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Eté2009 - Vol.12. No. 02

Note de lecture Fortin / Morin

Dominic Desroches
Département de philosophie, Collège Ahuntsic, Montréal, Québec / Canada

Compte rendu critique de lecture   

Fortin, R., Penser avec Edgar Morin. Lire La méthode, Québec, PUL, 2008, 245 pages.  

Par Dominic Desroches - Ph.D.

Département de philosophie, Collège Ahuntsic, Montréal, Québec / Canada

dominic.desroches@collegeahuntsic.qc.ca   

Le monde actuel se caractérise par son imprévisibilité. Ce qui est marquant aujourd’hui, en effet, c’est que les liens entre le savoir et l’action sont si bien tissés et partagés sur la planète que les problèmes qui découlent de ces interconnexions sont toujours plus complexes. La crise environnementale, à elle seule, suffit à montrer la difficulté de trouver des solutions simples à des problèmes complexes. Or, utiliser le mot « complexité » paraît renvoyer directement au travail d’Edgar Morin, l’auteur d’une Méthode visant à affronter, au carrefour des savoirs disciplinaires, les enjeux de la modernité. Si nous connaissons la place enviable qu’occupe Morin dans l’encyclopédie des savoirs, cela ne nous donne pas la clef pour comprendre son œuvre. Pour répondre à ce besoin, nous pouvons encore suivre l’un de ses disciples de première main, Robin Fortin, qui a su présenter le chemin et le travail de pionnier, à partir de la Méthode, accompli par Morin depuis plus de 50 ans.  

Fortin, qui a déjà publié une première introduction à la Méthode de Morin (Harmattan, 2005), revient à ses premières amours avec un plan clair : d’abord présenter les livres qui précèdent la Méthode (Antes), la Méthode en six tomes (qui se laisse bien saisir par couples, les tomes 1-2, 3-4 et 5-6) (Camino) et la présentation, en fin de parcours, des ouvrages qui entourent et appliquent la Méthode (Caminantes). On peut résumer le livre par le mot du poète :  

« Le chemin se fait en marchant » (Machado).  

Dans Antes, l’auteur se penche sur les livres et les engagements qui ont occupé le jeune Morin entre 1950 et 1970, comme L’homme et la mort, Le cinéma, Les stars et Autocritique par exemple. Le but est double : restituer le contexte de ses premiers travaux et les présenter en fonction de la Méthode. On y apprendra entre autres que Morin a d’abord travaillé comme un anthropologue sensible au temps et à la mort. S’il s’est beaucoup engagé en politique, qu’il a fondé une revue et qu’il a dû remettre sa carte de parti, ces années de bouillonnement culturel furent fécondes pour lui. Il a critiqué les médias de masse, s’est intéressé à la sociologie du présent, mais se sentait « dispersé ». C’est cette dispersion et ce goût de connaître qui peuvent expliquer l’entêtement de cet autodidacte à toucher à tout : biologie, anthropologie, sociologie, politique, cybernétique, etc. Le voyage effectué en Californie marquera l’homme obsédé par l’unité, une unité qui ne se pense pas sans ses parties. La publication du Paradigme perdu en 1975 préfigure le travail monstrueux accompli dans La méthode, qui couvrira tout, de la nature à la connaissance, de la connaissance à l’action... 

Le chapitre suivant, Camino, est le cœur du livre. Il est consacré à la présentation des tomes de la Méthode. La Nature de la nature s’intéressera d’abord à la question de l’ordre et du désordre. Elle montre que la vie ne se réduit pas ; au contraire, elle est affaire d’organisation, d’information et de systèmes. Elle est un système de systèmes. Si les machines (naturelles et artificielles) visent l’autonomie, elles reposent néanmoins sur l’affirmation, le développement de l’être. Les avancées cybernétiques permettront à Morin de dénoncer l’absurdité des modèles réducteurs dans l’explication de la vie. Les sciences et la raison semblent réduire ce que la vie unit toujours, pour paraphraser ici Goethe. Dans La vie de la vie, il s’attarde à l’organisation des écosystèmes. Le mérite de Fortin est ici de montrer dans un langage clair et à l’aide des tableaux synthèse les catégories moriniennes, comme par exemple l’auto-(géno-phéno)-organisation (p.64). En direction d’un paradigme du vivant, l’étude biologique de la vie nous conduit à la formation de la société.  

Il faut aussi s’arrêter à La connaissance de la connaissance. Dans ce tome, Morin, qui ne refuse pas les circularités et les tautologies – pensons ici aux titres des tomes de la méthode –, s’intéresse au savoir. C’est là qu’il mobilise la bio-anthropologie pour comprendre les mécanismes de la pensée. Celle-ci est existentielle et double, tout en cherchant à se réaliser dans une conscience. On peut dire que la signification de toute l’œuvre se trouve ici, au centre de la Méthode, lorsque Morin met au point une « sociologie de la connaissance ». Entres les citations cousues de fil blanc tirées des livres de Morin, on peut lire cette phrase qui résume toute l’œuvre :  

« Il n’est pas de sociologie de la connaissance sans anthropologie de la connaissance, les conditions socioculturelles de la connaissance dépendent des conditions bio-anthropologiques de la connaissance, chacune des sphères contient l’autre, la connaissance étant le produit de leurs interactions, influences et interdépendances réciproques » (p.105).  

Morin a réalisé que tout est dans tout. Or s’il oublie les bases de la théorie de l’information relevée plus haut, cela peut conduire son programme dans une erreur de pensée : voulant penser le complexe, il oublie que celui-ci déborde l’esprit humain. Quand on a étudié le célèbre théorème de Gödel, on sait que l’information ne peut excéder nos formules et que le complexe se réduit au simple lorsqu’on le thématise. Il ne peut par conséquent exister de discours, fut-il pluridisciplinaire, sur le tout. La tâche réside dans le respect de l’incomplétude. La complexité ne s’étudie pas, elle fixe des limites à la raison. En attribuant au phénomène la lettre x, Kant, plus sage, s’était au moins gardé de commettre cette erreur dans son système datant de 1781 ! Cela dit, si les idées ont une existence selon Morin, leur étude impliquera une noosphère reposant sur le principe d’une « auto-éco-organisation » des idées (p.122). La critique des idées philosophiques par la noosphère – elles seraient sur-réalité ou sous-réalité – manque de force, Morin voulant simplement mettre en évidence que les idées ont un pouvoir propre qui leur confère une réalité. Vouloir penser le tout aux limites de la philosophie obligera Morin, et Fortin n’évitera qu’en partie l’intoxication, à multiplier les particules (anthropo, auto, phéno, bio, éco, etc.), ce qui pourra donner des tournures parfois difficiles comme celle-ci :  

« Morin analyse le langage, par analogie avec l’organisation vivante, sous l’angle d’une auto-(géno-phéno)-éco-(socio-égo)-re-organisation (sic) » ! (p.125)  

Le savoir étant une boucle construite sur une logique complexe non exempte de particules grecques, Morin sera finalement mené dans L’Humanité de l’humanité à la quête de l’identité de l’homme.

Si Morin, en vertu de sa méthode, ne peut que se répéter, son exégète note pertinemment que l’étude de l’homme remet en question la logique oppositionnelle : il y a dans l’homme du sapiens et du demens, du masculin et du féminin, du rationnel et de l’affectif, du jeune et du vieux, etc. Le propos pourrait ici ressembler à une déconstruction qui n’a pas renoncé à la grandeur, Morin insistant pour traiter du tout de la complexité. On retiendra que la raison côtoie la démence et que l’homme, une unité parmi d’autres dans le multiple, se confond dans la multiplication de ses épithètes : il est à la fois homo consumerus, homo ludens, imaginarus, estheticus, poeticus et devient, dans le vocable de Morin, homo complexus.

Ce tome s’accomplira dans la mise à jour d’un homme appartenant à la terre, à une société, ce qui appelle une Éthique. Cette éthique du complexe s’ouvre sur l’incertitude. L’action humaine comporte toujours des effets secondaires et indésirés.

À l’aise dans son rôle de porte-parole, Fortin présente clairement les principes d’une éthique prenant son sens dans une « écologie de l’action ». Il montre que pour Morin le savoir de l’éthique doit composer avec des contradictions et qu’il est une quête d’autonomie. Or cette éthique, qui ne refuse pas les vertus, valorise la compréhension tout en critiquant l’égoïsme. Elle aboutit dans une socio-éthique elle-même inséparable d’une anthropo-éthique. En somme, la doctrine aura montré que le savoir de l’action ne peut lever le nez sur les contributions de l’épistémologie et de l’anthropologie.  

Dans Caminantes, Fortin doit rendre intelligibles en quelques pages seulement les livres qui entourent la Méthode et la suivent. On voit alors que Morin a cherché à profiter des acquis de sa méthode depuis 1980. Science avec conscience, Introduction à la pensée complexe, Sociologie sont des livres qui traduisent ce souci. Si cette période est riche en livres consacrés au XXe siècle et à l’Europe, les dernières œuvres sont marquées par une portée planétaire, le Morin mature sentant monter en lui une mission, à savoir celle de sensibiliser les citoyens au destin de l’humanité. S’il se prend à critiquer idéologiquement, c’est-à-dire sans réalisme politique, toutes les différences (dont le nationalisme…), c’est qu’il cherche à sauver, tel un néoprophète, le monde entier, qu’il a rebaptisé pour les besoin de la cause la « Terre-patrie » et qui donne le titre à l’un de ses derniers livres.

Cette apothéose finale de la conviction, ce plaidoyer bio-éco-éthico-politico planétaire pour la vie sans frontière, nous semble en tous points conforme à la somme du travail réalisé par Morin depuis sa jeunesse.  

Ce parcours mérite de rendre hommage à Fortin aussi pour son travail exceptionnel. Non seulement a-t-il vulgarisé l’œuvre immense de Morin, mais il a aussi montré sa grande actualité et l’obligation de sa lecture. Avec cet ouvrage de Fortin, nous n’avons plus le droit de parler de Morin sans le lire. Ce livre est bien fait, accessible et équilibré. Tout au long de sa lecture, on propose des schémas utiles pour la saisie d’ensemble de l’œuvre ainsi que de longues citations. Fortin a même eu la présence d’esprit et la générosité d’ajouter un lexique des principaux termes utilisés par Morin dans son œuvre. Fort d’une bibliographie à jour, le spécialiste de Morin et hagiographe rigoureux nous offre un ouvrage d’introduction qui deviendra vite un classique dans les études moriniennes, un livre qui sera lu autant par les étudiants de lycée, de collège, du premier cycle universitaire que par les intellectuels épris par le complexe, c’est-à-dire le carrefour au centre duquel se nouent les principaux enjeux de la connaissance humaine.