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Automne2007 - Vol.10. No. 01

"Le miracle des coeurs" La production d'un lien socioreligieux chez les pélerins de Lourdes

Laurent Amiotte-Suchet
Docteur en Sociologie - A.T.E.R. à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes

« Le miracle des cœurs »

La production d’un lien socioreligieux chez les pèlerins de Lourdes

Cet article prend pour objet un groupe particulier de pèlerins catholique français membres d’une association dénommée : l’Hospitalité franc-comtoise de Notre-Dame de Lourdes1. Cette association, qui a vu officiellement le jour en 19352, rassemble en son sein des pèlerins catholiques ayant choisi d’accompagner bénévolement des malades et personnes âgées3 en pèlerinage à Lourdes. Ces accompagnateurs, que l’on nomme hospitalières et brancardiers4, assurent donc chaque année en mai et en août (durant une semaine) la prise en charge d’un groupe de malades ; de la montée dans le train en gare de Besançon à tous les déplacements sur les sanctuaires de Lourdes en passant par les soins quotidiens (repas, toilettes, traitements médicaux), les soirées de prières et les achats de souvenirs et cela jusqu’au retour une semaine plus tard en Franche-Comté. En 2004, quand prenaient fin nos investigations ethnographiques, l’Hospitalité comptait 743 membres et avait assuré la prise en charge pour l’année 2004 de 358 malades5. Nous avons participé entre 2000 et 2004 à toutes les activités de l’Hospitalité en tant que brancardier bénévole. Nous prendrons ainsi cette association pour objet, l’envisageant comme un groupe en constante construction cherchant à faire communauté par le biais de pratiques collectives et de circulation d’énoncés.

Rappelons tout de même que Lourdes (Hautes-pyrénées) est un des plus importants lieux de pèlerinage catholique dans le monde, accueillant chaque année près de six millions de visiteurs.


1 Pour simplifier, nous utiliserons le terme l’Hospitalité pour désigner cette association tout au long de cet article.
2 Dès 1888-1889, un groupe de religieuses hospitalières et de pèlerins brancardiers commence à prendre en charge les malades dans les pèlerinages franc-comtois. Des équipes sont constituées et des responsables sont spécifiquement désignés à partir de 1909. Mais il faut attendre le 30 août 1935 pour que le cardinal Binet érige en la basilique Saint- Ferjeux de Besançon la confrérie de l’Hospitalité de Notre-Dame de Lourdes, rattachée à l’archiconfrérie des sanctuaires de Lourdes. Pierre Vieille Cessay, désigné par l’archevêque, devient alors le premier président de l’Hospitalité, qui dépose ses statuts d’association loi 1901 en préfecture et qui commence à se structurer, se dotant d’un engagement écrit rédigé par chacun de ses membres, d’un règlement intérieur et d’un uniforme marquant l’appartenance à la confrérie (Thiébaud, 1995).
3 Très régulièrement, la formule « malades et personnes âgées » est utilisée par les responsables de l’association afin de ne pas heurter la sensibilité de personnes qui, tout en étant âgées, ne souhaitent pas être associées aux malades. Notre propos étant d’abord scientifique, nous nous permettrons ici de faire exception à ce principe de politesse. Ainsi, nous désignerons par « les malades » toutes les personnes prises en charge sur les sanctuaires par les hospitalières et les brancardiers de l’Hospitalité.
4 Ce sont à l’origine des religieuses hospitalières qui prenaient en charge les malades, aidées par des brancardiers nommés ainsi parce qu’ils déplaçaient les malades sur des brancards à l’aide de bretelles de sangles.
5 Chiffres au 1er janvier 2005 fournis par les responsables de l’Hospitalité.

C’est durant l’année 1858 que la jeune Bernadette Soubirous, alors âgée de quatorze ans et de condition modeste, déclara avoir vu une « demoiselle » lui apparaître à dix-huit reprises dans la grotte de Massabielle, un renfoncement rocheux du mont des Espélugues au bord de la rive gauche du Gave à proximité du village de Lourdes. L’apparition, progressivement identifiée comme étant l’Immaculée Conception, attirera une foule de plus en plus nombreuse à Lourdes. Une source d’eau, mise à jour par Bernadette sur les indications de l’apparition et vite réputée miraculeuse, contribua à faire considérablement grandir la réputation thaumaturgique du lieu. Le 18 janvier 1862, après trois ans d’enquête, l’évêque de Tarbes Monseigneur Laurence déclara le Mandement reconnaissant l’authenticité des apparitions6. L’institution ecclésiale va alors prendre en charge la roche de Massabielle pour y bâtir des sanctuaires colossaux et y développer toute l’infrastructure nécessaire à l’accueil des milliers de pèlerins. La grotte et sa source d’eau seront ainsi aménagées pour répondre à la demande croissante des fidèles. Des piscines alimentées par l’eau de la grotte seront bâties afin que tous ceux qui souffrent puissent s’y baigner. Une immense esplanade sera aménagée au pied des grandes basiliques bâties sur le rocher pour permettre la mise en place de processions massives. Alors que Bernadette Soubirous quitte Lourdes en 1864 pour ne plus jamais y revenir7, les trains de pèlerinage affluent dans cette petite ville des Hautes-Pyrénées dont le destin bascule irrémédiablement8.

 

1) L’Hospitalité : un collectif de catholiques engagés

Sur la base de la passation d’un questionnaire en novembre 20039, l’Hospitalité franccomtoise de Notre-Dame de Lourdes apparaît majoritairement féminine10, marquée par une moyenne d’âge élevée11 et les origines clairement rurales de ses membres. Nos informateurs, généralement peu qualifiés, oscillent entre l’agriculture, l’artisanat, le commerce et le monde ouvrier12, pour des origines socioprofessionnelles largement marquées par le monde agricole13. Sans surprise, nos informateurs se déclarent catholiques pratiquants à 93%, tout comme l’étaient leurs parents qui se sont d’ailleurs souvent déjà rendus en pèlerinage à Lourdes14. Mais ce qui semble marquer avec force le profil-type du membre de l’Hospitalité et le distinguer ainsi d’autres ruraux catholiques franc-comtois, c’est sa situation de fidèle pratiquant activement investi dans sa paroisse par le biais de diverses activités : animation liturgique, chorale, conseil pastoral et paroissial, catéchisme, aumônerie, Service Évangélique des Malades, entretien de l’église, etc.15


6 La conclusion de la commission d’enquête se basa sur la santé mentale de Bernadette et la sincérité de son témoignage, sur les sept cas de guérisons officiellement reconnues comme miraculeuses et sur l’impressionnante dévotion qui se déployait sans interruption sur le site depuis les événements.
7 Elle deviendra religieuse au couvent de la Congrégation des sœurs de la Charité de Nevers et y demeurera jusqu’à son décès en 1879. Bernadette Soubirous sera béatifiée en 1925 et canonisée par le pape Pie XI en 1933.
8 Sur l’histoire des apparitions de Lourdes, les travaux de René Laurentin (1961) et de Ruth Harris (2001) constituent sans aucun doute des références indispensables en la matière.
9 Nous avons distribué 320 questionnaires aux membres de l’association lors d’une assemblée générale en 2003. À notre grande surprise, ils furent 188 à jouer le jeu en renvoyant rapidement le questionnaire à notre domicile, parfois même accompagné d’une lettre amicale d’encouragement.
10 La proportion hommes/femmes est de 60/40, ce qui demeure néanmoins plus équilibré que dans tous les autres collectifs présents sur les sanctuaires de Lourdes. En effet, la dévotion mariale est généralement féminine à plus de 70%. Mais à l’Hospitalité, la nécessité d’un groupe important de brancardiers contribue à maintenir un relatif équilibre. La proportion féminine est d’ailleurs beaucoup plus marquée si l’on ne prend en compte que les malades.
11 La moyenne d’âge des hospitaliers(ères) est de 63 ans.


Sur la base de ces quelques données statistiques, l’Hospitalité apparaît donc comme un groupe plutôt homogène du point du vue socioreligieux. On peut donc aisément rapporter ce profiltype du retraité rural catholique pratiquant avec la situation du catholicisme en modernité, telle qu’elle est analysée par les sociologues des religions dans les dernières décennies du XX° siècle. Comme le note fort justement Martine Cohen, « les catholiques engagés eux-mêmes se perçoivent [aujourd’hui] comme "différents" au sein d’une société globale largement déchristianisée, hostile ou indifférente » (Cohen, 1991 : 55-56). Dans la lignée des travaux de Danièle Hervieu-Léger, la sociologie des religions en France a en effet très largement pris acte de l’effondrement de la « civilisation paroissiale »16 pour déployer une multitude de travaux traitant des recompositions du croire en modernité en partant du constat flagrant de la « dérégulation institutionnelle du religieux » (Hervieu-Léger, 1999) ; c’est-à-dire de la perte d’emprise et de légitimité des institutions religieuses en Occident :

« Ce qui est mis en cause aujourd’hui c’est la possibilité que puisse s’imposer socialement un dispositif d’autorité qui, en se portant garant de la vérité d’un croire quelconque, serait fondé à contrôler exclusivement les énonciations (en triant les locuteurs admis), aussi bien que les énonciateurs (en sélectionnant, en homogénéisant les contenus autorisés) de ce croire » (Hervieu-Léger, 1993 : 472).

« On découvre que la figure du pratiquant tend elle-même à changer de sens : en même temps qu’elle prend ses distances par rapport à la notion d’« obligation » fixée par l’institution, elle se réorganise en termes d’« impératifs intérieur », de « besoin » et de « choix personnels » » (Hervieu-Léger, 1999 : 95).


12 Agriculteur : 18,6% ; Artisan, commerçant : 12,8% ; Employé : 28,2% ; Ouvrier, technicien : 12,8% (avec un taux de non réponse de 12,8%).
13 Les sondés seraient en effet nés de parents agriculteurs à plus de 45%.
14 Ils furent 63% à déclarer que leurs parents s’étaient déjà rendus en pèlerinage à Lourdes.
15 66% des sondés ont en effet déclaré participer à l’une ou l’autre de ces activités paroissiales.
16 En référence aux travaux de Gabriel Le Bras (1955-1956).


Les membres de l’Hospitalité entretiennent d’ailleurs une relation plutôt distanciée vis-à-vis de l’institution catholique. Même si cette prise de distance n’apparaît jamais durant les énonciations publiques, elle surgit inévitablement dès que le collectif se disperse et que le poids de l’institution se relâche : dans les wagons du train, dans les dortoirs des brancardiers, dans les chambres des malades, durant les promenades sur les sanctuaires, lors des entretiens avec le chercheur. Durant ces moments qui font incontestablement partie de l’expérience pèlerine, les discussions s’animent vite et l’institution catholique devient pour un temps le thème central de leurs réflexions. Dans les dortoirs, où nous partagions la vie des brancardiers, les débats sont incessants. Qu’il s’agisse des prêtres et séminaristes en soutane ou de ceux qui "poussent" jusqu’à porter short et baskets, qu’il soit question d’une Église autrefois terrorisante et aujourd’hui à l’agonie, que l’on s’interroge sur la chute des vocations ou l’étrangeté de ceux qui choisissent aujourd’hui d’entrer au séminaire, que l’on débatte sur les emplois du temps trop chargés des prêtres ou sur leur tendance à entrer dans la routinisation de leur fonction et à accélérer la fin annoncée de l’Église, c’est toujours l’institution ecclésiale et son autorité qui se trouvent soumises à la critique ou regrettées. Entre « tradition » et « modernité », les membres de l’Hospitalité, comme tous les catholiques engagés dans les paroisses françaises, vivent au jour le jour les tensions propres aux recompositions du croire en modernité. Oscillant sans cesse entre attachement et critique vis-à-vis de l’Église, ils évoquent tantôt la ferveur rassurante d’une Église auparavant plus rassemblante, tantôt les excès endoctrinants d’une Église hier trop dominante ; tantôt la simplification rituelle bénéfique d’une religiosité aujourd’hui plus « profonde » et intériorisée, tantôt la perte d’emprise inquiétante d’une institution maintenant trop banalisée.

Mais pour les membres de l’Hospitalité, le pèlerinage de Lourdes n’est pas une simple étape de leur année liturgique. Moment d’exception dans l’existence ordinaire, le pèlerinage est conçu comme un espace-temps parallèle qui marque une rupture forte avec le quotidien paroissial. D’une part parce que le pèlerinage de Lourdes constitue un espace-temps d’affirmation de la ferveur catholique qui tranche avec le sentiment de marginalisation vécu par les catholiques engagés dans leurs propres paroisses. Et d’autre part parce que les dispositifs cultuels du pèlerinage confrontent ces francs-comtois à une religiosité bien différente de celle qui se déploie habituellement en paroisse. Par la manière dont ils qualifient l’expérience pèlerine, les membres de l’Hospitalité s’attachent à signifier que le pèlerinage constitue un espace-temps extra-ordinaire, durant lequel le poids de la vie quotidienne est pour ainsi dire laissé en consigne sur le quai de la gare17. Moment de requalification de la foi catholique, le pèlerinage est d’abord présenté comme un temps d’expérimentation de la présence mariale permettant la redécouverte d’une « foi authentique » et, de fait, une certaine prise de distance avec le ritualisme ultra-médiatisé de la religiosité paroissiale ordinaire18.


17 « J’ai l’impression que quand j’y vais, je vis ailleurs. On ne pense pas à soi, on ne pense qu’aux malades, on n’a pas le temps de penser à soi. Vous êtes au courant, hein ! Et puis ça me fait du bien. Je sens que je sers à quelque chose. […] Moi, ça me fait beaucoup de bien. Je me sens à l’aise, je pense plus à moi, on est ailleurs ! » (Irène, 70 ans)

2) La construction du lien : délimitation des frontières et collectivisation des expériences individuelles

Être hospitalière et brancardier, c’est d’abord choisir de s’investir dans le pèlerinage de Lourdes « au service des malades ». Mais cette relation d’entraide se trouve vite englobée dans une signification plus large cherchant systématiquement à brouiller la frontière entre malades et accompagnants. La première opération collective de mise en sens, le premier discours que chacun s’attachera à apprendre et à ré-énoncer constamment, consistera ainsi à relativiser la distinction entre malades et accompagnants jugée contraire à « l’esprit du pèlerinage »19. Ainsi, un leitmotiv se développe et s’impose : « nous sommes tous malades ». Le temps du pèlerinage devient alors propice à l’énonciation des douleurs personnelles et le malheur de chacun, objectivé à maintes reprises dans le cadre des dispositifs cultuels, devient la raison collective de cet investissement fort dans le temps du pèlerinage. Problèmes de couple, solitude, maladie, perte d’un enfant, inquiétude pour un fils, attente d’un renouvellement,… constituent autant de "raisons" mentionnées par les hospitalières et les brancardiers pour donner sens à leur engagement. Leur démarche s’énonce ainsi comme une thérapie visant à reconstruire et dépasser les éléments problématiques de leur biographie. Les membres de l’Hospitalité s’attachent donc autant à s’identifier aux malades qu’à s’en distancier de manière à donner doublement sens à leur engagement. Qu’il s’agisse de venir jusqu’à Lourdes pour remercier la Vierge Marie ou pour lui demander assistance, le travail collectif qu’ils assurent tous auprès des malades devient acte de dévotion et prend pleinement sens dans leur démarche personnelle.


 18 « Moi, ça m’a renforcé ma foi, plus que d’aller dans un autre lieu, plus que d’aller à la messe tous les dimanches. Mes parents m’avaient emmené à la messe tous les dimanches mais là-bas [à Lourdes], ça a été un peu le détonateur. Ce que j’y ai vécu, c’est quelque chose que je n’ai ressenti que là. Je ne l’ai encore jamais ressenti ailleurs. […] C’est une impression de bien-être, d’être heureux ensemble. En fait, c’est indéfinissable ! » (Estelle, 22 ans).
19 « Primitivement, le thème 2005 s’intitulait : « Les malades et ceux qui les servent ». Ce titre a été abandonné, car un groupe de pèlerins n’est pas divisé en deux blocs homogènes : les malades, d’une part ; ceux qui les servent, d’autre part. La plupart des personnes qui viennent à Lourdes, surtout en dehors des pèlerinages organisés, n’entrent dans aucune de ces deux catégories. Par ailleurs, ceux qui servent peuvent être aussi, sous quelque aspect, des souffrants. Ceux qui accompagnent un malade, physique ou mental, sont, eux aussi, à la peine. Il a donc paru bon de changer légèrement le point de vue et de reprendre les paroles mêmes du Christ : « Venez à moi, vous tous qui peinez » (Matthieu 11, 28) » (Sanctuaires Notre-Dame de Lourdes. Lourdes 2005. Site internet des sanctuaires Notre-Dame de Lourdes. www.lourdes-france.org/ [page consultée le 25 janvier 2005]).


2.1. Entre touristes et bretelles de cuir

L’énoncé selon lequel les hospitalières et les brancardiers reçoivent plus en retour de la part des malades que ce qu’ils leur ont donné est un autre leitmotiv ; omniprésent tout au long du pèlerinage, dans les témoignages, les homélies, les prières et les conversations20. L’idée que chacun vivra une semaine intense sur le plan spirituelle, qu’il ressentira la présence mariale sur les lieux et qu’il reviendra transformé de cette expérience pèlerine est plus qu’une évidence posée au départ : c’est un discours obligatoire. Chacun doit l’apprendre et le reprendre, chaque jour, à chaque occasion d’échange21. Ces affirmations circulantes participent de l’apprentissage du nouveau venu. Elles lui fournissent un cadre d’énonciation particulier et des conclusions pour traduire en mot l’expérience ineffable du pèlerinage. À travers tous ces discours en circulation incessante, c’est le groupe qui se construit, ruinant la frontière malades/accompagnants pour énoncer que l’Hospitalité est, de part son organisation et l’état d’esprit qui anime ses membres, « une grande famille » capable de porter collectivement ses peines au pied de Notre-Dame.

Mais pour se construire comme un collectif spécifique, l’Hospitalité doit aussi se distinguer d’autres groupes qui, selon elle, sont moins à même d’assurer la réussite collective du pèlerinage. Comme tout collectif, l’Hospitalité se construit en s’opposant. Il faut en effet désigner qui sont les autres, ceux qui ne sont « pas comme nous », pour mieux être capable de définir qui nous sommes et où se situe notre spécificité. Ainsi, le temps du pèlerinage est toujours l’occasion d’énoncer un point de vue critique : les pèlerinages de l’Ordre de Malte22 sont jugés trop militaires dans leur fonctionnement, les pèlerinages italiens sont régulièrement désignés comme incapable d’observer un silence respectueux devant la grotte, le pèlerinage polio23 mettrait trop fortement l’accent sur une relation interindividuelle entre le malade et son accompagnateur désigné, etc.


20 « … et puis quand je suis rentrée, et bien je me suis rendue compte que c’est moi qu’avait reçu, que ce que j’avais donné, ben je l’avais reçu au centuple ! Parce qu’on vit des moments… […] Mais quand vous y serez allé une fois, vous comprendrez, tout ce que je vous dis pas, vous le comprendrez tout seul » (Colette, 83 ans).
21 Le lundi 07 mai 2001, alors que pour notre second pèlerinage nous nous affairions sur le quai de la gare pour assister les malades montant dans le train, une religieuse nous a interpellé. Elle parlait avec plusieurs personnes d’une quarantaine d’années venues accompagner leur grand-mère sur le quai. Nous ne nous étions jamais parlé auparavant mais notre visage lui était familier. Elle nous fit alors signe de nous approcher et déclara brutalement : « Vous voyez ce jeune ? L’année dernière, il disait : « oh, c’est dur, c’est fatigant, j’en ai assez ! ». Et puis regardez, le revoilà, il a envie de repartir, il a trouvé quelque chose là-bas. C’est quand même formidable, vous ne trouvez pas ? » Si une chose est sûre, c’est bien que nous ne nous étions jamais plaint de la sorte, et sûrement pas devant cette religieuse que nous connaissions à peine. Pourtant, nous avons logiquement dû nous plier aux règles de ce petit théâtre d’improvisation en répondant par l’affirmative et en confirmant à ces personnes notre immense plaisir à renouveler notre engagement au sein de l’Hospitalité. Dans ce travail de la prise en charge des nouveaux venus, cette religieuse cherchait ainsi à nous imposer un rôle : celui du brancardier novice qui, malgré la dimension épuisante du service auprès des malades, parvient à découvrir les bienfaits du dévouement dans l’expérimentation intime de la présence mariale.
22 Le Pèlerinage de l’ordre souverain, militaire et hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte (ou Ordre de Malte) a lieu chaque année en mai. En 2003, il a rassemblé 4 000 pèlerins dont 1 000 malades (venant d’Irlande, d’Autriche, de Pologne, des États-Unis,…). Les brancardiers portent une tenue militaire (treillis, béret) et les hospitalières de longues capes noires marquées de la croix rouge de leur ordre.


Mais les premiers visés sont d’abord les simples pèlerins, ceux qui se rendent en pèlerinage à Lourdes à titre personnel sans s’investir dans un pèlerinage de malades. Leur démarche est régulièrement désignée comme peu enrichissante sur le plan spirituel, sans « lien de famille », voire clairement égocentrique. Quand, lorsque nous envisagions de nous rendre en pèlerinage à Lourdes, nous avons rencontré le président de l’Hospitalité pour lui faire part de nos intentions, il s’attacha immédiatement à nous mettre en garde vis-à-vis de la pauvreté de l’expérience du simple pèlerin pour un travail d’observation ethnographique :

« Avec le train blanc [qui emmène les malades et les membres de l’Hospitalité], parallèlement, vous avez un train qui emmène les pèlerins. Alors les pèlerins, ce sont des gens qui vont à Lourdes sans s’occuper des malades, mais qui vont pour leur spiritualité, pour aller en pèlerinage quoi ! […] Vous savez, il y a le train blanc et le train rose. Dans le nôtre, [le blanc], vous allez tout vivre ! Le train rose [celui des Pèlerinages Diocésains], c’est un train qui descend des pèlerins et puis qui les remonte. Mais dans le train blanc, vous allez tout vivre, et puis je crois que c’est ce que vous recherchez ? »

Il est aisé de ressentir ici la critique vis-à-vis d’une attitude jugée ritualiste (« pour aller en pèlerinage quoi ! ») permettant de mieux mettre en évidence la profondeur de l’expérience de l’hospitalier (« dans le nôtre, vous allez tout vivre ! »). Se rendre sur les sanctuaires de Lourdes sans les malades devient ainsi une pratique que le nouveau venu va apprendre à considérer comme trop égoïste pour permettre une véritable rencontre avec l’entité invisible qui imprègne ces lieux.

Mais ce contre-exemple du simple pèlerin est également combiné avec un autre "repoussoir" qui se situe aux antipodes de la démarche égocentrique : c’est celui des « bretelles de cuir » qui, par excès de responsabilités se trouvent coupés de toute possibilité de relations interpersonnelles. Ceux que l’on nomme « les brettelles de cuir » sont des brancardiers de toutes nationalités ayant choisi de se mettre bénévolement pour un temps au service des sanctuaires dans le cadre de l’Hospitalité de Notre-Dame de Lourdes ; l’archiconfrérie qui chapeaute toutes les hospitalités diocésaines. Ces brancardiers ont donc pour tâche de surveiller le bon déroulement des différents pèlerinages qui se chevauchent sur le site et ont, de ce fait, autorité sur les responsables des hospitalités diocésaines comme sur ceux de tous les pèlerinages.


23 Le Pèlerinage International des Polios et Handicapés moteurs ou respiratoire (dit Pèlépolios) a été fondé en 1963 par le Dr Cattenoz pour les personnes handicapées. Il a lieu tous les cinq ans. Chaque handicapé est attaché à une personne valide (« tandem »). Ce pèlerinage concerne aujourd’hui une vingtaine de pays et, du 10 au 15 juillet 2002, il a rassemblé 2 500 personnes (www.pelepolios.org).

Cette "police des polices" intervient partout sur le site : lors des grands offices à la basilique souterraine, lors des différentes processions quotidiennes, à la grotte, aux piscines, etc. Pour marquer leur statut particulier, ils portent des bretelles faites de cuir à la différence des autres brancardiers qui portent eux des brettelles de sangles. Gérant les mouvements de masse, les « bretelles de cuir » n’entretiennent ainsi que peu de relations intimes avec les malades et se contentent la plupart du temps d’intervenir de manière autoritaire pour faire respecter l’ordre de passage à la grotte, faire retarder le départ d’une procession ou faire asseoir en silence un groupe de pèlerins à la basilique. De ce fait, les hospitalières et les brancardiers de l’Hospitalité franc-comtoise entretiennent des relations souvent conflictuelles avec eux, estimant que ces « brettelles de cuir » cèdent trop souvent à un autoritarisme procédurier et ne peuvent comprendre, du fait de leur fonction, « toute la profondeur de l’expérience pèlerine » offerte par les hospitalités diocésaines.

2.2. Expérimenter et mettre en sens

En délimitant ainsi ses frontières, l’Hospitalité se définit donc comme un collectif original ayant réussi à trouver le juste milieu entre l’absence et l’excès de responsabilités. Mais pour faire communauté, il lui faut effectuer un travail sur elle-même assurant une certaine homogénéité du groupe afin que les motivations plus ou moins hétérogènes de ses membres s’énoncent en un projet collectif. Tout commence donc par une exigence de participation inflexible à l’ensemble du programme cultuel. De la photographie collective prise le premier jour devant la basilique Notre- Dame du Rosaire à la cérémonie d’envoi à l’église Sainte Bernadette avant de remonter dans le train, tout un programme liturgique attend les malades et ceux qui les accompagnent. C’est donc presque toujours en groupe que les membres de l’Hospitalité se rendent à la grotte, aux piscines, aux offices et aux processions. Loin d’une pratique dévotionnelle individuelle, le collectif se façonne et se stabilise ainsi autour des gestes et d’énonciations visant à faire de l’objectif même de toute démarche dévotionnelle – entrer en relation avec l’entité divine convoquée – un objectif garanti par la collectivisation des expériences individuelles et l’harmonisation de leur énonciation autour d’un sens partagé. Car vivre la semaine de pèlerinage ensemble ne suffit pas à construire le collectif. Il convient en effet qu’un sentiment d’unité se développe et se répande pour parvenir à construire durablement le « nous » indispensable à la communalisation de l’expérience pèlerine.

Dès le départ pour Lourdes, les membres de l’Hospitalité, malades ou bien-portants, sont tous porteurs d’un espoir de mieux-être. Ce temps annuel du pèlerinage constitue pour eux l’occasion de mettre en place une relation contractuelle avec « celle qui habite ces lieux ». Mais pour cela, il faut s’engager, s’investir, expérimenter. Face à la souffrance de chacun, le pèlerinage se présente comme un "remède" possible. Mais, loin de rechercher le miracle spectaculaire, nos informateurs s’attachent à construire le temps du pèlerinage comme un espace donner à chacun pour exorciser son mal en mutualisant publiquement ses peines. Le coup de sifflet qui retentit sur le quai de la gare de Besançon marque ainsi le début d’une circulation incessante d’énoncés et de confidences. Par les dispositifs déployés, chacun se trouvera inévitablement en situation de témoigner de pourquoi il venu jusqu’à Lourdes, de ce qu’il attend du pèlerinage ou de ce qu’il a retenu de ses années d’expérience. Dans les chambres collectives, en parallèle des dispositifs rituels, les conversations s’enchaînent sans interruption : on se confie mutuellement son histoire, on témoigne de l’effet bénéfique du pèlerinage de l’an passé, on raconte l’histoire touchante d’un autre qui n’est plus parmi nous aujourd’hui, on encourage le nouveau venu à faire l’expérience des piscines, on décide d’adresser ensemble une prière à la Vierge pour la réussite collective du pèlerinage. C’est en réalisant ensemble les mêmes gestes rituels tout en collectivisant leurs histoires personnelles que les membres de l’Hospitalité s’attachent à faire communauté. Mais ce travail de collectivisation des expériences individuelles demeurerait insuffisant s’il n’était pas traversé par une certaine homogénéisation progressive des énoncés.

La cérémonie d’envoi, qui se déroule traditionnellement le dernier jour du pèlerinage et précède de quelques heures le départ pour la Franche-Comté, constitue un temps de conclusion visant à fournir à chacun l’énoncé-type du « miracle des cœurs » nécessaire pour traduire en mots la spécificité de l’expérience pèlerine que souhaite mettre en avant les responsables de l’Hospitalité (prêtres et laïcs) et, avec eux, ceux qui gèrent tout au long de l’année les sanctuaires de Lourdes. Pour assurer la réussite de cette opération de reformulation, des dizaines d’exemples pourraient ici être listés. Des plus collectifs24 au plus interindividuels25, tous à leur manière participent d’un travail incessant de prise en charge et de mise en sens des expériences individuelles. Face à la diversité des formes prises par ce travail du collectif sur lui-même, trois thématiques complémentaires peuvent être dégagées :

  1. démagification des pratiques dévotionnelles,
  2. désingularisation des plaintes,
  3. recentration christique26.

24 Comme les homélies des aumôniers, les discours du président de l’Hospitalité, les productions de Lourdes magasine, les témoignages publics des malades et des hospitaliers(ères) lors des offices, etc.
25 Comme les conversations entre membres chevronnés et novices, les relations entre les chefs d’équipe et leurs brancardiers, les discours des religieuses dans les chambres des malades, les échanges d’expérience après le passage à la grotte ou aux piscines, etc.

Si l’on se concentre en effet sur un certain « discours autorisé » produit par les responsables des sanctuaires et relayé par les productions écrites27 et les responsables des différents pèlerinages de malades, il est aisé de repérer qu’un effort constant est déployé pour encourager les pèlerins à concevoir leur relation avec l’eau de la grotte avant tout comme un « ressourcement spirituel », pour centrer leur démarche et leurs prières sur les autres et « l’avènement de l’Église » et pour garder à l’esprit que si la Vierge Marie s’est manifestée en ces lieux, c’est d’abord pour les rapprocher du Christ et non d’elle-même. La disparition des cannes de la grotte28, la construction des témoignages des miraculés29 ou la création récente du « chemin de l’eau »30 constitue ainsi, pour nous, des exemples parmi d’autres de l’important travail réalisé par ceux qui ont la charge de l’avenir des sanctuaires pour inscrire la dévotion mariale sur les chemins de la modernité. En rappelant sans cesse que l’eau de Lourdes, malgré les miracles de guérisons officiellement reconnus, ne saurait avoir en elle-même une efficacité thérapeutique et que la démarche du pèlerin ne doit en aucun cas être orientée par l’espoir de guérison, l’Église s’attache donc à démagifier les pratiques dévotionnelles. En apprenant aux pèlerins à ne pas formuler des prières pour eux-mêmes mais à prier ensemble pour les autres, l’Église s’attache également à désingulariser les plaintes. En insistant sur la primauté essentielle du Christ sur la figure de la Vierge Marie, l’Église s’attache enfin à recentrer les pratiques dévotionnelles vers le Dieu trinitaire. Cet apprentissage des énonciations, qui s’opère d’abord par les productions écrites qui circulent au sein des pèlerinages, est particulièrement bien relayé par les responsables de l’Hospitalité qui reçoivent de la part des sanctuaires directives et conseils31.


26 Sur ces trois thématiques, nous renvoyons le lecteur à l’excellent travail d’Elisabeth Claverie (2003).
27 Notamment le site internet des sanctuaires (www.lourdes-france.org) et la revue Lourdes magasine où l’évêque de Tarbes et de Lourdes, le recteur des sanctuaires et le président du bureau des constations médicales s’expriment régulièrement pour requalifier la démarche pèlerine sur les sanctuaires.
28 Jusque dans les années 50, un câble d’acier sur lequel était suspendu des centaines de cannes et de béquilles surplombait la grotte de Massabielle, évoquant ainsi les milliers de guérisons obtenues par les pèlerins depuis 1858. Depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, câbles et béquilles ont progressivement disparu du décor.
29 Depuis 1858, des milliers de personnes se sont déclarées guéries après avoir invoquées Notre-Dame de Lourdes sur les sanctuaires (le plus souvent après avoir eu une relation avec l’eau de la source, soit en ingestion, soit en ablution ou en bain). Mais l’Église, de plus en plus prudente et procédurière pour traiter de la question des guérisons miraculeuses (en particulier à partir du XIX° siècle), n’a reconnue officiellement que 67 cas de guérisons miraculeuses directement liés à l’invocation de Notre-Dame de Lourdes. Il est particulièrement intéressant de se pencher sur les productions écrites qui vont soutenir les cas de guérison authentifiés. Des comptes-rendus des différentes commissions aux interviews du miraculé, c’est toute une rhétorique qui va se mettre en place afin de transformer cette grâce individuelle en un signe pour toute l’Église. Ainsi, en mettant à distance toute notion de mérite et en exemplarisant la foi sincère du miraculé et le chrétien né de nouveau qu’il devenu par sa guérison, l’Église s’attache à faire du miraculé un « ardent témoin de l’Évangile » (cf. « La prodigieuse guérison de Jean-Pierre BELY », Lourdes Magazine, n° 81 (mai 1999), p.14).
30 En 2002, à l’occasion d’un thème pastoral centré sur l’eau de la source, le « chemin de l’eau » a été aménagé face à la grotte des apparitions. Il s’agit de neuf fontaines d’aluminium longeant la rive droite du Gave. Toutes sont alimentées par l’eau de la grotte, comme le sont les fontaines de la grotte et les piscines. Chaque fontaine de ce chemin porte le nom d’un point d’eau biblique (lac, puit, source) ainsi qu’un nom se référant à Notre-Dame. Ce « chemin de l’eau » vise autant à limiter la concentration de la foule aux fontaines côté grotte qu’à insister sur une relation plus métaphorique avec l’eau de Lourdes tout en contrebalançant la figure mariale par celle du Christ traversant les Écritures.

Une rhétorique se met donc en place dans les productions écrites, comme on peut le voir dans cet extrait d’un manuel de pèlerin franc-comtois où il est aisé de percevoir l’effort constant visant à ramener la figure du Christ sauveur au premier plan tout en mettant de côté la guérison physique au profit d’une « purification du cœur ».

« Et dans les trois sanctuaires qui s’élèvent maintenant sur le site de Massabielle, les ex-voto multipliés clament le merci de tous ceux que cette eau a soulagés, de tous ceux aussi que cette eau a conduits à la purification du cœur. […] N’oubliez pas que la Vierge nous appelle à Lourdes avant tout pour nous purifier intérieurement, nous laver de nos péchés, nous ramener à Dieu et nous assurer dans une âme régénérée par la pénitence « la grâce de son fils », source d’eau jaillissante jusqu’à la vie éternelle » (Besançon à Lourdes, Manuel du pèlerin. 1970. Paris/Bourges. Tardy, p. 36).

Et puis le soir, quand une dense journée s’achève, débutent les prières en salle. Il s’agit de réunions de prières organisées dans les couloirs des accueils où sont hébergés les malades. Ces dispositifs au sein desquels les prêtres sont particulièrement effacés et où le temps est laissé à chacun pour formuler publiquement ses plaintes, sont extrêmement intéressants pour l’observateur. Au-delà de cet aspect de confidences collectives qui participe incontestablement de la construction du sentiment communautaire, nous nous arrêterons particulièrement ici sur le travail de reformulation des plaintes exercé par les animatrices (religieuses ou laïcs) de ces réunions. Ces dernières, si elles laissent l’occasion à chacun de prendre la parole pour prier, témoigner ou implorer, n’hésitent pas à reformuler les paroles énoncées lorsque ces dernières sortent en quelque sorte du cadre des énoncés acceptables, ou du moins attendus. Lorsque le vendredi 23 mai 2003, lors de la prière en salle, une malade avait à cœur de nous inviter à redoubler de prières pour tenter de sauver la vie d’un jeune garçon, la religieuse ayant en charge l’animation de la soirée, gênée par cet énoncé trop directement contractuel, s’attacha à reformuler la demande de prière pour un enfant à l’agonie en une demande de prière pour des parents dans la peine :

  • La malade : « Il y a dans mon village, une famille, qui a perdu un enfant il y a deux ans. Et leur autre petit, qui a 13 ans, a un cancer. Il est à l’hôpital pour essayer le dernier traitement de choc ! Il est opéré dans la tête d’un cancer, une tumeur qui est descendue dans la colonne vertébrale. Alors sœur Béatrice m’a fait un courrier pour les prêtres de l’Hospitalité. La famille a demandé qu’on prie, qu’on essaye. On a déjà mis un cierge. Ils ont demandé qu’on fasse une prière en espérant vraiment un miracle. Le petit, je vous jure, est maigre comme ça ! Et la maman est dans un
    état… »
  • La religieuse : « D’accord, merci… »
  • La malade : « … le petit est mort dans son village, il pêchait, il est tombé de la barque, il est tombé à l’eau. Mais il n’était pas noyé, il est mort un mois après. Vous imaginez les parents ! »
  • La religieuse : « D’accord, on prie pour les parents, allez on y va ! »

31 « Bien sûr ! On [les responsables des sanctuaires] nous donne des bouquins et des conférences. On nous donne des directives. On nous a demandé par exemple de dire dans nos pèlerinages : « N’emmenez pas des bidons et des bidons ! » […] Alors ils nous ont demandé, j’ai toujours relevé ce terme de « fétichisme », que les gens soient raisonnables, qu’ils ramènent une bouteille pour une vieille dame malade qui est contente de boire de l’eau, d’accord. Elle le fait avec sa foi, bon c’est bien, il faut la laisser faire ça. Sa démarche… si ça lui fait un tout petit peu de bien, alors il faut la laisser faire » (le président de l’Hospitalité).

Ce type de scène où des conceptions différentes de la démarche pèlerine se croisent et s’opposent est courant. Mais par ce travail de requalification, une homogénéisation relative des énoncés s’opère. Qu’il s’agisse de recentrer la démarche pèlerine autour du Christ-sauveur, de démagifier la relation entretenue avec l’eau de la grotte ou de désingulariser des plaintes égocentrées, c’est bien toujours un même travail qui s’exerce : faire basculer les aspirations de départ inscrites dans une démarche individuelle en direction d’une Vierge guérissante vers l’aspiration collective d’une reconversion orientée par la redécouverte d’un couple Christ-Vierge aux vertus consolantes, apaisantes et encourageantes. Ainsi, le souci jugé égoïste d’une éventuelle possibilité d’amélioration immédiate du quotidien (bonheur, santé, réussite, etc.) grâce à l’investissement dans le pèlerinage s’évanouit peu à peu. Il quitte chaque jour un peu plus l’univers des possibles. Sans disparaître totalement des espoirs des fidèles, il devient de moins en moins énonçable et, de ce fait, de moins en moins énoncé. Le « miracle de Lourdes » se reformule pour mieux se jouer ailleurs : c’est le « miracle des cœurs ». Les nouveaux énoncés affirment que ceux qui souffraient ne souffrent plus, ou du moins souffrent moins. Non pas parce que leur état de santé s’est amélioré ou parce que les drames de leur vie ont trouvé une résolution grâce à une intervention divine, mais parce qu’ils ne portent plus le même regard sur leur condition. Les énoncés changent et, par là, les perceptions individuelles. La fatalité de « la vie » est toujours douloureusement là mais, dans l’énonciation qui en est faite, elle semble bien changer de statut. Le sentiment d’injustice et l’insupportabilité des conditions d’existence (liés à la maladie ou au malheur) cèdent progressivement la place à une formulation nouvelle. Chacun est encouragé à formuler désormais qu’il souhaite accepter son malheur individuel et regarder au-delà.

« Dans ce contact, avec Notre Dame et avec le Seigneur, qui est « avec elle », ils [les malades en particulier] ressentent à la Grotte, parfois sans clairement le formuler à euxmêmes, ce bonheur, qui n’est pas de ce monde, et qui leur est promis comme à Bernadette.

C’est à la suite de Bernadette et à travers la vérité de Bernadette qu’ils peuvent comprendre le sens et la réalité de la prière et de la pénitence dans la pauvreté, l’humilité, la petitesse et la souffrance, et aussi la joie d’une vie donnée. […] Elle [Bernadette] est bien la première de ces innombrables malades venues à Lourdes à son appel, non point tellement pour y retrouver la santé que pour trouver la force de donner un sens à leur souffrance » (Besançon à Lourdes, op. cit., pp. 22-23).

  

3) Régimes de validation du croire et communalisation

Ce travail de collectivisation des expériences individuelles autour d’un énoncé commun ne fait la communauté que pour le temps du pèlerinage. Au terme de ce dernier, nos francs-comtois regagnent leurs paroisses où ils retrouvent leurs familles et leur quotidien. Les liens forts qui se nouent durant le pèlerinage se relâchent petit à petit, entretenus par les relations interpersonnelles32 et quelques réunions de l’Hospitalité tout au long de l’année33 visant autant à renouveler l’unité du groupe qu’à préparer la réussite des pèlerinages suivants. Le pèlerinage est pensé comme une aventure collective, un « voyage » visant à transformer celui qui l’effectue pour qu’il puisse retourner vivre parmi les siens animé d’une « foi nouvelle », « régénéré » par sa rencontre intime avec la présence mariale par le biais du collectif.

La première conclusion de notre enquête est bien de confirmer la thèse de la dérégulation institutionnelle du religieux. La valorisation dominante d’une expérimentation dite « intime », « authentique » et « personnelle » de l’être invisible semble bien confirmer ici que le pèlerinage comme « devoir religieux », caractéristique de la figure du pratiquant catholique jusqu’au milieu du XX° siècle, a dès lors basculé vers la thématique du « cheminement spirituel », participant ainsi à l’émergence de nouvelles figures de la piété catholique contemporaine. On retrouve ici la thèse défendue par la sociologue Danièle Hervieu-Léger quand cette dernière observe que le régime de validation institutionnel du croire cède progressivement la place à des régimes de validation mutuels et communautaires où l’expérience intime de chacun, une fois collectivisée, vient seconder l’institution pour assurer la régénération du lien socioreligieux34.


32 70% des membres de l’Hospitalité ont déclaré entretenir des relations avec les malades en dehors du pèlerinage mais nos investigations ne nous ont pas permis d’estimer la fréquence de ces relations déclarées. Il est néanmoins clair que pour la majorité des malades, le retour en Franche-Comté signifie le retour à la solitude du domicile ou à la quotidienneté monotone de la maison de retraite ou de l’hôpital.
33 La fête anniversaire des apparitions le 11 février, la préparation spirituelle des pèlerinages en mars, la journée de préparation technique en avril, la journée des malades en septembre, l’assemblée générale en novembre, la fête de l’Immaculée conception le 08 décembre.
34 « on assiste [à la fin du XX° siècle] à une efflorescence de groupes, réseaux et communautés, au sein desquels les individus échangent et valident mutuellement leurs expériences spirituelles » (Hervieu-Léger, 1999 : 25).

Les pèlerins francs-comtois de 1873, décrit par l’abbé Jean Thiébaud (1993)35, capables d’affronter près de quatre jours de voyage aller-retour dans des conditions de transport peu confortables, pour ne profiter que d’une courte journée devant la grotte de Massabielle36, semblaient bien d’avantage attachés à la prise de contact physique avec les lieux de l’apparition, réputés miraculeux, qu’à la lente méditation spirituelle régénérante que semblent tout de même privilégier les pèlerins d’aujourd’hui. Si la grotte des apparitions demeure l’attrait principal des pèlerins, c’est dans tout l’espace qui l’environne que se joue aujourd’hui la pleine réussite d’un pèlerinage de malade comme celui de l’Hospitalité. Parce que témoigner de son vécu intérieur est devenu indispensable pour faire communauté, la lignée croyante doit être relayée par des sous-groupes d’intensité religieuse au sein desquels une mutualisation des expériences individuelles est possible. Si les membres de l’Hospitalité franc-comtoises parviennent pour un temps à faire communauté, ce n’est pas parce que malades et bien-portants partagent une même conviction, une même « croyance », mais bien parce que, grâce aux dispositifs déployés durant la semaine de pèlerinage, ils adoptent pour un temps la même attitude dévotionnelle et s’encouragent à répéter les mêmes énoncés. L’homogénéisation progressive des énonciations publiques et des attitudes priantes objective ainsi l’effectivité de la présence immédiate de l’être invisible et construit pour un temps la communauté autour des expérimentations mutualisées du « miracle des cœurs ».

 

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 35 Jean Thiébaud fut l’aumônier de l’Hospitalité de 1954 à 1991.
36 Cf. Thiébaud (1993).
 
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