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Printemps2007 - Vol.09. No. 01

Culture, implication et psychologie clinique

Philippe Grosbois
psychologue, Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées, Université Catholique de l¹Ouest, Angers, co-responsable du Centre de Psychologie Clinique (C.P.C.) de l¹IPSA.

Comment l'implication du clinicien peut-elle se décliner à la lumière de la pratique du psychologue, sinon sur le mode lévi-straussien de l'observation participante mais dans le cadre de nos interventions individuelles et groupales notamment à visée thérapeutique. D'une part, l'implication distanciée ou contrôlée du clinicien renvoie au réglage de cette distance, abordée par la psychanalyse du point de vue du repérage des aspects contre-transférentiels, tant dans nos activités de recherche que dans nos interventions évaluatives ou psychothérapeutiques. Georges Devereux avait déjà traité de cette question dans "De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement" (1). Mais, à côté des aspects fantasmatiques intrapsychiques du contre-transfert, elle concerne d¹autre part la dimension culturelle de ce même contre-transfert, autrement dit ce à quoi renvoient les représentations collectives de notre groupe d'appartenance au travers du filtre de notre imaginaire individuel.

En effet, dans la rencontre avec des patients venus d'ailleurs, il est souvent difficile d¹avoir une "attitude empathique" ou d'afficher une "neutralité bienveillante" lorsqu'ils ont vu leurs parents rwandais découpés à la machette, lorsque leur fille tchétchène a été violée sous leurs yeux ou que leur enfant "disparu" il y a vingt-cinq ans est retrouvé sous l'identité du "fils adoptif" d'un militaire argentin. Ainsi nos idéaux de nature fantasmatique (par exemple "être un ²bon² père de famille") sont-ils façonnés par nos repères éducatifs mais ils sont ébranlés par la confrontation aux réalités culturelles véhiculées par les personnes migrantes. Selim, 9 ans, est énurétique et ne travaille pas en classe. Son père et sa mère viennent à notre consultation du C.P.C. sur les conseils de l'institutrice. La mère porte un bébé de 8 mois qu¹elle allaitera pendant l¹entretien, se tenant un peu à l'écart, à demi-détournée. C¹est le père qui prend la parole; il nous salue:

  • "Ça va? " puis "Selim mouille son lit presque toutes les nuits. Je l'ai frappé mais ça n'a rien fait. Mouiller son lit, c'est pas une vie. Ses frères se moquent de lui."
  • (nous à Selim) "Çela t'ennuie beaucoup de mouiller ton lit?"


Gêne de Selim qui baisse la tête en murmurant de façon inaudible. Gêne du père qui semble étonné que nous nous adressions à son filsŠ

  • (le père) "A l'école, ça ne va pas. Il regarde les livres mais il n'apprend pas. Je le frappe mais il n'apprend pas."
  • (nous au père) "A la maison, est-ce quelqu'un peut l'aider?"
  • (le père) "Sa mère et moi, non. Son grand frère, un peu mais il n'aime pas rester à la maison. Quand je suis là, je lui dis de rester pour faire travailler Selim le samedi."
  • (nous, en nous tournant vers la mère) "Et la maman, qu'en dit-elle?"
  • (la mère, toujours détournée, sans nous regarder, à voix basse) "Oui, c'est comme ça. et Selim n'a pas une bonne santé."
  • (nous) "Pas une bonne santé?"
  • (le père) "Pas une bonne santé. C'est comme sa mère. Elle est morte. Sa mère, là (en désignant sa femme), c'est sa petite soeur, c'est la même chose."
  • (nous) "Selim se souvient-il de sa mère?"
  • (le père) "Non, Selim ne sait pas. Il était petit. Sa mère, là, s'est occupée de lui. On ne parle pas de ça avec les enfants."

Ces dix minutes d'une première consultation datant d'il y a une vingtaine d'années montrent les erreurs dans l'attitude clinique, erreurs dûes aux stéréotypes liés à ma culture d'origine, européenne. Si l'on s'en tenait en effet aux présupposés occidentaux classiques, on serait vite amené à l'analyse suivante: père très autoritaire, brutal, qui occupe toute la place au cours de l'entretien, sans laisser parler ni sa femme ni son fils. L'enfant semble écrasé par son père, la femme soumise et passive. De son côté, l'enfant semble déprimé et inhibé. Il ne répond pas aux questions posées et ne semble pas concerné par ce qui se dit. L'origine sénégalaise de cette famille apporte un éclairage tout autre. En se tenant à l'écart, sans nous regarder, elle montre qu'elle est une femme bien élevée, qui fait honneur à son mari, à la famille et à elle-même et qu'ainsi elle nous respecte. Ne pas regarder qui on doit respecter est un élément important du code de politesse transmis très tôt dans l'éducation des enfants sénégalais. C'est pourquoi Selim ne nous regarde pas non plus. La question initiale du père à notre adresse ("Ça va?") est une manière habituelle d'amorcer les échanges. Il ne convient pas d'aller droit au but, ce qui est considéré au Sénégal comme inconvenant et agressif. Il aurait donc été plus adapté de retourner la question ("Oui, ça va, merci, et vous? Et la famille?")."Selim mouille son lit presque toutes les nuits. Je l'ai frappé mais ça n'a rien fait." C'est nous dire "Je fais ce que doit faire un père." Le devoir d'un père sénégalais est en effet de maîtriser son fils pour l'éduquer et, frapper est, selon la tradition, le moyen d'y parvenir.'Mouiller son lit, c'est pas une vie.' Au Sénégal, la tradition veut que l'énurésie soit considérée comme une menace ou un équivalent d'impuissance sexuelle. L'homme impuissant n'est pas un homme. La virilité de l'homme est associée à sa capacité de procréation. La question amenée à la consultation est donc grave pour l'enfant et pour les siens.'Cela t'ennuie beaucoup de mouiller ton lit?' Selim ne peut répondre à cette question car nous le mettons dans une situation insolite. Traditionnellement, on ne demande pas son avis à un enfant. Le faire, c'est lui proposer d'occuper la place d'un adulte, c'est remettre implicitement en cause les structures de la parenté sénégalaises! Ensuite, il est questionné devant son père: c'est accroître son malaise car cela revient à lui proposer de ne pas respecter son père s'il répond. Par ailleurs, nous pouvons faire l'hypothèse que l'échec scolaire est ressenti par le père comme une figure de l'impuissance.Lorsque la mère est questionnée à son tour, elle approuve son mari, de façon effacée, comme il convient traditionnellement. Le père reprend l'initiative pour faire un lien entre la mauvaise santé de son fils et celle de sa mère décédée. Mais rien n'est dit sur cette mort puisque la soeur de la mère, "C'est la même chose". Position traditionnelle, là encore : les enfants petits ne sont pas censés souffrir de quitter leur mère pour une autre femme. De plus, la tante maternelle (a-t-elle été épousée avant ou après le décès de la mère ?) est au plus près de la mère, Selim est comme son enfant, il est son enfant. Soupçonner qu'elle le traite autrement que comme son enfant serait grave."Selim se souvient-il de sa mère?" est une question mal venue. Le père nous fait savoir: "On ne parle pas de ça avec un enfant." L'idée commune est que le passé pénible s'efface à n'y pas penser; il ne faut donc pas y penser, pas en parler, même entre adultes. De plus, l'Islam (ils sont de confession musulmane) invite les croyants à accepter la volonté de Dieu. On ne se plaint donc pas des épreuves, les deuils sont silencieux et dignes.Ainsi chaque milieu, chaque famille, chaque individu véhicule avec lui son univers de valeurs et nous devons être attentifs à découvrir et à respecter les représentations sociales qu'ils expriment lors de nos consultations. C'est là que se situe le fondement éthique de la démarche clinique: le respect d'autrui dans l'accompagnement d'un processus de changement mis en oeuvre par le cadre thérapeutique, tout en sachant que ce changement ne peut venir de la personne elle-même, à savoir un changement interne, intrapsychique. Si notre attitude avait consisté à suggérer au père moins de sévérité vis à vis de Selim, cela serait revenu à méconnaître les caractéristiques identificatoires inhérentes aux hommes de son lignage et à déstabiliser ce père déjà en désarroi, au risque d'être incompris par lui ou de le pousser à renoncer à éduquer son enfant. Il s'agissait plutôt de reconnaître ce père dans son effort pour obtenir la réussite de son enfant, l'inviter à exprimer comment il agit, comment lui enfant réagissait, bref, accepter sa manière de voir les choses et tenter de les comprendre. Ce père, se sentant reconnu, pourra se décaler quelque peu de sa position initiale, peut-être se questionner, observer chez son fils des attitudes qu'il n'avait pas remarquées auparavant.Néanmoins, s'il est nécessaire d'avoir un minimum de connaissances sur les structures de la parenté en vigueur chez nos consultants, il est important d'évaluer comment ceux-ci s'approprient à leur manière les valeurs véhiculées dans leur famille et leur société d'origine pour se construire dans leur singularité car, contrairement à la démarche des sciences sociales, les cliniciens ont affaire à des personnes ou des groupes uniques de par leur histoire et de par ce qu'ils font de leur existence. Le problème se pose en particulier pour les migrants qui sont entre deux cultures, pris dans un processus d'acculturation et oscillant souvent entre deux références, celles de leur origine et celles de leur société d'adoption. Ainsi la perspective d'une "psychothérapie métaculturelle" semble-t-elle être de l'ordre d'une utopie, dans la mesure où le clinicien a à se situer sur un plan contre-transférentiel dans cet entre-deux constitué par ses propres références culturelles face à celles de son patient. Autrement dit, il s'agit de "considérer les théories, y compris celles du thérapeute, comme un élément technique parmi d'autres dans la prise en charge d'un sujet souffrant. Confrontés à la nécessité d'envisager successivement la même souffrance à partir d'un grand nombre de grilles explicatives, nous sommes contraints de mesurer chaque jour le caractère à la fois contingent et indispensable de nos catégories. Certes, cette position est instable: elle est inquiétante pour le clinicien, intellectuellement et méthodologiquement complexe pour le chercheur. (2)"


(1) DEVEREUX G. De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980.
(2) NATHAN T. Le tronc d'arbre et le crocodile. Quelques aperçus techniques sur le fonctionnement d'une consultation d'ethnopsychiatrie, Projections, 1989-1990, 1, 59-69.