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Eté2009 - Vol.12. No. 01

La science politique peut-elle aider les éducateurs? Les enjeux pratiques d'une science politique de la protection judiciaire de la jeunesse

Eloïse Girault
doctorante en science politique (UMR Triangle, ENS-LSH, IEP de Lyon) et spécialisée dans l’analyse et l’évaluation des politiques sociales. Elle s’intéresse notamment aux politiques de protection de la jeunesse.

Résumé : 

L’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, texte de loi qui organise le traitement judiciaire de la déviance juvénile en France, a été maintes fois modifié depuis l’après-guerre ; le droit pénal des mineurs souffre ainsi dans ce pays d’une instabilité législative chronique. Malgré la force des débats relatifs à la protection judiciaire de la jeunesse – c’est-à-dire à la prise en charge de la délinquance des mineurs – les politistes ne se sont guère intéressés à ces questions. Cette démarche pourrait pourtant s’avérer profitable aussi bien aux chercheurs qu’aux praticiens de l’enfance délinquante.  

Mots clés : France, science politique, justice des mineurs, travail social, distanciation, réflexivité.    

La science politique peut-elle aider les éducateurs ?

Les enjeux pratiques d’une science politique

de la protection judiciaire de la jeunesse  

Maintes fois modifiée, l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante est le support de polémiques politiques récurrentes. Pour autant, à la différence du droit, de la criminologie et de la sociologie (Mucchielli, Robert, 2002), la science politique ne s’est guère intéressée à cette justice spécialisée que constitue la justice des mineurs. Cette lacune est d’autant plus regrettable que les politiques pénales, et notamment les politiques de lutte contre la déviance juvénile, constituent de véritables révélateurs de l’État et des mutations de l’action publique contemporaine (Enguéléguélé, 1997). Les politistes auraient donc intérêt à se saisir de cet objet d’étude. Par ailleurs, le développement d’une science politique de la protection judiciaire de la jeunesse pourrait s’avérer profitable aux praticiens de l’enfance délinquante, eux-mêmes.

En quoi consiste cette démarche ? Que peut-elle apporter aux professionnels de ce secteur ? C’est à ces deux questions que nous essaierons de répondre ici.  

La science politique – ou « sociologie politique », – se donne comme ambition d’ :

« instruire à l’endroit du phénomène politique une démarche de caractère scientifique en grande partie empruntée à celle qui a assuré la notoriété des sciences de la nature et qui a permis, ensuite, l’essor prodigieux des sciences de la société » (Baudoin, 1998, p.11).

Cette discipline se consacre à « l’étude des modes de production des injonctions socialement légitimes ». Il s’agit d’analyser les « dispositifs machiniques (institutions, systèmes politique), ce qui les alimente (conflits et contradictions, mais aussi convergence d’intérêts), ce qu’ils produisent (des politiques publiques, des lois et réglementations, mais aussi des messages et symboles) », et enfin de comprendre « les effets de rétroaction de ces activités sur les acteurs et les processus » (Braud, 1995, p.11-12). Cette démarche suppose une :

« rupture avec le sens commun, une autodistanciation intellectuelle du chercheur par rapport à un milieu dont il est demeure physiquement le ressortissant » (Baudoin, 1998, p. 25).

Il n’appartient pas à la science politique de :

« trancher dans les luttes symboliques et idéologiques [qui agitent l’espace social] mais d’analyser les agents qui les mènent, les armes qu’ils utilisent, les stratégies qu’ils mettent en œuvre » (Champagne, Merllié, Pinto, Renoir, 1999, p. 61).

Cette discipline doit contribuer à faire « œuvre de clarté » en analysant le débat public à travers ses « méthodes de pensée », ses « instruments » et « sa discipline » (Weber, 1963, p.111-112).

Tout politiste doit donc « faire un effort spécifique pour porter au jour cette espèce d’inconscient culturel à travers lequel il perçoit le monde auquel il appartient » et rompre ainsi avec « la tyrannie de l’air du temps » (Schemeil, 1993, p.30).

Soulignons que, même si elle constitue une discipline à part entière, la science politique s’appuie sur les apports de la sociologie, de l’ethnologie, de l’histoire et du droit ; elle utilise notamment « des méthodes d’investigation et des sources communes à l’ensemble des sciences sociales » : « archives publiques ou privées », « information écrite ou parlée », « entretiens directifs ou semi-directifs », « observations participantes » (Braud, 1995, p.19).  

La science politique ne s’est guère intéressée pour le moment à la justice des mineurs, cette lacune s’expliquant en grande partie par la technicité juridique (Enguéléguélé, 1997) et organisationnelle (Renouard, 1995) de cet objet.

Il est vrai que ce champ de l’action publique est loin d’être simple. Rappelons ici que la protection de la jeunesse comporte deux volets : la protection administrative de la jeunesse et la protection judiciaire de la jeunesse.

La protection administrative « concerne les enfants qui ne sont pas considérés comme en danger mais dont les difficultés familiales paraissent suffisamment lourdes pour justifier une intervention, avec l’accord des familles, sans avoir recours à la justice » (Freund, 2004, p.15).

La protection judiciaire de la jeunesse concerne, quant à elle, les mineurs ou jeunes majeurs (c’est-à-dire les jeunes ayant entre 18 et 21 ans) soumis à une décision de justice :

- Soit au titre du pénal pour les mineurs ayant commis des infractions (ordonnance n°45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante)

- Soit au titre du civil pour les mineurs « en danger » (ordonnance du 23 décembre 1958 relative à l’enfance en danger)

- Soit au titre de la protection des jeunes majeurs (décret n°75-96 du 18 février 1975 « fixant les modalités de mise en œuvre d’une action de protection judiciaire en faveur de jeunes majeurs »).

Cette justice spécialisée, parfois déconsidérée, est exercée, pour sa plus grande part, par des magistrats spécialisés : juge des enfants, substitut ou juge d’instruction chargé des affaires de mineurs, magistrats de la chambre spéciale des mineurs ou de la chambre de l’instruction à la cour d’appel. Les mesures éducatives ordonnées par les juges sont exécutées par des fonctionnaires du ministère de la Justice ou des éducateurs employés par des associations habilitées par la Chancellerie. Il peut s’agir de mesures d'investigation et de suivi en milieu ouvert (AEMO), de mesures d'hébergement ou de mesures d’insertion. La fonction d'investigation consiste à assister l'autorité judiciaire dans la préparation de ses décisions par le recueil rapide de renseignements socio-éducatifs, à réaliser des enquêtes sociales, des investigations et orientations éducatives.

Les mesures de milieu ouvert concernent, quant à elles, des jeunes qui restent dans leur environnement habituel. La fonction d’hébergement résulte, pour sa part, d'une décision de placement du mineur hors de son milieu d'origine, qui correspond soit à une sanction (mesure pénale), soit à la prise en considération des risques encourus par le jeune au sein de sa famille (mesure civile). L'hébergement est tantôt collectif (dans des centres), tantôt individualisé (logements personnels, places en foyers de jeunes travailleurs, familles d'accueil). Les établissements et structures peuvent être gérés par des fonctionnaires du ministère de la Justice ou par des associations habilitées par le ministère de la Justice qui reçoivent un prix de journée pour chaque mineur pris en charge (Freund, 2004).

C’est la Direction de la protection judiciaire (DPJJ), administration du ministère de la Justice, qui est « chargée de la détermination des politiques et [de] l'organisation des moyens qui permettent l'exécution de décisions de justice concernant les mineurs délinquants, les mineurs en danger et les jeunes majeurs [c’est-à-dire les jeunes entre 18 et 21 ans] » (Décret n°64-754 du 25 juillet 1964 modifié relatif à l’organisation du ministère de la Justice).

Cet appareil administratif est « situé à la rencontre du judiciaire et de l’éducatif, de la prise en charge individuelle et de la mise en œuvre des politiques sociales » ; il se trouve, de fait, traversé par des contradictions importantes.

Certains chercheurs ont avancé l’hypothèse selon laquelle cette direction serait déconsidérée au sein du ministère de la Justice. Elle serait regardée comme une :

« structure bâtarde menacée par le social, par un régime "par le Bas", alors que la Chancellerie se considérerait « comme une expression pure de volonté de régime "par le Haut" » (Commaille, 1994). 

Justice atypique et spécialisée, la Justice des mineurs est « un lieu de rencontre d’incertitudes et de conflits idéologiques » (Leblanc, 2000). Jacques Commaille estime ainsi que la protection judiciaire de la jeunesse est tiraillée entre deux « modèles politiques » qui constituent deux pôles antagonistes. D’un côté, il y a un « modèle "républicain" », qui est fondé sur « la recherche de consensus, la restauration du lien social, de la cohésion sociale » et pour lequel « la déviance des jeunes résulte d’un dysfonctionnement de la communauté ». De l’autre côté, il y a un « modèle "de ruptures" » agonistiques », qui est « fondé sur une idée du conflit comme moteur du changement et activé par les références à l’inégalité et à ses expressions », et pour lequel « la déviance des jeunes résulte de l’inégalité au cœur du fonctionnement social » (Commaille, 1994).

Par ailleurs, il faut souligner que le secteur de l’enfance délinquante comporte plusieurs « identités » ou « composantes » : une composante judiciaire, une composante juridique, une composante socio-éducative ainsi qu’une composante « bureaucratique ». Il voit ainsi s’affronter plusieurs pouvoirs : le « pouvoir institutionnel », le « pouvoir judiciaire » (les magistrats de la jeunesse), le « pouvoir socio-éducatif » (les éducateurs, les travailleurs sociaux).

Aucun pouvoir ne parvenant à prendre réellement le dessus, ce champ semble marqué par « une crise de légitimation multidirectionnelle ».  

Les acteurs ne parviennent pas à déterminer « qui est légitimé à dire le vrai, le juste, ce qu’il faut faire, à définir une politique publique » (Commaille, 1994).

Loin de faire l’unanimité, « les principes fondateurs de la justice des mineurs », entendues ici comme « un ensemble de croyances, de principes et de normes constituant le noyau dur d’une politique de la justice » « sont [alors] moins un acquis qu’un enjeu permanent ».

Dans cette perspective, le conflit apparaît donc comme inhérent au fonctionnement du secteur de la protection judiciaire de la jeunesse, ou même comme nécessaire à son évolution : l’établissement de compromis, d’arrangements, l’ajustement ou la résolution d’un conflit ne sont que provisoires et constituent une sorte de maîtrise temporaire des rapports sociaux (Simmel, 1993).

Quel observatoire choisir alors pour rendre compte des rapports de force qui se déploient dans un champ aussi complexe ?

Pour notre part, nous avons adopté, dans nos recherches consacrées à la justice des mineurs[1], une démarche d’analyse des politiques publiques (Muller, 2000).

Cette branche de la science politique, qui « se consacre à l’étude de l’action gouvernementale et publique, de sa genèse, de son mode de fonctionnement, de ses conséquences », est née aux États-Unis à la fin des années 60. « Deux facteurs en expliquent l’émergence ». « L’un a trait à la prise de conscience que les sociétés modernes devenant de plus en plus complexes (l’État-providence), leur mode de gouvernement exige de la part des hommes politiques et des administrations qui en assurent la gestion une attention accrue et une technicité plus fine quant à l’écoute des enjeux, la qualité des choix et des solutions, et l’efficacité des ressources allouées au traitement des problèmes. » L’autre « facteur du développement des politiques publiques tient à l’évolution même de la curiosité scientifique. Dès la fin des années 1960, sociologues et politistes s’orientent vers un nouveau regard sur le politique et sur la politique. Jusque-là, ils s’intéressaient surtout aux luttes pour le pouvoir entre des groupes différents poursuivant des intérêts hétérogènes : « does politics matter? ».

En d’autres termes, jusqu’à quel point cette lutte explique-t-elle les choix gouvernementaux, les décisions publiques ? » (Thoenig, 1990, p.10).

L’analyse des politiques publiques occupe une place spécifique dans les sciences sociales dans la mesure où elle est une démarche-carrefour : si son objet concerne à l’évidence la science politique, elle bénéficie des acquis de la sociologie, notamment de la sociologie des organisations. Mais :

« compte tenu de l’importance des aspects économiques des programmes publics, elle ne peut pas rester indifférente aux questionnements des économistes, ce qui n’empêche pas les chercheurs soucieux d’inscrire leur réflexion dans la longue durée d’être attentifs à la dimension historique de l’action publique » (Muller, 2000).  

Notre démarche d’analyste de l’action publique vise à répondre à la question suivante : comment, dans cet espace multipolaire où plusieurs régulations entrent en conflit, le système politico-administratif parvient-il à produire une politique publique qui compose avec ces différentes régulations, à construire un compromis, un échange entre les principales parties prenantes (Girault, 2007) ? 

Dans nos recherches, nous avons choisi de nous focaliser sur deux séries décisionnelles : la création des Centres éducatifs renforcés (1996) et celle des Centres éducatifs fermés (2002).

Rappelons que la justice des mineurs française, « critiquée par de nombreux élus », objet de « controverses publiques » particulièrement vives (Wyvekens, 2002), a été l’objet depuis le début des années 1990 d’importantes réformes (ministère de la Justice, 2006). De profondes transformations ont notamment affecté l’appareil d’hébergement des mineurs délinquants. S’ajoutant aux foyers traditionnels (les Foyers d’action éducative (FAE)), de nouvelles structures ont été créées. Il s’agit des Centres éducatifs renforcés (CER), Centres de placement immédiat (CPI) et Centres éducatifs fermés (CEF).

Les CER sont de petites unités d’hébergement qui reçoivent des mineurs délinquants en grande difficulté « qui ne relèvent pas d'une prise en charge collective traditionnelle mais qui ont besoin pour un temps limité (3 à 6 mois) d'être éloignés de leur milieu naturel ».

Les CPI, quant à eux, sont des foyers qui accueillent des mineurs délinquants, éventuellement des mineurs en danger, en placement immédiat pour répondre aux situations d'urgence, tandis que les CEF reçoivent des jeunes qui font l’objet d'un contrôle judiciaire[2], d'un sursis avec mise à l'épreuve[3], d’un placement à l’extérieur[4] ou d’une libération conditionnelle[5] 

Quelle peut être l’utilité d’une telle recherche pour les acteurs de l’enfance délinquante ?

Nous avons tout d’abord constaté que les entretiens semi-directifs effectués avec les acteurs professionnels[6] permettaient à ces derniers d’entrer dans une démarche réflexive sur leurs pratiques professionnelles.

« Placés en première ligne face notamment à la montée de l’exclusion, aux nouvelles pauvretés et à la crise du logement », les métiers du travail social sont « surexposés à la souffrance ». Ils connaissent actuellement une « crise », les professionnels ayant « le sentiment d’être abandonné sinon désavoués, dans leur effort pour affronter la misère matérielle et morale » (Ion, 2006, p.18-19).

Le malaise est particulièrement prégnant chez les acteurs de l’enfance délinquante, qui ont été régulièrement critiqués au sein des arènes politiques depuis le début des années 1990. Or, ces agents se trouvent, lors des entretiens semi-directifs, contraints de sortir de l’urgence du quotidien pour décrire les difficultés de leur travail. Ce faisant, ils prennent du recul par rapport à leurs pratiques. Cette situation les « oblige à se rendre compte du sens ultime de leurs propres actes, ou du moins les y aide » (Weber, 1963, p.113).

Occupant une « position d’extranéité » éloignée de tout enjeu de concurrence et de rivalité, le chercheur suscite et recueille les confidences d’acteurs professionnels en plein désarroi (Beaud, Weber, 2003) ; il exerce ainsi une fonction de réassurance[7] et joue auprès d’eux un rôle quasi cathartique[8]. 

Nous avons observé un phénomène similaire lors de la « restitution des travaux de recherche » (Bergier, 1999). Le « retour aux enquêtés » s’est fait sous la forme de réunions où nous avons présenté certaines de nos conclusions[9].

Traditionnellement dans « une grande attente de réflexion et de savoir » (Beaud, Weber, 2003, p.50-51), les travailleurs sociaux ont montré une grande appétence pour ces présentations qui ont été suivies de discussions collectives sur l’évolution des prises en charge éducatives.  

Au final, la conduite et la restitution de nos travaux de recherche ont offert aux acteurs professionnels un temps réflexif sur leurs pratiques, leur permettant ainsi de : 

« mettre en mots de ce qu'ils ont du mal à exprimer, ressentir, ou ce dont ils ont du mal à prendre conscience » (Decety, 2003).  

Nous avons, en outre, remarqué que notre recherche favorisait une meilleure compréhension des polémiques publiques attachées à la délinquance des mineurs. Loin d’une « discussion élaborée », d’une « argumentation approfondie pro et contra », le débat sur la déviance juvénile est passionnel et marqué par « la prolixité de discours en tous genres » (Renouard, 1995, p.85-86).

Prenons l’exemple des polémiques attachées à l’hébergement des mineurs délinquants. Il faut rappeler que la question des structures à mettre en place pour y garder les jeunes délinquants, et en particulier ceux qu’on appelle « les multirécidivistes » est un serpent de mer de la vie politique française. Rappelons qu’après avoir été mises en cause par de « vigoureuses campagnes de presse » durant les années 1930, les maisons de correction et de redressement ont été fermées en France en 1939. Dans l’après-guerre, les mineurs délinquants sont incarcérés ou placés dans de grands internats où les jeunes reçoivent une formation professionnelle. En 1970 sont créés des « centres d’observation de sécurité » (COS), que les observateurs extérieurs rebaptisent « centres fermés ». Ils ont pour objectifs :

« de contribuer à la diminution de la détention provisoire […] et de permettre une observation d’un à deux mois [des jeunes délinquants]. Il ne s’agit pas de structures pénitentiaires, mais l’aspect extérieur n’en est pas moins ambigu, avec des grilles de fermeture, un mur d’enceinte, des verres triplex ».

Cette expérience sera très éphémère[10]. Par ailleurs, le centre fermé de Vauhallan créé par le docteur Roumajon, dans lequel étaient « dispensés des soins avec des actions individualisées médicales, éducatives, psychologiques », est fermé en 1974 (Bourquin, 2002).

Ces expérimentations ont constitué un véritable repoussoir[11] pour le secteur de l’enfance délinquante. Á partir de cette époque, ce dernier refuse le développement de « lieux d’enfermement hybrides », c’est-à-dire de lieux qui ne seraient pas strictement parler des prisons, mais enfermeraient les jeunes dans une perspective éducative. Les acteurs professionnels aspirent donc à une différenciation stricte entre le champ éducatif reposant sur « un placement imposé mais non privatif de liberté »et le champ pénitentiaire mettant « en place les conditions de la privation de la liberté pendant le temps fixé par l’autorité judiciaire » et recourant à « des moyens de contrainte physique ». Dans cette perspective, l’« enfermement » des jeunes délinquants ne peut se réaliser que dans des centres pénitentiaires (Palacio, 2006) 

Entre 1979 – date de la fermeture du dernier COS – et 2002, les ministères de la Justice et de l’Intérieur vont s’affronter à plusieurs reprises sur la question de l’hébergement des mineurs délinquants, la Place Beauvau réclamant la création de « centres fermés », tandis que la Chancellerie s’y refuse, défendant ainsi les positions du secteur (Palacio, 2006, p.185). En septembre 2002, sont créés les Centres éducatifs fermés (CEF).

L’appellation retenue pour nommer ces nouvelles structures est riche symboliquement puisqu’elle « contient […] le souvenir des internats scolaires et éducatifs ou des pensions des années 50 », « dont le règlement interdisait toute sortie des internes ; le retour en famille n’[étant] autorisé qu’une fois par trimestre ou par mois ». Elle « fait aussi référence, sans le dire, aux anciennes maisons de correction », qui restent une figure persistante de l’imaginaire collectif, et sous-entend une « fermeture de type carcéral », ou, à tout le moins, des « murs et surveillants qui empêcheraient toute sortie » (Perdriolle, 2003, p.468).

La réalité est bien différente. Les CEF « ne sont pas véritablement fermés au sens carcéral du terme, la "fermeture" consistant en fait dans le risque d’incarcération qui pèsent sur le mineur s’il quitte l’établissement sans autorisation ». Les jeunes placés dans ces structures sont, en effet, l’objet d’un contrôle judiciaire, d'un sursis avec mise à l'épreuve, d’un placement à l’extérieur ou d’une libération conditionnelle. En cas de fugue, les magistrats peuvent donc décider leur mise sous écrou (Perdriolle, 2003, p.465). Ainsi, bien que l’appellation « centres éducatifs fermés » fasse implicitement référence aux « centres d’observation et de sécurité », les structures créées en 2002 diffèrent radicalement des « centres fermés » des années 1970 qui reposaient sur une contention physique des jeunes « avec des grilles de fermeture, un mur d’enceinte, des verres triplex, etc. » (Bourquin, 2002).  

On voit ici que les débats relatifs à l’hébergement des mineurs délinquants sont largement inintelligibles si l’on ne tient pas compte de l’histoire de ce secteur et de la place de cette histoire dans l’imaginaire collectif de la société française : le débat public semble ainsi « hanté par des fantômes » (Bourquin, 2002). L’un des rôles du politiste sur les questions de protection judiciaire de la jeunesse pourrait être alors de dévoiler « l’implicite » des polémiques. Cet « inconscient culturel », les acteurs en sont conscients, sans parvenir pour autant à déchirer le « voile »[12] qui s’interpose entre eux et leur environnement sociopolitique. Dans cette perspective, les spécialistes de science politique peuvent jouer un rôle d’« accoucheur » (Decety, 2003) et permettre aux citoyens de saisir les ressorts symboliques du débat public.  

Au final, on peut donc penser que la diffusion de travaux de science politique discipline qui déconstruit les mythes structurant l’imaginaire collectif et fournit des informations précises sur la mise en œuvre des politiques publiques (Muller, 2000) peut contribuer à produire :

« un débat de meilleure qualité et peut-être éventuellement […] un choix public entre des alternatives d’action mieux connues » (Wildavsky, 1930, p.20).

Sans se bercer d’illusion sur la portée des travaux de recherche sur le débat public, en gardant à l’esprit que la connaissance est « toujours un enjeu de pouvoir », le politiste peut alors espérer contribuer à une « meilleur intelligence collective » (Leca, 1993, p.185).  

 Références bibliographiques  

- Beaud S., Weber F., Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, 2e éd., 357 p. 

- Bergier B., « Restitution des travaux de recherche et éthique », Impacts, n°2-3, 1999, p.151-173. 

- Bourquin J., « Jeunes délinquants entre éducation et punition. Le fantôme des maisons de redressement », Le Monde diplomatique, juin 2002, p.3-4. 

- Braud P., La science politique, Paris, PUF, 1995, 6e éd., 128 p.  

- Champagne P., Lenoir R., Merllié D., Pinto L., Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1999, 2e éd., 233 p. 

- Commaille J., « Esquisse d’une sociologie politique de la protection judiciaire de la jeunesse », Communication lors du séminaire sur « L’évolution des frontières entre action judiciaire et action sociale », Toulouse, 30 mars 1994.  

- Mucchielli L., Robert P. (eds), Crime et sécurité : un état des savoirs, Paris, La Découverte et Syros, 2002, 439 p.  

- Decety J., « L’empathie, une spécificité humaine », Le Monde, 28 août 2003.  

- Durkheim E., Les règles de la méthode scientifique, Paris, Flammarion, 1997.  

- Enguéléguélé S., Les politiques pénales (1958-1995), Paris, L’Harmattan, 1997, 377p. 

- Freund V., Le métier d’éducateur de la PJJ, Paris, La Découverte, 2004, 191 p. 

- Girault E., « Secteur public, secteur privé de la protection judiciaire de la jeunesse en France : nouvelles frontières », Communication lors du 16e Colloque international de la Revue « Politiques et management public », Florence, 16 mars 2007, 12 p. 

- Ion J., « Travail social », Rhizome. Bulletin national de santé mentale et précarité, n°22, mars 2006, p.18-19.  

- Leblanc J.-P., « La prise en charge des "mineurs de justice". Espace d’incertitudes et de conflits… idéologiques ? » dans Nérac-Croisier R., Castaignède J. (eds.), La protection judiciaire du mineur en danger. Aspects de Droit Interne et de Droits Européens, Paris, L’Harmattan, 2000, p.169-208. 

- Leca J., « Sur le rôle de la connaissance dans la modernisation de l’État et le statut de l’évaluation », RFAP, n°66, avril-juin 1993, p.185-196. 

- Ministère de la Justice, Actes du colloque « Mineurs délinquants. Une problématique à dimension européenne », Agen, 15-16 mai 2006, Actes consultés sur Internet : www.enap.justice.fr/pdf/1153399182actes_coll_mineurs.pdf 

- Muller P., Les politiques publiques, Paris, PUF, 2000, 4e éd., 127 p. 

- Palacio M., La justice des enfants perdus. Intervenir auprès des mineurs, Paris, La Découverte, 2006, 245 p. 

- Perdriolle S., « Centres fermés pour mineurs délinquants. Les ambiguïtés d’un projet », Études, n°3995, novembre 2003, p.463-473.  

- Renouard, J.-M., Un bilan de la recherche française sur la protection judiciaire de la jeunesse, Rapport pour la Mission de recherche « Droit et Justice », 1995, 100 p. 

- Schemeil Y.,La science politique, Paris, Cursus, 1993, 185p. 

- Thoenig J.-C., « Introduction », L’Année sociologique, n°40, 1990, p.3-17. 

- Weber M., Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963, 223 p. 

- Wildavsky A., The art and craft of policy analysis, Londres, Macmillan, 1930, 212 p. 

- Wyvekens A., « Les politiques de sécurité. La justice des mineurs en débat », Cahiers français, mai-juin 2002, n°308, p.65-70. 



[1] Nous faisons allusion ici à la thèse de doctorat de science politique que nous effectuons à l’Institut d’études politiques de Lyon sous la direction du professeur Gilles Pollet.
[2] Contrôle judiciaire : mesure qui sans la placer en détention, astreint une personne à laquelle il est reproché d’avoir commis un délit ou un crime à se soumettre à certaines obligations (obligations de ne pas s’absenter de son domicile, ne pas se rendre dans certains lieux, etc.)
[3] Sursis avec mise à l’épreuve : suspension de l’exécution d’une peine d’emprisonnement à condition que le condamné satisfasse à des obligations qui lui sont imposées sans quoi le sursis sera révoqué et la peine exécutée.
[4] Placement à l’extérieur en CEF : possibilité de placer en CEF un mineur sous écrou.
[5] Libération conditionnelle : mise en liberté anticipée et sous contrôle du juge de l’application des peines d’un condamné qui a subi une partie de sa peine.
[6] Nous avons effectué, dans le cadre de notre thèse de doctorat, 22 entretiens semi-directifs avec des magistrats et éducateurs.
[7] Cf. par exemple ce témoignage d’un éducateur : « Á un moment donné, on peut aussi tomber dans la routine du quotidien et ne pas se préoccuper de ce qui existe. C’est pareil dans tous les boulots. Ce qui fait que, lorsque quelqu’un arrive (quelqu’un qui est en formation ou qui vient nous interpeller), ça nous remet en question. Et c’est la survie… Et ça nous aide à retrouver de l’élan ».
[8] La catharsis est entendue ici comme la capacité à « libérer » les agents « de leurs passions en les exprimant symboliquement ».
[9] Comme le montre B. Bergier (1999), le retour aux acteurs de terrain des résultats de la recherche ne peut être que partiel.
[10] Jean Guéry, qui a dirigé dans les années 1970 le Centre d’observation et de sécurité (COS) de Juvisy a témoigné, à plusieurs reprises, de la violence larvée qui y régnait : « La concentration en un lieu si délimité de jeunes si semblables dans leurs troubles faisait ressembler l’établissement à une énorme cocotte-minute, toujours sous pression, prête à exploser à tout moment. (voir « Le centre de Juvisy, “une prison qui ne veut pas dire son nom, prête à exploser à tout moment” », Le Monde, 23 avril 2002).
[11] Cf. ce témoignage, recueilli durant notre thèse de doctorat, d’un éducateur qui raconte son expérience des Centres d’observation et de sécurité durant les années 1970 : « J’étais tout jeune éducateur et j’ai vécu les centres fermés, les centres de l’éducation surveillée dans les années 1972, 1974, 1975. On avait créé deux centres fermés dans lesquels on nous avait dit, “faut s’occuper des jeunes, faut faire de l’éducation“. On était bien dans de la répression. On était bien dans du carcéral, […], dans un milieu fermé, répressif où l’on perdait sa liberté […] Moi, [je n’] ai pas tenu un an, j’ai tenu six mois et je me suis barré. Au bout de deux ans, [il n’] y avait plus rien dans les centres, c’était fini, cassé ».
[12] Nous faisons ici implicitement référence à la métaphore durkheimienne selon laquelle les représentations que l’homme se fait de son environnement sont comme un « voile » qui s’interpose entre lui et les choses (Durkheim, 1997, p.108).