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Hiver2006 - Vol.08. No. 01

Co-construction de savoirs professionnels par la recherche - Vers un dispositif expérimental en formation initiale de travailleurs sociaux

Eliane Leplay
Doctorante en Sciences de l’éducation, Dir : Pr JM.BARBIER CRF-CNAM. Eliane Leplay assistante de service social (10 ans), formatrice (8ans) ; a dirigé pendant 20 ans l’Ecole supérieure de Travail social de Paris ETSUP ; présidente du Comité de liaison des centres de formations supérieures en travail social (1978-1987) ; Co-dirige la collection « politiques et interventions sociales », aux éditions ENSP Rennes. Chargée de mission de l’ETSUP, est à l’initiative avec H. Drouard, de l’étude sur les doctorats en Travail social en Europe, dont l’aboutissement est la création en 2004 d’un Centre européen de ressources de la recherche en Travail social (CERTS). Esprit critique > Hiver 2006

   

Résumé

 

Cet article présente la démarche et les principaux résultats d'une recherche doctorale, en cours d'achèvement dont le titre est Définition, construction, validation de savoirs professionnels en travail social. Après avoir produit à priori une définition de désignation des savoirs professionnels, le dispositif de recherche a été conçu pour expérimenter l’énonciation de tels savoirs par des formateurs, à partir de traces d’activités réelles d’assistant(e)s de service social.

Cette recherche a permis d’éprouver la définition et d’observer la construction des savoirs professionnels dans le dispositif : construction des énonciations et construction des énoncés proprement dits ; notamment leurs références implicites ou explicites à des savoirs académiques, à d’autres savoirs professionnels, à des valeurs ou visées d’action et à l’expérience professionnelle. La question de leur validation a aussi été étudiée. En nous inspirant de l’expérimentation de cette démarche, qui en suggère l’intérêt, nous proposons un dispositif de formation qui permettrait à des étudiants de deuxième ou de troisième année de formation préparatoire au diplôme d'Etat, de s’initier à la recherche, durant leur stage long.

Ils pourraient participer aux différentes phases de ce type de recherche et prendre connaissance des références théoriques des principales démarches d’analyse de l’activité.

 

Mots clés:

 

travail social, activité, compétences, représentations pour l'action, savoirs professionnels.

 

 

Introduction

 

 « Pour ce qui est des connaissances non écrites qui se trouvent dispersées parmi les hommes de différentes professions, je suis persuadé qu’elles dépassent de beaucoup, tant à l’égard de la multitude que de l’importance, tout ce qui se trouve marqué dans les livres…et pourtant ce n’est pas que cette pratique ne puisse s’écrire aussi, puisqu’elle n’est dans le fond qu’une autre théorie, plus composée, plus particulière que la commune ». Leibnitz (in Sigaut, 1987).

 

Contexte et enjeux de la recherche : enjeux sociaux de la question des savoirs professionnels pour la constitution du groupe professionnels pour la formation et pour la recherche

 

Cette recherche sur les savoirs professionnels et leur construction dans le champ du travail social s’inscrit dans l’histoire d’un processus de professionnalisation qui commence aux USA à la fin du XIX° siècle et en Europe au début du XX°. Selon les historiens, ce processus est lié au phénomène de l’industrialisation.

 

Après le bénévolat qui remonte à la nuit des temps, les premiers salariés apparaissent au début du siècle dernier en Europe ; les quatre premières écoles privées en France sont créées en 1908, 1912, 1913 et 1917. 

 

Le premier titre délivré par l’Etat est le « Brevet de capacité professionnelle » permettant de porter le titre d’assistant ou d’assistante de service social diplômé de l’Etat français » ; il date de 1932. Les professions et les qualifications se diversifient après la seconde guerre mondiale avec, notamment, le diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé en 1967 et les premières formations continues centrées sur la recherche datent des années 1960. Les premières exigences d’initiation à la recherche dans le cadre d’un mémoire de fin de formation datent de 1978 dans le cadre du Diplôme supérieur en Travail social (DSTS) ; la réforme du diplôme d’Etat d’assistant(e) de service social de 1980 instaure aussi un mémoire d’initiation à la recherche parmi les épreuves de validation.

 

La première chaire de travail social en France est crée au CNAM à la fin de l’année 2000, alors que les premiers PHD préparés dans les écoles de travail social aux USA remontent à la fin du XIX° siècle ; c’est dire que les processus de professionnalisation, les niveaux de qualification des acteurs, sont différents d’un pays à l’autre, dans leur point de départ, dans leur rythme de développement et dans leur état d’avancement actuel.

 

Dans les pays d’Amérique du Nord et du Sud et, plus récemment, dans un certain nombre de pays d’Europe, le « travail social » est considéré comme une discipline universitaire, c’est-à-dire qu’il existe des écoles de travail social à l’intérieur même des universités, qui délivrent les mêmes catégories de diplômes nationaux depuis le niveau du Baccalauréat jusqu’au doctorat (Bachelor, Master, PHD).

 

Dans le cadre des accords de Bologne, l’Europe est en train d’adopter la même architecture de diplômes et beaucoup de pays comme l’Italie par exemple, inscrivent les écoles de travail social dans des filières universitaires, soit autonomes, soit dans des départements de politiques sociales ou d’autres disciplines (Laot FF, 1999).

 

Certains pays, comme les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, l’Allemagne ont maintenu une distinction entre les cursus universitaires et les cursus professionnels, tout en cherchant à renforcer les écoles par des concentrations et un statut dit de «Hautes écoles» en Belgique, « Farochschulle» en Allemagne, «Hogenschole» aux Pays-Bas, ou «Hautes écoles Spécialisées» - HES - en Suisse.

 

Ces derniers pays cherchent à préserver les logiques de formations professionnelles, centrées sur l’acquisition de compétences pour l’action, tout en délivrant des diplômes de niveaux universitaires calqués sur l’architecture de Bologne (Bachelor, Master, Doctorats).

Dans ces pays, les activités de recherches menées dans les écoles constituent un important critère de reconnaissance de « Haute école » (en Suisse notamment). 

 

En France, dans les années 1970, le choix a d’abord été fait de regrouper des écoles de diverses filières professionnelles, dans des Instituts régionaux du travail social (IRTS), et à partir des années 1980 d’encourager les coopérations entre écoles et universités, voire de les imposer notamment à l’occasion de la mise en œuvre du DSTS et de favoriser ainsi des doubles cursus concomitants. Certaines écoles ont mis volontairement en œuvre également de telles coopérations pour les formations initiales.

 

Dans tous les cas, les difficultés sont toujours les mêmes : comment faire un enseignement qui soit à la fois professionnel et de niveau universitaire ?

 

Comment faire mieux communiquer et collaborer les chercheurs, les formateurs et les praticiens ? (notons que les mêmes questions se posent dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM)). 

 

Dans ce contexte, la problématique de la recherche prend toute son importance :

 

Comment produire des savoirs pour l’action ? Comment les produire de manière scientifiquement acceptable ? Comment initier les étudiants à des démarches de recherche dont ils voient l’intérêt pour leur propre formation, autant que pour obtenir le diplôme professionnel et le grade universitaire.

 

En France, à l’occasion de l’institutionnalisation des mémoires de recherche en fin de formation, s’est posée la question des spécificités du mémoire professionnel : en quoi est-il identique, en quoi est-il différent d’un mémoire universitaire ? (Fino-Dhers A. et al., 2004). Le débat n’est pas achevé. La question de la recherche en Travail social a été posée plus largement et publiquement par le Comité de liaison des centres de formations supérieures en travail social au cours d’une série de trois colloques en 1983, 1984 et 1987 qui ont donné lieu à la publication d’un livre : La recherche en travail social (Duchamp et al., 1989). Ce livre pose la question des finalités de ce type de recherches, de ses objets, de ses méthodes et de ses productions spécifiques ou non.

 

Les auteurs prennent position sur le fait que la recherche en travail social devrait prendre aussi pour objet la pratique elle-même et non pas seulement des « objets » de la pratique comme les populations, les problèmes sociaux…, ce que font généralement les recherches universitaires classiques.

 

Dans le même temps, en juillet 1985, la question des rapports entre recherche universitaire et champ de pratique était posée dans un rapport officiel commandité par la MIRE (Mission interministérielle de la recherche et de l’expérimentation) et la sous-direction des professions sociales et du travail social (Castel et Soulet (dir.), 1985) :

 

« Entre une recherche fondamentale, nécessaire mais actuellement limitée dans les débouchés qu’elle offre, et des travaux de genre auto-réflexif, également utiles mais limités, eux, dans leur portée scientifique, il nous paraît y avoir place pour le développement d’une fonction universitaire de recherche qui articulerait les ressources des disciplines fondamentales et l’investigation des savoirs pratiques. « Entre » ne signifie évidemment pas qu’il devrait exister, à côté de pôles de spéculation « pure » et d’autres qui se consacreraient à l’auto-célébration du terrain, une quelconque troisième voie. La constitution d’un milieu vivant de recherche nous paraît passer au contraire par la mise en relation de ces dimensions fondamentalistes et pratiques, ainsi que par le brassage au sein de mêmes formations, de types d’enseignants et de publics porteurs de ces compétences diversifiées ».

 

En 1995–1996, le rapport de la Commission nationale d’évaluation des écoles de travail social préconise l’amélioration des pratiques pédagogiques de l’alternance et met en lumière la nécessité de la recherche en travail social, qui est l’objet de l’une des dix conclusions du rapport qui rappelle des préconisations déjà énoncées en 1985 mais peu suivies d’effets.

 

Depuis lors, des faits significatifs ont eu lieu dans ce champ en France, notamment par la loi contre l’exclusion du 29 juillet 1998, dans laquelle le législateur donne pour la première fois officiellement en France, une mission de recherche aux centres de formation.

 

C’est dans ce contexte qu’a débuté notre recherche sur les savoirs professionnels. 

 

2. Professionnalité, compétences et construction de savoirs professionnels :

 

La problématique de ce travail se focalise sur plusieurs points :

·        Du débat des acteurs relatif à la professionnalité, à une proposition de définition des savoirs professionnels

·        Du repérage  des compétences, à l’énonciation et à la formalisation de savoirs professionnels, ainsi définis

·        De la formalisation de savoirs professionnels à l’étude de leurs références et de leurs modes de validation.

 

Il existe un débat récurrent, dans le champ du travail social, sur ce qui composerait la professionnalité et, le cas échéant, serait susceptible de la fonder. Autrement dit, à quoi se réfèrent explicitement ou implicitement les professionnels pour agir et penser leurs pratiques ?

 

Il convient au préalable de préciser certains termes : profession, professionnalisation, professionnel.

 

2.1 Des définitions à préciser 

 

Profession

Selon les sociologues des professions comme : Dubar C. et Tripier P. (2004, p11), le terme de profession n’a pas le même sens en sociologies de langues anglaise et française. 

 

Dans les définitions proposées dans ce livre, celle de l’américain Wilensky H. (1964) citée par Dubar, paraît la plus proche de la profession concernée par cette étude : celle d’assistant(e) de service social dont les pratiques ont constitué les différents matériaux de notre recherche.

 

Wilensky H. estime qu’une « occupation» doit acquérir successivement six caractères pour être reconnue comme « profession » :

·                    être exercée à temps plein,

·                    comporter des règles d’activité,

·                    comprendre une formation et des écoles

·                    posséder des organisations professionnelles

·                    comporter une protection légale du monopole

·                    avoir établi un code de déontologie.

 

La profession dont nous avons voulu étudier la question des savoirs répond au moins à cinq critères sur six ; l’avant dernier pourrait en effet être discuté au sens où il existe bien une protection légale du titre, mais on ne peut sans doute pas parler de monopole de l’activité correspondant à ce titre.

La sociologie française critique et qualifie de fonctionnaliste la définition anglophone.

En sociologie française le terme « profession » a plusieurs sens :

·        le premier d’origine religieux : « profession de foi » a donné « action de déclarer hautement ses opinions ou croyances » 

·        Le second sens est « une occupation par laquelle on gagne sa vie » 

·        Le troisième est l’« ensemble des personnes exerçant un même métier ».

Les deux derniers sens correspondent bien également à la ‘profession’ étudiée.

Ce qui vient d’être exposé constitue pour partie et pour partie seulement le contexte des activités professionnelles concernées par cette recherche, dans leur dimension institutionnelle ; mais nous focaliserons notre intérêt exclusivement sur les dimensions épistémiques et pragmatiques de cette activité.

 

Professionnel 

Ce terme a plusieurs sens selon Dubar et Tripier (2004):

·                    il s’oppose ici, comme on vient de le voir à « amateur » et « bénévole »,

·                    il caractérise quelqu’un qui est intégré dans le groupe professionnel,

·                    mais on peut aussi entendre la dimension des compétences dans l’expression familière « c’est un pro » ; c’est être expérimenté, reconnu, expert « dans son art ».

 

C’est ce dernier sens que nous retiendrons maintenant dans le substantif « professionnalité » correspondant à l’adjectif « professionnel » ; nous chercherons à établir le lien entre professionnalité et compétences.

 

Professionnalité et compétences

 

Dans le livre cité en référence, Demailly L. (1994) relie compétences et professionnalité de la manière suivante : elle commence par définir de manière très large les « groupes professionnels » comme « des ensembles d’individus occupant objectivement des places semblables dans la division technique et sociale du travail, ces groupes ayant pour leurs membres une existence subjective plus ou moins présente, disposant d’une organisation interne et de capacités d’intervention externes plus ou moins fortes, sur la base des principes de structuration divers ».

L’auteur, pour sa part, appelle professionnalité (1994, p.17) : « l’ensemble des compétences considérées comme caractérisant normalement les membres d’un groupe professionnel donné ».

 

C’est cette définition que nous retiendrons dans cette étude, ce qui est une manière d’établir un lien avec la question des compétences. C’est ainsi que nous entendrons dans ce texte l’adjectif « professionnel » accolé au terme compétences.

Nous chercherons donc à étudier des compétences considérées comme caractéristiques du groupe professionnel étudié, pour ensuite mieux comprendre, quel rapport elles entretiennent avec les savoirs.

 

L’un de nos présupposés est, en effet, qu’il devrait nécessairement y avoir un lien étroit entre compétences professionnelles et savoirs professionnels, en tant qu’ils participent de la même « professionnalité », c’est-à-dire d’un même groupe professionnel.

Il devient nécessaire maintenant de définir les notions de « compétences » et de « savoirs » et de commencer à poser la question du rapport entre les deux

 

La compétence 

Dans l’ouvrage « La compétence : mythe, construction ou réalité », après avoir présenté de multiples usages de la notion de « compétences », Minet F. (1994, p225) conclut qu’il est impossible de proposer une revue exhaustive de la notion de compétence, tant elle recouvre des réalités et des usages multiples ; sa définition varie donc en fonction des champs de préoccupation ; tantôt elle se rapproche du sujet , dans d’autres cas, elle considère l’activité et lie les compétences aux résultats constatés ; parfois les deux dimensions sont prises en considération ensemble, pour s’intéresser à l’interaction sujet-activité.

 

Il conclut en disant que « l’absence de théorie générale de la compétence n’empêche pas que les utilisations soient réelles et utiles ; même si leur portée ne peut que difficilement être généralisée… mais ce n’est pas leur but, elles ont du moins une portée dans le contexte où elles ont été construites.

Faute d’une définition stabilisée répondant aux vœux de Minet F., et à ce stade de l’exposé, par convention, nous nous appuyons sur la définition présentée par Barbier JM et Galatanu O. (2004, p319) :

 

« Compétences : propriétés conférées à des sujets individuels et/ou collectifs par attribution de caractéristiques construites par inférence à partir de leur engagement dans des activités situées, contingentes, finalisées et parvenues à leurs fins. Les compétences sont des constructions représentationnelles ou discursives porteuses d’évaluation.

 

Cette définition nous intéresse en ce qu’elle relie le sujet et la tâche, puisqu’elle attribue au sujet des caractéristiques par inférence à partir de leur engagement dans des activités situées, contingentes, finalisées et parvenues à leurs fins.

 

Cette définition peut ainsi, selon nous, correspondre aux « compétences professionnelles » en ce que le sujet est dans ce cas engagé dans des « activités professionnelles » qui sont « situées, contingentes et finalisées » leur évaluation étant liée à leur résultat : « parvenues à leurs fins ».      

Ces définitions étant brièvement posées, nous pouvons revenir au débat dans le champ du travail social sur ce qui composerait la professionnalité et le cas échéant serait susceptible de la fonder.

 

Ce débat peut être résumé ainsi:

- Pour les uns (plutôt militants), ce serait des valeurs, mais beaucoup reconnaissent qu’il y a loin des intentions éthiques à ce qui serait leur mise en pratique dans les situations singulières et aux savoirs liés à leur mise en œuvre.

 

- Pour d’autres (parmi les enseignants), il y aurait des savoirs professionnels qui seraient de l’ordre de la méthodologie de l’intervention. Mais la question sous-jacente est alors de savoir comment les valeurs et les savoirs y tiennent-ils leur place? quelles valeurs et quels savoirs, selon la nature des problèmes à traiter et des populations concernées ?

 

- Pour certains (une partie du monde associatif dirigé par des bénévoles), le sens commun ou l’expérience de la vie ou encore une longue pratique empirique dans le champ de l’action sociale seraient les ou des constituants de la professionnalité.

 

- Pour d’autres encore (soit parmi ceux qui ont fréquenté les universités, soit parmi ceux qui n’y sont pas allés du tout), ce seraient des savoirs issus d’autres disciplines notamment des sciences sociales et humaines. Les disciplines dominantes ayant varié selon les époques de l’histoire du travail social et selon les lieux d’exercice ou de formation, il est souvent admis que le champ des pratiques du travail social relève nécessairement de plusieurs disciplines, de manière multi-, ou interdisciplinaire.

 

Cependant des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que ces savoirs disciplinaires, pour utiles qu’ils soient, dans la culture professionnelle, ne sont pas directement « utilisables » et encore moins « applicables » dans les pratiques professionnelles et nécessitent d’être « réappropriés ». Mais comment ?

 

La plupart des formateurs du travail social pensent que ce qui constituerait la professionnalité puise dans tout ce qui précède. Mais de quelle manière ? Peu d’écrits le précisent clairement. Comment caractériser la place et la fonction de chacun de ces éléments ? Une source, un composant, un fondement, une référence, un accompagnateur, un outil ? Comment ces différents éléments coexistent-ils, le cas échéant, dans l’usage qu’en font les travailleurs sociaux? Sur le mode de la juxtaposition, de l’articulation, de la complémentarité, de l’opposition, de l’exclusion réciproque ? Et de quelle manière?

 

Le débat est le même outre Atlantique.

 

Racine G. (1999) dans sa thèse sur L’apprentissage expérientiel des intervenants sociaux écrit :

 

En ce sens, ce projet s’insère dans les débats actuels qui entourent la question de la place de l’apprentissage expérientiel dans la production des savoirs sur lesquels se fonde l’intervention psychosociale. Ce regain d’intérêt pour l’apprentissage expérientiel comme mode de connaissance s’inscrit à son tour dans les remous qui agitent actuellement les sciences sociales. En effet, l’examen de conscience amorcé par les sciences sociales, à la suite de l’engouement pour la tradition scientifique positiviste, offre une occasion favorable à une remise en question des présupposés sur lesquels se basent la formation et les pratiques des intervenants psychosociaux (Phillips, 1983 ; Gergen, 1985 ; De Neufville, 1986 ; Lather, 1990 ; Tyson, 1992 Ainsi, la reconnaissance d’une variété de modes de connaissance permet de comprendre l’agir de ces intervenants en recourant à une dynamique autre que celle de la relation entre l’action et les connaissances générées par les sciences du social.

 

2.2. Du questionnement professionnel au questionnement de recherche

 

Le débat qui précède met en valeur la question des « savoirs professionnels », qui peut se décliner en trois grandes séries de questions, à la fois distinctes et interdépendantes :

·                    Leur définition: il s’agit notamment de se demander si, au-delà de la notion floue et polysémique de « savoir professionnel » dans le vocabulaire courant des acteurs, il est possible de proposer une définition de désignation des savoirs professionnels dans une forme conceptuelle, indépendante de leurs contenus singuliers et qui permette de les distinguer des autres types de savoirs et de les caractériser.

·                    Leurs modes de construction: la démarche méthodologique de recherche que nous avons choisie constitue, de fait, l’expérimentation de voies constructivistes ; cette démarche sera décrite, argumentée, et analysée. Elle comprend:   

o       Un dispositif d’énonciation de savoirs professionnels,

o       L’observation de la construction des énonciations dans ce dispositif,

o       L’observation de la construction des énoncés proprement dits et notamment de leurs références aux savoirs académiques ou professionnels, à l’expérience, à la dimension téléologique (valeurs et visées d’action notamment).

·                      Leurs modes de validation: les savoirs professionnels ainsi construits sont-ils, peuvent-ils être validés ? Si oui, par qui et selon quelles modalités?

 

 2.3. De l’objet professionnel à l’objet de recherche

 

La notion de “savoir professionnel ”, qui est objet professionnel avant d’être, pour nous objet de recherche, est une notion large et floue, au sens où elle renvoie à des représentations diverses dont nous avons observé les traces dans des discours d’acteurs du travail social, sous forme de termes considérés comme synonymes tels que : « savoirs pour l’action », « savoirs pratiques », « savoir-faire », « techniques professionnelles », « savoirs méthodologiques », « modèles de pratiques », « modes d’intervention », « théories de la pratique », « éthique professionnelle », « déontologie », etc. Comme on le voit, l’ensemble de ces dénominations a comme point commun que ce sont des savoirs relatifs à l’action, considérés comme utiles à la pratique professionnelle, mais contenant aussi “ des valeurs ”.

 

La notion de « savoir professionnel » n’étant pas un concept mais une notion polysémique, il était nécessaire pour la recherche de concevoir et de stabiliser provisoirement une définition de désignation , c’est-à-dire d’essayer de situer les « savoirs professionnels » dans un cadre sémantique plus général; ce que nous avons fait, en référence d’une part à nos propres représentations de l’ « objet professionnel », d’autre part en référence à des définitions existantes relatives à d’autres types de savoirs.

Nous avions visité en 1999, les écoles de travail social des universités de Montréal et de Québec connues pour leurs productions de savoirs pour l’action. Les recherches y ont toujours pour objectif d’aider les travailleurs sociaux à résoudre les problèmes de pratiques qu'ils rencontrent ; cela est d’ailleurs une condition pour recevoir des financements. Ils produisent donc de fait des savoirs professionnels mais ils ne les appellent pas comme cela ; ils ne les définissent pas et ne les prennent pas comme objets de leurs recherches. Les Québécois parlent plutôt de « théorie de la pratique ».

 

Schön D. (1983) s'est intéressé au « praticien réflexif à la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel » et le travail social a fait partie des professions étudiées. Il y parle de savoirs professionnels, mais n’en donne pas de définition. Ses travaux (voir Schön D., 1983 ; 1987 ; 1994) sur la réflexion en cours d’action représentent une contribution essentielle à la notion de pratique réflexive, notion qui redonne un statut d’acteur aux intervenants dans la construction de leur savoir. Ils permettent de comprendre l’agir des praticiens autrement que comme l’application de savoirs préalables à l’action et laissent de la place à une pratique conçue comme lieu de création de savoirs. Les praticiens ne font pas qu’adapter des connaissances apprises aux contingences de la pratique, ils les produisent à travers leur réflexion en cours d’action et sur l’action.

 

Les autres courants comme l’ « ingénierie didactique professionnelle » de Pastré P. (1999) s’intéressent plus aux compétences qu'aux savoirs professionnels et parle davantage d’invariants opératoires, de schèmes et de structure conceptuelle des situations ; mais ce courant nous a été précieux précisément pour accéder aux compétences comme nous le verrons dans la section consacrée à la méthode.

Weill Fassina, Rabardel et Dubois (1993), psychologues du travail, s'intéressent aux représentations pour l'action. Ce concept est un mot clé de notre recherche. Dans notre définition, les représentations de classes de situations, de classes d’actions et de classes de résultats sont, de fait, des représentations pour l’action ; la dimension téléologique apparaît d’ailleurs massivement comme référence des représentations dans les énoncés analysés, comme nous le verrons plus loin.

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Theureau J. (2004), qui s'intéresse au « cours d'action » au point de le constituer en objet de ses recherches, parle de savoirs dans le signe hexadique ; il nomme le « référentiel » S et plus précisément « les types » mais il n’en donne pas de définition et ne spécifie pas la notion de savoir professionnel.

Tous ces courants que nous venons de citer - mis à part Schön D. - étaient d’ailleurs étrangers au champ du travail social qu’ils n’avaient pas étudié, au commencement de cette recherche.

 

N'ayant pas trouvé de définition des savoirs professionnels ni dans le champ académique ni dans le champ professionnel et après consultation des bases de données dans les centres de documentation et sur internet, nous avons constaté avec surprise que le mot clé " savoir professionnel" renvoie à un nombre très limité de réponses qui ne fournissent pas de définition et ne mentionnent aucune recherche prenant les "savoirs professionnels" comme objets de recherche. En effet, nous avons reçu moins de vingt réponses d’ouvrages qui, en outre, ne répondaient pas véritablement à notre question ; autrement dit, en 1999, les savoirs professionnels ne sont pas des objets de recherche; peut-être tout simplement parce que les « situations » d’action ont longtemps été « négligées » comme le disait Goffman E. (1988).

C’est pourquoi, le livre dirigé par Barbier JM (1996) qui avaient invité quinze auteurs à répondre à la question de ce qui différencie les savoirs théoriques et les savoirs d’action, nous a vivement intéressée. Il est impossible ici de rendre compte des quinze réponses différentes à la question posée à partir de champs de pratiques variés ; toutes les réponses étaient intéressantes sans toutefois établir entre elles un consensus sur une différenciation nette entre savoirs théoriques et savoirs d’action. A titre d’exemple, un auteur - Miallaret G. (in Barbier, 1996) - parle de savoir d’action théorisé :

Reste le savoir théorique issu de la pratique et qui est très lié à ce que nous avons appelé ici le savoir d’action. Dans le cas d’une pratique de niveau 3, l’expérience de l’éducateur ne s’enrichit pas seulement de connaissances ; se développe l’amorce d’une interprétation théorique de l’expérience acquise…    

 

Dans certains cas cette réflexion sur la pratique conduit l’acteur à l’élaboration d’une véritable théorie - exemples Makarenco en URSS et Célestin Freynet (p184).

 

Un autre auteur - Latour B. (in Barbier, 1996) - s’interroge sur la permanence de cette opposition qui subsiste imperturbablement après vingt-cinq ans de réfutation méticuleuse dans tous les domaines des sciences sociales et cognitivesSans la distinction entre savoir théorique et savoir pratique, il semble que quelque chose d’essentiel à la vie publique soit perdu… tous les efforts pour repenser une opposition artificielle ne laveront pas cet artéfact de son péché originel : ne pas exister ( p131).

 

Mais tout cela ne produisait pas une définition consensuelle des « savoirs d’action »[1] ni des « savoirs professionnels ; il devenait impératif de définir l’objet de recherche.

 

Nous nous sommes inspiré de la définition des « savoirs objectivés » de Barbier JM (1996, p9). Après les avoir situés « dans une zone sémantique qui renvoie probablement à des réalités ayant le statut de représentations ou de systèmes des représentations ayant donné lieu à énoncés propositionnels et faisant l’objet d’une valorisation sociale sanctionnée par une activité de transmission-communication » ;

l’auteur les définit ainsi :

« les savoirs objectivés peuvent être définis comme des énoncés propositionnels faisant l’objet d’un jugement social se situant dans le registre de la vérité ou de l’efficacité ».

 

2.4 Un cheminement dans la proposition de définition des savoirs professionnels

 

Eliane Leplay, mai 1999:

Nous convenons de définir le « savoir professionnel » par les trois caractéristiques suivantes :

« 1) un savoir professionnel est un énoncé qui établit une relation entre une représentation ou un système de représentations d’une situation professionnelle, d’une part, et une représentation ou un système de représentations de l’action, correspondant à cette situation, d’autre part .

« 2) cette relation est exprimée par un jugement de cohérence ou de pertinence, assorti éventuellement d’un jugement prédictif d’efficacité ou d’efficience de l’action représentée ; ce jugement prédictif peut être relatif ou absolu..

« 3) Ce jugement de cohérence ou de pertinence porté par une personne (ainsi que le jugement prédictif éventuel) est partagé au sein d’un groupe professionnel.

 

En mai 2002, cette définition a été complétée de la manière suivante :

 

« 4) L’énoncé d’un savoir professionnel a un degré de généralité ; dans certains cas la portée est limitée à la classe de situation dans laquelle il a été construit, dans d’autres, à un ensemble de classes de situation et au-delà. L’énoncé peut le préciser.

 

Nous avons donc proposé de situer le savoir professionnel à l’articulation des représentations des situations et des représentations de l’action, car dans les représentations dominantes, on constate qu’une coupure est opérée entre d’une part des savoirs théoriques qui seraient investis dans la mise en représentation des situations et d’autre part des savoirs « opératifs » ou « pratiques » qui seraient investis dans les représentations de l’action.

 

Le lien entre représentations des situations et représentations de l’action est au cœur de notre recherche; il est aussi au centre de notre définition.

 

Notre idée est, en effet, que c’est précisément à ce point d’articulation que se situe et que se joue le caractère professionnel de l’action, de la pensée et du savoir.

 

L’un des buts de cette recherche était donc de savoir si cette coupure dans le vocabulaire institué classique est observable également dans l’élaboration cognitive des pratiques par les professionnels et les formateurs du travail social.

L’analyse des énoncés recueillis montre que, de fait, les formateurs, non seulement n’opèrent pas cette coupure mais qu’ils relient abondamment les représentations de classes de situations, de classes d’action et de classes de résultats.

Nous retenons donc la définition suivante qui fait suite à la mise à l’épreuve de notre définition initiale et constitue le premier résultat de cette recherche en terme d’outil théorique:

 

Nouvelle proposition de définition
E Leplay - juillet 2004:

 

Nous convenons de définir le « savoir professionnel » par les cinq caractéristiques suivantes:

1)                  Un savoir professionnel est un énoncé qui met en relation les trois types de représentations ou systèmes de représentations suivants: 

-                     Une classe de situations professionnelles,

-                     Une classe d’actions correspondant à cette classe de situations,

-                     Une classe de résultats attendus de cette classe d’actions, dans cette classe de situations.

 

2) La relation entre représentations de la classe de situations et de la classe d’actions est exprimée par un jugement de pertinence.

 

3) La relation entre représentations de la classe d’action et de la classe de résultats est exprimée par un jugement prédictif d’efficacité ou d’efficience, qui peut être relatif ou absolu.

 

4) L’ensemble de cet énoncé porté par une personne, est partagé au sein d’un groupe professionnel.

 

5) La portée de la généralisation peut être plus large que la classe de situations dans laquelle il a été construit, l’énoncé peut le préciser.

 

3. La méthode

La construction de savoirs professionnels à partir de traces d’ « activité réelle » 

 

Parallèlement à cette démarche de définition de la référence de l’ « objet de recherche », il est apparu nécessaire de créer un dispositif susceptible de permettre l’énonciation de savoirs professionnels, afin de pouvoir en observer la construction et de les étudier.

 

La rencontre, en DEA, avec la démarche de recherche de « l’ingénierie didactique professionnelle » a inspiré l’organisation de ce dispositif ; c’est ainsi que nous avons emprunté des outils et la démarche globale d’analyse de l’activité tels qu’ils sont développés par Pastré (1999) et Pastré et Samuçay (2004) dans ce cadre plus général de la didactique professionnelle. En effet, selon ces auteurs, l’analyse de l’activité permet le repérage des compétences, qui permettent d’accéder aux savoirs.

 

·                      Construction d’un dispositif d’énonciation de savoirs professionnels :     

Notre premier souci méthodologique a donc été de savoir comment « saisir » quelque chose qui soit au plus près possible d’une pratique « réelle », réputée insaisissable. Nous ne souhaitions pas recueillir des discours de travailleurs sociaux sur leurs pratiques, ce qui constitue la méthode la plus répandue, sans doute parce que la plus commode. Les recherches de Schön (1983) montrent que, dans tous les métiers, il y a loin du « discours sur » à la pratique, de la « théorie professée » à la réalité de cette pratique. Or, ce qui nous intéresse, c’est le rapport entre des savoirs professionnels et des pratiques « réelles » ou du moins ce que l’on peut prétendre en approcher. Remarquons ici que les recherches sur les pratiques réelles des assistant(e)s de service social sont peu nombreuses en France.

 

Il fallait dans un premier temps trouver un terrain et choisir une « classe de situations ».

 

Nous nous sommes tourné vers

- un service social ayant des missions claires, écrites et une organisation repérable, en l’occurrence, une Caisse régionale d’assurance maladie (CRAM).

- une classe de situations dans ce service relevant de pratiques déjà expérimentées sur une longue période par le service social :

 

Dans le cadre de la mission « maintien à domicile des personnes âgées », nous avons négocié le choix comme premier matériau d’un « entretien d’une première visite à domicile» avec des personnes âgées sollicitant directement ou indirectement l’aide du service social.

Nous avons demandé à quinze assistant(e)s de service social volontaires, soit d’enregistrer l’entretien soit de le retranscrire aussitôt après la visite, au plus près du mot à mot de ce qui s’est réellement passé. Treize entretiens écrits ont ainsi été recueillis.

 

Les méthodes classiques d’analyse de l’activité ont permis:

·                    L’analyse du « travail prescrit »

·                    L’analyse des 13 entretiens selon une grille construite après une première lecture de l’ensemble des textes.

 

Puis, nous avons choisi 4 entretiens parmi les 13, différents les uns des autres, qui ont été soumis à 4 superviseurs enseignants, en leur posant la question suivante:

«Vous avez devant vous une trace d’activité réelle d’assistante de service social. Qu’est-ce qui, selon vous, est professionnel dans cette trace d’activité ? »

Ce sont ces 16 interviews ainsi enregistrées qui constituent le matériau de la recherche

 

4 . Des résultats

 

Outre la mise à l’épreuve et la modification d’une proposition de définition des savoirs professionnels présentée ci-dessus (voir définition de juillet 2004), les résultats d’analyse de ces 16 interviews montrent en général:

 

·                      un processus de construction de l’énonciation de savoir professionnel :

 

o                     qui prend sa source dans l’énoncé d’une compétence dans la situation singulière. Ainsi, en réponse à notre question initiale, le superviseur émet un jugement de valeur sur une séquence d’action, qui est de ce fait un jugement de compétence positif ou négatif, dont les marqueurs sont par exemple: ce n’est pas professionnel, elle aurait dû, elle aurait pu, là c’est très bien, ou c’est mal barré…

o                     Cet énoncé relatif à la situation singulière est généralisé à une classe de situations, en référence à une culture professionnelle. Les marqueurs de généralisation sont, par exemple: « je trouve que c’est très professionnel », « dans les visites à domicile, c’est toujours comme ça », la visite à domicile c’est pas rien »

o                     Le consensus entre plusieurs experts énonciateurs peut être observé, lorsqu’ils énoncent les mêmes jugements de valeurs, sur la base de leur confrontation au même matériau d’origine, en référence aux mêmes ou semblables représentations de classes de situations, aux mêmes ou semblables représentations de classes d’actions et de classes de résultats et des jugements prédictifs d’efficacité convergents.

 

·                    La construction proprement dite de l’énoncé :

 

Elle montre que les différents types de représentations contenues dans les énoncés renvoient à des références hétérogènes dont on peut observer les fonctions respectives et les interactions:

 

o                     Références à l’expérience explicite ou implicite des professionnels superviseurs énonciateurs, par exemple : « moi quand je travaillais en psychiatrie »… Cette expression manifeste une référence explicite à une même activité de la même profession exercée par le superviseur dans le passé ;

 ou encore « c’est toujours comme ça » ou « il faut reprendre ça tout de suite, sinon ça va très vite ». Ici la référence à une expérience de même type est implicite ;

 

o                           Références à des savoirs: savoirs académiques et autres savoirs professionnels. Nous avons retenu comme marqueur de référence à des savoirs académiques le vocabulaire utilisé qui figure dans les livres officialisant les vocabulaires des différentes disciplines de sciences sociales et humaines, par exemple le vocabulaire de la sociologie, de la psychologie, de la psychanalyse…

 

o                                             Références d’ordre téléologique, valeurs et visées d’action :

Les marqueurs de visées d’action sont soit la référence à des missions de services ou à des objectifs d’action explicites, soit la référence à des valeurs. Par exemple: « c’est un problème de respect ».

 

Il est ainsi possible d’observer la place et la fonction de ces différents types de références et les rapports qu’elles entretiennent.

 

·                     La question de la validation de savoirs professionnels ainsi énoncés

 

Les « savoirs professionnels » repérés dans notre dispositif, sont validés par chaque superviseur dans l’énoncé par le mode assertif renforcé:

- Par le fait qu’ils sont énoncés en cohérence avec des compétences inférées à partir du constat de « performances »[2 ] dans une ou plusieurs traces d’activités réelles qui ont été soumises aux enseignants. Ils peuvent, de fait, être considérés comme un énoncé de compétence inférée dans une situation singulière comportant un élément de généralisation à une classe de situations dont la portée peut être précisée.

- Par la référence plus générale à l’expérience de chacun des experts énonciateurs ; c’est sur la base de cette expérience qu’est formulée la généralisation mentionnée ci-dessus au point et que s’appuie le mode assertif.

C’est la référence explicite ou implicite dans l’énoncé, à l’activité antérieure des formateurs énonciateurs soit de praticienne comme assistante sociale soit de superviseur qui renvoie à la notion d’expérience :

 c’est probablement à partir de cette activité antérieure que les professionnels ont construit « un répertoire » de situations comme dirait Schön (1983) ou des « référents » ou des « types » appartenant à la « culture professionnelle », comme pourrait peut-être dire Theureau (2004) dans le signe hexadique. Cette activité antérieure est ainsi transformée en expérience.

- Par le consensus entre les formateurs, observé dans leurs énoncés convergents relatifs à une même trace d’activité.

 

Cette expérience en partie partagée, nous en trouvons la trace dans des énoncés qui les transforment ainsi en ce que nous appelons des « savoirs professionnels » tels que nous les avons définis, en tant qu’énoncés.

 

Nous pensons ainsi qu’ils font partie et sont significatifs de la culture professionnelle des formateurs énonciateurs, en raison notamment du consensus observé.

 

Tels qu’ils ont été définis et construits, ces savoirs professionnels nous semblent pouvoir également être considérés comme « théoriques » dans le champ de l’efficacité, au sens entendu par Kant dans Théorie et pratique (1967 p.11). Nous employons donc ici le mot « théorique », en référence à la définition suivante: « Même un ensemble de règles pratiques est nommé théorie, dès lors que ces règles sont « pensées comme des principes ayant une certaine généralité et qu’on y fait abstraction d’un « grand nombre de conditions qui ont pourtant nécessairement de l’influence sur leur « application ».

 

Nous établissons aussi une distinction entre savoirs professionnels et règles d’action.

 

Résultats en termes de retombées envisageables pour la formation 

 

Proposition de dispositif de formation par la recherche :

La démarche et les principaux résultats de la recherche qui viennent d’être présentés suggèrent l’intérêt de construire un dispositif de formation destiné à des étudiants en service social. Ce dispositif s'inspire de la méthode permettant l'énonciation de savoirs professionnels par des acteurs sociaux, à partir de traces d'activités réelles d'assistant(e)s de service social dans les différents champs de l’activité professionnelle. 

Ainsi, durant leur stage long, des étudiants de deuxième ou de troisième année préparant le diplôme d'Etat, seraient initiés aux différentes phases de cette activité de recherche ainsi qu’aux références théoriques de cette démarche.

 

L’initiation aux différentes phases de l’activité de recherche:

·                    L’analyse de l'activité d'un service en terme de « travail prescrit » s’effectue par voie documentaire et par interview des responsables du service. C’est une activité classique des stagiaires à qui est généralement proposée l’étude des principaux textes officiels régissant l’activité du service. Mais ces textes sont souvent dispersés, évolutifs et pas toujours mis à jour. Le travail de rassemblement, de tri entre ceux qui sont obsolètes et ceux qui sont en vigueur, l’actualisation et la synthèse de ces textes est un travail formateur qui prépare à ce que devront faire les jeunes professionnels dès le début de leur premier emploi.

 

·                    Le recueil de traces d'activités réelles de professionnels volontaires et / ou d'étudiants en stages est une activité nouvelle qui est loin d’être spontanée dans les démarches de formation. Elle sera proposée pour les motifs suivants :

o                   C’est un passage obligé de la démarche de construction des compétences et des savoirs professionnels dans le cadre de la didactique professionnelle.

o                   Cette démarche a fait aussi ses preuves et s’est avérée fructueuse dans tous les pays et tous les lieux où elle a été utilisée pour la formation.

o                   Elle donne accès non pas aux discours sur les pratiques, mais aux pratiques « réelles », ou du moins à ce qu’il est possible d’en approcher. C’est une occasion très rare offerte aux praticiens qui sont le plus souvent inscrits dans une culture verbale pour des raisons compréhensibles de temps. Le moment de la formation peut ainsi leur permettre de mesurer la distance entre les discours tenus sur les pratiques et les pratiques réelles.

 

Cette démarche est donc fructueuse à la fois pour la recherche et pour la formation ; elle a le mérite de donner de la visibilité à des pratiques dont tout le monde parle (les professionnels eux-mêmes, les formateurs, les managers) mais dont tout le monde a une représentation le plus souvent incomplète, déformée, simplifiée, non évolutive, non spécifiée pour les différents champs d’intervention. Peu de personnes savent de quoi ils parlent lorsqu’ils évoquent les pratiques professionnelles dans ce champ parce que trop peu de personnes se donnent la peine d’aller y voir vraiment, y compris les chercheurs qui le plus souvent se contentent d’écouter « les discours sur… ».

Montrer la réalité et la complexité des pratiques nous paraît pouvoir permettre d’éviter les dialogues de sourds à partir de représentations trop différentes entre les divers protagonistes parce que trop éloignées de la réalité…

 

Mais c’est aussi une démarche difficile, c’est sans doute la raison pour laquelle peu s’y hasardent du moins en France. Les pays qui ont accepté d’entrer dans cette démarche sont aussi ceux qui produisent le plus en termes de pratiques, de recherches et de formations, que se soit en Amérique du Nord, du Sud ou en Europe.

 

La plus grande liberté dans le choix des traces d’activité à recueillir doit être laissée ouverte en fonction du contexte, des opportunités et de la faisabilité due de l’environnement.

 

Il ne peut s’agir que de volontaires. Ce peuvent être des traces d’activités de professionnels du service, ou de stagiaires.

·                                Le choix du type de matériau ne peut qu’être négocié avec les responsables du stage, les professionnels et les étudiants, mais aussi avec les usagers du service dont l’accord est indispensable et doit être sollicité pour des raisons d’ordre éthique.

·                                L’entretien individuel ou de groupe sera, avec l’accord de toutes les personnes concernées soit enregistré, soit retranscrit aussitôt après le déroulement de l’activité choisie et au plus près de ce qui s’est réellement passé.

 

Mise en place d'un dispositif de recueil d'énoncés de savoirs professionnels par des professionnels experts, à partir de ces traces d'activités

 

Le choix du dispositif de recueil d’énoncés de compétences et de savoirs professionnels peut être effectué parmi différentes possibilités. Pour exemples, l’analyse des traces d’activités recueillies peut s’effectuer:

 

·                      Dans le cadre de groupes d’analyses de pratiques professionnelles animés par un formateur et réunissant un groupe d’étudiants soit à l’école soit en stage.

·                      Dans le cadre de groupes d’analyse de pratiques réunissant un groupe de professionnels.

·                      Par auto-confrontation de l’auteur de la trace d’activité recueillie.

·                      Par auto-confrontations croisées de plusieurs praticiens travaillant dans le même service.

Des critères d’opportunité et de faisabilité présideront au choix effectué, l’objectif visé étant de recueillir des énoncés de compétences et de savoirs professionnels, aux fins de repérer les compétences critiques des pratiques étudiées et les savoirs correspondants.

 

L’initiation aux principales références théoriques de cette démarche:

 

Cette démarche pourrait être facilitée par une initiation préalable ou concomitante, aux principales références théoriques que sont la "didactique professionnelle" (Pastré, 1999 et Pastré et Samurçay, 2004), le "cours d'action" (Theureau, 1992 et 2004), les "représentations pour l'action" (Weill Fassina et al., 1993) et en particulier au vocabulaire et aux définitions des principaux termes de l'analyse de l'activité.

 

 

Conclusion

 

Le développement de la recherche relative à la construction de savoirs professionnels, en termes de processus et de produits, en référence à des traces d’activité réelle, dans différentes classes de situation, pourrait éclairer davantage les professionnels sur leur manière de travailler et de construire leurs compétences et leurs savoirs professionnels.

 

 

 

Cela nous paraît pouvoir être fructueux pour les pratiques, mais aussi pour la formation et l’ingénierie de formation, pour l’organisation et l’administration des pratiques professionnelles, ainsi que pour la recherche elle-même dans ce champ.

 

Les professions en général et celles du travail social en particulier sont confrontées à des changements trop rapides pour prendre le temps de s’adapter au rythme des modes de transmission traditionnels des compétences et des savoirs tacites. Les professions du travail social aujourd’hui portent des responsabilités à la mesure de la fragilisation de groupes de populations qui ne sont plus numériquement marginales.

 

Les professionnels ont besoin de donner de la visibilité à leurs pratiques, à leurs formations, pour eux-mêmes, en ce que cela leur donne des repères dans des situations complexes difficiles et incertaines ; mais aussi pour les utilisateurs usagers de leurs services qui sont les premiers bénéficiaires de leur aide qui ne doit pas être laissée au hasard ; pour les décideurs politiques qui administrent ces activités souvent considérées simples à force d’être trop obscures. Connaître les pratiques actuelles, prendre la pleine mesure des compétences requises pour les exercer est aussi un facteur de possibilités d’innovation.

 

Le développement de la recherche sur ces pratiques est déjà considéré presque partout en Europe comme nécessaire et devrait devenir une priorité au bénéfice de la formation ; mais il ne s’agit pas de n’importe quelle recherche pour obtenir uniquement des grades universitaires qui sont nécessaires mais non suffisants. C’est pourquoi il importe de préparer dès les études de formation initiale les étudiants futurs professionnels du travail social à expérimenter en direct ce que l’analyse des activités réelles peut leur apprendre de leur métier et ce que cette connaissance ainsi construite peut éventuellement leur permettre à l’avenir, en termes d’innovations.

 

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Notes

 

[1] Depuis cette date, Barbier J.M. a publié - en 2004  - Les savoirs d’action.

 

[2] La performance est le constat de la réalisation des résultats attendus de l’action dans une situation singulière. La performance permet d’inférer une compétence chez l’acteur qui la réalise

 

Notice bibliographique

 

Leplay, Eliane. " Co-construction de savoirs professionnels par la recherche : vers un dispositif expérimental en formation initiale de travailleurs sociaux", Esprit critique, Hiver 2006 - Vol.08, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

 

 

 

 

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