissement), dont on refuse a priori toute ingérence. L’ambiance peut être détestable au-dedans, rien ne doit filtrer au-dehors sur les fissures du bloc. La culture du bloc n’est pas homogène. La variété et la densité des savoirs sont une source de tensions entre professionnels ou avec l’organisation. Haut lieu de savoirs, le bloc l’est aussi de confrontations célèbres entre chirurgiens et anesthésistes, infirmières spécialisées et cadres infirmières, sans parler des débats d’écoles au sein de la même profession. À l’inverse, les incertitudes de l’organisation introduisent des tensions dans le travail professionnel, comme dans le cas du respect des horaires du soir des paramédicaux, ou du manque de chariots pour les brancardiers. La pénurie d’effectifs et de matériel grève le climat de la communauté et génère des dépressions et des départs. Certains tabous se transgressent mal : lieu sacré de lutte contre la mort, le bloc ne doit pas être dénaturé par des cas d’opérations moins graves (liftings), ou de fausses urgences (chirurgie programmée des malades du médecin, Herzlich, 1973). Le comportement changeant des médecins–chirurgiens, attribué au stress de l’opération ou à leur « caractère », témoigne d’une pratique et de rapports personnalisés difficiles à gérer pour la surveillante, comme pour la rotation des personnels ou la gestion du programme des opérations.

« La surveillante doit se battre pour améliorer le système, les chirurgiens sont à 90 % des enfants gâtés qui n’en font qu’à leur tête. » (Infirmière au bloc, clinique du Nord.)

Néanmoins, les tensions sont moins internes qu’auparavant. Si l’autoritarisme et le paternalisme perdurent (humeurs du chirurgien et « chouchous » de la surveillante), ils ont perdu en légitimité et marquent moins les points forts de la communauté que ses limites.

Enfin, il faut ajouter à ces traits la question de l’influence du bloc sur l’établissement, sa capacité à irradier ses humeurs et ses comportements à l’ensemble des personnels, de même que l’idée de performance qui l’accompagne et alimente son prestige.

Le type communautaire endogène comprend un héritage culturel vivant du fait de l’ancienneté du personnel, une frontière physique marquée autour d’interactions intenses et personnelles entre les collègues, de faibles rapports avec les unités ou personnes extérieures, une capacité autonome collective et un investissement fort du personnel. La dimension communautaire se résume par le caractère fusionnel des relations entre les membres, où les frontières : travail/hors travail, public/privé, dedans/dehors, sont vite franchies. La « loi » communautaire fondamentale pourrait se formuler ainsi : il faut se connaître de façon personnelle pour anticiper les réactions et la demande collégiale face au risque thérapeutique découlant de « l’incertitude médicale » (Fox, 1988), ici chirurgicale et paramédicale. Centrée sur l’acte opératoire, cette relation communautaire fondée sur une coopération technique est endogène car elle se suffit à elle-même.

1.3. La communauté exogène, incluant le patient.

Le « relationnel » avec le patient constitue l’autre pôle communautaire au niveau de l’unité de soin. Pour des soignants, l’alternative est claire : la technique d’un côté (chirurgie, soins intensifs au bloc ou en réanimation), le relationnel de l’autre (pédiatrie, gériatrie, psychologie, urgences). cette « catégorisation spontanée » (Arborio, 2001) s’accompagne de celle entre des « services fermés » et « ouverts ».

« Quand vous êtes infirmière en réanimation (c’est le plus éprouvant, j’ai jamais voulu le faire), vous êtes tellement prise par le travail, vous ne pensez pas trop au reste, vous investissez trop dans le travail. En pédiatrie, on est beaucoup dans le relationnel. J’ai fait des formations plus axées sur le relationnel que sur le technique. » (Infirmière en neuropédiatrie, hôpital pédiatrique.)

Avant de modéliser une distinction moins évidente qu’il n’y paraît, énumérons les traits qui fondent une dimension communautaire dans les deux cas : esprit d’équipe, autogestion partielle, coups de main entre secteurs et entre équipes de jour et de nuit, proximité de l’encadrement immédiat (sauf dérapages autoritaires et clientélistes), implication et complémentarité dans le travail, exposition à des risques (concernant les formes de la vie, la mort) qui impliquent une grande réactivité et une interactivité entre collègues. Ces facteurs sont sources d’identité et de clôture autour d’un espace d’interactivité commun. Ils expliquent la capacité de se rassembler contre toute intrusion extérieure — ou toute menace de dissolution sous le poids des contraintes extérieures : surcharge bureaucratique, intensification du travail (Barret, 2002 ; Sainsaulieu, 2003).

Cela dit, les contextes sont différents entre le bloc et le service ouvert. L’intensité du travail de soin chirurgical ne comprend pas l’interpellation directe par le patient. Tout est fait pour lui, il se laisse faire, tandis qu’aux urgences ou en pédiatrie, il devient actif, vivant, source virulente de remise en question. L’autre est bien sûr un concept moral et vitaliste intéressant particulièrement les soignants (Canguilhem, 1972). Mais sa présence physique et comportementale en fait un « autrui tout court », de nature ambiguë, attirant et repoussant à la fois. L’autre comme repoussoir, source de « sale boulot » et d’une mauvaise image de soi, ce sont les « vieux égoïstes » (infirmière de nuit), ou des patients démunis, « sales à un point inimaginable », pour une activité soignante volontiers dépeinte comme devenue « trop sociale » (infirmière aux urgences). Et c’est une victoire sur soi que d’y faire face, de les laver, de s’en occuper — une démission que de les laisser.

Cette interpellation individuelle a un effet sur le collectif qui nous intéresse. Par effet cohésif, en réaction à l’adversité, la solidarité permet d’affronter les coups durs ou la menace extérieure (Penneff, 1992).

« On voit des choses un peu dures, on est proche à cause de cela. D’ailleurs, ceux qui ne supportent pas, ne restent pas. » (Auxiliaire puéricultrice, pédiatrie, Paris.)

D’un autre côté, cette réaction commune est temporaire, compensatoire précisément d’une autre séquence plus solitaire en interface avec le patient et avec soi-même. Les personnels sont sollicités individuellement et collectivement. Ils interagissent avec leurs collègues comme avec l’extérieur (les familles, l’assistance sociale ou la police), et surtout avec les patients. Le patient est une source d’imprévus inépuisable. Il change de lits ou de service, il change d’état (malade ou non, grave ou léger), il change d’humeur ou de ton, d’exigence ou de besoin. Par définition, le soin relationnel fait varier le patient d’autant que les durées d’hospitalisation sont plus courtes. L’agent renouvelle d’autant son effort d’identification distanciée. Il craque individuellement plus facilement et a des stratégies plus individualisées, des projets où le présent n’est qu’une étape et le service pas définitif. Le turn-over des patients et des personnels est plus élevé, rendant difficile la constitution d’une mémoire et d’une expérience partagées, la capitalisation d’une culture commune. On se démoralise moins du fait de la structure bureaucratique que du fait de la nature émotionnelle et imprévisible des relations sociales, dans lesquelles les pressions sont grandes pour répondre avec émotion et affects plutôt que par la raison (Hetherington et al., 1997).

La collaboration est donc plus vulnérable que dans la communauté endogène. La logique d’ouverture de la relation au patient entraîne un risque aléatoire, des menaces de perte de contrôle, d’hétéronomie du fait d’une polyvalence trop forte, déstabilisatrice. Cette logique présente des risques dans la construction identitaire du fait du divorce ou, au contraire, de la fusion avec le malade — malade préoccupant qui peut devenir l’obstacle plutôt que la source maîtrisée de son intégrité. Le service endogène fonctionne lui, davantage, comme une famille car, face à un risque circonscrit, une interactivité technique intense s’installe dans la durée et la fidélité procurant en retour une culture diachronique, un héritage du passé en partage.

La fréquence de l’interactivité en interne représente la notion partagée des deux types communautaires leur conférant une identité commune : celle du « nous », définie par une forte implication et réactivité face à l’aléatoire. Ces éléments constants et nécessaires sont renforcés par l’héritage et la durée, tandis que le rapport à l’extérieur paraît les affaiblir. On peut donc parler d’un profil fort et d’un profil faible de l’appartenance communautaire, selon qu’elle est endogène ou exogène.

 

2. Des communautés de pratique

La communauté hospitalière apparaît à la fois comme un mythe et une réalité. Si au jour le jour des personnels de santé variés partagent un fort sentiment d’appartenance, ce n’est pas du simple fait de la mission publique du service de santé. Au contraire, chacun s’attache plus ou moins à cette mission selon son degré d’investissement collectif. Se situant à des niveaux et dans des contextes divers, incluant la relation avec le patient ou non, des liens communautaires se constituent sur la base d’une interactivité interpersonnelle élevée, ou « interrelation » fréquente3, concentrée sur l’opération chirurgicale, réactive aux urgences, commotionnée en réanimation, fortement attachée au patient dans les filières de soin. Dans ce dernier cas, l’homologie des situations, quel que soit le patient (âgé, « fou », enfant…), confère une échelle agrandie à l’identification commune.

Au-delà, les appartenances globales apparaissent moins fortes, voire de manière négative (genre, classe, race). Pourtant, l’appartenance au service public, fortement mobilisée face à ses remises en cause, incite à laisser ouverte la question de l’appartenance globale. La construction d’identités fortes au sein de mobilisations pour la mission ou pour le statut obéit au même critère d’interaction fréquente. Cette intensité exclut de pouvoir changer d’appartenance collective au travail comme d’identification « représentationnelle » (Kaufmann, 2004). Il existe des lieux et des moments d’appartenance collective plus substantiels car les pratiques sociales nous ancrent autant que nous les choisissons, proportionnellement à leur intensité. Elles nous objectivent, pour autant que nous leur en laissions le temps.

Il est possible de différencier un versant qualifié par l’activité (fermeture, collégialité, statut) et un autre centré sur le rapport à autrui (ouverture, relation au patient, mission). On peut les qualifier de pôles « endogène » et « exogène », l’un privilégiant l’objectivité et l’autre la subjectivité du soin4, aux sentiments d’appartenance à base professionnelle et organisationnelle (services techniques ou soignants). L’unification élargie (filières, service public, classe, race ou genre) paraît plus dense là où elle repose sur des pratiques professionnelles ou multi professionnelles cohérentes. Les appartenances quotidiennes les plus fortes se situent dans les services de soin à prédominante « technique ».

Le paradoxe veut donc que, là où l’on attend une grande force unifiante autour du patient, la relation à autrui, qu’elle soit concrète (le patient) ou symbolique (l’humanité), est moins structurante que les conditions concrètes de coopération collective, d’autant que la légitimité et la popularité du service offert sont contredites par une organisation plus ou moins favorable. « L’humanisme privé » des soignants incarne moins un idéal qu’il ne manifeste une volonté devivre de façon harmonieuse dans le microgroupe, en tension dans l’engagement intersubjectif avec le patient, pour le meilleur et pour le pire.

 


3 On a défini le processus de construction identitaire comme « processus répété d’activation des interrelations entre individus » (Melucci, 1985 ; Hassenteufel, 1991).

4 Ce double universalisme puise sa source dans les origines de la clinique, valorisant « l’individualité à la fois comme sujet et objet de sa propre connaissance », dans un double mouvement d’éclairage et d’acceptation de la mort (Foucault, 1993).


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