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Hiver2008 - Vol.11. No. 01

Henri Desroche: Le messianisme et sa forme d’action collective le millénarisme :

Fabrice Desplan
Cet auteur travaille actuellement sur la problématique des liens et échanges sociaux au sein des groupes religieux minoritaires en France, en faisant référence à la sociologie des organisations, de la connaissance et du fait religieux. Pour cela, l’auteur réalise différentes études relationnelles menées en partie sur la base de la sociologie des réseaux au sein des adventistes du 7ème Jour dans le nord de la France. La forte présence d’Antillais français dans la population objet de ses recherches, a été le support de sa communication lors du Congrès de l’Association Française de Sociologie (2004), dans laquelle il insistait sur le rôle du groupement religieux dans la migration de Français antillais en France, membres du groupement dès les Antilles, et qui intègrent une communauté en France. Récemment, il a participé à l’hommage rendu à Aimé Césaire publié sur le site officiel du nouveau CAPES Créole. Groupement de Recherche sur les Actions et Croyances Collectives, Université de Lille 3 - http://www.univ-lille3.fr/gracc Membre associé au Groupe d’Analyse des Réseaux, Echanges et Structures http://www.univ-lille1.fr/gares Membre de l’Association Française de Sociologie

Résumé

Tenter, ne serait-ce que partiellement, de redécouvrir la sociologie de Desroche Henri dans un court article introductif est chose impossible. "Ce passeur de frontières" (Poulat, 1997) a laissé une imposante œuvre dont les apports sont encore à découvrir.

Le présent article se donne pour but d’inviter à redécouvrir la sociologie religieuse de Desroche Henri, en considérant un de ses pans, à partir de son ouvrage Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne (1969). Cette sociologie ouvre des pistes qui permettent de comprendre des expressions religieuses communautaires pouvant être définies autour du messianisme. Ce type de regroupement religieux est appelé millénarisme par Desroche.

L’analyse des comportements sociaux des millénaristes, nécessite une incursion au sein même de leur croyance. Cette démarche impose au sociologue de faire des liens avec l’histoire, les sciences religieuses, la théologie et les thèmes connexes à la sociologie des minorités. Cette exigence fait que le présent propos introductif peut donner l’impression d’entremêler des concepts sans jamais les développer pleinement. Mais là est le risque d’un discours liminaire. Pour atténuer cet effet, l’exemple d’un groupe millénariste, Les Adventistes du 7ème Jour, est pris, en espérant convaincre le lecteur de l’importance des travaux de Desroche et des perspectives actuelles que ceux-ci offrent.

Abstract

To tempt, it would be because partially, to rediscover Desroche Henri's sociology in a short introductory article is impossible thing. "This boatman of borders" (Poulat, 1997) left an impressive work the contributions of which again are to be discovered. The present article gives for purpose to invite to rediscover the religious sociology of Desroche Henri, by considering that one of its pieces, through his work "Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne (1969)". This sociology allows to understand (include) community religious expressions being able to be defined around the messianism. This type of religious grouping is called millenarianism by Desroche.

The analysis of the social behavior of the millenarians requires a raid within their faith. This step imposes on the sociologist to make inks with the history, the religious sciences, the theology, and the subjects related to the sociology of minorities. This requirement does that the present introductory comment can give the printing to mix concepts without ever developing them completely. But there is the risk of an introductory speech. To ease this effect, the example of a group millenarian, The Adventists of the 7-th Day, is taken, by hoping to convince the reader of the importance of the works of Desroche and the current perspectives of these.

Mots clés: Millénarisme, Messianisme, Groupes religieux minoritaires, Desroche Henri

 

Le messianisme et sa forme d’action collective le millénarisme :

l’apport de la sociologie religieuse de Desroche Henri (1914-1994)

Henri Desroche (1914-1994) a réalisé une dense œuvre sociologique qui n’a pas encore un important retentissement. Le fait que celle-ci aille du religieux au monde ouvrier, en passant par des études sur les solidarités [], explique certainement la difficulté qu’il y a à saisir l’œuvre desrochienne dans sa globalité (Poulat, 1997).

Le présent article, est un court propos introductif sur la sociologie religieuse qu’élabore Desroche à propos des millénaristes chrétiens. Le but est de montrer que la sociologie de Desroche participe à la compréhension des actions et relations sociales de mouvements religieux, en éclairant l’analyse sociologique desdites relations et des croyances. Pour ce faire, un premier mouvement de l’article s’attachera à présenter l’approche de Desroche des groupes millénaristes chrétiens. Un second temps mènera à mettre en évidence quelques liens entres pratiques sociales et croyances collectives de manière à démontrer les impacts des croyances messianiques sur les rapports au sociale des acteurs qui s’y réfèrent. Le rapide exemple des Adventistes du 7ème Jour servira ainsi d’illustration et aussi de support pour une analyse à partir des acteurs, en insistant sur les perspectives d’un terrain qui reste à explorer.

Liens entre messianisme et millénarisme: définitions

Le messianisme

A la suite de Kohns [], Desroche appelle "messianisme" la croyance en la venue d’un rédempteur qui éviterait à ses fidèles la fin certaine du monde actuel (Desroche 1969, 1975). Au cœur du messianisme, il y a en plus de la croyance en un messie, une perception particulière de l’Histoire qui est perçue comme un inéluctable mouvement vers la fin du monde. Cette fin est également le début d’une nouvelle temporalité, appelée souvent paradis.

Pereira de Queiroz (1958) notait déjà à partir des observations de terrain faites au Brésil, que le terme de messianisme a une double signification. Il prend le sens de "croyance messianique" quand il s’agit de parler de l’offre idéologique complexe variant d’un groupe à un autre, mais qui se retrouve autour de l’idée de la venue d’un messie. Le messianisme renvoie également, écrit-elle, à la notion de "mouvement messianique". Ici l’expression désigne les groupes sociaux, structurés, organisés, qui légitiment leur existence et leur rapport à la société autour du discours messianique. Cette distinction invite à faire la différence entre une croyance socialement partagée et un mouvement social qui se caractériserait par la même croyance (Pereira de Queiroz, 1958).

Le millénarisme

Le terme de millénarisme [], ou plus précisément, l’expression de messianisme millénariste, vise à faire cette distinction dans l’espace chrétien. Le millénarisme, avec Desroche, devient par extension le terme qui permet de nommer l’action collective, pouvant être définie comme une organisation sociale structurée qui se légitime en mobilisant un discours messianique. C’est "le mouvement socio-religieux dont le messie est le personnage".

Les groupes millénaristes se caractérisent selon Desroche dans l’espace chrétien par une proposition de croyance qu’est le messianisme. C’est en effet le type de discours, ici une forme eschatologique, centrée sur un personnage, le messie, et sa persistance qui participe à définir le groupe millénariste (Desroche 1969, 1975).

Cette proposition de croyance, nécessite bien souvent pour la diffuser un charisme prophétique. Dans les groupes millénaristes, une importance forte peut être accordée à un ou plusieurs prophètes. Mais ce qui distingue les groupes millénaristes des non millénaristes qui donnent également une place centrale au prophétisme, c’est la tentative de recentrer les discours autour du messie. Desroche affirme plus explicitement, à la suite de Weber (1994a), qu’à la différence du prophète qui se réclame d’une mission reçue de Dieu, il y a au sein des groupes millénaristes une "messianité" qui implique un lien d’identification plus poussé avec la divinité, généralement un lien de parenté. Si le prophète est uni au Dieu par un lien électif (il a été choisi pour une mission), le messie est uni à Dieu par un lien natif.

A la proposition d’une croyance, le messianisme, comme élément de définition du millénarisme, Desroche rajoute une perspective structurelle. Non seulement une proposition particulière de croyance est nécessaire, mais le relais d’un charisme de type prophétique s’avère essentiel, pour le développement du groupement. La particularité de ce charisme prophétique est qu’il a pour but, dans le discours au moins, d’être un pont, un relais, vers le personnage central qu’est le messie. Son existence, au sens d’utilité sociale, n’est justifiée qu’en liaison avec le messie. Cette position justifie et lui donne une place particulière dans la structure organisationnelle du groupement et/ou dans la structuration idéologique. En termes d’influence sociale et cognitive, le rôle du prophète est donc prépondérant.

Quels sont les impacts sociaux d’une telle croyance ?

L’impact de l’idéologie des groupes millénaristes sur leur participation à la société globale est important. C’est à ce niveau que l’apport de Desroche trouve des prolongements aujourd’hui. Il invite à mieux saisir la logique des millénaristes.

En permettant une définition des groupes millénaristes comme des actions collectives pouvant être caractérisés à partir d’une forme de croyance, le messianisme, Desroche ouvre une perspective invitant à analyser de front pratiques sociales et croyances collectives. Le millénarisme devient pour le sociologue une forme de participation à la vie sociale, une mobilisation collective, pouvant être lue à partir de la croyance qui la caractérise, dans un contexte organisationnel, le groupe religieux.

Dans ces groupes, les logiques de l’action peuvent paraître irrationnelles pour l’observateur. Analyser ces actions comme les formes visibles d’une interaction avec la société globale s’effectue en ne postulant pas à une irrationalité de l’acteur (Boudon, 1986, 1990). Ainsi on comprendrait par exemple pourquoi dans certains groupes millénaristes, certains acceptent parfois de subir une perte d’emploi pour juste obtenir la liberté de culte le samedi (ex : Les Adventistes du 7ème jour), ou encore refusent une intervention médicale vitale (ex : Les Témoins de Jéhovah). A première vue, cela paraît irrationnel, mais en analysant les croyances des millénaristes, on gagne à saisir les logiques sous-jacentes. En ce sens, ces groupes gagnent à être connus aujourd’hui, car il en va de la compréhension d’une forme particulière de participation sociale.

Le messianisme est le fonds commun de doctrines qui promettent le bonheur parfait sous la direction d’une personne, le messie. Pour cela il considère que les réformes ecclésiales, politiques, économiques ou sociales sont nécessaires. Elles doivent être suscitées par les millénaristes qui sont conscients de l’impact de leurs croyances sur le monde, de la prééminence de celles-ci, et de leur urgence pour le monde actuel (Weber, 1995, réédition) [].

Au-delà des divergences des groupes qui le composent, le millénarisme peut être compris comme un mouvement intégrant une vision particulière de la finalité du monde, mettant en scène le retour libérateur d’un messie, ce qui en grande partie explique un certain militantisme socialement perceptible, principalement, et non exclusivement, par un prosélytisme, du lobbying, de l’activisme politique, ou encore une stratégie de retrait de la vie sociale. Cette conception de l’histoire du monde n’est pas homogène entre groupes millénaristes qui tous ont une vision événementielle singulière. Mais, si sur le déroulement des événements eschatologiques ou sur la nature du messie, les groupes millénaristes divergent, ils ont en commun une ascèse. La forte conscience en l’arrivée d’événements eschatologiques, entraîne une forte conscience de responsabilités individuelles et collectives.

Individuellement, les individus doivent présenter une cohérence entre leurs croyances et leurs pratiques religieuses de façon à être de ceux qui sont éligibles par le messie pour participer au nouvel ordre que celui-ci doit établir. Ce nouvel ordre, en général un paradis, marque la fin de la civilisation actuelle, et le début d’un(e) nouvel(le) aire (ère) [].

Pour les millénaristes, toute vie humaine étant marquée par la "disparition" [], ils doivent perpétuellement entretenir une relation forte avec la divinité tout en s’acquittant des responsabilités qui leur incombent en tant qu’individus participant à un ensemble social (travail, famille, église, etc.), et cela, évidemment, tant que les exigences sociales ne rentrent pas en contradiction avec les exigences de leur croyance []. Cette conscience fait que chaque millénariste chrétien doit sensibiliser son entourage sur la nécessité d’avoir une ascèse permettant d’accéder au bonheur éternel. Cette sensibilisation peut se faire de manière active – le prosélytisme – ou de manière passive, ne serait-ce qu’au travers de l’existence même du groupement (Ténorio-Pontes, 1996).

Collectivement, le millénariste agit toujours comme membre d’un groupement. Les logiques de fonctionnement, de structuration, les règles relationnelles, les contraintes organisationnelles sont divers angles de lecture prolifiques pour le sociologue qui veut saisir le millénarisme comme modèle d’action collective, organisée et structurée. Ce sont des groupements qui, en France, ont le statut d’association cultuelle (loi 1905), ou culturelle (loi 1901), ou bien encore une combinaison des deux. Ces groupes organisent leur action comme une résonance de leur responsabilité ascétique à l’égard du monde. En d’autres termes, la conscience eschatologique implique une stratégie de visibilité sociale. Nombres de mouvements millénaristes chrétiens se contentent d’une simple injonction à la société. Leur existence suffit à l’injonction et ils ne réalisent pas d’actes prosélytes, que l’on peut définir comme des actions organisées, visant à susciter chez les interlocuteurs une prise de conscience et un changement de direction, c’est-à-dire une conversion, synonyme d’adhésion à la nouvelle croyance [], système de pensée proposé et présent dans le groupe millénariste.

Dans le messianisme, il y a donc l’idée d’un nécessaire changement du social. Un renversement de l’ordre social est en général repoussé à la parousie. Cela n’empêche pas certains groupes millénaristes de s’investir dans différents types de militantisme avec l’idée d’une responsabilité partagée de la dégradation morale de la société. D’autres se refusent toute implication considérant comme vains les efforts consentis pour changer le monde actuel. Ils préfèrent préparer les individus au nouvel ordre [].

La priorité que semble prendre le messianisme dans la vie des individus qui y adhérent est souvent le fait d’une rationalisation. Celle-ci présente une croyance - ici le messianisme - comme une solution rationnelle et opératoire à des dysfonctionnements sociaux et à des ruptures biographiques, mais aussi à des choix librement consentis dans un univers de contraintes cognitives et relationnelles.

Au cœur du messianisme, il y a une représentation singulière de la temporalité (Bloch, 1986 ; Desroche 1975). Elle est, entre autres, conçue comme une orientation inéluctable vers la parousie. Cette inexorabilité fait que le millénariste gère aussi le temps présent dans une ascèse devant le conduire à participer au temps futur - le nouvel ordre promis par le messie. Desroche parle alors de la nécessité d'établir une véritable sociologie de l’attente ou de l’espérance (Desroche, 1975), pour laquelle le messianisme serait un objet, car structurant un rapport au temps et par extension des relations sociales à la société globale. Ces relations particulières s’expriment et s’extériorisent socialement par le biais des groupes millénaristes.

Un exemple de groupe millénariste relevé par Desroche : les adventistes du 7ème Jour

Les Adventistes du 7ème Jour sont d’origine américaine. En France, ce groupe est nouvellement membre de la Fédération Protestante (2004), et regroupe environ 11 000 personnes. Dans un dense ensemble de croyances, l’adventisme accorde une place centrale au retour du Christ. C’est un retour qui serait visible de tous les points du globe au même moment. On parle dans ce cas de retour glorieux. Le nom même d’adventiste dont l’origine est latine (l’advent) signifie "attendre l’événement" - ici le retour du Christ (Willaime, 1995).

Cette croyance conditionne et structure le rapport de tout adventiste avec le monde social, ce qui n’est pas dénué de conflit.

Une importance est également donnée à la prophétie biblique. La prophétie extra biblique revêt une place forte par le biais d’Ellen Gould White, personnage charismatique ayant permis à l’adventisme d’avoir sa forme actuelle en participant à la structuration et les éléments de l’idéologie adventiste, et en légitimant son organisation actuelle.

Les effets des croyances adventistes sur la relation au monde sont nombreux. Prenons l’exemple de la notion de sabbat. Les adventistes croient qu’il est nécessaire d’avoir une obéissance littérale aux dix commandements. Ainsi, dans cette logique, ils observent le samedi comme jour de repos en s’abstenant de travaux et d’activités interférant avec l’adoration (au sens large du terme). Cette conception très judaïque du samedi, fait que les adventistes préconisent l’interdiction de travailler ce jour. Il n’est donc pas rare de rencontrer un adventiste en conflit avec son employeur pour obtenir la possibilité de ne pas travailler le samedi. C’est ainsi que certains négocient (Anselm Strauss, 1992) et acceptent des arrangements avec pertes salariales en échange du samedi, tandis que des étudiants adventistes perdent des années de scolarité en refusant de se présenter aux examens le samedi.

Ce positionnement se justifiait en raison de la priorité donnée rationnellement aux satisfactions futures, anticipées dans les événements eschatologiques, par rapport aux satisfactions actuelles, perçues comme éphémères (Boudon, 1999). A cet exemple du sabbat on peut ajouter l’ascèse très puritaine des adventistes en décalage avec l’ensemble de la société française. L’adventisme interdit la prise d’alcool, le tabagisme, les relations sexuelles hors mariage. Il impose en outre un régime alimentaire contraignant et la non implication à certains mouvements protestataires. Une attitude très critique à l’égard du cinéma, des fêtes institutionnalisées comme Noël [] est aussi fortement requise. Ajoutons aussi la pratique de la dîme qui consiste à donner en plus des dons sporadiques, 10 % de l’ensemble de ses revenus à l’organisation.

L’observateur extérieur à l’adventisme doit, pour saisir le sens des actions des acteurs, accréditer ces dernières de rationnelles au sens sociologique, c’est-à-dire d’actions ayant un sens, une visée, une construction permettant d’atteindre une finalité considérée comme supérieure par rapport à d’autres dans un contexte de contraintes, et dont la construction cognitive est marquée par une cohérence, que l’on retrouve également dans la démarche scientifique (voir notamment Weber, 1994a et Boudon, 1990).

C’est en réalisant cet effort que la rationalisation des acteurs peut être saisie et non en amputant l’acteur de ses capacités cognitives []. Dans cette perspective, les analyses de Desroche sont incontournables, puisque éclairant sociologiquement le contenu des croyances légiférant et structurant l’action des individus. En effet la croyance agit comme un vivier de sens, dans lequel les individus puisent les éléments déterminant leurs actions, structurant rationnellement les liens qu’ils développent dans le cadre normatif du groupe millénariste et hors de ce dernier.

Un terrain d’investigation à explorer

Le messianisme considéré comme un mouvement à caractère essentiellement constructif et transformateur, "force agissante, vivante et pratique", comme l’a définit Hans Kohn [], est le domaine spécifique de l’investigation sociologique. En d’autres termes, le messianisme, trouvant son expression dans des groupes millénaristes devient le support d’une action collective spécifique, dotée parfois de visées et de visions politiques, au sens noble du terme.

Les groupes millénaristes n’ont pas encore été l’objet d’une analyse systématique permettant leur comparaison, outre l’initiative titanesque de Desroche (Desroche, 1969). Leur organisation, leurs règles de fonctionnement, la structuration de leurs relations sociales, le contenu de leurs croyances, etc., sont des domaines encore embryonnaires. Cela est certainement dû aux spécificités de l’objet religieux qui se veut fuyant et supérieur à toute analyse. S’ajoute le contexte sociopolitique de défiance vis-à-vis des groupes méconnus. A cela vient se greffer le problème de l’adaptabilité des concepts sociologiques à cet objet. Sur ce dernier point, plus que d’autres objets, la compréhension des groupes millénaristes nécessite la mobilisation de différents domaines du savoir et de nombreux paradigmes sociologiques. En effet on ne peut comprendre les actions des individus en totalité, dans les groupes millénaristes, sans faire référence à l’histoire, à la théologie, aux sciences cognitives et aux acquis de la sociologie de la religion et de l’ethnologie.

Par exemple, comment comprendre la récurrente question de l’adhésion ? Qu’est-ce qui conduit des individus à adhérer à un groupe millénariste, et à y développer des actions et relations sociales qui se caractérisent par des injonctions (actives ou passives) à la société globale ?

L’une des perspectives est une analyse de la rationalité des millénaristes qu’il faille délier des analyses qui stigmatisent des pratiques sociales en la comparant avec d’autres croyances (Laplantine, 1974). Celle-ci nécessite de ne pas postuler à une irrationalité, mais de voir, comment dans le cadre de contraintes qu’est le groupement millénariste, les individus mobilisent des éléments rationnels, cognitifs, de façon à légitimer leurs adhésions à des groupes millénaristes.

La notion de rationalité limitée, utilisée dans le cadre de la théorie du choix rationnel hérité de la sociologie politique et économique, semble ici particulièrement opératoire. C’est l’idée que des individus optent pour des actions plutôt qu’une autre en raison de la connaissance qu’ils ont des contraintes liées, mais aussi de la représentation des satisfactions espérées de ladite action ou relation sociale. Le postulat sous-jacent est que "l’individu connaisse et soupèse les avantages et les inconvénients de son action et qu’il le préfère à tel autre choix possible à partir du moment où l’action en question lui paraît présenter un bilan avantages-inconvénients plus favorable pour lui que tout autre" en sa connaissance (Boudon, 2003). Cette application à la sociologie religieuse est certes problématique mais reste une perspective pertinente à partir du moment où elle ne fait pas de l’individu une variable ultime d’explication.

Aujourd’hui, de nombreux groupes millénaristes sont présents dans le monde social occidental européen. Le plus connu d’entre eux est peut être " Les Témoins de Jéhovah ". Redécouvrir les travaux de Desroche est une étape importante dans la compréhension des acteurs sociaux qui sont les supports de croyances messianiques d’une part, et membres de groupes millénaristes d’autre part, sans tomber dans le jugement de valeur.

La relecture de Desroche invite à donner sens aux trajectoires individuelles diverses, qui ne peuvent être considérées dans une terminologie péjorative ou stigmatisante au risque de rester dans une caricature, loin de l’intelligibilité sociologique au sens de Clifford Geertz (1993). Ce positionnement justifie en soi le postulat d’une rationalité des millénaristes que l’on peut construire dès la lecture des travaux de Desroche qui insistent sur les liens entres croyances collectives (ex : le messianisme) et les pratiques sociales induites, considérées comme des formes de participation à la société globale.

Fabrice Desplan,

(GRACC) Groupe de recherche sur les Actions et Croyances collectives,

Université de Lille 3

NOTES.

En bibliographie une présentation des principales œuvres de Desroche. Pour une biographie complète de l’œuvre de Desroche, dont la sociologie religieuse n’est qu’un élément: http://www.unicaen.fr/mrsh/lasar/bastidiana/DESROCHE.html

Kohn Hans, "Messianism", in The Encyclopedia of social sciences, New York, cité par Desroche Henri.

Comme le note Massaux (1962), l’association de messianisme et de millénarisme est le fruit de la théologie biblique. Le millénarisme dans cette théologie fait allusion à une période de mille ans dans l’eschatologie, le millénium.

Paradoxalement ce n’est pas la réussite de cette entreprise qui importe pour le millénariste, mais son zèle réformateur, qui peut s’exprimer uniquement dans une ascèse.

Il s’agit d’un nouvel espace physique ou d’une réappropriation d’un ancien, ce qui peut être en soit la nouveauté. Outre l’aire géographique ("le Paradis", "la nouvelle Terre", "le Royaume de Dieu", etc.), c’est bien sûr le début d’une nouvelle temporalité "une ère nouvelle".

Le mot de mort est loin d’avoir le même sens dans les groupes millénaristes. Pour certains, il a une définition scientifique comme une fin de vie et d’activité, pour d’autres c’est un renouveau immédiat, pour d’autres encore c’est le début du paradis, etc.

Cette ascèse qui se caractérise par une implication dans divers domaines de la vie sociale, est certainement une source explicative du puritanisme que Weber observa, sous la forme calviniste. Là est une lecture possible du puritanisme protestant dont Weber avait signalé si bien les incidences sociales. (Weber, 1994b, 1995 - rééditions).

Il est difficile de parler de croyance au singulier. Etant donné qu’il s’agit en fait d’un système complexe il serait plus juste de parler des croyances. Mais cela conduirait à faire une importante digression légitimant ce pluriel, surtout comme c’est souvent le cas, dans des groupes religieux fortement structurés et aux croyances standardisées. Le lecteur voudra bien nous excuser de ce singulier qui cache un évident pluriel. Notons que Desroche parle de messianismes et de millénarismes. De plus, celui qui s’attache à comprendre le lien entre croyances et pratiques sait bien que dans tous les groupes religieux, face aux propositions normatives les individus " bricolent " (utilisant le terme de Lévi-Strauss (1962), repris récemment par Danièle Hervieu Léger (1999) ou comme l’a encore mis en évidence Grace Davie, (1999, traduction) à partir du cas britannique).

L’expression de "nouvel ordre" ne doit pas être rapprochée du New Age qui n’est pas un mouvement millénariste.

Il est évidemment important de noter qu’il n’y a pas d’homogénéité dans les pratiques adventistes, et que des évolutions sont constatées.

Il ne s’agit pas ici de dire qu’il n’existe pas des manipulations, mais la justesse de l’analyse nécessite avant tout le présupposé de la rationalité, même là ou certains analystes ne la soupçonneraient pas. Il est particulièrement nécessaire pour cela de lire les travaux de Raymond Boudon (1986, 1990, etc.) ou encore les travaux de Dan Sperber (1996) ou encore, Pascal Boyer (2001). Ces ouvrages permettent entre autres de généraliser à la religion la notion de rationalité scientifique selon les développements actuels des sciences cognitives appliqués au fait religieux.

Hans Kohn, "Messianism", in The Encyclopedia of social sciences, New York, cité par Desroche Henri.