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Printemps2007 - Vol.09. No. 01

L’implication dans l’action éducative auprès des jeunes Brésiliens à risque.

Georgina Gonçalves
Doctorante à l’Université de Paris 8 sous la direction de Alain Coulon, boursière du CNPq (Conseil National pour le Développement Scientifique et Technologique - Brésil)(Université de Bahia Brésil)

Résumé

Au Brésil, l’augmentation du nombre d’enfants et d’adolescents privés de soutien ou de tout autre bénéfice social est chaque année renforcée par des processus historiques d’exclusion sociale. La vulnérabilité de cette population face aux comportements à risque atteint des proportions inimaginables. Vraisemblablement, le contingent d’enfants et d’adolescents se trouvant dans cette situation, qui se reproduit à travers les mécanismes pervers de notre structure sociale, ne diminuera pas. Il n’en reste pas moins que nous avons besoin d’améliorer notre capacité à former les personnes qui exercent une activité pédagogique dans les espaces les plus variés du tissu social.

Nous discuterons ici l’implication des éducateurs, la compréhension qu’ils ont de leur fonction sociale, leurs ethnothéories sur la jeunesse en situation de risque ainsi que des thèmes comme la visibilité sociale, l’engagement, la persévérance, leur identification avec l’origine et la trajectoire des enfants, la relation entre les sexes (le fait que les éducateurs soient des hommes ou des femmes) et cette insertion professionnelle spécifique.

Mots-clés : implication – enfants de rue au Brésil – éducation spécialisée

Introduction

Les politiques publiques, au Brésil, depuis que le pays a signé la Convention des Droits de l’Enfant, en 1990, n’ont pas beaucoup progressé. Le rapport de l’ONU divulgué en avril 2004, dit que nous n’avons accompli qu’un tiers des objectifs assumés pendant cette Convention: des 27 objectifs, le Brésil n’en a atteint que 9 et accompli, en partie, 11. L’éradication du travail infantile en est toujours au même stade, tout comme les soins adéquats pour les adolescents infracteurs, le combat contre le tourisme sexuel qui atteint aussi bien les petits garçons que les petites filles.

Nous pouvons affirmer que la présence d’enfants sur les voies publiques n’est pas un fait nouveau. Au Brésil, il y a des registres historiographiques qui datent au moins du XIXème siècle, où des enfants attirent l’attention du fait qu’ils se trouvent physiquement et moralement abandonnés sur les voies publiques (Rizzini :1997). Ce phénomène sera toujours associé aux caractéristiques de notre processus d’urbanisation, pendant et après la période de l’esclavage. Le besoin du travail infantile s’imposait et s’impose encore comme une réalité urbaine incontournable pour les populations pauvres. Mais aujourd’hui, il est déjà clair, pour une grande partie des chercheurs dans ce domaine, qu’un enfant ne va pas à la rue seulement pour y travailler. Elle exerce un grand attrait pour l’enfant qui vit dans les quartiers tristes et abandonnés de la périphérie. En s’éloignant de sa famille d’origine, temporairement ou de façon permanente, mais progressivement, il va se présenter à l’espace urbain, non seulement comme témoin de l’échec de l’État, mais de celui de toute la société.

Il est correct de penser que la socialisation d’un enfant (1) qui n’est pas supervisé par un adulte ou protégé par un foyer, se fait de la façon la plus aléatoire et sujette à des contingences beaucoup plus difficiles à estimer que celle d’enfants qui grandissent dans des conditions plus prévisibles, du moins du point de vue de la classe moyenne et occidental. Beaucoup de ces enfants ne sont jamais allés à l’école, même ceux qui l’ont fréquentée sont scolarisés médiocrement.

Même quand ils démontrent leur inquiétude pour bien élever et protéger leurs enfants, les adultes avec lesquels ils ont vécu ou ceux avec lesquels ils vivent encore leur offrent beaucoup moins que le nécessaire pour un développement intégral et sain. Parmi eux, beaucoup sont soumis à des situations permanentes de violence intra-familiale, d’abus et de souffrances psychologiques. Quand ils ne sont pas impulsés au travail précoce qui en fait des adultes avant l’âge et rend ainsi leurs chances de scolarisation encore plus incertaines.

Ce contingent d’enfants et d’adolescents est la mire du travail entrepris par les Maisons d’Accueil de la Fondation Cidade Mãe (2). C’est là que travaillent des éducateurs, dont l’objectif est d’aider ceux qui arrivent, acheminés ou de leur propre gré, à la recherche d’un soutien pédagogique, d’hygiène, de repos, d’alimentation ou de protection. Le vécu dans la rue, variable selon le cas, donne des caractéristiques très particulières à cette population: il leur est difficile de rester dans un espace fermé, ils ne se soumettent pas facilement aux normes de la convivialité, ils sont défiants, et beaucoup d’entre eux n’ont jamais appris à se sentir en sécurité auprès d’un adulte. Même en évitant intentionnellement de comprendre ces enfants sous l’angle de ce qui leur “manque“, il faut souligner que le contact avec leurs réalités difficiles donne à l’adulte un très haut niveau d’exigence psychologique.

Ainsi, être éducateur auprès d’enfants des rues au Brésil n’est pas une profession facile. Aucune formation spécifique ne lui est consacrée. Les éducateurs œuvrant dans ce domaine peuvent avoir à l’origine différentes formations professionnelles, ce qui induit une grande diversité des équipes (3). Ils peuvent avoir une formation universitaire (pédagogie, service social ou psychologie le plus souvent) ou être des personnes ayant à peine terminé leurs études secondaires. Du fait qu’ils reçoivent de très bas salaires, la plupart exercent une autre activité (policier, étudiant universitaire, artisan, artiste ou professeur dans le public ou le privé) qui, selon eux, leur permet de survivre avec le minimum nécessaire. Ceci est un facteur important qui doit être considéré lorsque l’on évalue les difficultés qu’ils rencontrent dans leur pratique quotidienne auprès de ces enfants.

Ces différentes origines du point de vue de la formation et des concomitances professionnelles nous présentent l’ambiance d’un métier très différent de la plupart des autres, du moins de ceux du monde de l’éducation.

En tant que directrice de ces maisons d’accueil pour enfants des rues, au sein d’un organisme public lié à la municipalité de Salvador, à Bahia, je me suis toujours demandée pourquoi ces personnes étaient là, pourquoi elles avaient choisi ce travail dans lequel les situations dramatiques s’ajoutent à l’urgence et à la précarité matérielle. En grande majorité, les éducateurs ne sont pas des fonctionnaires publics de carrière. Ils n’ont pas passé de concours, ce qui me semble pertinent dans la mesure où cela évite de devoir manager des professionnels inadaptés à cette fonction – être reçu à un concours n’assure pas nécessairement la compétence professionnelle dans ce domaine. Ils arrivent sur la recommandation d’une connaissance, ou se portent candidats à un poste vacant; certains ne supportent pas ce travail et s’en vont au bout de quelques semaines ou de quelques mois; d’autres, au contraire, sont là depuis la création de l’institution, il y a plus de dix ans.

Comment parviennent-ils à vivre quotidiennement avec des jeunes si exigeants? Où trouvent-ils la force d’écouter sans cesse des histoires difficiles, dont certaines sont tragiques et sans solution dans le cadre de l’institution? Qu’est-ce qui fait que les personnes choisissent un métier où elles côtoient la violence, la souffrance des autres, et se soumettent à une vie pleine de tensions? Et que faisais-je là moi-même, coordonnant ce travail qui pouvait me mener jusqu’au petit matin, selon le type de prise en charge nécessaire?

 


(1) Bien que l’âge le plus courant pour qu’un enfant quitte le foyer soit 7 ans, on peut trouver des enfants encore plus jeunes qui vivent dans les rues, au Brésil. (Source: Projet Axé, 2003).

 

(2) La Fundação Cidade Mãe est un organisme public lié à la municipalité et responsable pour toute l’assistence à l’enfance de la ville de Salvador, Bahia. Les Maisons d’Accueil de nuit s’adressent aux enfants et adolescents à risque personnel et social dans la tranche d’âge de 07 à 17 ans acheminés par des organisations diverses qui travaillent auprès des populations sans domicile fixe de la ville de Salvador (Projet Axé, Conseils de Tutelle, Tribunal des Mineurs, Ministère Public, etc). Ces Maisons offrent des moyens de couchage, hygiène personnelle, alimentation, des activités ludiques et pédagogiques orientées vers la socialisation et la réadaptation à des espaces fermés. Les enfants peuvent arriver entre 18:00 et 19:00h et doivent partir, après le petit-déjeuner entre 07:00 et 07:30 h; les maisons fonctionnent en système ouvert.

(3) Ce qui ne peut être considéré comme étant inadéquat, bien sûr.


 

Ce que disent les éducateurs

Lors d’une réunion portant sur l’analyse de la pratique, alors que j’étais encore coordinatrice de ce projet, l’observateur extérieur qui dirigeait la session proposa au groupe d’éducateurs une approche utilisant la technique de la ligne de vie: chacun, le long d’une ligne, nota les événements les plus importants de sa propre vie; puis dut sélectionner un de ces événements, y réfléchir et présenter ses considérations au groupe.

Au fil des interventions des éducateurs, nous avons perçu une grande convergence dans les thèmes abordés; les plus prégnants avaient trait à l’exclusion liée à l’ethnie et à la classe sociale, ou à l’histoire de vie des parents; leur origine sociale nous a suggéré que ces personnes, pendant l’enfance et l’adolescence, auraient toutes pu adopter des comportements considérés à risque, et y avaient échappé. Mais l’époque était autre. Par exemple, la pauvreté n’impliquait pas fatalement le chômage des parents. Les encouragements de la famille et un grand effort personnel ont permis qu’aucun d’eux ne bascule de l’autre côté de la ligne de risque. Peut-être que j’étais devant un groupe de résilients (4). Être éducateur avait été, pour tous, une forme d’ascension sociale. Comme l’indique la littérature dans ce domaine (Cyrulnik,1998, 1999, 2001; Tomkiewicz, 1999), les personnes résilientes, fréquemment, thématisent leur vie, en se dédiant à ceux qui se trouvent dans les mêmes conditions qu’elles, afin d’empêcher qu’elles ne passent par des difficultés.

Au long de l’évaluation de cette réunion, j’ai compris comment, du fait de notre extraction sociale (classes laborieuses urbaines), beaucoup d’entre nous avaient vécu l’exclusion, qui peut être à Bahia à la fois ethnique, religieuse, économique, politique et culturelle (5). Nous étions tous noirs, afro-descendants, mais tous nous avions été « sauvés » de situations à risque. Ces histoires avaient-elles à voir avec le choix professionnel ?C’est dans le tâtonnement vers ces réponses, motivée par une nécessité de compréhension, que je développe mon travail de recherche. Lors de longues heures d’entretiens non structurés, j’ai pu saisir comment ces hommes et ces femmes articulent passé et présent, comment ils donnent sens à leur travail, quelles entraves ils perçoivent à leur pratique, quelle perspective d’avenir ils imaginent pour cette population de jeunes démunis matériellement, et quelle est la nature des relations institutionnelles qu’ils établissent au cours de leur pratique.

 


(4) La résilience, c’est la capacité qu’a chaque personne, de pouvoir surmonter les événements difficiles ou traumatiques de la vie, tout en continuant à évoluer, à condition que l’environnement immédiat ou la culture la soutienne.

(5) Dans la région métropolitaine de Salvador où 86,6% de la population qui travaille (dix ans ou plus) est formée par des noirs et des métis, on retrouve la plus grande disparité entre les blancs et les noirs sur le marché du travail. En premier lieu, pour le taux de chômage: 9,3% parmi les blancs et 18,3% pour les noirs et les métis. Le panorama s’aggrave au niveau des rémunérations, trois fois plus élevé pour les blancs: R$ 1.550 contre R$ 556 par mois.
 
Je parle d’un adulte qui, comme l’affirme Milito (1995, 150-151) :

(…) vit dans un état de perplexité et d’alerte face à l’inhabituel et au risque. Ce travail sur l’estime de soi [des enfants] lui confère, au milieu du quotidien chaotique dans lequel il se débat, au moins quelques certitudes, et, en même temps, crée un rôle pour lui-même, celui d’inventeur des enfants.

Bien qu’ils décrivent une enfance relativement protégée, ils furent des enfants pauvres dont la famille ne connut jamais de répit du point de vue économique, entrevoyant l’éducation comme une possibilité d’ascension sociale et comme une stratégie susceptible de minorer ou de solutionner les effets de leurs conditions difficiles d’existence. Pour ces éducateurs, articuler travail, école et survie eut pour conséquences des expériences frustrantes d’interruption d’études ; ainsi, ils connurent de manière précoce le travail, qui, dans le but d’assurer leur survie immédiate, fut une priorité dans leur vie. Cette bataille, pour certains, reste quotidienne, et ils luttent encore pour leur ascension sociale, en s’engageant dans des cursus ou des formations dont la qualité n’est pas toujours garantie.

Leur préoccupation avec le social par rapport à la trajectoire de militance elle-même auprès des organisations communautaires, des syndicats et des mouvements sociaux, est un autre aspect qui unifie ce groupe de travailleurs sociaux, sans oublier l’importance qu’ils attribuent à l’amélioration du quotidien urbain d’une ville qui doit accueillir l’enfance et la jeunesse dans de meilleures conditions. Un éducateur dit:

Tout comme vous avez misé sur votre enfance: « je vais réussir », vous misez avec la même force et le même espoir sur l’enfant avec lequel vous travaillez.

Un autre aspect à considérer est la présence masculine dans ce type d’action. Au Brésil, les travailleurs du secteur de l’éducation sont des femmes à une majorité écrasante. Au sein des espaces dans lesquels nous intervenons, les maisons d’accueil de nuit, le rapport s’inverse : les hommes sont plus nombreux que les femmes à exercer la fonction d’éducateur et les femmes ont une plus grande mobilité que les hommes. Au commencement du projet, la grande majorité des éducateurs recrutés était composée de femmes (quinze femmes et huit hommes); dix femmes sont parties ou furent écartées contre seulement cinq éducateurs masculins. Ainsi, le mythe selon lequel la force physique serait nécessaire pour maîtriser et discipliner les jeunes « difficiles » attirerait une population prioritairement masculine pour cette fonction. Les départs féminins seraient-ils dus au fait que le travail soit trop exigent pour les femmes, en ce qu’il représente le risque quotidien d’affrontement physique avec les jeunes, expliquant que les hommes assument plus longtemps la fonction que les femmes ?

Les éducateurs rapportent des situations très dures survenues au quotidien dans les maisons d’accueil. Le haut niveau d’exigence et les nombreux conflits à supporter soulignent les aspects très subtils des habiletés et des ressources personnelles nécessaires à l’exercice de la fonction. Il est clair dans leurs discours que l’adulte éducateur est affecté par les relations avec son objet de travail, exposant ainsi les aspects subjectifs de leur action. Quand nous pensons à la résilience, c’est fréquemment le côté de l’enfant et non celui de l’adulte tuteur qui est considéré. Le contact quotidien avec les exigences de cette pratique interfère dans la subjectivité de ces adultes, ce qui évoque le concept d’altération utilisé dans le cadre de l’ approche multiréférentielle (Ardoino,2000).

Ils ne se réfèrent pas seulement à des situations d’affrontement physique, mais à la complexité des exigences posées par les jeunes, en particulier les filles. La rue est particulièrement dure avec elles. Pour assurer leur défense et leur survie la plus immédiate, corporelle même, elles s’emparent de différentes ressources et stratégies qui donnent une densité supplémentaire au travail éducatif. C’est comme si, au-delà d’une même réalité qui touche sans discrimination les garçons et les filles, le simple fait d’être femmes était un risque supplémentaire. On observe d’ailleurs une spécialisation liée au genre: les éducateurs, hommes ou femmes, se consacrent en priorité, soit aux garçons ou soit aux filles, certains préfèrent les garçons et d’autres choisissent de travailler avec des filles.

Au-delà d’un processus d’identification avec les jeunes, à partir d’itinéraires de vie qui auraient pu occasionner, dans le cas des éducateurs, une rupture avec la famille et une marginalisation dans la rue, ce travail éducatif prend un caractère de militantisme politique. Dans la mesure où ces maisons d’accueil, de par leur fonctionnement différencié, ne constituent pas une nouvelle forme d’emprisonnement pour les jeunes en difficulté, il n’est pas précipité d’affirmer qu’elles attirent des personnes qui croient en une proposition de prise en charge ouverte:

c’était un enfant qui avait été élevé dans la rue depuis l’âge de deux ans, sans avoir jamais vécu dans un espace fermé. Vous imaginez quelqu’un qui n’a jamais vécu dans un espace fermé? Il n’avait pas de notion d’espace, se cognait contre les murs. Il avait été élevé à place de la Piedade, et là il abordait les gens et courait. Alors, quand il arrivait dans une pièce de douze mètres carrés, il tapait un autre enfant et courait. Il poussait une chaise devant lui et se cognait contre le mur et revenait. Il faisait … il gesticulait comme s’il se disait « pourquoi est-ce que je suis là-dedans ? »

Un témoignage comme celui-ci démontre que les éducateurs ont la conviction d’être devant des sujets de droit et non face à de simples « déchets de la société » sans droit à la parole. L’enfant a du mal à rester dans un espace fermé, même pour peu de temps. Il faut connaître son histoire pour comprendre son comportement. Il est nécessaire de détenir l’histoire particulière de chacun d’entre eux et en tenir compte pendant le travail pédagogique, dans la mesure où:

L’exigence de la transformation du réel, qui est au cœur de l’étique du pédagogue, exige que celle-ci ne confonde pas avec la tentation de la toute-puissance (…) il fait dire au pédagogue qu’il ne saurait y avoir une théorie générale de l’éducation et que tout savoir-faire pédagogique passe par le rencontre face-à-face avec l’enfant réel (Gaberan, 1998 :125)


Les éducateurs traduisent dans leur discours une préoccupation pour le social. Elle semble liée à leur propre trajectoire de militants dans les organisations communautaires, les syndicats et les mouvements sociaux qui apparaissent dans leurs argumentations, et compose les éléments définissant leur choix professionnel.

Ainsi, ils relient leur travail à une préoccupation pour une amélioration du quotidien urbain, à une recherche de citoyenneté pour les populations opprimées, au droit qu’a chaque enfant d’avoir un présent et un futur. En vivant avec ces jeunes, les éducateurs développent des possibilités de compréhension de la complexe réalité sociale, se pensant eux-mêmes comme des agents possibles de transformation. On peut même percevoir une admiration pour la résistance des enfants face à l’adversité, le « vivre dans la rue » étant considéré comme une réponse salutaire aux conditions adverses. Dépassant la vision encore répandue de ces enfants comme des « pauvres petits », « livrés à leur propre sort », etc., qui reste vivace dans le tissu social, aucun témoignage ne porte trace de cette attitude; au contraire, reconnaissant que cette partie de la jeunesse doit se saisir de nombreuses ressources pour garantir sa survie, il existe une admiration dans certains de leurs discours, qui définit, d’une certaine façon, leur immersion dans cette pratique:

Ce qui est le plus intéressant, c’est qu’ils sont beaucoup plus créatifs que les éducateurs. Toujours, toujours, toujours. (…) Ils sont hautement créatifs...

Parlant d’expérience, ils affirment que leur travail implique d’agir dans les « brèches ». Brèche, pli, les lieux où se placer stratégiquement pour se protéger et créer (Deleuze, 1992). Ils commentent, sans le savoir, le concept de Deleuze, parlant, en vérité, d’une autre façon de faire, politique, d’une micro-politique qui se confond avec les actions ordinairement vécues au contact des enfants. Pour eux, leur travail est la forme même de cette action. Le militantisme politique fut un chemin et leur pratique actuelle, être éducateur, est dans la continuité de leur militantisme antérieur.

Dans le premier regroupement par thèmes que j’ai réalisé à partir des entretiens avec les éducateurs, j’ai considéré deux notions qui, a priori, me paraissaient différentes : les témoignages relatifs à leur implication dans leur travail et ceux qui exprimaient ce que j’ai appelé l’identification avec l’enfant. En relisant les extraits sélectionnés pour discuter ces deux éléments, j’ai commencé à percevoir un croisement entre les deux perspectives. D’une certaine façon, derrière leurs discours sur la dimension politique de leur choix professionnel ou ce qu’ils pensent être leur mission dans ce monde, ils se reconnaissent dans les enfants du point de vue des caractéristiques comportementales qui permettent leur survie dans des conditions difficiles, du point de vue de leur propre origine sociale, semblable à celle des jeunes, ou même par le simple fait d’être enfant ou adolescent.

L’étymologie du mot implication nous aide dans ce parcours. Dans la présentation du numéro 39 de la revue Pratiques de Formation-Analyse, consacré à la discussion des idées d’Edgar Morin, Jacques Ardoino établit une différenciation entre complexité et complication, partant du fait que malgré leur étymologie commune, ce sont des concepts très éloignés, voire antagonistes. Les deux termes viennent du latin plicare, qui signifie plier, à l’origine de mots comme expliquer, compliquer, appliquer et impliquer. Ce dernier verbe, ainsi, pourrait être compris comme « plier en dedans ». Même sous cet angle, la discussion motivationnelle des relations de l’éducateur avec ce domaine spécifique de travail nous amènerait donc à regarder « en dedans » de lui pour parvenir à comprendre.

Je trouve intéressant d’entendre des discours émus et très sincères sur la vie ardue de ces enfants, les difficultés qu’ils rencontrent, l’abandon qu’ils expérimentent, comme si leur quotidien était fait de tristesse, du poids, de la rage d’avoir été « choisis » pour cette vie risquée, sans le support naturel de la famille. C’est seulement en vivant avec eux qu’on peut comprendre qu’ils sont, par de nombreux aspects, des filles et des garçons comme les autres. La joie, l’amusement, la posture friponne de l’adolescent apparaissent au quotidien dans le travail, même si cela paraît souvent invraisemblable aux personnes extérieures, et renforcent les caractéristiques humaines présentes dans les relations.

Violent, dissimulé il est triste et a peur de dormir et il ment en disant qu il allait tirar braba à la maison d’accueil. Il arrive déjà en provoquant la bagarre, il rejette les normes qu’il connaissait pourtant depuis longtemps. Après plusieurs essais d’autres éducateurs, un éducateur trouve une issue, une « méthode » : J’ai commencé à lui faire des bisous. Devant chaque nouvelle menace dirigée vers moi ou les autres enfants, je l’embrasse. Je l’embrasse, je ne fais que l’embrasser. Il semble être fâché comme si sa masculinité, à seize ans, pouvait être heurtée. Il crie: Putain, tu me cherches; je te prends dehors. – Je réponds: si tu me bats dehors, je vais dire que c’est à cause des bises que je t’ai données. Je vais raconter à tout le monde que ce dont tu as besoin c’est de bisous, de tendresse.

Bien qu’ils évoquent la difficulté de leur travail et le considèrent comme stressant et exigent, les éducateurs veulent poursuivre leur activité et font preuve d’une compréhension remarquable du sens de l’éducation :

Pourtant, je vais toujours travailler là-dedans, parce que je trouve que c’est la meilleure chose qui existe. Je ne ferais pas bien un autre métier. Pour moi l’éducation est le quotidien de la culture (…)

S’ils parlent de difficultés, ils ne les attribuent pas aux jeunes dont ils s’occupent, mais à leur relation avec l’institution. Les éducateurs sont convaincus que l’institution, dans sa forme actuelle, boycotte leur travail d’une certaine façon, en compliquant leur action à travers des mesures administratives, la précarité matérielle, salariale et surtout, en empêchant la visibilité sociale de cette action. Pour Ardoino (2000), l’implication du praticien peut être – et elle l’est fréquemment – mal vue par l’institution. L’implication, parce que toujours liée à l’autorisation et signifiant que l’éducateur est, au moins, un co-auteur, revendique un lieu de non passivité et d’insoumission aux règles de l’institution, exige une valorisation sociale de son travail et un travail de formation continue incontournable.

Les témoignages recueillis permettent d’affirmer que « le faire » de l’éducateur se caractérise par l’imprécision, l’incertitude et l’insécurité: son action est imprécise parce qu’il ne sait jamais si le dispositif utilisé pour prendre en main une situation posée par un enfant spécifique fonctionnera de nouveau avec un autre enfant; incertaine parce qu’il ne peut pas se réassurer que son action pédagogique résultera en des changements, dans d’autres formes de viabiliser la survie elle-même, moins néfaste ou dangereuse pour l’enfant; et finalement, l’insécurité parce qu’il existe une certaine volatilité dans le travail avec ces populations qui peuvent empêcher la continuité de l’action pédagogique en cours, soit par la disparition ou par la mort de l’enfant, soit parce qu’il ne veut plus fréquenter la maison d’accueil. C’est comme si, d’une certaine manière, sa profession allait à la dérive, au gré de ce qui va se passer durant le quotidien marqué par l’imprévisible, par l’urbanité nomade de ce segment d’enfants nés ou élevés dans la pauvreté:

Je trouve qu’entre l’éducateur et l’enfant, une ligne d’équilibre s’établit. C’est comme la corde du funambule. Si l’éducateur ne sait pas dans quel sens il va, sur la corde, sans parapluie, il tombe. Et il n’y a pas de filets au-dessous. Alors je pense que sur cette corde du funambule, normalement, c’est l’enfant qui soutient l’éducateur (...) L’éducateur est sur le fil et l’enfant lui tient la main pour lui donner de l’équilibre. Nous vivons en fonction de cela.

 


Bibliographie

Ardoino, J. (2000) Les avatars de l’éducation. Paris: PUF.Ardoino, J. (1999) La complexité revisitée. Pratiques de Formation-Analyses. No. 39 p. 1-7.
Curulnik, B. (1998) Ces enfants qui tiennent le coup. Revigny-sur-Ornain, Hommes et perspectives.
Cyrulnik, B. (1999) Un merveilleux malheur. Paris: Odile Jacob.
Cyrulnik, B. (2001) Les vilains petits canards. Paris: Odile Jacob
Deleuze, G. (1992) Conversações. Rio de Janeiro, Ed. 34.
Gaberan, P. (1998) Être éducateur dans une société en crise. Un engagement, un métier. Paris: ESF Éditeur
Rizzini, I. (org.) (1997) Olhares sobre a Criança no Brasil: Séculos XIX e XX. Rio de Janeiro: USU Ed. Universitária/CESPI/USU. AMAIS Livraria e Editora (Série Banco de Dados 5).
Silva, H. e Milito, C. Vozes do Meio-fio (1995). Rio de Janeiro: Relume-Dumará
Tomkiewicz, S. (1999) La résilience: l’amour et la loi. In Souffrir mais se construire. Ramonville Saint-Agne: Erès/Fondation pour l’Enfance.