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Eté2009 - Vol.12. No. 02

La sous-estimation de la dimension politique dans les sciences sociales contemporaines

Lucien Samir Oulahbib
Docteur en sociologie, habilité à diriger des recherches en sciences politiques, chargé de cours en sciences politiques et en droit constitutionnel ; il enseigne également au collège et lycée en histoire et géographie. Il est aussi romancier, essayiste, éditorialiste sur Internet (http://lucien.samir.free.fr). Il est membre de l’Institut Pierre Janet et du conseil scientifique de la revue internationale en sciences sociales Esprit critique.

Résumé : 

L'on réduit souvent dans certaines études sociologiques et géopolitiques les dimensions politiques de l'acteur aux facteurs psychologiques, par exemple la théorie de « l’humiliation » alors que cette dernière peut ne pas être en soi injuste ; et l’on surdétermine les facteurs socio-économiques comme s’il n’y avait dans les rapports de pouvoir, ni sujet ni acteur, mais seulement l'agent « dominé » alors que la position atteinte dans les réseaux de production et de reproduction appréhendés au sens wébérien et baechlerien, (i.e non réductible à la puissance) répond aussi à des stratégies et à des motivations personnelles qui font que les humains ne sont pas seulement les « produits des circonstances » comme le soulignait Marx à l’encontre de Feuerbach. On ne comprendrait rien sinon à ce qui se passe dans les quartiers dits en difficulté, mais aussi au Zimbabwe, en Algérie, à Bombay… 

Mots clés : sentiment d’appartenance, serment, motivation, affiliation, morphologie, cohésion, symbolique, imaginaire, normes, valeurs, occultation, dimension politique.  

Abstract : 

Anyone often reduces in certain sociological and geopolitical studies, political dimensions of actor with the psychological factors, for example theories of humiliation whereas the latter can not be in oneself unfair, and socio-economic like the fact that there would be neither subject nor actor but only “dominated” agent whereas the position reached in the networks of production and reproduction apprehended with the weberien and baechlerien way, (i.e nonreducible with the very power) also aims strategies and personal objectives which mean that the human are not just the « products of circonstances » as critized Marx against Feuerbach. We understand nothing if not to what occurs in the districts called in difficulty, but also in Zimbabwe, in Algeria, in Mumbay…. 

Key words : feeling of membership, oath, motivation, affiliation, morphology, cohesion, symbolic system, imaginary, standards, values, forgetness, political dimension.   

La sous-estimation de la dimension politique dans les sciences sociales contemporaines  

La dimension politique sera tout d’abord définie dans son sens morphologique général comme régime[1] d’organisation de la vie humaine en société, au-delà des formes sociales et culturelles historiquement situées qui l’actualisent. On la posera également dans son sens morphologique restreint (ou particulier s’affichant singulièrement) comme issue des sens grec (politeia) et européen (conjuratio[2]), tout en étant marquée par une Polemos permanente pour un juste partage (Delsol et Bauzon, 2007, p.3) qui concernerait le plus grand nombre (Bentham, 1834, p.16).

Il semble bien que cela soit cette forme qui aujourd’hui s’universalise sous le vocable de bonne gouvernance ; ce qui ne veut pas dire que cette universalisation s’actualise mécaniquement, voire soit souhaitée (ce qui permet de dépasser les tensions suscitées par les travaux de Fukuyama et Huntington). On peut alors constater que sa constitution (ou nature) au sens de ce qui ne peut pas ne pas être – quiddité[3] – possède un facteur évolutif qui continue à intégrer pour le moment les différences apportées expérimentalement par l’Histoire. Par exemple autrui (personne, structure) n’est pas seulement un autre mais aussi mon autre comme on le sait depuis Hegel (1979, p.357 dans La théorie de l’Être) : les problèmes qui s’y posent en termes d’organisation et de limitation des motivations humaines ne sont pas propres, seulement, à tel individu, telle classe, telle structure, telle époque, et ce au-delà des variantes de diffusion et des manières linguistiques de les représenter[4].

Quelle est la nature[5] de cet autrui ? On peut y repérer, d’un côté, un sujet (personne, structure) qui appartient en tant qu’agent[6] interdépendant à divers réseaux de relations d’affiliation régissant son statut de personne morale au sens juridique et aussi benthamien de déontologie (Bentham, 1834) ; de l’autre côté, il sera question d’une appartenance d’interaction[7], i.e d’un sujet étant aussi un acteur à même de pouvoir[8] agir, connaître et faire[9] dans le cadre d’un groupe (du couple à l’État) comme a pu le définir le modèle parsonien de l’individualisme institutionnel (voir Bourricaud, 1977) et comme l’appréhende par exemple aujourd’hui l’épistémologie sociale, lorsqu’elle y étudie le degré de naturalité (Bouvier et Conein, 2007).

Ce contour épistémologique s’établira de la façon suivante : ainsi va-t-on ici jauger, à la lumière de divers exemples, de la pertinence à analyser telle ou telle gestuelle ou comportement (personne, structure) non pas via la seule description d’un devoir être normatif mais déjà en tant que telle, autrement dit, comme signe morphologique d’une motivation politique à modeler un réel afin d’y sceller une appartenance et y déceler un statut donné ; et ce au-delà de savoir si la forme sociale historique dans laquelle elle s’affiche diffère selon les individus et les sociétés.    

L’appartenance donnée au Politique formalise l’affiliation statutaire  

Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer ont utilisé le « concept clé » de « désaffiliation » (2001, p.217, concept confectionné par Robert Castel, 1995, p.17) afin d’étudier des « anciennes villes ouvrières de la région parisienne » en particulier St Denis et Aubervilliers (2001). Ces deux auteurs constatent que ces quartiers ne doivent pas être étudiés sous le seul prisme de l’exclusion – dont le binôme intégration / exclusion se serait en quelque sorte substitué au « conflit de classe » (p.217) – parce que les populations étudiées apparaissent moins en position de « mise en exil » (p.218) qu’en processus de fragilisation de l’affiliation, elle-même appréhendée comme un « pacte social garanti par l’État » (p.218).

Ainsi, ils remarquent que l’affiliation de l’ancienne banlieue rouge « à la société salariale transita par une affiliation à la ville ouvrière » (p.220), et ils ajoutent (p.220-221) que cette affiliation : 

« ne renvoie pas seulement ici à la part statistiquement importante des ouvriers dans la population, mais implique l’existence d’une identité collective fondée sur des rapports au travail, des modes de sociabilité et un réseau organisationnel spécifiques, charpentée par une politique municipale en symbiose relative avec la population et renforcée par de forts liens d’appartenance locale. […] La force du PCF à partir de l’entre-deux-guerres consista à retourner le stigmate social attaché aux ouvriers et aux banlieusards en revendication positive […] Dans ses réalisations positives comme dans ses impasses, le communisme municipal constituait une structure matérielle étayant l’organisation de pans entiers de la vie des habitants en une contre-société et une source d’identification symbolique permettant d’affronter les misères du quotidien, donnant sens aux contradictions du présent et censée préfigurer un autre avenir ».  

Observons que « l’existence d’une identité collective » renvoie en tout premier lieu à un tenir ensemble i.e en tant que le sentiment d’affiliation se scelle ici, se socle, se sédimente par et dans un sentiment d’appartenance, ici celui d’une « contre-société » animée par un « esprit de scission » (p.221). Là est l’essentiel.

Dans ces conditions, lorsque les auteurs parlent d’affiliation au salariat via l’affiliation à la ville ouvrière, cette « double affiliation » (p.236) se doit d’être certes épistémologiquement distinguée en affiliation statutaire d’une part et en appartenance politique d’autre part, mais en tant que celle-ci a le primat sur celle-là puisque c’est par l’adhésion à ce que représente la ville ouvrière comme contre-société et esprit de scission, que l’affiliation statutaire se trouve appropriée.

Les auteurs soulignent, quoique en partie, cette réalité politique en constatant (2001, p.222) que : 

« dans ce contexte, l’affiliation comportait une dimension politique. Il ne s’agit certes pas de réduire la politique au système politique officiel et l’affiliation politique à l’affiliation à ce système : si une mise en forme par le biais de représentants est nécessaire pour qu’une demande sociale pèse réellement sur le champ politique et si cette mise en forme a sa logique propre, elle n’est souvent qu’une rationalisation de pratiques et de représentations qui s’établissent de façon largement autonome par rapport à elle ». 

Mais lorsque les auteurs font ensuite le constat que cette désaffiliation (induite selon eux par la précarité et la perte de crédibilité de l’esprit de scission, p.222), n’engendre certes pas l’anomie mais le conflit de normes (p.234). Ils semblent néanmoins poser ce dernier uniquement en terme de rapports de force entre normes « majoritaires » et « déviantes », alors qu’il s’agit aussi et surtout selon les cas d’un conflit entre normes constitutives incarnant des valeurs axiologiques et déontologiques nécessaires pour la morphologie d’une socialité d’un côté, et normes scissionnistes : i.e symbolisant une exigence de reconnaissance statutaire qui découlerait d’une reconnaissance politique ; autrement dit, la demande politique scissionniste n’est pas simplement « citoyenne » (par exemple en demande de « démocratie participative », p.240) puisqu’elle peut aller jusqu’à l’imposition violente d’une contre-société dans ses consonances idéocratiques / utopiques voire théologiques / politiques qui peut devenir un pôle attractif rendant instable à terme la socialité de la morphologie considérée, ne serait-ce au niveau micro, tel quartier, rue, bâtiment.

Ainsi lorsque les auteurs posent par exemple les questions suivantes :  

« Comment expliquer que quelques perturbateurs "mettent sous leur coupe" un bâtiment, voire un quartier ? Pourquoi le voisinage n’est-il pas capable de mettre fin spontanément à de tels comportements ? » (p.233),  

les auteurs écartent l’idée que « l’explication » d’une telle incapacité reposerait « sur une structuration illégale de type mafieux, où la population serait tenue par la peur et le clientélisme dans les mailles d’une criminalité organisée » et mettent plutôt en avant que : 

« la peur latente d’une partie des locataires n’est compréhensible que si l’on perçoit que la poignée d’individus commettant les actes de vandalisme les plus graves n’est que la pointe extrême d’un groupe plus large de jeunes qui partagent en partie leurs valeurs et leurs attitudes. Le problème que posent certains jeunes en général (ou du moins la majorité d’entre eux, et pas simplement les plus "durs") aux autres habitants n’est pas qu’ils agissent hors normes, mais selon d’autres normes, qui prennent parfois à tel point le contre-pied des normes dominantes qu’elles sont insupportables et incompréhensibles pour ceux qui respectent ces dernières. Plus que d’anomie, il faut alors parler de norme déviante et de conflits de normes. Poussée à l’extrême, la norme déviante rend presque impossible une insertion non conflictuelle dans le reste de la société » (p.234).  

Mais une telle explication des auteurs se délimite dans le seul cadre nomologique du paradigme constructiviste des normes sociales, c’est-à-dire avançant l’idée de normes déviantes non par rapport à la loi morale du devoir être qu’incarne aussi par certains biais la loi commune, mais par rapport à la seule idée de conflit posée en normes déviantes et normes majoritaires encore une fois ; ce qui réduit dans ce cas la nécessité morphologique de celles-ci à un rapport de force, une convention dominante liée à une conception donnée de « l’ordre social », et non pas comme étant autant de conditions nomologiques du point de vue morphologique[10]. Ainsi les auteurs vont s’appuyer sur le travail de Howard S. Becker qui dans Outsiders met en avant que : 

« la déviance, loin d’être une qualité inhérente aux déviants, est une construction sociale impliquant l’établissement d’une norme majoritaire et la labellisation négative des comportements propres à une sous-culture minoritaire étiquetée comme déviante. Une telle dynamique implique l’action d’individus (les "entrepreneurs de morale") décidés, pour une raison ou une autre, à agir en ce sens et à faire appliquer la norme une fois proclamée, c’est-à-dire à exercer pressions et sanctions à l’encontre de ceux qui ne la respectent pas » (2001, p.234).  

Et lorsqu’ils exposent la fonction de ces « entrepreneurs de morale » les deux auteurs indiquent comment les normes se transmettent et s’incarnent ; ainsi dans les cités étudiées (Allende et Cochennec) : 

« le groupe anciennement dominant – schématiquement, le groupe ouvrier est de moins en moins capable de rétribuer symboliquement et matériellement et de légitimer le comportement "normal". De surcroît, l’organisation interne du groupe dominant est une condition clé de sa domination, or le groupe ouvrier est trop désintégré pour imposer ses normes. L’inefficacité de son pouvoir se marque dans le fait que les comportements autrefois stigmatisés prolifèrent et représentent désormais un modèle qui fascine (ou, pour le moins, ne révulse pas) une bonne partie de la jeunesse ».  

Là est l’essentiel. Car les auteurs analysent la transmission des normes en subordonnant leur acceptation à la pression du groupe hégémonique[11], au sens où ils ne l'analysent déjà pas en tant que décision individuelle d’obéissance (Baechler, 2001, p.129) alors que cette donnée est décelable dans l’analyse empirique[12], du moins s’agissant du rapport aux institutions légales qui portent les normes et ne font pas seulement que les défendre par le contrôle et la répression (« spirale infernale, celle de l’État policier », p.237) comme le laisse croire les auteurs lorsqu’ils s’appuient sur les travaux de Loïs Wacquant quand ce dernier avance la notion de « l’État carcéral » (voir Bacqué et Sintomer, 2001, p.237), stipulant ainsi que le but sinon unique du moins principal de l’État serait d’incarcérer, tranchant ainsi dans le vif le dipôle répression / prévention ou encore le binôme transgression / sanction dont la réalité se pose à toute structure politique, aussi loin que remonte l’analyse historique des formes sociales. 

Cette réduction de la dimension politique et morale à l’adhésion constructiviste aux normes sociales, est perceptible également dans un autre travail de l’un des auteurs, Marie-Hélène Bacqué, lorsqu’elle explique le sens d’un témoignage, celui d’un « chef de gang » (2008), Lamence Madzou. Ainsi, la nature de sa révolte est circonscrite à la question de la stigmatisation de ses racines « noires » (2008, p.194). Et si Bacqué insiste beaucoup sur les aspects identitaires, ceux-ci sont perçus seulement au sens réactif (p.202 sqq) et non pas revendicatif i.e dans le but de s’approprier un mode de vie plus attractif et surtout correspondant à une certaine analyse des relations interhumaines basée sur une volonté d’émancipation et donc d’autodétermination (p.33).

Pourtant, le témoignage même de cet ex-chef de bande, fils d’enseignant congolais attaché à l’ambassade de son pays à Paris (p.13), bon en français, très bon en histoire (spécialement la mythologie, p.22), mais pas bon en maths, montre déjà que c’est dans la bagarre qu’il s’est senti « accepté », il a même trouvé cela « génial » (p.33). C’est ce que l’on a nommé une surdétermination de la motivation politique qui va précéder sa modulation statutaire : il prend en effet comme modèle d’appartenance (ceci l’a « marqué », p.45) l’histoire du vainqueur zulu, Shaka Zulu, qui battit l’armée anglaise en Afrique du sud ; Lamence Madzou (qui a vu le film) s’identifie ainsi politiquement à ce « jeune homme, prince illégitime » qui peu à peu se forge une réputation, avant de battre les Anglais. Et s’inspirant au plus haut point de cet univers symbolique Madzou devient statutairement membre d’un gang. Il le constate comme un détail technique :  

« Nous sommes devenus un gang parce que nous étions plus organisés, plus nombreux, avec une hiérarchie, un commandement » (2008, p.47).  

Le fait d’être plus organisé avec un commandement nécessite de basculer en gang alors qu’ils auraient pu devenir une association ; ce choix ne peut pas s’expliquer par effet mécanique, mais politique : c’est en vue d’atteindre l’objectif politique d’être reconnu comme vecteur de pouvoir que ce gang émerge statutairement. Et comme Lamence Madzou semble doué pour l’action et la stratégie, il devient « chef » (p.48 sqq) : 

« un chef doit être à même d’apporter des solutions. S’il n’est pas capable d’apporter des réponses, il paralyse le groupe […] Le leader et les gens qui l’entourent représentent le noyau dur qui réfléchit et agit, la tête de pont. Ils connaissent très bien la portée d’une défaite : les troupes ne sont plus motivées, ça ne les intéresse plus, elles s’en vont. Il nous fallait des victoires pour qu’elles suivent, qu’elles ne s’endorment pas. Il fallait être imaginatif : celui qui gagne, c’est celui qui sait le mieux gérer ses hommes, leur moral, leur stress ».  

Puis il relate son premier séjour en prison lorsqu’il avait quinze ans en 1987 (2008, p.60-61) : 

« Chez les mineurs, je l’ai appris plus tard, c’était plus agréable que chez les majeurs. Mais ça ne m’intéressait pas du tout d’aller jouer au baby-foot, au flipper. J’étais là avec une bande de mineurs que je trouvais inutiles, ils ne servaient à rien. À quinze ans, j’avais déjà le mental d’un mec qui s’est pris des coups durs. J’étais quelqu’un qui commandait déjà un minimum de cinquante à cent personnes ; nous n’avions pas le même parcours ». 

Enfin, s’agissant de la situation post incarcération, lors d’un passage en foyer il explique qu’il y est :  

« resté dix jours et je me suis cassé. Je trouvais que c’était pour les cas sociaux et je ne me sentais pas à ma place. Je voyais des jeunes que je trouvais cons. On nous donnait des places de cinéma, un peu d’argent de poche. Je m’attendais à autre chose. Et puis, j’étais bien dans mon monde, dans la rue, j’arrivais à me débrouiller, très bien. Je crois que ça doit faire partie de mon caractère : je veux me débrouiller, me battre, gagner et me montrer à moi-même que je peux le faire et y arriver, sans l’aide de personne. On a toujours besoin de l’aide des gens mais pas de cette manière-là. Je trouvais qu’être assisté de cette façon, ça faisait faible ». 

Il y a, en définitive, là dans ces propos de cet ex « chef de gang » tout un ensemble de réflexions qui font office de déontologie pour l’action (au sens benthamien). On est loin en effet d’une perte de repères, mais tout autant d’un désir manqué d’insertion dans un métier donné compensé par ce type d’échappatoire : le gang, faute de mieux. D’ailleurs, une des possibilités d’insertion aurait été de lui proposer d’intégrer une école militaire (comme d’autres ont pu accéder à Sciences Po avec un certain succès) ; il avait d’ailleurs eu comme projet (lorsqu’il avait voulu tourner la page en travaillant dans le monde associatif) l’idée d’organiser quelque chose avec l’armée avant de se faire expulser vers le Congo :  

« La dernière de mes initiatives a été un projet avec l’armée. On a organisé trois jours de présentation des métiers dans une base militaire. En prison, j’avais fait un stage à la base 110 à Creil, une base aérienne, et, suite à ce stage, on avait passé une ou deux semaines à Saint-Cyr. J’avais rencontré l’initiateur du stage, un amiral avec qui j’avais repris contact. Le but de cette journée citoyenne était d’informer des jeunes qui pouvaient être intéressés par les métiers de l’armée » (p.133-134).  

Plusieurs questions se posent. Qui est cet ex chef de gang qui ne se considère pas comme un « cas social » (p.61) et est attiré par les métiers militaires (p.133) ? Rappelons qu’il est fils d’enseignant. Pourtant alors qu’il dit qu’il a fait de la prison en 1987 (p.60), Marie-Hélène Bacqué, qui a été rappelons-le, à l’initiative de cette autobiographie, parle de « dégringolade sociale » avec son père au chômage (p.189), or, cela se passe seulement à partir de 1992, ce qui implique bien que la seconde n’est pas la cause de la première situation ; elle le concède (p.190) mais elle raisonne plutôt en terme de crise d’adolescence et d’exclusion. Ainsi, autant peut-elle être « horrifiée » par la violence, (p.173-174) et peut-elle parler par exemple de « valeurs guerrières » (p.186), autant son analyse des bandes (p.184) reste constructiviste surtout lorsqu’elle associe ce parcours au déclin du PC (p.189) alors qu’il n’est pas sûr que celui-ci aurait quelque chose à proposer aux motivations de Lamence Madzou dont la construction identitaire n’est pas ethnique (il ne se reconnaît d’ailleurs pas dans la culture africaine, p.32) mais politique puisqu’il s’identifie déjà à un prince zulu on l’a dit (p.45) et de par son statut de chef, son attrait pour la stratégie militaire, son désir d’organiser des choses.

Marie-Hélène Bacqué semble parler ici en général alors qu’elle concède qu’elle n’a étudié qu’un chef de bande, « noir », (qui en plus ne considère pas comme tel[13]), et non pas nord africain (p.197). D’ailleurs, elle explique (2008, p.197) que l’histoire  

« des jeunes Maghrébins s’inscrit dans un enracinement local plus long alors qu’une partie importante des familles subsahariennes n’arrivent en France que dans les années 1980 […] L’héritage politique et postcolonial n’est pas non plus le même : les jeunes Maghrébins bénéficient déjà d’une expérience politique en France et ce n’est pas par hasard si la marche pour l’égalité et contre le racisme de l’automne 1983 est souvent présentée comme "marche des Beurs" ». 

Pourtant, les jeunes issus de cette histoire, là, ne sont pas moins « stigmatisés » si l’on s’en tient à ce critère pour comprendre leur vécu ici et maintenant. Alors qu’en réalité leur rapport à l’identité est bien plus induit par une interaction concurrentielle complexe avec l’identité française du fait du passé historique. Il serait alors faux de dire que ces individus ne deviennent que le miroir d’un « rapport social ». Il y a déjà là des présupposés infondés, au sens où leurs motivations de « scission » ne seraient que subies.

Étudions-en quelques exemples. 

Il est ainsi pour le moins étrange que certains chercheurs ont été jusqu’à caractériser la loi contre les signes ostensibles, dont le voile islamique, mais aussi des protestations devant le fait de refuser de vendre du porc et de l’alcool, comme relevant d’une « islamophobie », ou d’un « cliché orientaliste » ; ainsi Vincent Geisser épingle (au sens des tableaux naturalistes) d’« islamophobie » (2003, p.16)

Manuel Valls, maire socialiste d’Évry, parce qu’il se serait élevé en décembre 2002  

« contre la décision du nouveau propriétaire d’une supérette Franprix, Mohamed Djaziri, de choisir de ne vendre ni porc ni alcool dans ses rayons. Sur le plan légal, rien n’empêche cette pratique de sélection dans la commercialisation des produits ».  

Pour ce chercheur, un tel choix de vente incarne, purement et simplement, le « fait musulman » (2003, p.17) :  

« Ces tensions locales paraissent significatives d’un rapport profondément ambivalent des élus et des pouvoirs publics français au fait musulman »,  

ce qui est réducteur : en quoi un tel refus de vente exprimerait le « fait musulman » ? Sauf à adopter l’idée que s’en fait l’islam radical qui en effet prône une pratique intégrale c’est-à-dire littérale des principes. Observons par ailleurs que la revendication de ce commerçant n’est pas seulement sociétale, circonscrite dans le concept d’affiliation cultuelle et culturelle, elle est, d’abord, politique, au sens de se constituer comme espace physique et symbolique dans lequel ne pourraient à terme que déambuler non pas « les » musulmans en général, mais celles et ceux d’entre eux qui refusent précisément tout dit pluriculturalisme qui verrait indifféremment la vente de tout objet comme le font nombre d’épiceries marocaines…

De plus, et ce sera ici le contre argument essentiel, retenons que ce genre de réductionnisme en vient à expliquer le manque d’intégration par le refus d’admettre ce dit « fait musulman » alors que d’autres travaux tels ceux de Daniel Lefeuvre (2006, p.199 ; 2008, p.155) montrent bien par exemple que le rejet des Italiens et des Belges et des Polonais à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle a été autrement plus virulent dans leur gestuelle par ailleurs bien plus xénophobe que raciste en ce sens qu’il n’était pas question de suprématie raciale mais du refus de voir l’autre prendre (de) la place. Néanmoins, il manque dans les travaux de Lefeuvre la spécificité des motivations immigrées (leur spéciation) en particulier leur acceptation ou non à faire évoluer certaines de leurs traditions (comme ce fut le cas pour les traditions chrétiennes et juives) pour mieux s’insérer dans une autre histoire commune, surtout lorsqu’elle est laïque et républicaine.

Revenons pour ce faire aux travaux de Vincent Geisser. Ce chercheur réitère son réductionnisme du « fait musulman » avec la question dite du voile islamique. Ainsi il épingle cette fois la protestation de certains intellectuels dits « médiatiques » ; il se sert pour ce faire du concept de « rappel à l’ordre » forgé par Daniel Lindenberg, (2002), pour caractériser un certain type de rappel aux valeurs de la République qui relèverait, selon Lindenberg, d’une nouvelle réaction (2002, p.13-14). Geisser peut-il écrire ceci à propos de la polémique autour du voile islamique ayant débuté en 1989 (2003, p.18) :  

« À l’époque, un certain nombre d’intellectuels médiatiques, parmi lesquels Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay ou Catherine Kintzler, avaient tenté de rappeler à l’ordre le gouvernement socialiste en jouant sur la peur de l’islam et en reprenant à leur compte tous les clichés orientalistes sur l’asservissement de la femme musulmane ».  

Observons que l’auteur omet de préciser que cette requête qu’il taxe d’emblée d’islamophobie s’est basée sur un rapport des plus incontestés, celui de la commission Stasi, qui dénotait que la demande ostensible du port du signe voile dit musulman à l’école était en réalité de portée politique, et non pas seulement religieuse ; or, ce dernier aspect se situe en contradiction, totale, avec l’esprit laïc (et non laïciste…) de l’école républicaine qui s’appuie, pour résumer, sur une neutralité axiologique, du moins formellement, ce qui ne peut pas être ignoré dans toute évaluation.

Observons ensuite, et ce, encore une fois, que l’auteur reconnaît à nouveau le « fait musulman » au port du voile, ce qui est hautement contestable (on peut être musulmane sans être voilée) ; de plus, ce symbole est posé, systématiquement par l’auteur comme ne pouvant pas être assimilé à « la soumission féminine » (2003, p.31) ; ce qui serait recevable s’il n’y avait pas la systématicité de l’emploi de cette négative par l’auteur, ce qui revient à empêcher de considérer que dans un certain nombre de cas, relevés par la commission Stasi, ce port a été assimilé par ces membres à de l’oppression parce qu’il était imposé dans certains endroits ; observons d’ailleurs que Bernard Stasi et Alain Touraine, au départ, hostiles à la perspective d’une loi, ont changé d’avis à l’écoute des témoignages. Mais de cela l’auteur n’en parle pas, niant ou réduisant la spécificité de l’islam politique à la construction imaginaire, fantasmatique, d’une « idéologie de repli, dont la peur de l’islam constitue le principal moteur » (2003, p.22).  

On le voit, et ceci focalisera de plus en plus l’attention ici, l’analyse anti-islamophobe cache mal en réalité un anthropocentrisme de type sociologiste qui n’étudie pas les motivations des acteurs quand elles sont hostiles au système démocratique puisque celles-ci sont posées, d’emblée (de façon apriorique, paradigmatique, et condescendante en réalité), comme autant de réactions victimaires liées à un rejet spécifique (alors que les immigrations précédentes l’ont connu), et non pas comme autant d’éléments stratégiques d’une volonté politique et tactique de refus de la modernité dans ce qu’elle comprend comme modifications des rapports traditionnels entre les sexes et les statuts.  

Retenons pour le moment et de façon plus générale que s’agissant de l’analyse des problèmes d’intégration, leur aspect proprement politique, en particulier autour de certaines revendications, cet aspect spécifiquement politique est absent dans beaucoup d’analyses sociologiques. Pourtant, certaines études de terrain, i.e. souvent commanditées par des institutionnels et/ou municipalités, donnent quelques pistes très intéressantes. Ainsi, dans une étude réalisée par Elisabeth Dugué et Barbara Rist intitulée « Les frontières de la cité. Des jeunes entre pays d’origine et société dite "d’accueil" »[14] il est souligné ceci par les professionnels de l’insertion intervenant dans le cadre d’une cité de logement social située au cœur d’une ZUS (zone urbaine sensible) de la Seine Saint Denis (2005, p.4) :  

« Les jeunes issus d’anciennes colonies encore marquées par la culture française développent une relation particulièrement complexe entre pays d’origine et pays d’accueil. Aux dires des travailleurs sociaux, ils s’installent dans une sorte de flou sans plus trop savoir de quel côté de la Méditerranée ils se trouvent. Un coordonnateur de la Mission insertion de l’Éducation nationale décrit ainsi cette position : "Par exemple un gamin de 3ème… tunisien né en France qui retournait tous les deux ans, un ou deux mois en Tunisie… je lui avais demandé s’il retournait au pays pour les vacances. Et il avait inversé, il avait compris que je lui demandais s’il retournait en France quand il était là-bas… Il avait inversé la proposition…il était tunisien en France, le chez lui, c’était là-bas ! Ce n’était pas ici ! C’est le mythe du retour... Le problème c’est plutôt qu’ils sont de passage ici, qu’ils vont rentrer au pays. Ils sont de là-bas, émigrés ici. Donc ils ne peuvent pas construire puisqu’ils sont de là-bas et que tout se situe là bas" ».  

Cette ambivalence même, qui échappe à une quelconque causalité sociale (surtout en terme de conditions déterministes), interroge d’abord on le voit la dimension politique comme sentiment d’appartenance ; elle peut alors aussi expliquer en quoi des erreurs de méthode en matière d’enseignement historique peuvent aggraver cette ambivalence jusqu’à induire quelques crispations identitaires d’une part (on le verra un peu plus dans l’exemple suivant, mais cela ne sera pas abordé ici dans son détail[15]), d’autre part elle peut s’expliquer aussi par le sens politique donné à la venue en France. C’est ce qui intéressera plus particulièrement l’analyse ici. Ainsi, il sera avancé que la venue de beaucoup d’immigrés en France ne s’avère pas seulement économique mais aussi politique au sens où il n’est pas seulement question de niveau de vie, il est question aussi d’atmosphère (Geistzeit) i.e. de liberté dans sa dimension la plus qualitativement politique au sens de se sentir non seulement exister mais être à même de peser sur sa propre vie et celles de ses proches, bien plus en tout cas que dans le pays d’origine dont la situation ne peut être déductible des dégâts du colonialisme : ainsi nombre de Kabyles vinrent en France pour améliorer leur condition de vie et nourrir la famille rester au « bled » et préférèrent rester en France après 1962 pour échapper à l’arabisation via l’islamisation (le programme des dix mille mosquées sous Boumedienne – voir Oulahbib, 2007), durant les années 1970-80. Or, il a toujours été coutumier d’avancer que : 

« la France les avait fait venir dans l’après-guerre pour occuper, dans l’industrie et le bâtiment, les emplois sans qualification dont ne voulaient plus les Français de souche. Ils avaient été ainsi les premiers sacrifiés sur l’autel de la désindustrialisation, et leurs enfants privés, en retour, des repères positifs nécessaires pour entrer dans la société » (Donzelot, 2008, p.11),  

ce qui est là réduire le processus d’immigration à une unicausalité en sous-estimant la dimension proprement politique du désir d’un mieux vivre ensemble qui concernant par exemple la dite « Algérie » (pays inconnu avec cette appellation avant 1830) a été escamotée par l’équipe arrivée au pouvoir depuis 1962 et fortement influencée conjointement par le nationalisme arabe et le communisme (tendance pabliste – tel Mohamed Harbi - du courant trotskiste concernant Ben Bella).

Par ailleurs et comme on l’a vu plus haut, il n’est pas possible de réduire la marginalisation des enfants au seul manque de repères lié de surcroît à la seule situation économique. Déjà parce qu’il ne s’agit pas d’un manque comme on l’a vu dans les deux derniers points et à l’instant dans le dernier témoignage, mais d’une ambivalence entre deux systèmes de repères. Ensuite, et s’agissant de l’immigration économique proprement dite, Daniel Lefeuvre montre bien (2006, p.158) que « contrairement à la légende, le patronat français n’est pas allé sur place enrôler la main-d’œuvre algérienne », Lefeubre parle d’ailleurs d’un réel marché de dupes orchestré par certains escrocs en Algérie faisant miroiter une vie meilleure à une main-d’œuvre jugée (par exemple de 1920 à 1962) par les employeurs « peu stable et d’un rendement insuffisant » alors qu’entre 1945 et 1953 les travailleurs marocains objet « d’appréciations élogieuses, constituent une main-d’œuvre estimée et recherchée » (p.159), ce qui écarte d’emblée l’argument du racisme, même s’il est repérable dans certains cas comme le souligne Lefeubre (p.159). Lefeubre pose alors la question :  

« Comment expliquer d’ailleurs le paradoxe d’une main-d’œuvre qu’on aurait fait venir alors qu’elle est frappée par un chômage massif ? En 1953, 115 000 des 220 000 Algériens présents en France sont au chômage, à un moment où les statistiques officielles enregistrent au total 179 000 demandes non satisfaites » (2006, p.159).  

Lefeubre donne comme explication essentielle (p.170 sqq) à l’immigration, l’explosion démographique et le peu de développement économique que connaît le pays « dès lors que le système colonial entrave les possibilités d’industrialisation de la colonie et d’une réforme agraire audacieuse »[16] 

Devenant ainsi pourvoyeuse de fonds pour la famille restée au pays, (Lefeubre développe aussi l’idée – p.174 - que cette immigration en France est vue par les politiques de l’époque comme le moyen de préserver le calme en Algérie), avançons que cette population reste alors en France, y compris après 1962, parce qu’elle y connaît un meilleur niveau de vie, mais ceci est vécu dans certains cas selon un certain esprit politique de non mixité, au sens de choisir la non intégration volontaire du fait d’un possible retour, ce qui implique de ne pas adopter, en attendant, de valeurs et surtout des comportements (comme la progressive émancipation féminine) considérées de toute façon comme contraires aux traditions, dont les valeurs islamiques…

Une autre hypothèse peut être aussi avancée : lorsque, après 1962 les autochtones prirent la nationalité algérienne tout en restant en France et lorsqu’ils s’aperçurent que leur nouveau pays était loin d’améliorer la situation, une dissonance multiforme (discrepancy) émergea (il en est de même d’ailleurs avec certains ressortissants africains) au sens d’un tiraillement de plus en plus douloureux entre deux systèmes de valeurs, comme on va l’aborder dans le point suivant.    

Les émeutes de novembre 2005  

Observons tout d’abord que les chiffres ne disent pas qu’une situation quantitativement décelable en termes de chômage et de misère produisent mécaniquement de la violence[17] ; pourtant, la plupart des sociologues[18], du fait d’un à priori non démontré, celui de la surdétermination mécanique des facteurs socioéconomiques sur les facteurs symboliques de type politico culturel et cultuel, vont privilégier systématiquement ces facteurs et donc écarter d’emblée de la dimension politique (souvent réduite à une réaction de type émotionnel lié à un sentiment d’humiliation) ce sens précis de malaise identitaire indiqué ci-dessus ou de la crise d’appartenance à l’identité française (récemment incarnée par les sifflets envers la Marseillaise), items qui échappent aux enquêtes empiriques de toute façon orientées en amont pour les éviter. Autrement dit, les enquêtes vont, d’une part, réduire ces problèmes de malaise identitaire lié à cette ambivalence décrite plus haut à leurs aspects uniquement socio-économiques, d’autre part, elles les expliqueront par la réduction du rapport social à la « violence symbolique » institutionnelle suivant là le paradigme foucaldo-bourdieusien réduisant « aprioriquement » les notions de pouvoir et d’institution synthétisées à leur seul volet de conditionnement et de répression (oulahbib, 2002 ; 2003 ; 2006).

Ainsi, dans un livre collectif (2007) les divers auteurs réduisent, avec persistance et insistance, la motivation politique des acteurs à une réaction, une « émotion » (p.160), et non pas en tant que symptôme d’une dimension identitaire s’exprimant dans des tentatives d’appropriation de certains termes du pouvoir (autorité, puissance), jusqu’à vouloir les incarner en sus et place des mandataires légaux : par exemple en parlant de « leur » territoire lorsqu’il s’agit de « violence urbaine » dont on suivra ici la qualification apportée par la classification en « huit degrés » de Lucienne Bui Trong (2000, p.63) en tant qu’actes indiquant une capacité de mobilisation « collective, provocatrice, destructrice » (2000, p.73), bien distincts d'actes visant à « s’emparer des biens d’autrui, pour un usage personnel » (2000, p.73). Bui Trong y détaille au même endroit l’emploi de la notion de « territoire » lorsqu’elle indique d’une part que dans le cadre du premier degré le « vandalisme devient vite un moyen de marquer l’espace ou d’exprimer des ressentiments » et d’autre part que : 

« [parmi] les violences collectives, signalons encore les attroupements vindicatifs contre toute personne étrangère au quartier, venue simplement récupérer un bien volé. Dès que surgit un propriétaire lésé, les responsables du délit ameutent le voisinage. Nul ne se pose alors la question. Le parti pris est immédiat, total, collectif, la solidarité de voisinage l’emportant sur toute autre considération : sans se soucier d’enquête ni de vérité, sans même tenir compte ni de la logique ni de la loi, le groupe tout entier se retourne contre ceux que la clameur désigne comme ennemis. Un pas de plus et ce sont des voyageurs égarés qui sont attaqués pour être simplement entrés sur le territoire, on force les voitures à s’arrêter, on dépouille les passagers avant de voler le véhicule ou le dégrader » (2000, p.65). 

Ce marquage, violent, de territoire implique de ne pas seulement voir ces comportements comme l’impulsion victimaire d’une violence conditionnée, mais aussi comme l’expression d’une incivilité politique à la recherche scissionniste d’un autre système de référence brassant souvent plusieurs matrices culturelles (dont l’islam radical, mais pas seulement contrairement à certaines légendes urbaines). En un mot, le passage à l’acte dans la destruction d’un bus, d’une maternelle ou d’un gymnase flambant neuf ne peut plus être lu comme la seule résultante d’un mal être, mais aussi et surtout selon les cas, comme la volonté hic et nunc sinon d’imposer, du moins de vivre sous un autre ordre politique basé de façon parfois sous-jacente par une appropriation réelle du territoire. Ainsi, puisque l’organisation de ce dernier ne correspond pas à certaines attentes, pourquoi ne pas l’investir autrement ? Ce qui ne veut pas dire qu’il faille y lire des motivations stratégiques politiques longuement mûries, plutôt des demandes visant à se rapprocher le plus possible d’un monde imaginaire, comme celui magnifié des parents lorsque l’on vient d’Afrique du Nord dont la décrépitude actuelle est toujours mise sur le compte de l’ancienne puissance coloniale, surtout lorsqu’il fut raconté, depuis 1954, que celle-ci, pourtant considérée comme inférieure du point de vue de la civilisation arabomusulmane (Meynier, 2002, p.220-223), aurait détruit une « Algérie » qui était une « superpuissance » avant 1830 : 

« Mouloud Kacem Naït Belkacem, cadre germanophone de la délégation FLN à Bonn, ne craint pas d’asséner dans ses conférences l’assertion qui lui est chère selon laquelle l’Algérie était, en 1830, une "superpuissance" » (Meynier, 2002, p.223).  

Une telle assertion qui se répercute à la manière de la rumeur d’Orléans ne peut pas ne pas influer sur la perception de sa propre appartenance au sein de l’identité française, même si elle touche une minorité de personnes qui peuvent néanmoins jouer un rôle relais de cette dimension symbolique. On peut alors avancer que c’est parce que ces dernières cultivent cet état d’esprit qu’elles exacerbent leur exclusion, que l’on pense en premier social, alors qu’il s’agit, au regard des témoignages, d’un refus de s’insérer dans une identité que l’on rejette du fait de sa caractérisation indiquée ci-dessus. Une étude de Claude Dubar va également dans ce sens :  

« L’indépendance de l’Algérie provoque une situation paradoxale : la grande majorité des algériens immigrés en France refusent la naturalisation et deviennent algériens, c’est-à-dire étrangers. La rupture initiale, inhérente à l’acte d’émigrer, est alors, pour eux, redoublée par ce choix : le sentiment de "défection de la communauté", de trahison, les conduit à renforcer ce qui apparaît comme spécifique à la première génération d’immigrés : le sentiment communautaire, la tendance à rester entre soi, les discours sur l’espoir du retour, le renforcement des solidarités familiales, le maintien des valeurs et traditions d’origine pour "rester fidèle à soi-même" et, par dessus tout, "le contrôle du mariage des femmes". L’immigré algérien, devenu étranger, est "écartelé entre deux mondes", c’est-à-dire "placé dans une situation impossible" » (Dubar, 2000, p.188). 

Ce qui implique par exemple en compensation d’arracher à l’ancienne puissance coloniale que l’on se sait ainsi redevable toutes sortes de biens, y compris statutaires, du fait de cette histoire magnifiée ou à l’inverse exacerbée tel l’esclavage des noirs d’Afrique – alors que la traite arabo-musulmane est systématiquement minorée (N’Diaye, 2008). Dans ce contexte général, il n’est alors pas étonnant de vérifier la réalité de cet enchaînement dans le livre déjà cité de Lamence Madzou où il est indiqué que le rapport à la violence peut être instrumentalisé afin d’arracher certains subsides à la mairie (2008, p.129) : 

« La violence montait. En 1996, il y a eu des émeutes, des bus brûlés, des affrontements avec la police. Les habitants de Corbeil avaient le sentiment qu’il n’y avait pas de vraie réaction malgré la recrudescence des voitures brûlées, des appartements cambriolés, des cassages en règle et des agressions en série. On avait presque l’impression que toute l’attention de la municipalité allait aux Tarterêts, que ce quartier était le seul qui avait des problèmes. Les jeunes des Tarterêts bénéficiaient de tous les avantages que pouvaient leur offrir la municipalité : vacances gratuites, projets à profusion, aides en tous genres. Ceux de Montconseil avaient l’impression que plus on cassait, plus on était récompensé. Alors, c’est ce qu’ils ont fait eux aussi ». 

Ainsi, il ne faut pas voir seulement en ces affrontements l’effet outsider qui se positionne comme interlocuteur afin d’arracher un statut social, il s’agit aussi et parfois surtout d’y repérer la recherche d’une reconnaissance politique au sens d’établir un rapport de réciprocité imaginaire (au sens de Gilbert Durand, 1969, 2003), avec les éléments de l’ancienne puissance coloniale, ce qui implique de négocier avec eux de façon presque similaire à une guérilla de libération qui chercherait à rendre légitime son occupation territoriale. Or, le livre collectif déjà cité, et relatif aux événements de 2005, n’établit pas ce genre de corrélation entre une telle construction identitaire et le rapport à la violence. Observons d’ailleurs comment les dits émeutiers sont décrits (Mucchielli et Le Gaziou, 2007, p.22 sqq) :  

« Un profil des émeutiers se dégage des études menées sur dossiers judiciaires en Seine-Saint-Denis. Il s’agit exclusivement de garçons, âgés pour la plupart de 16 à 21 ans. Presque tous sont de nationalité française et nés en France, mais la plupart sont d’"origine étrangère", pour une bonne moitié d’entre eux des pays du Maghreb […] Les émeutiers fournissent deux séries de raisons pour expliquer leur colère. Les premières, qui n’apparaissent pas systématiquement, sont relatives aux événements qui ont déclenché les émeutes. Les secondes, récurrentes, abordent non pas le contexte de l’émeute mais l’expérience de vie quotidienne de ces jeunes.

Certains émeutiers évoquent d’abord les événements de Clichy-sous-Bois, surtout pour dire que la police en est responsable et que le ministre de l’Intérieur a tenté de le dissimuler. En réalité, à une exception près (un jeune ayant des amis à Clichy), le drame initial est évoqué sans plus d’émotion. Plusieurs insistent en revanche sur la grenade lacrymogène tirée en direction de la mosquée et, là encore, c’est moins la grenade elle-même qui les révolte que l’absence d’excuses de la part de la police. Dans les deux cas, c’est donc ce qui est considéré comme un déni et un mensonge de la part des autorités qui fonde l’indignation et le sentiment de légitimité morale de la colère émeutière ». 

Ainsi est indiqué que plusieurs d’entre eux « insistent en revanche sur la grenade lacrymogène tirée en direction de la mosquée et, là encore, c’est moins la grenade elle-même qui les révolte que l’absence d’excuses de la part de la police », il s’agit semble-t-il moins de lire cette recherche absolue d’excuses comme expression d’une humiliation produite par une « violence policière » supplémentaire[19] vis-à-vis de l’islam appréhendé comme religion, mais plutôt preuve que l’islam, incarnant symboliquement le rapport au pays des parents (la moitié est d’origine « maghrébine » est-il énoncé plus haut) est posé par les émeutiers comme limite politique à ne pas franchir entre eux (les Français) et un « nous » issu d’une histoire supérieure on l’a vu dans la description que fait Meynier d’un des discours du FLN ; autrement dit, il appert que dans ces strictes conditions imaginaires le sentiment supposé réactif s’avère politique au sens où l’identité d’appartenance à ce qui n’est pas seulement une religion se trouve bafouée. Ce n’est donc pas une humiliation psychologique mais politique au sens guerrier de ne pas pouvoir relever le gant puisqu’une grenade roulant sur son sol (celui de la mosquée) équivaut à un casus belli qui exige des excuses non pas de civilités mais diplomatiques en réalité puisque l’islam a cette spécificité d’articuler juridiquement religion et régime politique à la vie intime et sociale. Ce qui ne veut pas dire que tous les acteurs vivent ainsi leur rapport au religieux islamique, surtout s’il s’avère lointain, mais il représente tout de même un aspect identitaire renforcée par la doxa ambiante qui le survalorise au détriment de l’intégration à l’identité française ; ce qui se matérialise déjà par un non respect des institutions alors que, comme l’indique Lucienne Bui Trong on l’a vu (2003, p.37), des quartiers ayant le même taux de chômage, mais connaissant un taux d’immigration bien plus bas, vivent un rapport à la violence bien moindre envers les institutions. Mais pour les auteurs ici considérés, ce type d’observation est plutôt perçu comme relevant uniquement de la « stigmatisation » (2007, p.170) avant de lui substituer les dimensions sociologiques et psychosociologiques de « l’exclusion » (2007, p.164) et de « l’humiliation » posées comme primat/prisme explicatif (2007, p.163) :  

« Tout se passe en réalité comme si le besoin de faire globalement reconnaître l’injustice de sa situation d’humilié l’emportait même sur la colère d’avoir subi telle ou telle exclusion, discrimination ou violence ». 

Certes, il ne s’agit pas de minorer ici les réels problèmes d’intégration qui sont pour une part aussi liés au décalage des systèmes d’instruction, de formation, le tout baignant dans un environnement techno urbain et médiatique donné qui voit l’animateur radio « peser » bien plus symboliquement que le professeur ; ou encore l’émulation de la danse en boîte de nuit peser bien plus que des exercices sportifs scolaires sans enjeux, même tenus[20]. Et il ne s’agit pas non plus de « stigmatiser » en établissant des corrélations ad hoc entre culte, culture et violence ; cependant, il s’agit ici de mesurer un malaise identitaire issu d’un conflit d’appartenance pour lequel le problème n’est jamais également propre à soi mais toujours et seulement en l’autre (policier, chauffeur de bus, juif…).

Certes, certains d’entre eux parlent de difficultés scolaires, et elles peuvent être de plusieurs sortes :

1° n’oublions pas en effet qu’une confusion entre intelligence et instruction fera que tout individu non instruit (donc non diplômé) s’imaginera idiot ; ce qui ne peut qu’entretenir chez certains une « haine » envers celles et ceux qui réussissent, par exemple leurs examens pour commencer ; les violences proprement scolaires en sont le symptôme le plus criant ; elles se prolongent aujourd’hui jusqu’aux attaques de jeunes lycéens fêtant leur fin d’épreuves écrites du bac, par des jeunes issus des quartiers dits difficiles ;

2° de même on a vu qu’un certain type d’enseignement peut accentuer la crise identitaire en l’alimentant de mauvaises analyses sur la situation au Proche Orient, sur le caractère unidimensionnel magnifié de l’identité nord africaine (oubliant que l’Andalousie si magnifiée fut férocement colonisée) ; tandis que nombre d’études observent que l’accès à l’emploi nécessite des pré requis moins en matière d’instruction que de comportements, ne serait-ce que de se présenter à l’heure et avec une attitude adéquate aux demandes diverses.

Or, lorsque les 1° et 2° se combinent la crise d’appartenance identitaire surdétermine l’affiliation statutaire ; elle peut même atteindre son paroxysme chez certains, surtout si elle est relayée par des événements nationaux et étrangers.

Il faut donc être amené à considérer que le lien, mécanique, entre manque d’intégration et violence n’est pas pertinent ; l’on observe par exemple que les responsables de gangs, et surtout d’attentats, sont, eux, bien intégrés, formés, mais préfèrent la rupture par désir politique de briller parmi les leurs afin de renforcer leur sentiment d’appartenance basé sur ce socle imaginaire fait de défis divers à relever.   

La spécificité de la motivation politiqueet son impact sur le développement économique  

Partons de cette autre violence autrement plus létale, celle des attentats dits « terroristes » Ils seront caractérisés par Bertrand Badie de « violence sociale » (2006, p.14-16) et non pas de violence politique. C’est aussi ainsi qu’il a caractérisé dans les médias grand public[21] la vague d'attentats qui a secoué quelques hôtels au Pakistan durant le mois de septembre 2008 (avant de se répéter en Inde quelques mois plus tard). Quel fut son propos ? Le fait de mettre essentiellement en avant les désagrégations des modes de vie traditionnels en ce que ce serait elles qui auraient en quelque sorte produit une telle radicalisation. Pourtant historiquement la lutte, permanente, entre nouvelles et anciennes traditions a toujours cristallisé non seulement les rapports sociaux de production mais également ces rapports politiques représentant à la fois des statuts liés à la division sociale du travail et aussi ces appartenances à l’ordre symbolique structurant le rapport au monde (via l’ordre imaginaire, théologique, politique). Cette lutte (au sens grec de Polemos) a toujours été le moteur de l’Histoire si l’on parachève la formule marxienne en la posant dans sa permanence ontologique et non pas seulement historicisée par la prégnance de la propriété privée ; celle-ci n’est en effet qu’un des aspects de ce facteur conflictuel repérable en permanence y compris aux confins de la préhistoire humaine (Baechler, 1985).

Il existe certes des conflits meurtriers en Afrique dont les aspects sociaux sont flagrants, il ne s’agit pas de le nier, sauf qu’ils n’ont pas nécessairement comme origine les seules conditions socio-économiques mais aussi la soif du pouvoir, le désir de vivre en guerrier plutôt qu’en paysan ou en ouvrier/employé, et aussi l'intégration symbolique de modèles considérés comme scientifiques tel que le modèle marxiste-léniniste ; d’où la nécessité de réintroduire la notion de passion humaine et de rappeler la centralité du politique. Or, il semble être quelque peu sous-estimé que l’on puisse être africain, nord africain, asiatique et que l’on veuille dominer autrui en lui imposant sa façon de voir. Refusant ce fait par ailleurs séculaire, i.e., dépassant une quelconque influence de la forme historique occidentale ; l’on exagère ou l’on réduit les facteurs aux seules dimensions sociohistoriques et psychologiques alors que les dimensions proprement politiques au sens d’appartenance à un projet d’appropriation sont écartées, au profit d’un unilatéralisme factoriel.

En réalité, et par un paradoxe étrange, les analyses censées être les plus compréhensives envers les ressentiments habitant diverses populations du Sud, n'arrivent pas à concevoir que des états de conscience peuvent aussi et sans doute surtout dans ce cas avoir comme origine des motivations politiques en propre qui s’appellent refus du changement, du mouvement, refus de l’étranger, refus de voir les femmes décider par elles-mêmes, refus que les unités d’action (personne, structure) décident par elles-mêmes, ou, plutôt, utilisent d'autres sources que la seule religion pour (se) construire.

Le fait que les attentats au Pakistan ne soient pas la simple réplique d'une misère sociale, ce fait, là, reste inaccessible pour certains experts. Ainsi Bertrand Badie peut-il écrire lorsqu’il s’interroge sur la crise institutionnelle endémique dans les pays postcoloniaux qu’elle révèle non pas la manière dont se traduit institutionnellement la notion universelle de l’État de droit, mais son « importation », ce qui pose alors et seulement comme un autre dysfonctionnement de la structure considérée, (2006, p.14-16) :  

« La crise de l’État est encore plus nette au Sud : l’échec de l’État importé et de l’universalisation de l’État occidental a ponctué le processus de décolonisation […] Elle prive surtout le jeu international d’un relais essentiel : l’effondrement des autorités politiques au Sud et la décomposition des institutions rendent inopérants les mécanismes de régulation internationale, y compris l’ancien jeu de clientèle, tandis qu’ils constituent une aubaine pour tout un ensemble d’acteurs de substitution, tribaux ou claniques, religieux, mais aussi mafieux, sans oublier les milices privées ». 

Il est curieux d’analyser le statut, séculaire pourtant, d’acteurs tribaux, claniques, religieux, comme étant de « substitution » alors que ce sont les éléments permanents des structures politiques de type tribal, féodal ou seigneurial, (les USA s’en sont aperçus à leurs dépens en Irak…) ; c’est dans ce cas sous-estimer quelque peu le mode de fonctionnement encore tribal des sociétés africaines, nord africaines, proche orientales. Il est curieux de ne pas observer en leur sein le conflit entre les structures politiques et sociales ancestrales et la structure du régime démocratique certes née en Occident, mais aujourd’hui diffusée dans le monde à la façon d’une technique de bonne gouvernance.

Il ne s’agit pas de confondre fond ontologique nécessaire et forme sociale historiquement située ; dans ces conditions la diversité culturelle n’est pas antinomique avec l’universalité fonctionnelle des éléments ontologiques permettant l’institutionnalisation par exemple de la séparation des pouvoirs qui est au fondement de la bonne gouvernance.

C’est ce que ne semble pas saisir Bertrand Badie qui oppose par exemple approche « multipolaire » et conception « classique » du géopolitique alors que le constat réaliste de l’existence oligopolaire de blocs de convergence, limitée en effet par des effets de puissance hobbesiens (mais pas seulement) n’est pas incompatible avec la recherche plurielle de valeurs communes permettant à ce que l’espèce humaine se perçoive comme une, au-delà des différences nécessaires ; par exemple en renforçant les relations inter-étatiques et transnationales en général. Mais Bertrand Badie écarte cette dialectique qui dépasse (au sens hégélien de l’Aufhebung) l’universalisme ancien en effet par trop scientiste et ethnocentriste, tout en refusant l’idéalisme. Badie avance plutôt un paradigme classiquement déterministe en insistant par exemple sur le fait que la violence politique classique de type inter-étatique serait (2006) : 

« surclassée aujourd’hui par une violence internationale nouvelle qui est, cette fois, de nature sociale. Cette violence sociale internationale est la conséquence logique du défaut d’intégration sociale internationale, des échecs du développement, des insatisfactions matérielles qui en dérivent, comme des humiliations subies dans les zones de fracture de l’espace mondial. […] S’incarnant dans des formes émeutières, des guerres civiles, des actes de violence ciblée, et conduisant à une banalisation des attaques terroristes, cette violence sociale s’accompagne d’une énonciation internationale, prompte à localiser dans le jeu de puissance et en particulier dans celui de l’hegemon la cause de tous les maux et singulièrement des défauts d’intégration sociale. […] Aussi les conflits internationaux qui en dérivent sont-ils rebelles aux modes traditionnels de régulation : la violence sociale est rétive au partenariat, à la négociation, aux modèles classiques de résolution des conflits. Elle fait l’ordinaire des multiples guerres civiles qui affectent l’Afrique, comme elle vient se mêler aux conflits moyen-orientaux, profitant de leur impasse, en Palestine, en Irak, hier au Liban ».  

Badie évacue ainsi la nature politique qu’il réduit à la puissance. Pourtant, il serait possible d’expliquer les actes de violence par l’agressivité de motivations politiques en ce qu’elles sont désireuses d’atteindre leur fin par tous les moyens tant le refus de voir évoluer certaines traditions est devenu structurant ; un tel refus a été pourtant caractérisé de réactionnaire lorsqu’il est venu du nationalisme allemand, italien, japonais, français….

Et si, en effet, ces motivations se voient contrecarrées dans leur volonté d’imposer leur propre interprétation de l’appartenance au monde, il ne faut pourtant pas voir une humiliation subie comme l’analyse Dominique Moïsi (2008, p.128), mais plutôt le ressenti d’une appartenance à un projet politique (par exemple le Califat) qui se voit empêché d’atteindre son but par une coalition des nations démocratiques. Cette analyse, réaliste, est également rejetée par d’autres experts tel Didier Bigo (2005, p.53-100, et 2008[22]), qui y voit plutôt les répliques d’une idéologie sécuritaire mise en place depuis les attentats du 11 septembre, eux-mêmes mis en doute par ailleurs quant à leur cause véritable : ne seraient-ils pas en effet de la responsabilité de la politique occidentale en général et de l’administration américaine en particulier ? Ou encore ne marqueraient-ils pas l’émergence d’un « champ d’(in)sécurité » dont l’institutionnalisation créerait en fait l’objet « terroriste » de toutes pièces pour uniquement satisfaire de sordides jeux de pouvoirs occultes ? Dominique Moïsi n’emboîte certes pas le pas d’une telle dérive bien plus idéologique que scientifique, mais il met essentiellement en avant le « sentiment d’agression » pour expliquer certaines réactions violentes dans le monde musulman, et ce jusque dans les banlieues parisiennes (2008, p.131), sans cependant poser une seule fois l’idée que ce sentiment pourrait aussi provenir d’un refus non pas de s’adapter à l’Occident mais de transformer à son profit la notion de bonne gouvernance comme cela commence à s’effectuer dans certains pays musulmans, sans parler de l’Inde, du Brésil, de la Chine, pourtant enclins eux aussi à l’époque des politiques dites « autocentrées » de toujours projeter sur un autre leurs propres inconséquences.   

Conclusion

Ces divers exemples illustrent une sous-estimation pratique de la dimension politique au profit d’une surdétermination mécanique du milieu qui ne peut pourtant pas expliquer à lui seul les dérives de l’oligarchie en place lorsque celle-ci refuse toute bonne gouvernance posée d’ailleurs comme vision « occidentale ». Ainsi, les statistiques visant à mesurer le développement humain sont souvent orientées dans la hiérarchisation des variables à expliquer par la seule concomitance des indicateurs parcellaires sur la faim[23], le niveau de vie, la santé, la prison, sans admettre que leur insuffisance, réelle, est bien plus liée à l’inexistence de ces causes premières, à savoir les libertés de penser et d’entreprendre, plutôt que le seul affaiblissement de l’effort public par ailleurs corrompu du fait de l’inexistence d’une séparation réelle des pouvoirs et d’une bonne gouvernance.

Autrement dit, la nature du régime politique est bien plus la cause première de la misère et, plus généralement du non développement humain, que les excès de puissance d’organismes comme la CIA, même si les réductions monétaristes des finances publiques en a plutôt aggravé les termes. Mais la réalité de celle-ci (dûe pour une part à la crise concomitante des modèles étatistes et libertariens comme on l’a vu avec la titrisation non maîtrisée des traites immobilières appartenant aux ménages modestes) est apparue comme la seule responsable des malheurs des peuples. Or, il n’est pas possible de ne pas expliquer que les sources de la misère sont historiquement générées par cette soif d’acquérir, que Max Weber distinguait du capitalisme[24] et que le manque politique de bonne gouvernance amplifie.

Observons in fine que cette sous-estimation de la dimension politique subordonne toujours les sciences sociales au modèle de la physique, qu’elle soit newtonienne et quantique, parce qu’elle pose le mouvement, y compris vivant et humain, comme unique produit mécanique de circonstances données, i.e. fabriquant des réactions ou stimuli réflexes (fureur, humiliation) alors qu’il s’agit d’interactions qui impliquent un jeu relatif (et non pas relativiste) entre des fins, des moyens et des résultats. Autrement dit, toute motivation n’est pas surdéterminée mécaniquement dans son contenu par une structure a priori (le milieu) ; de ce fait, l’unité d’action concernée (individu/groupe), tout en étant intriquée dans un système d’interdépendance (agent) et dans un système relationnel d’interactions (acteur), peut se donner le pouvoir non seulement de s’adapter, mais aussi de transformer la structure qui le lie. Ce qui implique de caractériser cette transformation, là, de politique au sens de vouloir peser comme ce segment d’appartenance créateur d’Histoire et d’affiliation statutaire, i.e. précisément les termes du régime politique, surtout lorsqu’il n’est pas réduit à la seule notion de puissance.    

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[1] On travaillera ici dans le cadre gnoséologique défini par Jean Baechler lorsqu’il étudie (1985, p.14 et 98) les notions de morphologie et surtout de régime aux contours semblables à ceux dégagés par Claude Lefort (1986, p.8-9) : « La recherche que suscite la différence des formes de société, celle des catégories qui permettent d’en rendre raison et de fonder le jugement politique [… interdisent] de désigner la politique comme un secteur particulier de la vie sociale ; [cette recherche] implique au contraire la notion d’un principe ou d’un ensemble de principes générateurs des relations que les hommes entretiennent entre eux et avec le monde. Le plus éloquent témoignage de ce dessein est sans doute le plus ancien. Ce que je viens d’appeler forme de société, Platon (ou Socrate) fut sans doute le premier à en forger l’idée à l’examen de la politeia. Nous sommes accoutumés à traduire le mot par régime. Il est à présent pris dans une acception restrictive qui risque de nous égarer. Comme l’a fait justement observer Léo Strauss, le mot ne mérite d’être retenu que si nous lui conservons toute la résonance qu’il gagne quand on l’emploie dans l’expression d’Ancien Régime. Alors se combinent l’idée d’un type de constitution et celle d’un style d’existence ou d’un mode de vie ».
[2] Max Weber, 1991, p.338-339 : « […] La ville occidentale est née d’un acte de confraternité, d’une association, union, dans l’Antiquité et de la conjuratio au Moyen Âge […] c’est-à-dire la confrérie armée destinée à se porter aide et protection mutuelle […]. La Polis est toujours le produit d’une association, union ; elle n’est pas toujours le produit d’une forte colonie, mais celui d’une association unie par le serment, d’une conjuration qui signifie qu’une cène sacrée commune a été réunie, qu’une union sacrée a été créée, à laquelle ne participent que ceux qui ont leurs tombes sur l’Acropole et leur maison dans la cité ».
[3]« La quiddité d’une chose, dit excellemment Ravaisson (2007, p.512), n’est pas tout ce qu’elle est, mais seulement tout ce qu’elle ne peut pas ne pas être ; c’est l’ensemble de tous les éléments permanents et inaltérables, primitifs et non dérivés, qui demeurent sous les modifications accidentelles » (Note 3 de Jean Tricot traduisant La métaphysique (Aristote, 1981), T1, p 23, A, 3, paragraphe 25).
[4] Ce qui implique de différencier relativité et relativisme, et aussi logique et rationalité, en ce sens que pour répondre, (du moins relativement car cela excède le cadre de ce travail), à l’objection de Quine s’appuyant sur Tarski à propos de la question de vérité de la représentation en général et de la proposition en particulier face au réel empirique (1975), le problème n’est pas tant qu’il existe par exemple différentes sortes de vie politique, différentes sortes d’interaction avec la présence d’un « lapin » (Quine, (1969), 2008, p.14) mais que le Réel xyz puisse non seulement exister (à la façon d’une pierre disait Kant) mais s’activer structurellement, fonctionnellement, dans une vie et une perception humaine, i.e non exclusivement comestible, telle en effet la vision de ce lapin dont parle Quine qui peut par exemple donner l’heure dans certains réels soulignait Lewis Carroll. Or, la différence précisément entre relativisme et relativité d’une part, et logique et rationalité d’autre part, consiste à ne pas rendre équivalent les champs de signification comme le fait le relativisme (et en ce sens il n’est pas possible d’énoncer que Quine serait relativiste comme le suggère pourtant, certes au conditionnel, un travail récent sur l’épistémologie sociale (Bouvier et Conein, 2007, p.11), puisqu’il s’agit de distinguer le sens logique qui correspond à une stricte corrélation entre sujet et prédicat, cause et effet, et le sens rationnel – intégrant également son contraire, l’irrationnel - et qui correspond plutôt à une signification excédant le logique pour aller vers le compréhensif comme l’a démontré Weber : celle d’une croyance en certaines actions alors que leur effectuation logique ne serait pas vérifiable, tel l’exemple pris par Raymond Boudon (1995) sur le fait de danser pour faire tomber la pluie, ce qui est rationnel / irrationnel au sens qu’il y a bien une raison pour agir, mais elle reste illogique au sens où il n’est pas dit que cela fonctionne dans une technicité telle qu’elle serait adéquate aux demandes de continuité comme a pu atteindre l’appareillage pragmatique de la Techne occidentale aujourd’hui également universalisable, ce qui implique que l’efficacité de la corrélation entre danse et pluie du point de vue morphologique de la demande humaine en eau doit donc être relativisée et non rendu équivalente avec des techniques données d’irrigation. Le fait donc que l’électricité soit née en Occident n’empêche pas son universalisation qui n’a rien de dominatrice, même si peut être évidemment discutée la forme historiquement située de sa production ; de même qu’il existe, a existé et existera différentes formes de vie (mœurs) en société, ce qui n’est pas contradictoire en soi avec l’idée qu’une pression de sélection existe aussi dans les espèces de régime et qu’un seul puisse résister aux intempéries de l’Histoire puis se répandre parce qu’il est précisément de meilleure constitution… par exemple le régime démocratique, au-delà des formes singulières qui le particularise (Baechler, 1985 ; Boudon, 2006).
[5] Alain Besançon (1998, p.75) définit la « nature politique des hommes » comme étant « dans leur capacité de former les uns avec les autres des liens familiaux, sociaux, des rapports organisés de gouvernants à gouvernés, de façon à former une cité, un État ».
[6] Agent, au sens wébérien, i.e ayant des « motivations », 1995, T.1 p.34.
[7] Weber (1995 [1921], volume 1, chapitre III, Les types de domination, 1. Les fondements de la légitimité, § 1. Définition, conditions et modes de domination, p.285-288) : « Nous entendons par « domination » (…) la chance, pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus. Il ne s’agit cependant pas de n’importe quelle chance d’exercer "puissance" et "influence" sur d’autres individus. En ce sens, la domination (l’"autorité") peut reposer, dans un cas particulier, sur les motifs divers de la docilité : de la morne habitude aux pures considérations rationnelles en finalité. Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir ».
[8] Julien Freund définit que le « but spécifique du politique se détermine en fonction du sens d’une collectivité, c’est-à-dire il consiste dans la volonté d’une unité politique de conserver son intégrité et son indépendance dans la concordance intérieure et la sécurité extérieure. […] La politique est aussi le lieu – mais non le seul – où l’homme essaie de donner consistance aux fins humaines générales et ultimes, comme la justice, la liberté, le bonheur, etc. » (1967, chapitre 1, 1. Trois finalités, p.37). Observons qu’Aristote dans sa Politique, (IV,4, 1291 – a 15-20, traduction Pierre Pellegrin – qui propose Les politiques pour le titre du traité - 1990), en prise avec la République de Platon pose qu’une cité se constitue également « en vue du bien », dont « l’avantage commun » (III,7, 1279- a -10) fait partie, ce qui permet de « mener une vie heureuse » (I, 2, 1252 –b -30). N’oublions pas aussi que pour Aristote son traité Éthique de Nicomaque est « en quelque sorte un traité de politique » en ce que le « juste », entre autres, est « soumis à l’étude de la politique » (I : Chap. III, 1e paragraphe, première ligne, 1965, p.21), ce qu’il précise dans son traité sur le Politique : (I, 2, 1253-a).
[9] Jean Baechler, 2000.
[10] Ainsi est évitée l’objection de François Chazel car lorsqu’il indique dans son article « Retour sur l’"orientation normative de l’action" : éléments pour une appréciation tempérée » (2001, p.159) que reconnaître « un rôle aux normes n’implique d’aucune manière de souscrire à l’idée d’un déterminisme massif. Ainsi, une norme n’est ni une pente désignant une – prétendue - nécessité sous-jacente, ni non plus un penchant reposant sur l’acceptation de cette nécessité mais tout simplement une règle d’action. (…) », ce n’est aucunement contradictoire d’énoncer que cette dernière nécessite des conditions morphologiques (et donc ontologiques) de possibilité et donc implique des coalescences objectives pour que cette règle puisse réellement être acceptée i.e partagée par les agents et acteurs considérés.
[11] On renverra de nouveau au recueil d’articles qui vient d’être indiqué dans la note précédente, en particulier l’article de Jean Baechler (« L’acceptation des normes, p.129) lorsqu’il énonce que la « forme de la norme inscrit celle-ci dans une relation de pouvoir, puisqu’il y a conjonction entre un ordre énoncé et une espérance d’obéissance. Dans une relation de pouvoir, l’ordre, quoique aussi indispensable que son contenu l’est à une norme, est secondaire par rapport à l’obéissance (…) Respecter une norme, c’est obéir, comme c’est désobéir que de la violer. De là, il apparaît qu’il convient de rechercher des raisons de l’acceptation des normes dans le ou les ressorts de l’obéissance, dans ce qui fait que des acteurs humains, libres de se plier ou non à une obligation, se résolvent à décider plutôt dans un sens que dans l’autre ».
[12] Ainsi Lucienne Bui Trong, (2003, p.37) qui fut responsable de la section «Violences urbaines » au sein des Renseignements généraux de 1991 à 2001, a montré que dans des quartiers connaissant le même taux de chômage, le rapport à la violence n’était pas le même selon que se trouve encore accepté le rôle de médiation des institutions ; leur présence et action n’étant pas appréhendées comme seule coercition, mais aussi incarnation de valeurs et de compétences.
[13] Que dit Lamence Madzou à ce sujet ? (p.32) : « Je suis d’origine africaine et je ne le renierai jamais mais je me sens français. Je n’ai pas une once de cette culture africaine. Cette façon de penser, d’agir, ne fait pas partie de moi […] Pour nous, cela n’a pas d’importance d’être Arabe ou Noir. On a vécu et partagé tant de choses ensemble ; pour nous, c’était d’abord l’amitié qui comptait […] Nous étions respectés, écoutés. Même si nous faisions peur, nous existions ». 
[14] Cette étude fit partie du colloque Rencontres Jeunes & Sociétés en Europe et autour de la Méditerranée. Elle s’appuie sur une enquête menée en 2001 et 2002 et réactualisée en 2004 sur le plan statistique dans un rapport de recherche CEE/CNAM : Dans une zone urbaine sensible : les acteurs de l’Education des jeunes en difficulté.
[15] Ainsi nombre d’ouvrages scolaires tordent à l’excès le bâton dans l’autre sens, omettant par exemple la colonisation arabomusulmane de l’Afrique du Nord berbère, y occultant d’ailleurs les racines chrétiennes pré-romaines, sans oublier l’analyse souvent biaisée du conflit arabo-juif, Israël faisant souvent office d’unique cause des malheurs de cette contrée. On peut aborder la nature des ouvrages scolaires sur ces différents points en consultant le livre de Barbara Lefevbre et d’Eve Bonnivard, 2005, et d’Emmanuel Brenner, 2004, une analyse quelque peu sous-estimée par l’ouvrage de Michel Wieviorka, (2005, p.37).
[16] Pour une plus ample analyse des problèmes agricoles, voir Pierre Goinard, 2001, p.138-167.
[17] Ce que conteste par exemple Lucienne Bui Trong qui a montré (2003, p.37) que dans des quartiers connaissant le même taux de chômage, le rapport à la violence n’était pas le même selon que se trouve encore accepté le rôle de médiation des institutions ; leur présence et action n’étant pas appréhendées selon le paradigme foucaldo-bourdieusien (Oulahbib, 2002 ; 2003 ; 2006) comme seule coercition venant d’un ordre social et moral cherchant à mettre au pas la question sociale, mais plutôt comme incarnation de valeurs et de compétences structurées en institutions à un moment social historique donné.
[18] Tel Laurent Mucchielli et Le Goaziou Véronique, 2007.
[19] Le commissaire Bui Trong relate (2003, p.65) que dans plus « des deux tiers des émeutes, la police est totalement absente à l’origine de l’événement ».
[20] Ce qui nécessiterait bien sûr des enquêtes de terrain que cet article tente ici de penser dans leurs préliminaires.
[21] Sur Europe 1 le dimanche 21 septembre 2008 au matin dans l’émission de Dominique Souchier.
[22] Emboîtant le pas à Bertrand Badie, Bigo et les auteurs qu’il coordonne dans un livre récent (2008) relativise toute motivation en propre des acteurs islamistes, en ne relevant comme facteur premier qu’une influence de la société sur certains assassins londoniens du 7 juillet 2005, comme le résume un certain Bill Durodié dans ce livre (p.300) : « Le cœur du problème n’est donc pas ce qui pousse une minorité issue de milieux variés, y compris assez privilégiés, à rejoindre des organisations islamiques extrémistes. Mais plutôt pourquoi nos sociétés et nos cultures ne parviennent pas à offrir à des individus jeunes, ambitieux, éduqués et énergiques une motivation claire et un but collectif vers lequel ils pourraient orienter leur vie et qui leur permettrait de réaliser leurs aspirations. Ces individus cherchent ailleurs ce but et cette motivation, y compris, pour certains, dans des systèmes de croyance obscurs et dévoyés. Á certains égards, les criminels nihilistes qui ont fait sauter leurs bombes rudimentaires à Londres pendant l’été 2005 reflètent les sentiments d’autres individus mécontents dans le monde industrialisé actuel ». Ainsi, ne trouvant pas leur place, le « mécontentement » les pousseraient à se transformer en machines suicidaires : on voit là que le facteur x, facteur magique, celui de cette poussée, joue à merveille le rôle du dernier moteur, variable cachée si utile pour prouver à peu près n’importe quoi… jusqu’au manque d’une meilleure offre en politique. Observons que les « systèmes de croyance » seraient « obscurs et dévoyés » alors qu’ils sont au contraire très clairs et argumentés. On nie donc là le sérieux intentionnel politique en le psychologisant de façon par ailleurs erronée.
[23] Les travaux de Sophie Bessis en sont l’exemple type (par exemple 1981).
[24] 1964, p.14-15, et aussi note 1 p.15-16. « La "soif d’acquérir", la "recherche du profit", de l'argent, de la plus grande quantité d'argent possible, n'ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif - comme ont pu l'être ou l'ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu - partout où existent ou ont existé d'une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d’histoire de la civilisation à l’usage des classes enfantines, on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son "esprit" [...] (Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme - du moins de mon point de vue - (c’est) l'organisation rationnelle du travail ».