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Eté2009 - Vol.12. No. 02

Réflexion sur les conditions d'une sociologie en bonne santé

Matthieu Ollagnon
Matthieu Ollagnon est titulaire d’un doctorat canonique en sciences sociales et économiques (mention « Sociologie des religions ») de l’Institut catholique de Paris. Il travaille dans un petit groupe de recherche privé spécialisé sur la gouvernance des risques et les enjeux démocratiques.

Résumé : 

Á partir d’une réflexion sur trois dimensions de la pratique sociologique (production de connaissance objectivée, démarche personnelle et intime et participation à la vie sociale), cet article explore les conditions et possibilités d’une sociologie en bonne santé en contexte français, c’est-à-dire qui soit à la fois créative et pérenne. L’accent est particulièrement mis sur la nécessité de maintenir et nourrir une liberté de recherche et d’enseignement appuyée sur une forte pluralité institutionnelle et une diversité des pratiques. Cette pluralité ne pouvant être mise en œuvre par les pouvoirs publics, l’expérimentation concrète de nouvelles formes de prise en charge de l’autonomie des sociologues est alors identifiée comme un enjeu majeur.  

Mots clés : métier de sociologue, autonomie, vocation, utilité sociale.  

Abstract : 

From a thought on three dimensions of social practice (production of knowledge objectified, personal and intimate process, involvement in social life), this article explores the conditions and possibilities of a creative and sustainable sociology in the french context. Emphasis is placed on the need to maintain and nurture freedom of research and education based on a strong institutional plurality and a diversity of practices. This plurality cannot be implemented by governments. Concrete testing new forms of support for the autonomy of sociologists is then identified as a major issue.   

Réflexion sur les conditions d’une sociologie en bonne santé  

Peu de formations et de métiers suscitent en France autant de polémiques et de méfiance que celui de sociologue. Être sociologue conduit à s’exposer à deux attitudes contradictoires : d’un côté une méfiance, voire une défiance à l’égard des prétentions supposées de la profession ; de l’autre une attente immodérée pour des solutions ou des diagnostics généraux sur les problématiques sociales [1].

Le cursus, également, est ardu et presque entièrement tourné vers un secteur public de l’enseignement et de la recherche [2] dont les places sont rares et les codes bien établis. Perçus comme tournés vers la description ou la production de discours politique, les sociologues font aussi, à l’exception de quelques grandes organisations, l’objet d’une large défiance de la part du monde de l’entreprise et de celui des communautés locales. Ainsi que le signalent Durand et Weil (1997, p.713) : 

« Les diplômés de sociologie qui occupent des emplois dans le secteur marchand ne sont pas portés à déployer la bannière de leur discipline. L’étude des libellés de profession tels qu’ils sont enregistrés en clair à deux enquêtes "emploi" de l’INSEE (1991 et 1998) montre que parmi les membres des professions libérales et les cadres ou ingénieurs des entreprises, le mot "sociologue" n’apparaît que 3 fois, "psychosociologue" 3 fois également, alors qu’"économiste" figure 26 fois et "psychologue" 109 fois. Lors d’une table ronde sur les usages de la sociologie dans les entreprises, un sociologue travaillant dans une agence de publicité déclarait : "Formellement, la sociologie n’existe pas en tant que telle dans mon univers professionnel. Ainsi n’y a-t-il ni titre ni fonction de sociologue. En revanche, il arrive, au détour d’une conversation, qu’on découvre que tel ou tel a fait des études de sociologie, et il est indéniable que cela crée une espèce de complicité […] On ne se réclame pas de la sociologie : on s’en sert quand on pense que c’est l’instrument qui convient" ».  

Et c’est sans compter les nombreux jeunes qui font des années de thèse de doctorat sans pouvoir clairement évaluer l’apport de celles-ci dans leurs parcours de vie et pour la société.

Quel est le sens de la vocation de sociologue ? Qu’apporte-elle à la société ? Comment et pourquoi en vivre ? Quels sont, en fait, les conditions de la bonne santé d’une pratique de la sociologie ? Voici des questions auxquelles chaque aspirant sociologue doit apporter une réponse singulière. Á travers ces interrogations personnelles, la question est de savoir comment peuvent être réunies en France les conditions d’une sociologie vivante.

La première façon d’y répondre est de comprendre ce que mobilise la sociologie. Celle-ci, comme science de l’interaction et de la société, a émergé au long de l’histoire dans des conditions forts différentes de celles d’aujourd’hui, de sorte qu’il est déraisonnable de réduire ce qui fait sa spécificité à ses modalités d’adaptation aux conditions actuelles. Son statut même de science est d’acquisition récente.   

Les dimensions de la sociologie  

Rien de commun entre les conditions d’écriture d’un Max Weber, celle d’un Tocqueville ou d’un Auguste Comte. Et s’il est possible de remonter aux sources de la démarche sociologique, rien de commun non plus entre la situation d’un Saint Augustin développant la séparation entre réalité sociale et téléologie dans la Cité de Dieu [3] et celle de ses successeurs modernes. Pourtant, cette généalogie, ou toute autre généalogie qu’on voudra bien envisager, témoigne bien d’une continuité visible de la démarche. Celle-ci, en dernier ressort, semble fondée sur la légitimité d’une autonomie du sujet face à la société, lui permettant d’entrer dans une démarche de connaissance sur celle-ci. Ces processus de connaissance sur la société mobilisent alors plusieurs dimensions que l’on retrouve à des degrés divers tout au long de l’histoire : 

- Une production de connaissance objectivée 

De la Cité de Dieu aux plus récents auteurs, la caractéristique de la sociologie est d’être une production de discours objectivé [4], partageable et à vocation universelle [5]. En ce sens, elle diffère de la contemplation pure ou de la méditation, même si elle peut en procéder ; la sociologie est une démarche de connaissance partagée et soumise à la discussion. 

- Un processus personnel de recherche 

Pour les éléments biographiques dont on dispose, cette démarche se double souvent d’un processus personnel de recherche, beaucoup moins formalisé et visible. Il ne s’agit certes pas d’éliminer le principe de neutralité axiologique, mais de considérer que celui-ci a une valeur essentiellement instrumentale au sein de l’exercice qu’est la pratique de la sociologie ; les considérations ici développées portent sur le cadre humain et personnel de cet exercice.

Ainsi saint Augustin écrit sous la double impulsion d’une tension mystique et du choc intime causé par la perte de Rome ; ainsi en 1919 Max Weber définissant en dernier ressort le moteur ultime de la pratique de la sociologie comme le désir de la sociologie elle-même :  

« Sans cette singulière ivresse, dont se moquent tous ceux qui restent étrangers à la science, sans cette passion, sans cette certitude que "des milliers d’années devaient s’écouler avant que tu n’aies vu la vie, et d’autres milliers d’années attendent en silence..." de savoir si tu es capable de faire cette conjecture-là, tu ne possèderas jamais la vocation de savant, et tu ferais mieux de t’engager dans une autre voie. Car rien n’a de valeur pour l’homme en tant qu’homme, qu’il ne peut faire avec passion ». (Weber, 2006, p.82). 

Il est probable, au-delà, que la démarche sociologique soit une des multiples variantes d’une réflexion de l’individu sur sa condition humaine ; dans la majorité des cas, elle s’inscrit dans une configuration personnelle qui l’alimente et la configure en retour ; elle est souvent un désir avant d’être une utilité ; 

- Une participation aux processus sociaux 

La sociologie, comme discours public et comme pratique, participe de quelque façon aux processus sociaux ; ceci en premier lieu dans la mesure où les sociologues, comme individus, sont socialisés et que leur configuration mentale est déjà porteuse de conséquences pour la société. Au-delà, cette participation peut prendre des formes multiples et spécifiques : l’enseignement, le partage de réflexion, la participation à des processus de maïeutique, le conseil stratégique, etc. Cette participation peut être discrète, mais comme la sociologie ne se conçoit pas sans interaction et que toute interaction est participation, elle est forcément présente.  

La pratique sociologique mobilise donc trois dimensions : connaissance partageable, processus personnel, participation sociale. On les retrouve à des degrés divers, diversement traduites et mises en œuvre dans toute démarche. Ainsi telle démarche d’engagement visera en priorité la participation aux processus sociaux, mais sera animée par des impératifs personnels [6] et devra cependant engager des processus de connaissance objectivables. Ainsi également, telle démarche personnelle de réflexion sur la condition humaine – à travers par exemple un sujet à forte résonance intime – qui devra passer sous les fourches caudines de la connaissance objectivable et qui ne pourra faire l’économie de la question de la participation aux processus sociaux.

Une fois posées, on proposera que la présence et l’équilibre de ces trois dimensions sont constitutifs d’une pratique de la sociologie en bonne santé, c’est-à-dire créative, pérenne, contribuant à accomplir ceux qui s’y adonnent et à faire progresser la pensée humaine. Bien sûr, leurs rapports et proportions respectifs au sein d’une démarche de sociologie, et plus largement de sciences sociales, ne sont pas figés. Toute la question est alors d’identifier les conditions d’équilibre de ces trois dimensions.   

Quelles conditions pour une sociologie en bonne santé ?  

On objectera que le premier élément pour une sociologie en bonne santé est d’abord l’existence de vocations nombreuses, solides et d’origines diverses. Ce point, cependant, n’est pas sans lien avec les éléments suivants. En second lieu, des moyens sont nécessaires. Cependant leur répartition, leur origine et la configuration sociale, politique et organisationnelle qu’induit leur provenance ne sont pas sans effets. Á ce titre, et sans dénier le besoin de fond, la corrélation entre progression des financements et progression de la créativité n’est pas mécanique. Les sciences sociales, au contraire, gagneraient plutôt à ce que cette question des moyens, dans son organisation même, soit ordonnée à la prise en charge des trois dimensions identifiées plus haut. 

Les conditions de production d’une connaissance objectivée sont, outre l’existence de moyens dédiés, au nombre de deux.

La première est l’existence effective d’une liberté de production, de recherche et de conceptualisation. Aucune connaissance objectivée ne saurait être légitimement incluse dans le champ des sciences sociales si elle est le fruit d’une pression en vue d’une conformité à un ordre préalable. Le chercheur doit pouvoir prendre dans la mesure du possible la distance et le positionnement qu’il souhaite par rapport à l’objet de sa démarche.

La seconde condition est l’existence d’un pluralisme suffisant pour permettre la confrontation et la validation des travaux produits. En effet, l’objectivation étant le fruit d’un processus, il importe de pouvoir créer les conditions de celui-ci, ce qui ne peut passer, dans le champ des sciences sociales, que par une confrontation libre et pluraliste, seule façon d’échapper au règne de l’argument d’autorité et des raisons bureaucratiques [7] 

Les conditions d’une prise en charge de la dimension de processus personnel rejoignent les précédentes. La première et la plus importante est toujours la liberté : ne pas avoir à rendre compte de ses options intimes pour travailler est la meilleure garantie que les parcours personnels ne seront pas contraints ou évacués. Les sciences sociales en particulier, comme objet immatériel et mouvant, vivent de circulation d’idées. Les positionnements et parcours intimes de chacun transpirent et sont visibles, ne serait-ce que dans le choix des objets de recherche. Or, rares sont les systèmes institutionnels fondés sur des idées qui ne tendent pas vers l’uniformité (Douglas, 1999). Ceci n’induit pas que les institutions génèrent des hommes pensant à l’identique mais que, néanmoins, des zones d’acceptabilité et d’inacceptabilité communes émergent de l’interaction régulière des individus et des systèmes.  

« Ces dispositifs sont néanmoins suffisamment puissants pour réaliser la mise à l’écart des insolences excessives et renforcer les tendances conformistes. Dans la lenteur et la lourdeur des contrôles, les initiatives dérangeantes et les innovations sont, non pas brutalement condamnées, mais vouées à être patiemment découragées » (Ansart, 1993, p.137). 

Le pluralisme alors, en particulier sous la forme d’un pluralisme des systèmes institutionnels, apparaît comme une condition de la liberté et donc comme condition pour permettre la création de parcours personnels. Non pas que la diversification de la recherche en divers milieux, universitaires ou non, privé ou public, confessionnel ou laïc, se traduise mécaniquement et nécessairement en termes d’inspiration et de liberté de recherche. Il s’agit plutôt d’envisager que les chercheurs puissent évoluer entre des configurations institutionnelles et mentales variées, entre, pour reprendre les mots d’un père jésuite, des « conspirations » d’éléments universitaires et non universitaires différents. C’est ce pluralisme institutionnel qui permet le pluralisme des choses non-dites, condition d’une liberté accrue pour la construction de parcours personnels.  

Les conditions de prise en charge de la dimension de participation sociale renvoient elles à une question centrale de toute démarche de sciences sociales, celle de l’utilité. Nombreux sont les praticiens en sciences sociales qui, dans les dîners de famille ou au fond de leur cœur, se sont retrouvés confrontés à l’angoisse de ne servir à rien. Cette crainte procède de la difficulté à objectiver la contribution des sciences sociales à la vie commune, la perception de celle-ci oscillant entre une hypertrophie injustifiée, ce qui est le cas des postures à forte charge idéologique, et une relégation dans le champ ingrat de la démarche théorique gratuite et immédiatement inutile. Á ce titre, le chemin entre engagement et distanciation n’est toujours pas clairement trouvé.

La question de fond est de savoir s’il est nécessaire à toute démarche de sciences sociales de chercher à tout prix et de façon mesurable l’utilité sociale. Pas nécessairement, puisqu’un chercheur solitaire ou un enseignant discret et disponible peuvent faire énormément pour des étudiants, et à long terme, pour des sociétés entières, sans que cela soit leur objectif immédiat. Á l’inverse, tout le monde n’a pas le charisme de l’abnégation ou celui de la discrétion et le besoin se fait sentir d’une insertion visible dans les flux de la vie sociale. De la même façon, l’utilité sociale reconnue est directement synonyme de financements, de reconnaissance et de tranquillité d’esprit. Elle est surtout synonyme d’insertion dans des réseaux et des institutions. Cependant, outre qu’elle est loin d’être évidente à obtenir, cette insertion et ses modalités posent question alors qu’il apparaît que la liberté et la pluralité sont des enjeux essentiels de la bonne santé de la pratique de la sociologie. Ceci amène à poser alors la question des rapports entre autonomie et liberté, entre institutionnalisation et solitude.   

L’enjeu de l’autonomie  

On pointera en particulier avec raison un risque d’instrumentalisation si les sociologues sont dans leur pratique de la discipline par trop subordonnés à une organisation, une institution ou un mode de vie quelconque. Il faut donc que ceux-ci soient autonomes et surtout qu’au niveau sociétal puisse émerger un espace pour l’autonomie de la pensée. Á cet effet, le moyen privilégié est encore l’existence d’un pluralisme sain, avec un débat qui permette de mettre en lumière les subordinations, les présupposés mais aussi les qualités de tout discours. Mais cela n’est pas, et de loin, l’unique garantie nécessaire. Un consensus écrasant peut tout à fait apparaître en démocratie, voir les prévisions de Tocqueville à ce sujet. Pour éviter cela, il faut que les praticiens de sciences sociales soient capables avant tout de construire eux-mêmes leur autonomie en société, condition de leur indépendance de pensée. La question est de savoir sur quel mode et quels fondements épistémologiques, déontologiques et d’une façon générale construire cette autonomie.

Cette autonomie nécessaire n’est en effet pas l’indépendance dans une tour d’ivoire, elle n’est pas rupture d’avec la société, ce qui implique par raison subordination à un ordre capable de financer cette rupture. C’est le paradoxe de tout système visant à rendre indépendant et cela renvoie à une question plus générale : peut-on être payé pour être libre ou au contraire faut-il payer pour l’être ? Á cela l’expérience [8] tend à répondre que la liberté a un coût. Nous ne sommes cependant pas démunis. Appliqué au domaine de la réflexion, notre tradition nous livre depuis saint Benoît un exemple de conquête de l’autonomie intellectuelle : celui des moines qui gagnent de quoi vivre dans leur jardin le matin et travaillent de l’esprit l’après-midi. Non que tout praticien des sciences sociales ait à entrer dans les ordres (!), mais il y a là un exemple à méditer. Si nul autre que soi ne peut construire son autonomie, il peut être très profitable aux sociologues de travailler, s’ils le peuvent, l’équivalent moderne du jardin monastique.    

Construire l’autonomie  

Cet équivalent, dans une société post-industrielle, est largement constitué d’un ensemble de relations contractuelles et d’échanges de services. Pour le faire fructifier, il est nécessaire que les sociologues et autres praticiens de sociologie sachent être des partenaires. Ceci signifie savoir écouter ce qu’attendent d’autres personnes dans la société, passer des contrats équilibrés avec elles et les tenir, soit pour fournir la majorité d’une activité, soit pour en fournir une partie et permettre de dégager des marges d’autonomie pour la pratique de la recherche.

La sociologie, comme production de discours et comme réflexion, n’a cependant pas vocation à être immédiatement opérationnelle. Par certains côtés, même, la recherche de l’instrumentalité immédiate tend à en dénaturer les meilleurs aspects. Son apport essentiel est d’être plutôt une perspective en situation sur un certain nombre de questions impliquant les relations sociales. La « professionnalisation » de la sociologie se fait moins dans le corpus théorique ou la pratique sociologique que dans la personne du sociologue lui-même. Plus clairement, le sociologue ne peut espérer vendre sa sociologie comme une méthode indépendante de lui-même et de son engagement, comme une façon de sécuriser techniquement un engagement dans des questions sociales. Il peut par contre, en étant sociologue par ailleurs, élaborer un savoir-faire et des pratiques qui lui sont propres et qui, sans être directement de la sociologie, bénéficient de la perspective que celle-ci offre.

En second lieu, il existe un besoin pour le développement de lieux où puissent être construites des perspectives nouvelles sur un certain nombre de questions ; de la même façon, de nombreux acteurs dans des domaines divers expriment le besoin d’effectuer un retour d’expérience ou une réflexion sur leurs activités ou les sujets qui les préoccupent. On voit également dans des territoires ou certaines communautés émerger le besoin de formations complètes qui permettent aux nouvelles générations d’acquérir des outils, une perspective sur la vie, qui leur permettent de s’y engager de façon libre et inventive : dans de multiples domaines un besoin se fait sentir pour le partage et le développement d’une perspective qui, si elle n’est pas la sociologie pure, est de dimension sociologique.

Participer à la prise en charge de ces besoins, les devancer même, est le meilleur moyen de dégager les marges qui permettraient de faire de la sociologie avec une autonomie maximale, voire de mettre en lumière la nécessité d’une recherche fondamentale vivante qui nourrisse ces perspectives.

Encore faut-il savoir et pouvoir entendre le bruit et l’éclosion de ces besoins, c’est-à-dire être suffisamment silencieux et disponible aux autres, considérés non comme des objets d’étude, mais comme des partenaires potentiels. Ceci veut dire que, pour que des partenaires s’engagent dans les sciences sociales, pour qu’une partie de l’énergie des rapports sociaux passe par la pratique des sciences sociales, celle-ci doit émerger en grande partie en même temps que le besoin social. Il s’agit là d’autre chose que la démarche naturelle qui consisterait à chercher le besoin social une fois l’outil cognitif mis en œuvre.

Cette réflexion sur l’autonomie et la participation sociale n’exclut pas que certains, même nombreux, se voient payés exclusivement à faire de la recherche ou de l’enseignement en faculté. Seulement, on peut penser que l’autonomie de praticiens des sciences sociales à la marge du secteur universitaire traditionnel, y compris dans la recherche fondamentale, aura des effets sur l’ensemble de la profession. En particulier, la possibilité de créer son parcours professionnel et d’évoluer dans un secteur où une interaction saine aura généré de l’offre et de la demande et réduira de beaucoup la dépendance de l’ensemble. L’enjeu majeur est alors l’autonomie et celle-ci a comme vecteur privilégié le contrat dans un environnement sain. De façon plus générale, la liberté, la contractualité, le pluralisme apparaissent comme des enjeux majeurs d’une pratique d’une sociologie en bonne santé. Il ne s’agit pas ici de diminuer ou d’exclure la puissance publique, mais de créer les conditions d’une insertion de la pratique de la sociologie dans la société qui ne se fasse pas sur le mode du rajout mais sur celui de la participation saine.   

Quoi faire ?  

Comment contribuer alors à réunir en France les conditions de prise en charge de ces trois enjeux ? Comment, dans un pays caractérisé par un quasi-monopole d’État [9] sur l’université, doublé du monopole de la collation des grades [10], introduire davantage de liberté, de pluralité et de pratique contractuelle ? Ajoutons que le cadre étatique français renvoie à une philosophie de la puissance publique qui l’envisage comme protectrice de l’égalité entre les diverses voix à travers une position d’organisatrice de la diversité. Pensé comme méta-société et non comme part de la société [11], l’État acquiert une dimension de matrice incontournable. Y rester conduit à devoir s’adapter à ses règles explicites et implicites, en sortir amène à une exclusion d’une grande partie de la vie et des possibilités scientifiques nationales. Comment concrètement dépasser cela ?

Il apparaît bien, en premier lieu, que cette évolution ne peut que marginalement venir de l’État lui-même, qui ne peut ni décréter la liberté, ni se diviser lui-même en un artificiel pluralisme. La puissance publique peut certes contribuer au processus, en ouvrant la reconnaissance d’autres diplômes que les siens, par exemple, ou en créant un environnement juridique et fiscal favorable à l’existence de fondations de recherche et d’enseignement. Tout changement en direction de plus de liberté et de plus de pluralisme ne peut cependant venir que de ceux qui sont concernés, au premier chef et en premier lieu les chercheurs et passionnés de sociologie.

L’enjeu de fond est alors que ceux-ci puissent conduire eux-mêmes le changement qui leur permette de créer les conditions de davantage de liberté. Un aspect, en particulier, est d’accroître la capacité à monter des partenariats. Un autre est d’entamer une réflexion commune sur les conditions effectives d’une pluralité de lieux de recherche et d’une formation libre en France et surtout, sur en quoi et pourquoi ces lieux peuvent-ils être d’un quelconque intérêt pour la communauté. Cependant, il est important que cette réflexion ne soit pas construite comme un patron en couture, c’est-à-dire comme un canevas théorique sur lequel les administratifs et les politiques n’auraient plus qu’à assurer l’intendance. Au contraire, celle-ci doit se faire par de l’expérimentation concrète, dans toutes les dimensions pratiques, par les chercheurs et praticiens de sociologie eux-mêmes, et ce pour éviter de laisser à d’autre le soin d’assurer leur indépendance.

Ainsi exprimé, ce programme semble une accumulation de vœux pieux et de généralités. Cependant, les faits et les questions qu’ils charrient sont là et l’on n’arrivera à rien si on ne les prend pas en charge : comment coopérer pour porter chacun son projet, tout en contribuant à un processus commun ? Comment intéresser des partenaires tout en restant libre ? Comment prendre en charge le concret sans s’engluer dedans ? Comment, en fait, à travers une évolution du métier, travailler sur la société sans en être exclu ?

Rien ne remplacera les essais et erreurs d’organismes et de processus de recherche essayant de nouvelles façons de travailler [12]   

Références bibliographiques  

- Ansart Pierre, 1993, « Le sociologue, entre contrôle et insolence », Sociétés, n°40, p.131-138. 

- Chenu Alain, 2002, « Une institution sans intention. La sociologie en France depuis l’après-guerre », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 141, p.46-61. 

- Douglas Mary, 1999, Comment pensent les institutions, La Découverte, MAUSS, coll. « Recherches », Paris, p.28-31. 

- Piriou Odile, 2007, « Que deviennent les anciens étudiants de sociologie en France », Feuille d’information n°92, Association française de sociologie, Paris, novembre, http://www.afs-socio.fr/FI92/92.html#piriou 

- Turcotte Paul-André, 1996, « Le chercheur et le bureaucrate, deux acteurs en chassé-croisé », dans Lenoir Yves, Laforest Mario (dir), La bureaucratisation de la recherche en éducation et en sciences sociales - constats, impacts et conséquences, éditions du CRP, Sherbrooke, p.157-169. 

- Weber Max, 2006, Le savant et le politique, éd. Plon, coll. « 10-18 », Paris.



[1] Le sociologue étant alors souvent perçu, en particulier dans le domaine administratif et industriel, comme un technicien de la société, maîtrisant des compétences « d’ingénierie sociale », similaires dans leur fondement à d’autres formes de capacités techniques et reposant sur l’idée en particulier qu’une bonne décision sociale repose avant tout sur une bonne information de la part du décideur.
[2] « Bien des enseignants de sociologie sont sensibles à ces aspirations, moins nombreux sont ceux qui ont les capacités permettant d’y répondre. Souvent accaparés par l’encadrement des premiers cycles et diverses tâches de gestion de l’appareil universitaire, ils ne connaissent pas nécessairement les usages sociaux de la sociologie en dehors du monde académique, et le temps qu’ils consacrent à la mise en place de stages et d’autres liens externes n’est généralement pas compté dans leur service. Dans ces conditions, il arrive que leurs déclarations d’intérêt pour la professionnalisation de la sociologie restent de l’ordre d’un wishful thinking rituel » (Chenu, 2002, p.57).
[3] Ouvrant le champ de la sociologie en donnant une identité propre à l’histoire sociale humaine par rapport à celle de Dieu, avec laquelle elle est cependant, dans cet ouvrage, en interaction.
[4] Partageable, socialement construit et ayant vocation à être autonome de la relation avec son auteur.
[5] C’est-à-dire non pas valable pour tout et partout, mais recevable de façon générale sur un objet précis.
[6] Excepté dans le cas de la recherche totalement instrumentalisée, visant un but défini à l’avance et transformant le chercheur en technicien de recherche identifié uniquement par la maîtrise d’un certain nombre de méthodes éprouvées.
[7] « Que la gestion selon des règles anonymes de la bureaucratie relève du système, cela renvoie à la pratique ordinaire de la recherche en milieu universitaire ou pour le compte des organismes de subventions. Il s’agit d’une recherche administrée, en tension avec sa fonction de critique sociale et son intention créatrice. Le plus simplement du monde, la formulation du projet selon les normes édictées d’un autre lieu enserre déjà la capacité d’invention » (Turcotte, 1996, p.167).
[8] En remontant jusqu’aux grecs au concept de philopsychia (ou attachement immodéré à la vie).
[9] Renforcé par la loi du 18 mars 1880, qui instaurait un monopole d’État sur l’université. Restent alors, mais loin derrière en termes de masse critique, les instituts catholiques et l’université américaine de Paris.
[10] Un doctorat canonique, par exemple, c’est-à-dire délivré par une institution catholique et donc par l’un des plus grands réseaux universitaires mondiaux, n’est pas reconnu en France s’il est passé dans l’un des cinq instituts catholiques français (une co-tutelle avec un organisme public est nécessaire), alors qu’il l’est à l’étranger.
[11] Cette vision, mais ce serait l’objet d’un autre article, repose sur un fond de méfiance à l’égard du conflit comme réalité sociale légitime et positive.
[12] Á ce titre, l’expérience monastique n’est qu’une source d’inspiration parmi d’autres, elle reste cependant la preuve qu’il est possible d’assumer à la fois une vocation intellectuelle et le prix concret de la liberté. Qu’il me soit permis ici de signaler les travaux de l’Association française pour la formation et la recherche en sciences sociales sur, à travers une charte, une approche totalement contractualisée de la recherche.