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Hiver2006 - Vol.08. No. 01

Quelques réflexions à partir d'un dispositif expérimental de formation à la psychosociologie

David Faure
DEA en philosophie à Paris X - DESS consultation et formation dans les organisations à Paris 9 Dauphine ; débute actuellement une thèse en Sciences de l’éducation à Paris 8 Saint Denis. David Faure est Consultant en management des connaissances (NEMESIA) et intervenant psychosociologue au Centre l'ESTA. Esprit critique > Hiver 2006

 

 

 

Résumé

 

L’article se propose de présenter un parcours de formation à la psychosociologie d'intervention à partir d’une recherche-action sur la dynamique de groupe. Il s’agit de présenter une tentative originale, toujours en cours, de formation par la recherche qui a pris et prend le risque de s’inventer au fur et à mesure, sans attache institutionnelle diplômante ni programme défini au départ. En partant du contexte propre à  la psychosociologie et des questionnements qui ont présidé à la mise en place de la recherche et du groupe, il s'agit ici de mieux comprendre ce qu'il en est de la transmission et du rapport à l'institution dans une formation à une pratique complexe et impliquant un engagement personnel fort des praticiens. On essaie de montrer ensuite en quoi le dispositif de recherche-action a permis de dépasser certains clivages de la formation et ce qui permet de mobiliser le sujet dans l'apprentissage.

 

Mots-clés

 

dynamique de groupe – psychosociologie – transmission – institution – réciprocité dissymétrique

 

Introduction

 

En janvier 2002, Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust proposent à quelques personnes [1], pour la plupart de jeunes praticiens se reconnaissant dans la démarche de la psychosociologie, d'une part d’interroger ensemble la place de la dynamique de groupe dans la formation des psychosociologues, d'autre part de voir ce que cette pratique fait émerger du contexte social contemporain. Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust sont membres du Centre international de recherche, de formation et d'intervention psychosociologiques (CIRFIP), et prennent part avec ce projet au débat interne sur la formation des psychosociologues.

 

Mais cette initiative se fait surtout l’écho d’une demande sous-jacente, évoquée ici ou là par les "apprentis psychosociologues" avec lesquels ils sont en contact par différentes institutions (DESS d’université essentiellement) ou par des interventions dans ces institutions de formation. Cette demande comporte deux dimensions : d’une part, celle d’un besoin ressenti de formation personnelle à l’animation ou à l’intervention en groupe ; d’autre part, celle d’un désir de transmission d’un pan important de l’histoire et de l’identité de la psychosociologie par la génération "héroïque" forcément, qui a "fait du groupe", comme on dit, dans les années 60-70, années pendant lesquelles se sont diffusées la pratique et l’expression de dynamique de groupe et qui en constituent le référent incontournable.

 

La "dynamique de groupe" désigne l'ensemble des processus à l'œuvre dans un groupe de personnes en interaction directe, qui expliquent son évolution affective et sa capacité à réaliser les tâches qu'il se donne. Dans notre cas, il s'agit d'une pratique de formation visant à faire apparaître aux participants d'un groupe les processus qui le parcourent en les invitant à élucider leurs propres réactions. Cela prend la forme d'un séminaire de plusieurs jours en résidentiel où des séances collectives de discussion sont organisées sans objectif de production. Il s’agit très concrètement de laisser la plus grande place possible à l’expression des participants, le ou les animateurs n’apportant pas de contenus pédagogiques, mais intervenant pour favoriser les échanges et l’expression en indiquant notamment le sens des échanges par rapport aux processus de groupe en cours. Cette forme est issue de la pratique du "T-group" mis au point par Kurt Lewin et ses collaborateurs ou du "groupe de rencontre" de Carl Rogers. Pour le premier, le séminaire était l’occasion pour les participants d’explorer les processus de groupe en s’y plongeant directement. Pour le deuxième, la dimension du développement personnel, dont il est l’un des concepteurs, prévaut avec pour finalité de faire parvenir les participants à un degré d’expression plus "authentique" et à une plus grande acceptation de soi-même et des autres. La dynamique de groupe sous la forme de séminaires a été fortement pratiquée dans les années 70 à des fins de développement personnel et souvent prise dans une idéologie communautaire. Elle a été aussi adaptée à la transformation des organisations sous des formes "atténuées" du type des formations à la conduite de réunion, à la gestion des conflits et au management en général.

 

Il faut aussi préciser, quitte à s'attarder un peu dans cette introduction, de quelle psychosociologie il est question ici. Cette description rapide permettra également de saisir le type de connaissance qui est visé dans le dispositif et qui est l’objet et l'objectif du projet de transmission. La psychosociologie dont il est question se distingue de la psychosociologie ou psychologie sociale expérimentale en ce qu'elle assume un rôle "d'intervention" qui sert de base à l'élaboration d'un savoir spécifique, articulant constamment théorie et pratique. L’intervention psychosociologique peut aussi partir d'une problématique de recherche mais elle est le plus souvent issue directement d'une demande singulière d'un "client". Dans tous les cas, elle se confronte à un problème d'interactions au sein d'un collectif (quelle que soit sa nature institutionnelle), qu'elle tente d'élucider en mobilisant une lecture de l'intrication des phénomènes psychiques et sociaux qui sont à l'œuvre.

 

Il s’agit pour le psychosociologue d’être en contact avec et de savoir mettre au jour la façon dont les individus vivent et traitent collectivement leurs propres enjeux dans un contexte social et institutionnel déterminé. Le plus souvent les personnes impliquées dans ce collectif vivent mal une situation ou la répétition de comportements qui empêchent l’exercice de leur activité dans des conditions satisfaisantes. La réalité à connaître est une réalité humaine, sociale et psychique, qui met souvent à rude épreuve le psychisme de l’intervenant qui doit résister pour ne pas être pris dans la "dépression" (au sens atmosphérique) et ses forces centripètes ou centrifuges. Son rôle est de construire une position à une distance juste qui permettra aux protagonistes de s’appuyer sur un rivage sûr, leur offrant d’échapper aux sables mouvants d’une situation à laquelle ils ne trouvent pas d’issue positive, ou dans laquelle l’apprentissage collectif est bloqué. La pratique de la psychosociologie d’intervention se réclame donc d'une connaissance où objet et sujet se confondent, sur le modèle d’une "science impliquée". L'objet de la dynamique de groupe est de tenter de désemmêler suffisamment le tissu des relations dans lequel on est pris soi-même dès qu'on se trouve dans un groupe, afin d'espérer pouvoir aider d'autres groupes pris eux-mêmes dans leur réseau d'interactions.

 

Le champ de pratique et de connaissance étant posé, je souhaite revenir à la spécificité de notre projet et dégager ce qui peut alimenter une réflexion sur des dispositifs de formation qui tentent de remettre en cause les dispositifs traditionnels, en utilisant la recherche comme modalité de formation.

 

Le cadre posé dès le début à cette initiative est celui d’une recherche-action [2]. C'est une recherche à plusieurs niveaux: recherche pédagogique parce qu'il s’agit de répondre à la question théorique et méthodologique de la pertinence de la dynamique de groupe aujourd’hui et de son rôle formateur pour des psychosociologues - la dynamique de groupe permettrait-elle de transmettre ce qui semble si difficile à transmettre et qui paraît essentiel à une pratique de psychosociologue ?-, recherche personnelle parce qu'il s'agit d’expérimenter, d’éprouver, de s’éprouver soi-même dans un dispositif de dynamique de groupe, et enfin recherche sociale parce qu'il s'agit de repérer les thèmes qui permettraient de mieux comprendre le contexte psychique et social contemporain à partir de ce qui sera élaboré par le groupe. C'est aussi une recherche-action dans la mesure où elle suppose la construction et la mise en œuvre d'un dispositif dont il s'agit d'évaluer les effets et qui implique les participants-chercheurs directement dans une pratique. Mis à part la finalité de la recherche et le cadre de sa réalisation, rien n’est défini au départ. La recherche commence dans l’élaboration collective du dispositif lui-même à partir de ce qui est mis en commun : une question et ses échos pour chacun des participants-chercheurs, qui suscite une convergence de désirs de partager cette expérience. En écrivant ces lignes, j’ai la forte impression que l’essentiel est dit, et que ce qui s’est passé depuis ce moment là est le développement de ce qui se révélera avant tout être un état d’esprit.

 

A ce propos, outre l'originalité de la question initiale, ce qui rend ce projet particulier est sans doute la modalité de coopération entre participants et initiateurs du projet. Ces derniers, qui sont des praticiens reconnus par les "moins expérimentés", souhaitent s'inclure eux-mêmes dans la recherche au même niveau que les autres participants. Ce qui constitue en un sens une transgression de l'ordre pédagogique classique se révèle une contrainte à penser autrement la transmission autour d’une dissymétrie apparente : ceux qui sont déjà passés par là, ceux qui souhaitent s’engager sur le chemin. Il s'agit de faire le pari de la possibilité d'une élaboration collective à partir de la mise à égalité des participants au-delà de leurs différences d’expérience et de savoir au service d'une recherche commune.

 

Un autre niveau de spécificité est apporté par le contexte institutionnel du projet, puisque le projet se développe dans le cadre du CIRFIP. La question de la formation est toujours un enjeu pour une institution qui cherche à "persévérer dans son être" selon l'expression de Spinoza qui fait bien sentir l'effort sous-jacent que cela suppose. Or dans notre cas, la situation est inversée: le projet de formation n'est pas l'émanation d'une identité où le déroulement logique d'une stratégie sociale, mais une sorte d'avancée exploratoire dans cette identité, sans lien de dépendance institutionnelle ou politique. Je fais l'hypothèse que cette situation a produit des effets sur le projet et permet surtout d'interroger la dimension institutionnelle de toute formation: loin de fournir une identité et une raison sociale, l'institution de "rattachement" a plutôt provoqué un désir d'instituer.

 

Dans cet article, il ne s'agit pas de proposer un modèle de formation, mais bien de réfléchir sur ce qui peut être transmis dans ce qu’on peut rétroactivement appeler un "dispositif formateur", à défaut d’avoir dès le départ toutes les caractéristiques d'un dispositif de formation au sens habituel. Après un peu plus de deux ans, et à travers les évolutions du projet dont je donne ci-dessous les points d’évolution, ce qu'il me paraît intéressant de communiquer c'est la manière dont la ressource principale de tout apprentissage, le désir, s'est décliné ici sous la forme du désir de transmission, d'institution et finalement d'un certain désir d'engagement social auprès de nos contemporains. La notion de désir m'a semblé la plus adéquate ici pour désigner un investissement du sujet ouvert sur d'autres niveaux du psychisme que celui du seul projet rationnel.

 

Plusieurs réunions s’organisent au cours desquelles un noyau dur de participants se dessine, ainsi que les modalités de l’expérience qui seront arrêtés en mai 2002. Un séminaire de dynamique de groupe de 5 jours autour du thème : qu’en est-il de mon être en groupe ici tel qu’il s’expose ? - réunissant 11 participants dont Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust et animé par 2 personnes extérieures au projet se déroule en novembre 2002. De janvier à septembre 2003, les participants se réunissent pour travailler à partir de l’expérience du séminaire. Ce travail aboutit à un séminaire proposé à un nouveau groupe, animé cette fois par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust, impliquant quatre observateurs ayant participé à la (désormais) première dynamique de groupe qui se déroule en novembre 2003. En janvier 2004 le groupe des animateurs et des observateurs se forme autour du projet de constituer une offre d’intervention visant à promouvoir la pratique de l’étayage collectif dans des organisations ou des groupes de professionnels désirant travailler sur leurs pratiques. En novembre 2004, un séminaire de dynamique de groupe est proposé à un deuxième groupe et animé par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust.

 

Le désir de transmission

 

Le dispositif de recherche-action mis en place s'écarte de "l’enveloppe sociale" habituelle de la formation, c’est-à-dire un dispositif diplômant proposé par une institution visant l’acquisition de compétences définies à des participants en demande de garanties quant à la valorisation socio-économique du temps investi. L’absence d'un cadre posé par un contrat qui définit des positions par rapport au savoir, enseignant ou enseigné, permet de faire apparaître ce que j'ai appelé le "désir de transmission" qui devrait se retrouver au cœur de toute formation, mais qui dans notre cas se manifeste avec une intensité singulière. Cette formule "désir de transmission" est heureusement ambiguë parce qu'elle invite à penser la transmission dans un sens non univoque: ce désir peut se comprendre de quelqu’un qui veut transmettre comme de quelqu’un qui attend la transmission. Il fait même apparaître le sens d'une réciprocité qui est en fait le fil conducteur de notre projet.

 

 

Pour comprendre mieux les enjeux de cette transmission, on peut caractériser un peu plus précisément le type de connaissance, savoir, savoir-faire, savoir être, selon la terminologie en vigueur dans le monde de la formation. De quoi s’agit-il ici ? Quelle connaissance s’agit-il de transmettre ? D’un point de vue immédiat, il s’agit pour de jeunes intervenants (psychologue, conseil, formateur) d'entreprendre une démarche de développement personnel dans le sens d’un approfondissement d’une connaissance des processus de groupe. Mais au-delà ?

 

Dans l'intervention psychosociologique on peut dire qu’il ne s’agit pas de s’appliquer à reconnaître des schémas abstraits et préconstruits trouvés "dans les livres". Nous ne sommes pas confrontés à un objet fixe, immobile qu’on aurait tout le loisir d’interroger en laboratoire ou dans un texte, mais à un groupe de personnes vivantes engagées dans une situation qui se trouve forcément singulière, même si les processus qui s’y jouent ne le sont pas. La situation d’acteur impliqué de l’intervenant fait qu’il y a plutôt une multiplicité de signes, que l'intervenant est submergé par les contenus explicites, les conceptions imaginaires implicites et les modalités affectives. Face à cela, les connaissances théoriques sur le fonctionnement des groupes, des institutions, le rôle du symbolique et de l’imaginaire, les fonctions du leader, etc. sont non pas inutiles, elles sont même nécessaires, mais restent insuffisantes. La connaissance théorique fait courir le risque d'une utilisation défensive qui fait écran à l'élaboration des enjeux affectifs présents. La compétence requise est plutôt de réussir à maintenir sa capacité de penser au sein du flux de perceptions affectives et inconscientes.

 

L’outil de travail principal du psychosociologue est sans doute l’attention à - sinon la conscience de - son positionnement, la capacité à introduire un écart entre soi et la situation telle qu’elle est ressentie pour rappeler chacun à l’autonomie. Ce métier présuppose sinon une certaine connaissance de soi, du moins l’expérience d’une attention à soi-même sur laquelle peut s’appuyer une attention aux processus en jeu dans la situation. Ainsi, pour tous les participants, il est admis qu’il y a un lien direct entre la connaissance de soi et de l’objet de connaissance "processus de groupe" dans la mesure où seule une meilleure connaissance de ce qui est en jeu de soi dans la situation de groupe permet de comprendre de l'intérieur ce qui peut ensuite être décrit comme processus de groupe. La particularité de la connaissance, mêlant intimement connaissance subjective et objective, implique un engagement de soi. Le terme de transmission reflète ce niveau d'implication.

 

Si l’on peut décrire un peu plus ce qui me semble faire partie de cette connaissance recherchée dans notre démarche à travers celle du psychosociologue "en acte", on peut aussi souligner que face à une situation réelle impliquant des personnes le cadre final n’est pas d’abord la "vérité" comme paradigme de la connaissance, mais bien le "juste" dans un paradigme d'action et d'interaction. La justesse du cadre et son "efficacité", c’est-à-dire sa capacité à soutenir le travail d’élucidation s’appuie avant tout sur un positionnement "juste", où les personnes elles-mêmes et le groupe sont considérés comme des fins (et non comme moyens, pour reprendre l'opposition formulée par Kant  (1943, 150-151). La connaissance qu’on peut avoir des figures et des modalités de fonctionnement de groupe ne sert en réalité qu’à étayer la justesse (fondée sur la justice) du positionnement adopté au service d'une finalité en définitive éthique. Une telle compétence se porte aussitôt aux limites de l’objectif que peut se donner une formation. Il s’agit en effet d’apprendre quelque chose qui n’est pas du tout de l’ordre de l’application, qui laisse donc toute demande de "boîte à outils" à la porte; qui n’est pas de l’ordre de la répétition, mais dont on doit convenir pourtant qu’elle s’acquière, essentiellement par des détours, par un parcours qu’aucun diplôme ne peut garantir.

 

Serait-on renvoyé uniquement à l’expérience ? Pas tout à fait. Il y avait bien dans notre cas un projet de transmission. L’acquis de l’expérience est ce qui reste d’un parcours dont on comprend après coup en quoi il a été formateur, au-delà de toute intention de formation. Or l’objectif d’une démarche de formation est bien d’encadrer, de maximiser le gain de l’expérience par un dispositif. Une formation qui se confondrait avec l’expérience serait de nature aussi paradoxale que ce qui est visé dans l’expression "apprendre à vivre". Néanmoins, cet "apprendre à vivre" dit peut-être quelque chose d’essentiel du besoin puis du désir de transmission qui nous occupe ici, dans son caractère réciproque : désir de transmettre, désir d’être destinataire de l’objet de cette transmission. Dans notre cas, il y avait un "but pédagogique" : progresser sur notre position de psychosociologues, un objet pédagogique : la dynamique de groupe et une méthode : la recherche-action. Néanmoins la complexité de son objet rend impossible la définition d'un contenu au préalable. Le travail sur soi suppose une ouverture sur des effets paradoxalement anticipés : attendus sans connaître l’objet de l’attente, imprévus parce qu’imprévisibles, mais désirés dans leur caractère même d’imprévisibilité. Qu'est-ce qui va se révéler de moi, des autres au cours de ces échanges ? On se rapproche tendanciellement, sur le spectre de la formation, de l’expérience au sens le plus brut, identifiable uniquement dans l’après-coup. On peut tenter d’approcher ce que je vise ici en suivant les pas de Derrida.

 

Derrida ouvre son livre Spectres de Marx par un Exorde consacré à l’aporie contenue dans cette expression "je voudrais apprendre à vivre, enfin" (Derrida, 1993, 13). Il note d’emblée l’asymétrie du rapport: seul le maître, le père peut dire "je vais t’apprendre à vivre" (et on s’attend quand même à quelque chose d’un peu douloureux !), prolongée par l’impossibilité d’apprendre seul : "Vivre, par définition cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort. En tous cas de l’autre bord de la vie" (Derrida, 1993, 14). Mais Derrida souligne que pourtant le sens de la vie est cet apprentissage par soi-même. "Et fait-on jamais autre chose qu’apprendre à vivre, seul, de soi-même ?" et dessine la figure d’un "engagement" (…) "impossible et nécessaire". Cette approche me paraît tout à fait illustrer ce qui est visé sans pouvoir l’être dans un projet de formation, qui excède en quelque sorte toujours son objet précis, professionnel, lié à un rôle social, économique, à une place que l’on veut acquérir. S’il n’est pas aussi toujours, d’une certaine façon le projet d’apprendre à vivre, il manque quelque chose, où il n’est pas pleinement formation, dans ce que ce terme peut avoir de plus profond, en référence par exemple à la Bildung des Romantiques allemands. Il me semble que le désir qui s’est trouvé aux origines (diverses) de notre projet avait fortement à voir avec cela, et c’est sans doute pour cela que nous nous sommes retrouvés là, à consacrer du temps, à engager de nous-mêmes, à accepter des risques - donc de la destruction, de la mort – et en même temps en désirant une rencontre, avec les autres, par les autres, avec soi, avec la vie, le projet.

 

Or l’objet même du projet de transmission nous ramène à cette dimension à la limite de la formation et de l’expérience. Le cœur du projet, la dynamique de groupe, répond elle aussi à cette double dimension de formation et d’expérience sans contenu de connaissance définissable au préalable. Elle a dans le dispositif le statut de moyen pédagogique. Mais ce à quoi la dynamique de groupe donne accès est à la fois la connaissance d’une forme de dispositif de travail de groupe, avec ses éléments "objectifs" : le cadre, les types d’interventions, les processus mobilisés ; d’un autre côté, elle est aussi une expérience tout à fait singulière : la posture d’animation, les rapports entre des individus singuliers qui ouvre à des déroulements infiniment variés, l’apparition de thématiques imaginaires, de contenus, de processus de groupes effectifs qui ne peuvent en aucun cas être prédits, prévus. Etant donné le matériel mobilisé qui met en rapport directement avec la consistance des personnalités présentes, on est plongé dans l’expérience des rapports humains et donc du côté de "l’apprendre à vivre". La différence vient de la façon dont est centrée l’attention, et dont la réflexivité est appelée.

 

Pour aller plus loin, on pourrait dire que l’objet du dispositif de dynamique de groupe serait de donner à chacun l’occasion de voir, comprendre, (déplacer ?) certaines choses que la vie lui a appris, ce qu’il a appris de la vie jusque là. Et c’est cette élucidation-là qui peut avoir l’occasion de se transformer en compétence de compréhension et d’intervention sur les processus de groupe. On touche là de nouveau à un objectif de formation qui se dégage de la "simple (qui est tout sauf simple justement) expérience de la vie" et qui a tout à voir avec elle. Ce n’est que sur les bases de cette approche-là que les compétences " techniques " d’animation, de compréhension, de prise de parole dans un groupe peuvent être transmises et appropriées. Pour revenir au risque évoqué plus haut, il est lié à cette possibilité pour chacun d’exposer son expérience, qui reste une dimension décrite comme nécessaire à un véritable apprentissage, mais qui n’est que très rarement et/ou superficiellement proposée dans les parcours de formation (en particulier en formation initiale). Or du risque, il en a été question très tôt dans ce projet.

 

Si la dynamique de groupe a été proposée pour thème d’une recherche-action, c’est sans doute qu’elle revêt une certaine place dans l’histoire de la psychosociologie. Au sein de l’ensemble des pratiques qui se sont constituées au cours de ces années comme "la psychosociologie", la pratique de la "dynamique de groupe" représente bien l’ambiguïté de l’héritage de la psychosociologie pour ceux qui sont aujourd’hui interpellés par une pratique qu’ils ont rencontrée à un moment de leur parcours de formation ou professionnel. L’image qui est apparue alors était celle d’une pratique un peu sulfureuse : on a parlé des "excès" de la dynamique de groupe, d’animateurs incompétents qui ont fait courir des risques psychiques aux participants, de décompensations violentes non accompagnées et ayant provoqué des suicides… Sur un plan idéologique, la dynamique de groupe comme la psychosociologie d’intervention ont été critiquées parce qu'elles ne serviraient qu’à étouffer la conscience critique et seraient un excellent outil d’adaptation aux contraintes du système socio-économique capitaliste. Sur un plan méthodologique, on a critiqué la méthode elle-même comme un artefact, où il y aurait tromperie sur la marchandise, arguant que les effets de "déconditionnement" étaient entièrement induits par le cadre, et que la spontanéité qui s’exprimait était artificielle… la pratique de la dynamique de groupe aurait été "dépassée" par l'intervention dans les institutions, qui seule permettrait de rencontrer à nouveau le réel, au nom du fait que les phénomènes de groupes n'auraient de sens que remis dans leur contexte plus général selon le découpage: individu-groupe-institution-société.

 

Face à ces critiques et au constat de l'abandon actuel de la pratique de la dynamique de groupe dans les dispositifs de formation, le projet porté par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust de relancer la dynamique de groupe veut faire apparaître l'autre partie de l'héritage de la dynamique de groupe, à savoir son caractère essentiel dans la formation des psychosociologues. Ils ont eux-mêmes fait l'expérience de la dynamique de groupe et animé des séminaires par le passé. Leur désir de transmission porte sur l'idée qu’il faut donner l’occasion de faire l’expérience de la dynamique de groupe aux professionnels de la génération suivante (voire un saut de deux générations !). La démarche envisagée n’est pas celle d’une transmission directe appuyée sur un positionnement marquant la différence de connaissance et d'expérience, mais dans une mise en recherche commune avec les autres participants destinataires de la transmission. Il est clair (mais loin d'être évident) que pour eux, la reprise à nouveaux frais de la question passe par une posture "exposée". Elle l'est en ce sens qu'elle est une prise de risque, sans doute moins au niveau professionnel qu'au niveau relationnel et institutionnel. Comment vont s'agencer les relations avec des participants qui sont souvent d'anciens étudiants ? Quels seront les effets sur le projet de cette dissymétrie ? Quelle sera leur position au sein du CIRFIP si le projet échoue ?

 

De l’autre côté, les jeunes professionnels s’interrogent sur ce passé, d’autant qu’il semble fortement mythifié, même s’il s’agit d’une "légende noire". Il y a, pour certains dont je suis, une demande d’initiation au sens le plus fort du terme. C’est, dans l’imaginaire, une possibilité de passer une épreuve, et la part de risque, de méconnaissance entretenue contribue à provoquer cette interprétation et le désir de s’y confronter. Chacun ici pourra nuancer, quelle que soit la figure que ce projet de participation et de recherche sur la dynamique de groupe a pu prendre pour les uns et les autres, je pense que cet arrière-plan a dû jouer. Et pour chacun, il était clair que le projet associait des personnes expérimentées, connues et reconnues l’un et l’autre par les jeunes pour leur compétence professionnelle de psychosociologues. Il y avait donc dissymétrie sur les plans de l’expérience et du savoir, mais des deux côtés un désir de transmission fort qui poussait à s’aventurer à nouveau dans la dynamique de groupe. C’est sur ce désir là que s’est bâtie la forme originale du projet.

 

L’originalité du projet a été justement de travailler autour de cette dissymétrie, de ne pas l’accepter comme telle, de se donner la possibilité de l’interroger. C’est là qu’entre en jeu l’idée du dispositif de recherche-action. Celui-ci permet de remettre tout le monde à égalité devant un objet et une question, qu’il s’agit de poser "à nouveaux frais". C’est ce positionnement là qui sera tenu comme une constante du projet et qui aboutit à la notion de "réciprocité dissymétrique". Prendre cette formule pour une caractérisation d’une relation pédagogique utopique serait faire abstraction de la part de risque qu’elle comporte: pour les moins expérimentés, celui de perdre de vue le niveau où se situe la réciprocité en la transformant en "égalité", pour les plus expérimentés, s’exposer trop ou s’illusionner eux aussi sur le niveau de cette réciprocité. C’est une manière aussi de questionner au plus près ce qui justement fait la différence, l’asymétrie, ce qui est apporté par l’expérience et qui est justement l’objet de la transmission. Il est certain que ce positionnement a été une mise en jeu permettant de crédibiliser l’enjeu. Je dirais même qu’il y a une relation directe entre l’intensité de l’investissement personnel de chacun dans cette aventure et l’ouverture qui lui a été d’emblée donnée par ce point de départ commun. Cela a permis rien moins que de transformer le cadre d’une relation pédagogique traditionnelle entre offreur et demandeur de savoir.

On peut dire que tout le caractère formateur a été acquis par l’intention soutenue de ne pas rentrer dans une logique de contrat, mais de rester toujours attentif au désir de chacun de mettre en commun. Pas de contrat de statut : offreur / demandeur de connaissance, pas de contrat de contenu : absence de programme défini et de fermeture du champ par l’enseignant, le champ de savoir et de pratique était ouvert à chacun par ce qu’il voulait y chercher, en fonction de son projet professionnel et personnel. Le terme de recherche a donné l’esprit du projet : dans la mesure même où elle était actuelle, où elle posait une question qu’il nous appartenait en propre de creuser, elle ouvrait le champ à la synergie par l’attribution d’une responsabilité "historique" : nous allions devoir et pouvoir décider si la dynamique de groupe était une modalité de formation des psychosociologues aujourd’hui. En cela, ce projet rejoint d’autres sources de dispositif de formation alternatif au modèle dominant et refusant de rejouer les oppositions classiques. Il faut ajouter cependant la spécificité de l'attention à la régulation des interactions qui a joué un rôle très important dans l'exploration des effets de dissymétrie, par l'analyse des jeux de transferts. C'est sans doute grâce à ce niveau d'attention et d'analyse que la "mise à égalité" devant le projet entre les deux générations de participants a permis de mettre en mouvement la transmission et de convertir les effets de dissymétrie en moments d'apprentissage.

 

Conformément à cet esprit d'ouverture, le projet de recherche commençait par la définition en commun du dispositif. La recherche commençait d’ailleurs par un inventaire de ces formes. Les questions portaient sur les modalités et se centrèrent sur l’animation : Qui devait animer ? Pouvait-on animer des séquences à tour de rôle ? Comment définirait-on les séquences de travail ? Sur quoi travaillerait-on ? Après avoir envisagé diverses hypothèses sur l’animation, il a été décidé que l’animation serait confiée à des animateurs extérieurs, déchargeant complètement Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust de cette fonction, mais constituant surtout un cadre garantissant les échanges. Un couple d’animateurs expérimentés accepta finalement d’assurer cette fonction [3].

 

Dans un deuxième temps, après la semaine de séminaire, le groupe décide de se revoir pour donner une suite au dispositif de recherche. Le groupe se retrouve environ une journée par mois jusqu’à juillet. Le dispositif s’invente alors en fonction d’un effort réflexif sur ce qui s’est passé dans le but d’en tirer des éléments de réponse à la question initiale. En même temps, chacun s’étant mis en recherche, ces journées sont aussi l’occasion d’approfondir la compréhension de ce qui s’est passé. Toujours confronté à la nécessité d’inventer le dispositif, le groupe décide de travailler selon deux axes : d’une part reconstituer la chronologie des échanges à partir des souvenirs de chacun (la prise de note ayant été quasiment abandonnée dans les premiers jours) afin de rassembler un matériel d’étude des processus de groupe ; d’autre part, continuer à creuser un événement ou une séquence marquante pour les uns ou les autres, afin de pouvoir en approfondir la compréhension sur la base de la mise en commun des apports et des points de vue des uns et des autres. Dans cette seconde modalité, les rôles d’Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust évoluent peu à peu vers un positionnement didactique, apportant des connaissances par l’analyse des séquences évoquées.

 

L’avancement du projet aboutit finalement à la proposition d’un deuxième séminaire qui sera animé cette fois par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust. Ce deuxième séminaire correspond à une évolution du groupe : sur les neuf participants, 5 (4 en fait puisqu’une des "observatrices" accouchera le premier jour du séminaire !) participent au dispositif en tant qu’observateurs. Ce resserrement correspond à une évolution du groupe. La moitié environ ne souhaite plus continuer parce qu’ils n’envisagent pas directement d’investir professionnellement cette pratique.

 

Les difficultés qui sont apparues pour certains peuvent être interprétées comme des difficultés liées à l’esprit du projet, et au positionnement d’Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust qui a déçu des attentes de fonctionnement classique : rapport d’offre et de demande, demande de garantie sur les "gains potentiels" de l’entreprise. Il semble que ce soit bien la possibilité de sortir d’une logique de contrat qui différencie les types de participation, et finalement la capacité à s’investir dans le projet. C’est un des enseignements forts que nous avons tiré collectivement du déroulement du projet : logique d’association et élucidation des désirs s’appuyant sur les autres contre logique comptable, même dans la recherche de rapports "gagnant-gagnant" qui reste foncièrement individualiste et empêche l’ouverture à l’autre.

 

Dans un quatrième temps, le groupe des observateurs ressent le besoin de passer à une autre étape afin de proposer une offre professionnelle d'intervention psychosociologique centrée sur les acquis du travail et de l'expérience de la dynamique de groupe. On sort alors du contexte proprement dit de la recherche-action du premier dispositif, tout en continuant l'esprit de celui-ci. Du point de vue qui nous occupe ici, on passe donc à une nouvelle phase de collaboration autour de la réciprocité dissymétrique, qui prend le risque cette fois-ci de rencontrer les difficultés de la pratique professionnelle, y compris en introduisant des rapports d'argent. Il me paraît important de présenter cette dernière phase, à priori hors dispositif de formation, pour souligner justement la continuité du travail de transmission, qui peut "travailler" dans différents cadres institutionnels. C'est précisément la dimension institutionnelle qui me paraît essentielle parce qu'elle soutient tout le travail de transmission.

 

Le désir d'institution

 

Le rapport avec l’institution constitue bien le deuxième aspect original du projet. C'est même ce qui fait la possibilité même de son originalité. A partir d’une expérience qui se construit quasiment hors institution, on peut mettre en évidence le rôle fondamental que joue l'institution pour la formation dans sa dimension constituée (type de connaissance et compétences, lien avec la hiérarchie sociale, effet de construction identitaire…) et dans sa dimension constituante [4]. Tout processus de formation repose sur la capacité des sujets à construire leur apprentissage, au sens où les connaissances mêmes les plus objectives sont intégrées dans un ensemble qui s'auto-organise au fur et à mesure que se construit la personnalité. Cet aspect essentiel étant généralement considéré comme présupposé et donc finalement peu pris en compte, alors qu'il est le support effectif de l'apprentissage et se trouve susceptible de blocages particuliers. Au niveau non plus du sujet de l'apprentissage mais de l'institution qui propose et organise la formation, une dialectique parallèle s'instaure entre dispositif existant, institué, et capacité de l'institution à évoluer pour rencontrer les besoins et la demande des apprenants et de la société au sein de laquelle ils souhaitent trouver un rôle et une place par la médiation de leurs compétences. On voit le rôle majeur joué par l'institution dans la formation. Par exemple, une école d'ingénieurs prend en charge la finalité de la formation, son adéquation à l'appareil productif, la conception et l'organisation des connaissances à acquérir, le recrutement des enseignants et des étudiants, ainsi entre autres que l'identité et la reconnaissance sociale.

 

Par rapport à ces caractéristiques, notre projet se présente comme détaché de toute institution, comme une entreprise "sauvage" de formation. Dans cette situation, apparaît de manière particulièrement forte le désir d'instituer, de créer de l'institution, c'est-à-dire un cadre, une finalité et des modalités d'interactions qui aient une existence sociale qui puisse être reconnue. Néanmoins, le hors institution complet n'étant pas possible, je reviens sur le contexte institutionnel particulier du projet. Le projet est développé officiellement au sein du CIRFIP, dont il faut dire deux mots pour éclairer la manière dont se présente institutionnellement la situation de la psychosociologie. Tout en étant distant du CIRFIP comme institution, les questions soulevées par le projet y trouvent une résonance, voire y ont leur origine dans la mesure où il s'agit de l'identité des psychosociologues aujourd'hui, de la transmission d'une pratique, et d'une réflexion sur la formation à cette pratique. En effet, la marginalité relative de cette approche dans les paysages respectifs de l’intervention et du savoir théorique fait que plus qu’ailleurs sans doute, la question de l’identité de la psychosociologie promue par l’association, de ce qui réunit les membres et les associe est objet d’une mise en débat. Ceux qui s’intéressent aujourd’hui à la psychosociologie sont confrontés à la question de l'identité par rapport à un passé encore récent et accessible de mémoire vive, parce que le sens d’une pratique actuelle de la psychosociologie en dépend. On voit bien que la question de l’identité est faussement derrière nous: elle est en fait devant nous au moment où nous montons le projet. Et il y a sans doute une relation directe entre le caractère relativement affaibli de l'identité de la psychosociologie aujourd'hui et la liberté institutionnelle dont a pu bénéficié le projet de recherche sur la dynamique de groupe.

 

On peut préciser rapidement ce qu'il en est de la position de la psychosociologie à travers le CIRFIP. La psychosociologie comme "discipline" pratico-théorique, se trouve au carrefour de plusieurs disciplines par son objet: l’articulation du psychique et du social. Les productions scientifiques trouvent leur place tantôt du côté de la psychologie sociale ou d’une sociologie qui serait attentive au sujet psychique. Parmi les psychosociologies, celle qui est promue par le CIRFIP trouve un dénominateur commun, y compris dans sa diversité, dans la publication du Vocabulaire de psychosociologie. Les références de la psychosociologie sont multiples et contiennent des divergences potentiellement importantes selon la manière dont on intègre la psychanalyse aux outils conceptuels. Les besoins de la différenciation et de l’identification de la visée de la psychosociologie promue par le CIRFIP la font appeler "clinique". Ce qu'il me semble important de signifier ici, ce sont les facteurs d’hétérogénéité qui parcourent à la fois le domaine de la psychosociologie d’un point de vue théorique et d’un point de vue pratique, professionnel. On retrouve une certaine hétérogénéité dans l’appartenance socioprofessionnelle des membres du CIRFIP qui sont praticiens ou universitaires, au sens où ils vivent soit de leurs interventions soit de leur production scientifique ou de leur charge d’enseignement, ce qui n’empêche nullement les premiers d’écrire ni les seconds d’intervenir.

 

Si l'on considère le facteur de la pyramide des âges, on constate que le CIRFIP réunit en gros trois générations: celle des "fondateurs", ayant introduit des courants sur lesquels s’est développée la psychosociologie en France : Lewin, Moreno, Rogers, et développé une approche " française " réintroduisant la référence à Freud et à la psychanalyse[5]. De fait, au-delà de cette génération de pionniers, la plupart des membres ont participé à l’époque "glorieuse" (en tout cas pour les professionnels impliqués dans ce champ !) où dans les années 70, la société et une partie du système productif étaient réceptifs aux méthodes et analyses proposées par la psychosociologie. C'est le moment qui correspond à la formation de la "deuxième génération". La plus grande partie du corpus de cette discipline se constitue dans ces années et porte une dimension d’institutionnalisation de la psychosociologie dans le champ des savoirs. Les années 80 ont marqué un reflux de la demande de ces pratiques, même si elles ont continué à être proposées et portées par des acteurs reconnus dans les institutions du domaine médico-social. La "troisième génération" est quasi inexistante au CIRFIP avant le projet. Elle est constituée par les jeunes professionnels qui découvrent la psychosociologie comme discipline quasi "alternative", et qui y cherchent une autre voie/voix dans le paysage dominé par la vague utilitariste et cognitiviste qui a marginalisé la psychosociologie dans le cours des années 80, années de bien des virages… Cette génération se trouve donc face à un héritage ambigu : un peu écrasée par "l'âge d'or", consciente en même temps que beaucoup reste à faire.

 

De fait, pour la plupart des participants demandeur de la transmission, l'appartenance au CIRFIP n'est pas du tout une priorité ou un objectif, le CIRFIP en tant qu'institution n'est présent que par Alain Aymard et Annie-Charlotte Giust, mais ne constitue pas forcément en lui-même une référence et n'est en aucun cas une contrainte. Ce qu'on en apprend c'est que beaucoup de membres ont exprimé des craintes et des réticences face à l'initiative, mais aucun n'a voulu ou pu s'opposer vraiment à un projet concret. Le président du CIRFIP, André Lévy y était d'ailleurs plutôt favorable. L'appartenance au CIRFIP n'avait pas forcément de sens en soi. Ainsi pour les participants jeunes, le contexte institutionnel est présent beaucoup plus comme un horizon de questions sous-jacentes que comme une référence fermée et directive, mais dans la connaissance d'un horizon de travail commun (en savoir plus sur l'identité du psychosociologue et développer cette forme d'intervention). Le processus de co-construction se déroule donc sans intervention du CIRFIP. A partir de là, le projet se déroule autour de la conscience commune d'un espace ouvert à explorer et auquel il faut donner l'existence.

 

Ce qui est mobilisé, au nom de la transmission, c'est bien le désir d'inventer, de créer quelque chose qui apparaît alors comme relativement unique, ce qui est aussi propice à créer des liens dans le groupe. Le dedans apparaît par rapport à un dehors. On ne peut pas dire pour autant que le groupe se soit constitué contre quelque chose, dans la mesure où ce mouvement "naturel" a été lui aussi l'objet d'attention, mais surtout parce que le projet n'avait pas d'autre concurrence que lui-même. Le fait d'éprouver le groupe comme instituant dans la mise en place du dispositif de recherche-action est en soit formateur parce que cela permet de comprendre un des ressorts premiers du plaisir d'être en groupe et de nommer ce niveau de créativité que peut atteindre un groupe rendu à ses capacités. Le groupe s'appuie sur son projet autant que l'inverse.

 

Il y a bien désir d'instituer dans la mesure où il s'agit d'un désir de faire exister quelque chose, par la création de règles et de modalités de fonctionnement. Là où dans l'institution instituée les règles et leur sens sont déjà posés, constituent un acquis qu'il s'agit d'intégrer pour pouvoir l'appliquer, elles apparaissent comme une contrainte. Le mouvement pédagogique est alors de redécouvrir leur caractère institué, pour leur redonner leur caractère vivant. Mais le plus souvent, dans le modèle scolaire, ce chemin n'est pas proposé par l'institution, il s'agit là encore d'un implicite. Le plus souvent, l'institution propose le transfert de ses valeurs pour le bénéfice qu'en retireront les élèves, bénéfice social qui est une sorte d'attribut attaché à celui qui y est passé qu'elle qu'ait été la réalité de l'acquisition et du parcours effectué.

 

On peut dire que les moments d'institution sont précisément ceux dans lesquels les participants se retrouvent le plus dans la réciprocité. Ce sont, comme les moments de compréhension et de découverte en commun, des moments de plaisir évident parce qu'ils sont sans doute les plus éloignés d'une simple répétition (laquelle comporte aussi ses plaisirs). Le groupe a parcouru plusieurs moments d'institution. Le premier temps d'institution a été déjà décrit ci-dessus, et correspond à la préparation du séminaire de dynamique de groupe. La rencontre de "jonction" avec l'institution du CIRFIP s'est faite plus tard, environ 6 mois après le séminaire de dynamique de groupe. Ceux qui entrent au CIRFIP en juin 2003 y voient maintenant un sens, y trouvent un support identitaire, un lieu institué à vocation étayante qui permet alors de rentrer dans un espace de transmission et d'action plus large. La décision de quelques participants évoquée plus haut de poser les bases d'une proposition d'intervention fondée sur et mettant en pratique les acquis de la dynamique de l'étayage en groupe, constitue évidemment un autre moment d'institution.

 

Le désir instituant continue ainsi de se faire valoir. Au-delà de la forme institutionnelle proprement dite que prend et prendra cette suite non prévue au départ du projet de recherche, c'est une forme de collaboration qui a été acquise. Elle peut se définir par une convergence forte par rapport à une finalité commune parce qu'élaborée en commun et discutée à partir de la prise en compte des situations individuelles. Elle comporte une ouverture de principe au développement des projets personnels qui suscitent la mobilisation des ressources des uns et des autres. Ce qui a été acquis aussi, c'est le sens d'un travail dans la durée attentif aux différentes dimensions mises en œuvre par le sujet dans l'élaboration des projets. Le travail en commun se fonde avant tout sur une valorisation de la parole. Ainsi les compétences travaillées ensemble au cours de la recherche sont les bases mêmes de l'intervention psychosociologique.

 

Cette dernière partie du projet, à travers ses évolutions met en évidence cette fois ce que j'ai appelé un désir d'engagement. On peut penser qu'il s'agit de l'aboutissement d'une formation. Qu'est-ce qui a été transmis finalement aujourd'hui ? Beaucoup de choses certes, mais sans doute avant tout la conviction que la finalité et les modalités d'intervention fondées sur la redécouverte des capacités d'étayage du collectif sont susceptibles de rencontrer un besoin social réel dans le cadre des évolutions socio-économiques actuelles. Le travail d'intervention doit donner la possibilité de solliciter la parole des acteurs pour réinvestir positivement la dimension subjective au lieu de la dénier. C'est à partir d'elle en effet que peut être mobilisée la capacité de penser et d'agir de manière plus autonome et qu'il est possible de donner du sens à l'activité. C'est au fond la conviction qu'il y a des ressources pour ne pas subir une certaine forme d'individualisme : celle d'une contractualisation croissante des rapports humains qui entraîne la soumission au calcul de rapport d'intérêts. Il s'agit donc, partout où la demande en est faite, de substituer un désir de redécouverte de la profondeur des liens intersubjectifs à une idéologie du contrat qui assèche les rapports humains.

 

 

Références bibliographiques

 

Amado, Gilles. Aubert, Nicole. Gaulejac, Vincent. Navridis, Kostas. L’aventure psychosociologique. Paris: Desclée de Brouwer, 1996.

 

Balint, Michael. Le médecin, son malade et la maladie. Paris. Payot, 1960.

 

Breton, Philippe. Eloge de la parole. Paris: La Découverte, Paris, 2003.

 

Canguilhem, Georges. Le normal et le pathologique. Paris: Presses Universitaires de France, 2003, 9ème édition.

 

Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire de la société. Paris: Seuil, 1975.

 

Derrida, Jacques. Spectres de Marx. Paris: Galilée, 1993.

 

Giust-Desprairies, Florence. L’imaginaire collectif. Paris: Erès, 2003.

 

Kant, Emmanuel. Fondements de la métaphysique des mœurs. Trad. Delbos, Paris: Delagrave, 10ème édition, 1943.

 

Ollivier, Blaise. L’acteur et le sujet : vers un nouvel acteur économique. Paris: Desclée de Brouwer, 1995.

 

Notes

 

[1] Le groupe définitif des participants au projet a réuni les personnes suivantes : Alain Aymard, David Dupuy, David Faure, Annie-Charlotte Giust, Laurence Huchet, Cécile Krakovitch, Gérard Labounoux, Fanny Loizeau, Carine Medou-Marère, Claire Rollet, Agnès Santourian.

 

[2 ] Le terme de recherche-action est lui aussi introduit par Kurt Lewin.

 

[3] L'acceptation de Françoise Jèze et Michel Armellino d'animer ce séminaire dans les conditions du dispositif que nous avions élaboré s'est fondée sur une adhésion au projet qui rencontrait leur propre histoire. Cette proposition leur est parvenue au moment où ils souhaitaient mettre fin à leur travail d'animation commune de groupes de "rebirth", leur offrant la possibilité de finir par ce par quoi ils avaient commencé leur carrière : la dynamique de groupe.

 

[4] Je m'inspire ici de la distinction de Castoriadis entre institué et instituant (Castoriadis, 1975).

 

[5] On peut citer Guy Palmade, Eugène Enriquez, Max Pagès, Jean-Claude Filloux.

 

Notice bibliographique

 

Faure, David " Quelques réflexions à partir d’un dispositif expérimental de formation à la psychosociologie", Esprit critique, Hiver 2006 - Vol.08, No.01, ISSN 1705-1045, consulté sur Internet: http://www.espritcritique.fr

 

 

 

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