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Printemps2007 - Vol.09. No. 01

Vers la construction du troisième type du savoir sociologique

Didier Auriol
Docteur en Sociologie - S.A.R.L. Praxis

Vers la construction du troisième type du savoir sociologique

Que fait réellement le sociologue lorsqu’il pratique son métier ? Est-il engagé et impliqué, dégagé et désimpliqué ? Je parlerai de ma pratique, en tant que produite en appui d’une tradition à laquelle je m’affilie et de laquelle je me distingue avec d’autres. Mon métier consiste à faire de la sociologie, je suis payé pour produire de la connaissance sur ou à propos d’un ensemble de gens, sur ce qui les lie ou les délie entre eux, entre eux et les générations précédentes, voire entre eux et les générations futures. Je suis donc avant tout payé pour formaliser un discours à propos d’ensembles sociaux sur le champ de ce qui fait que les gens vivent ensemble, dans la succession de générations.

Je vois trois types de fabrication de la sociologie. Pour schématiser, le premier type est scientiste, le second est militant, le troisième type renvoie à une praxis de co-construction. Après avoir présenté les principaux enjeux de ces trois types de construction, j’exposerai des éléments méthodiques de cette praxis, éléments qui ont trait à la question de l’implication et de l’engagement.

Le type scientiste et son double

Les manuels nous enseignent que le mot « sociologie » a été inventé par Auguste Comte en 1830 avant qu’il ne bascule dans la religiosité. Il s’agissait pour lui de marquer sa différence avec le terme de « physique sociale » des premiers statisticiens. Inventer ce mot et lui attribuer ce sens, entrer dans ce type de concurrence, c’est revendiquer une scientificité aussi importante pour cette nouvelle science que pour toute autre science dite dure.Cette sociologie développe un discours « sur », surplombant le social, les individus. Pour cela, le sociologue s’extrait de la société pour porter un regard comme en extériorité sur l’ensemble social dont il se pose comme séparé absolument d’elle. Cette production sociologique extrait le sociologue de son objet : il doit tout faire pour ne pas être impliqué, pour ne pas s’impliquer, s’engager ou participer à l’ensemble social sur lequel il produit une connaissance. Cette séparation absolue est le garant de la vérité sociologique.
La tradition sociologique, surtout française, est marquée par cette ambition. Deux références sur lesquelles je vais porter regard immédiatement : Durkheim d’une part, emblème de cette logique de production du savoir, et Bourdieu d’autre part.

Nous savons que Durkheim était un proche de Léon Bourgeois, homme politique radical de la fin du 19ème et du début du 20ème. Bourgeois a développé une philosophie humaniste, le « tiers chemin », appelée le solidarisme dont l’ambition est de réconcilier le capital et le travail. Si Léon Bourgeois n’a jamais caché ses emprunts à Durkheim, ce dernier a été silencieux sur la question. Néanmoins, la pensée de Durkheim laisse de beaux indices. Par exemple, la valorisation des associations ouvrières qui permettent la solidarité sans le socialisme, au détriment des syndicats dans le cœur même De la division du travail social montre les accointances avec le tiers chemin de Léon Bourgeois. On peut penser que Durkheim a ainsi contribué aux théorisations du solidarisme qui constitue l’un des fondements de la protection sociale élaborée avant la seconde guerre mondiale.

Les visées idéologiques de Pierre Bourdieu sont apparues publiquement sur la fin de sa vie. Il est alors Professeur au Collège de France. Souvenons-nous de la scène étrange du film de Philippe Carles « la sociologie est un sport de combat », au cours de laquelle on voit P. Bourdieu travailler avec son staff sur les dégâts de la mondialisation, ce qui est par excellence une visée idéologique. Pierre Bourdieu cherche à tout prix un critère manifestant le désastre social que la mondialisation implique. Il propose le critère de l’alcoolisme, expliquant que les gens se réfugient alors dans l’alcool à cause des dégâts de la mondialisation. Cette idée est jugée intéressante par nombre de participants mais elle est contrée par R. Lenoir qui est un spécialiste des politiques sociales : il explique que, même aux Etats-Unis d’Amérique, la consommation d’alcool décroît régulièrement depuis la seconde guerre mondiale. Le film montre alors la déception de P. Bourdieu, mais ne montre pas la production d’un autre indicateur de référence des dégâts de la mondialisation.

Dans le cadre de la production de savoir de premier type, je devrais mentionner aussi R. Aron, critique de Marx au nom de son engagement politique, mais lui-même membre éminent de la trilatérale, organisation qui avait charge de concevoir ce qui allait justement devenir la mondialisation et à laquelle participait aussi R. Barre, alors professeur d’économie réputé.

Ainsi, tant pour Durkheim que pour Bourdieu, voire pour Aron, nous sommes en présence d’un double discours. D’une part, nous trouvons une production officielle d’un savoir sociologique dont la scientificité est garantie par la non-implication du sociologue dans l’objet d’étude. D’autre part nous trouvons la production d’un corpus idéologique. Ce second discours est fondamentalement idéologique, au sens où il dit le vrai pour masquer le réel. Cet autre savoir est « pour » la société, il s’inscrit dans une visée militante de changement social et renvoie à ce que j’ai appelé le savoir de second type, le discours militant.

L’objet de mon propos n’est pas de dénoncer la duplicité des tenants de la scientificité du premier type, celle qui prend appui sur la séparation. Il est de constater que tout discours surplombant le social s’est toujours construit de façon mêlée à un discours « pour » la société. Ces deux modalités de production sont mêlées pour deux raisons. D’une part parce que leurs auteurs ont, avec plus ou moins de bonheur, mis en avant le discours « sur » en masquant le discours « pour ». L’autre raison plus fondamentale est que le discours sur a au moins produit des normes sociales qui ont eu des effets sociaux plus ou moins importants. Le solidarisme comme l’un des fondements idéologiques des institutions de protection sociale en est une bonne illustration.

Cette logique de production du savoir sociologique de premier type est toujours dominante, les disjonctions sur lesquelles je viens de porter regard perdurent aussi, mais pourquoi et comment pourrait-il en être autrement ? Ainsi, R. Boudon, concepteur en France de l’individualisme méthodologique, est l’un des intellectuels contemporains à participer aux travaux de la Fondation de l’UMP, et ce, au nom de la promotion du libéralisme. Bien qu’en fin de carrière universitaire, il manifeste là un engagement politique qu’il avait critiqué chez ses pairs antérieurement.

Les devenirs des savoirs militants de second type

Portons regard sur la seconde modalité de production de savoir, le savoir « pour » la société.
On peut attribuer à Marx une bonne partie de paternité de ce type de production de savoir sociologique. L’implication du sociologue s’apparente alors à l’engagement politique au sens de visée de transformation du lien social.

Nous avons par exemple Daniel Mothe qui a écrit Le métier de militant (éd. du Seuil, 1973), sur la base de son entrisme dans le monde ouvrier dont il a produit au moins deux témoignages : Le journal d’un ouvrier (1956-1959), (éd. de Minuit, 1959) et Militant chez Renault, (éd. du Seuil, 1965). Dans le milieu chrétien, nous avons toutes les productions théoriques du Mouvement ATD Quart-Monde au cours des années 1970-1980. Plus récemment, nous trouvons les figures de G. Lapassade et de R. Lourau, festive pour le premier et plus sombre pour le second.

Ce second type a connu de très nombreuses mutations qui ont œuvré pour la transformation sociale. D’un côté, Marx a tenu à un affichage de l’objectivité à la façon dont la science du 19ème se devait de le concevoir ; de l’autre côté, les institutionnalistes comme G. Lapassade ou R. Lourau ont conçu l’analyse institutionnelle qui s’est développée comme une praxis, visant à la fois la transformation plutôt autogestionnaire d’un ensemble social et la production de connaissances sur ce même ensemble social. Il est apparu assez vite, au même titre que pour les ethnologues, que le savoir produit s’avère plus pertinent sur les registres perturbés par l’intervention socianalytique : l’effet analyseur permet la mise en lumière de l’exercice entrelacé du ou des pouvoir mais l’institution ne se réduit pas à cette seule dimension quand bien même elle soit importante.

Qu’en est-il aujourd’hui du second type de production sociologique ? S’il a connu de grandes heures, il s’est effacé en même temps que « l’autodissolution des avant-gardes » pour reprendre un des titres de livre de R. Lourau (éd. Galilée, 1980). Le savoir « pour » le social a perdu de sa lisibilité, dans le champ sociologique aussi bien que dans tous les autres domaines et surtout depuis la chute du mur de Berlin. Je trouve cela plutôt rassurant : cela montre que le sociologue est soumis à des aléas semblables à ceux de ses contemporains.

La difficile émergence de la co-production du savoir sociologique, le savoir du troisième type

On peut penser que Max Weber constitue un des premiers emblèmes de ce troisième type. Malgré cette prestigieuse figure, ce troisième type de production de savoir sociologique a marqué le pas, au moins en France. Il réapparaît à peine depuis moins de trois décennies. Il réapparaît avec le courant de la sociologie clinique d’E. Enriquez, avec M. Maffesoli et quelques autres.
Il s’agit de la production d’un savoir sociologique dans laquelle le sociologue sait qu’il participe de l’ensemble social à propos duquel il doit produire de la connaissance. Ce n’est pas un hasard si ce troisième type a plutôt émergé du côté de l’anthropologie ou de l’ethnologie que de celui de la sociologie. Certains anthropologues avertis ont analysé depuis longtemps qu’ils étaient à même d’observer correctement les perturbations que leur présence occasionnait et qu’en ce sens, ils participaient de fait à une nouvelle configuration de l’ensemble social qu’ils étaient chargés d’analyser.

Cette conception de la production du savoir a mis longtemps à être transférée dans le champ sociologique. Souvenons-nous ici des difficultés de J. Favret-Saada lors de la publication, en 1977, de sa recherche sur la sorcellerie dans le boccage normand : Les mots, la mort, les sorts, éd. Gallimard. Ce livre, peu épuré de son journal de recherche, témoigne de l’acceptation par l’auteure de l’entrelacs des relations sociales dans lequel elle était plongée : elle fait appel à une désorceleuse pour elle-même et a été consultée à un autre moment comme désorceleuse par des habitants du bocage. L’entrelacs de relations lui a justement permis de produire la connaissance déposée dans son livre.

Ce que j’appelle le troisième type de production de connaissance sociologique est la production « avec » pour la différencier du premier qui est « sur », et du second qui est « pour ».

De ce que je sais, il semble que ce type de production de savoir sociologique n’a pas fait l’objet d’investigations aussi poussées que les deux autres. Sans prétendre représenter le troisième type de production d’un savoir sociologique, je vais essayer de mettre à plat mes pratiques de sociologue mises en œuvre tant dans des organisations publiques que dans des territoires au titre d’étude de « développement social en milieu rural » ou dans le cadre de recherches ou d’études dans des milieux urbains très variés.

De ma situation de sociologue hors institutions, je distingue trois moments dans la production de connaissance. Le premier est celui du traitement d’une commande, le second de la collecte d’informations, le troisième est celui de la formalisation d’une théorie singulière du territoire.

Quelques éléments de protocole de traitement de la commande d’une étude ou d’une recherche

Ces travaux ont pour point de départ une inquiétude, un problème perçu par les décideurs d’un territoire ou d’une organisation. Le problème peut être défini comme étant une situation qui rend la vie insupportable à nombre de personnes depuis longtemps, selon les mêmes logiques, et plus directement qui perturbe l’exercice du pouvoir de ces décideurs : tous les problèmes d’un territoire ne font pas évidemment pas l’objet d’une commande d’étude ou de recherche. Cette situation n’a pas trouvé de solution ou nul n’est en mesure d’imaginer que des solutions existent pour ramener le niveau des troubles à un niveau acceptable. Cette situation est reprise, qualifiée comme problématique par un acteur qui a la possibilité de décider. Pour ce qui me concerne, il s’agit d’un élu, d’un dirigeant d’une organisation publique. Cet acteur transforme cette situation en commande d’étude. Celle-ci définit le champ à investiguer, donc les limites de cette investigation et organise la consultation de bureaux d’études sociologiques pour mener le travail.
Le cahier des charges est rédigé et fait souvent l’objet de deux types de filtres : d’une part le fonctionnaire qui l’a concrètement rédigé, d’autre part le commanditaire qui a validé cette rédaction. Ces filtres déplacent, masquent, occultent le plus souvent le problème ou les problèmes qui ont été au fondement de l’étude. Ces filtrages sont très généralement les conséquences d’arbitrages entre des groupes ou des acteurs de l’organisation qui cherchent à mettre en avant leurs difficultés, leurs stratégies à propos des inquiétudes, des problèmes perçus initialement. Mon expérience montre que seulement deux commandes ont échappé à cette logique de filtrage sur une bonne quarantaine. La première concerne la commande d’une recherche relative à la construction des espaces publics dans et par les politiques publiques dont j’ai quasiment écrit le cahier des charges. La seconde commande concerne une étude dont le commanditaire, qui était un regroupement de tous les bailleurs sociaux d’un quartier d’habitat social renommé, a résumé le cahier des charges en une phrase formulée oralement dont la teneur pourrait être celle-ci : « dites-nous qui sont les gens qui habitent dans le quartier, ce qu’ils attendent et comment ils se débrouillent avec nous ».

Outre un déplacement sur le site, le premier travail consiste alors en un entretien avec au moins un rédacteur de la commande, qu’il soit fonctionnaire ou décideur. L’objet de l’entretien est de porter regard sur les arbitrages dont j’ai parlé précédemment. Au fur et à mesure de l’entretien, je formule des hypothèses sur les jeux d’acteurs, y compris les acteurs « cibles » de la commande (des habitants d’un territoire urbain ou rural, des professionnels ou les usagers dans une organisation). Au fond, l’objet de cet entretien est d’apprécier les latitudes que laisse le commanditaire, non en terme d’accès à la population qui fait problème parce que tout le monde peut comprendre qu’il est difficile de faire de la sociologie sans rencontrer les personnes, mais d’y avoir accès selon mes méthodes, sans que le commanditaire impose la sienne. Je mets fin poliment aux discussions lorsque cette condition n’est pas remplie en énonçant que « je ne pense pas être le bon interlocuteur pour ce travail, mais, qui sait, pour un autre travail, peut-être… ».

La méthode et les outils du sociologue au cœur de la collecte de matériaux

Dans tous les cas, le travail commence par un temps d’observation qui prend appui sur toutes les situations qu’offre l’étude : l’attente d’un rendez-vous, le déplacement à pied ou en bus pour rencontrer quelqu’un, etc. L’observation est centrée sur les pratiques corporelles et langagières : à quelle heure telle personne ou tel groupe vient s’asseoir sur tel banc public, de quoi et comment se parlent les gens, qui fait les courses et à quel moment de la journée, qui va au centre social, est-ce que les mères de famille viennent très tôt chercher leur enfant à la porte de l’école maternelle ou viennent-elle au moment de la fin de la classe, que font-elles ensemble, etc.
Dès ce premier stade de mon travail, je suis déjà repéré comme étranger. En territoire urbain, des enfants sont envoyés en estafette pour s’enquérir des raisons de ma présence. En territoire rural, l’immatriculation de ma voiture dans un autre département offre une bonne occasion d’un bavardage. Je m’appuie très souvent sur ce repérage pour solliciter une réflexion sur la base des premières hypothèses échafaudées à partir des observations.

Il est toujours étonnant de constater que la quasi-totalité des personnes se prête au jeu et entre en débat d’une part avec moi ou avec les groupes qui se constituent autour des objets que j’amène ou que les personnes proposent. Cet échange peut avoir pour fonction de rompre l’ennui du quotidien et passer le temps assez agréablement, mais assez souvent de réfléchir avec un inconnu sur l’environnement de chacun. Il s’agit d’une première façon de travailler les hypothèses.

La collecte concerne au fond deux types de matériaux. Il s’agit d’une part des pratiques des acteurs, qu’ils soient habitants, salariés, usagers, dirigeants, etc., d’autre part du sens qu’ils donnent à leurs pratiques. La collecte de ces matériaux se fait à partir des outils que la sociologie s’est forgée depuis assez longtemps. Il s’agit de l’observation participante ou non, d’entretiens individuels ou de travaux de groupe, de questionnaires ouverts, fermés, etc. Ce que les sociologues appellent le plus souvent leur méthode de travail désigne avant tout les outils dont ils se sont dotés. Il est certain que la méthode ne se réduit pas aux seuls outils, ce que l’on sait depuis longtemps pour les entretiens et les travaux de groupe. La méthode renvoie à la fois aux outils sur lesquels une réflexion autonome doit se développer et à la façon dont ils sont investis par l’enquêteur, qui est toujours un registre distinct du premier.

La méthode que je développe vise à ce que l’espace de dialogue généré par la situation de collecte de matériaux devienne un espace de co-construction de ces matériaux, de co-construction d’hypothèses relatifs aux matériaux que mes interlocuteurs produisent sur le moment, de co-construction d’hypothèses, voire de théorisations relatives aux matériaux déjà collectés par ailleurs. Certains outils sont évidemment plus adaptés que d’autres avec la visée de co-construction. Le questionnaire fermé laisse peu de place à une relation souple entre l’enquêteur et l’enquêté, il a d’ailleurs été conçu pour cela. On peut seulement espérer que les investigations nécessaires à la construction du questionnaire auront été suffisamment bien conduites, de sorte que l’enquêté reconnaisse ses propres aspirations dans la formulation des questions sans céder à l’effet d’imposition dont a parlé à juste titre Pierre Bourdieu. D’autres outils permettent cette co-construction de façon privilégiée. Il s’agit évidemment des entretiens, des travaux de groupe et de l’observation qui ne se passe jamais en extériorité.

L’engagement du sociologue se situe alors au niveau de la méthode par laquelle il contribue à créer, dans la relation, l’espace adéquat de la co-production d’objets et de théorisations. Ce faisant, sa posture est celle du refus des conseils à son interlocuteur. L’engagement se cantonne à la méthode mais surtout pas au contenu. Cet engagement dans la méthode postule le refus radical et permanent de savoir mieux que son interlocuteur sur la situation de ce dernier. Elle postule de refuser de croire que ce qui est dit sur l’autre vaut mieux que le contact et la rencontre avec l’autre. Cette posture implique par exemple de ne pas prendre pour la réalité le discours des travailleurs sociaux ou des gardiens d’immeubles sur la population d’un quartier. Je ne dis pas pour autant qu’il est inutile d’entendre ces discours, mais il est nécessaire de ne pas les prendre pour des discours de vérité sur la population, mais comme des indicateurs de positionnements professionnels dans le monde social au sein duquel ces personnes travaillent.

Cette posture est exigeante. Il s’agit d’abord de la position basse de celui qui sollicite l’avis éclairé de l’autre sur les pratiques, les conceptions, les modes de vie de cet autre. Cette position basse peut même prendre la figure du déficient intellectuel léger à qui l’enquêté doit expliquer avec minutie ce qu’il fait, ce qu’il pense. Au fond, tout se passe comme si le sociologue consultait l’enquêté qu’il pose alors comme expert et théoricien de sa propre vie.

Sans cela, comment développer une intelligence sur le racisme ordinaire, comment comprendre la parole d’une personne qui énonce que le vote UMP ou PS est rationnel, comment entendre que l’échec de l’intégration peut conduire certains jeunes hommes vers les formes les plus radicales de l’islamisme armé ? La posture basse que la méthode requiert implique d’accueillir des enseignements variés. J’ai suivi des enseignements de l'UMP et du PS, j’ai écouté avec attention la transformation d’un jeune en combattant islamique souhaitant témoigner de son engagement religieux par son sacrifice ultime, j’ai aussi rencontré des êtres de culture au cœur des banlieues jugées les plus difficiles, j’ai eu des cours de débrouillardise dans la misère quotidienne, j’ai surtout eu des enseignements de la banalité, de la fadeur et du temps qui passe. Et je n’ai jamais débattu. J’ai seulement fait expliciter les postures et le sens des postures de mes interlocuteurs, leurs pratiques et le sens qu’ils voient à ces pratiques.

Ce processus implique des élaborations continuelles d’hypothèses avec mes différents interlocuteurs. En ce sens, l’objet de l’étude se construit au cœur de ces différentes interactions.

La formation de sociologue ne prépare pas à cela, loin s’en faut. Cette implication n’est pas une donnée. Elle nécessite une mentis, des biais qu’il est nécessaire d’acquérir, des tours de main professionnels, mais aussi un certain goût du risque de l’autre.

La collecte des matériaux s’interrompt lorsque je n’apprends plus rien. Concrètement, la collecte de matériaux est interrompue quand les nouveaux valident les hypothèses qui ont été formulées auparavant au cœur de l’ensemble de ces interactions. Dit autrement, la collecte s’arrête quand il n’y a plus de surprise pour moi, pour mes collègues.

La formalisation d’une théorisation, restituée aux personnes concernées

Le travail du sociologue est ensuite de mettre l’ensemble bout à bout. Il conduit à la théorisation où ce qui fait ou ne fait pas lien entre les pairs et les différents acteurs institutionnels prend chair. L’objectif est de produire une théorisation qui rende compte non seulement des liens, mais aussi des problèmes de chacun des groupes d’acteurs, les liens ou les disjonctions entre ces problèmes. Elle n’est pas que cela puisqu’elle produit une théorie qui a pour vocation d’intégrer les théorisations de chaque acteur de l’espace social étudié. Pour cela, la théorisation s’inscrit dans la tradition sociologique, y compris évidemment dans le corpus sociologique construit selon les deux premiers types de production du savoir sociologique.
La théorisation a donc vocation de recadrage pour l’ensemble des acteurs, des décideurs aux populations cibles. Le recadrage est la mise en perspective, la recontextualisation du monde permettant aux personnes de se penser différemment dans le monde.

Reste à travailler les questions complexes de la restitution. La première d’entre elle, lors d’entretiens individuels ou de travaux de groupe est de conclure le travail en reprenant ce qui a été travaillé durant l’entretien pour permettre à la personne enquêtée de corriger si nécessaire, de donner son accord sur les constructions théoriques qui ont été conduites, de réfléchir. Les travaux de groupe permettent aussi ce type de restitution. Un indicateur d’un travail conduit efficacement est donné quand une personne ou un groupe conclut le travail par la satisfaction d’avoir appris.
Dans les cas d’études conduites sur des territoires urbains ou ruraux, des restitutions collectives aux volontaires peuvent être faites, tant en direction des habitants que des professionnels. A l’expérience, ces restitutions sont souvent l’occasion de la poursuite du travail de théorisation, de la poursuite du travail d’historicisation.

De ce point de vue, le travail de la sociologie a essentiellement vocation à produire une norme sociale temporaire qui constitue un point de référence pour l’ensemble des acteurs, des sujets du champ concerné, qu’il soit territoire ou organisation. Cette référence commune, socialisée à la fois dans la production et dans ses diverses modalités de publicisation, peut être un outil du changement.

Avec Max Weber, je ne pense pas que la sociologie permette de penser le futur. La co-production du changement fait appel à une autre métis que celle de la production sociologique… mais c’est une autre histoire, qui n’est pas celle d’un consultant, car un consultant donne des conseils, ce qui est toujours plus économique pour lui que de co-construire le changement.