ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2011: Volume 4, Issue 1, pp. 61-76

 

Religion et entertainment sont-ils compatibles?

Guy Marchessault

Université Saint-Paul, Canada

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Abstract:

Is it possible to reconcile the spectacular approach of the media with the inner nature of the spiritual? Can one imagine the presence of religions within an ambience of entertainment? There always were tensions between religions and games: they feared theatre, play, music, arts, dance, cards, and media, of course. Why is entertainment considered to be so dangerous? Would it be a better approach to discern true spiritual openings through play, and through media entertainment? A historian, a film director, communication researchers, a philosopher, various sociologists and anthropologists refined understandings of the capacity of play revealing the human search for meaning, and spiritual journey. To play—and media entertainment—can open humans to their own ‘unlimited’ potentials, giving significance to their relation with the world and with other humans, and so with the sacred. But this can be done only if one respects the typical languages of the media: narratives and storytelling, which implies capacity of creativity in arts and rhetoric, combined with respect for ethical and spiritual dimensions of believers.

Keywords: Cultural Industries; Entertainment; Ethics; Media; Religion

Résumé:

Est-ce possible de réconcilier l’approche spectaculaire des médias avec la nature intérieure du spirituel? Peut-on imaginer la présence des religions dans une ambiance de divertissement? Il y a toujours eu tensions entre les religions et le jeu: elles craignaient le théâtre, les jeux, la musique, les arts, la danse, les jeux de cartes… et les médias, naturellement. Pourquoi l’entertainment fut-il considéré si dangereux? N’y aurait-il pas une approche plus positive qui permettrait de discerner les ouvertures vers le spirituel ressortant du jeu et de l’entertainment médiatique? Un historien, un réalisateur de film, des chercheurs en communication, un philosophe, plusieurs sociologues et anthropologues ont su raffiner la compréhension des capacités du jeu de révéler les humains à eux-mêmes dans leur recherche de signification et leur cheminement spirituel. Le jeu—et le divertissement médiatique—pourraient ouvrir les humains à leurs propres capacités “illimitées”, donnant signification à leurs relations au monde et aux autres humains, et par le fait même au sacré. Mais cela ne peut réussir que si chacun respecte les langages médiatiques: la narrativité et la façon de raconter. Ce qui implique une créativité artistique et rhétorique, combinée à un respect pour les dimensions éthiques et spirituelles des croyants.

Mots-clés: Industries Culturelles; Divertissement; Éthiques; Medias; Religion

La question centrale à laquelle nous entendons répondre dans ce texte est la suivante: religion et entertainment sont-ils compatibles? Cela peut sembler a priori une question très intellectuelle, plutôt notionnelle et bien éloignée de la réalité de la religion. Ce n’est pourtant pas le cas dans notre monde actuel envahi par les médias, comme nous allons tenter de le démontrer. D’ailleurs, nous avons déjà publié un livre précisément sur ce thème, auquel nous référerons tout au long de ce texte (Marchessault, 2007).

Nous allons suivre de près la réaction du christianisme occidental vis-à-vis de l’entertainment; nous croyons tout de même que les conclusions qui en ressortiront pourraient s’appliquer mutatis mutandis à d’autres religions comme le judaïsme et l’islam.

L’article se divisera en cinq points: 1) les craintes que manifestent plusieurs religions envers le ludique, les jeux et l’entertainment; 2) une meilleure compréhension du ludique et des jeux, en accord avec certains spécialistes (anthropologues, philosophe, sociologue, producteur médias); 3) un essai de rapprochement entre religion et entertainment; 4) un bref regard sur les dangers éthiques majeurs de l’entertainment; enfin, 5) quelques conditions pour une relation plus féconde entre religion et entertainment.

Pour les besoins de cet article, précisons quelques termes au départ. Le mot français “divertissement” possède un spectre de sens très large relié au plaisir en général: “agrément, amusement, délassement, distraction, plaisir, récréation… jeu, passe-temps” (Petit Robert). Nous considérons le terme comme pas assez spécifique pour être appliqué nommément seulement aux médias (à moins d’y adjoindre sans cesse le mot médiatique). Par ailleurs, le mot “jeu” a un double sens en français, bien explicité par l’anglais: au long de cet article, le mot “jeu” sans “x” équivaudra au mot anglais play et, pour éviter toute équivoque, nous emploierons le plus souvent le mot “ludique”, qui recoupe plus ou moins la même signification; avec un “x”, le mot “jeux” équivaudra au mot anglais games. Dans ce texte, nous prenons l’option d’utiliser le mot entertainment comme étant le plus apte à relayer l’aspect ludique et divertissant offert précisément par les médias.

Les craintes envers le ludique

Deux grandes religions au moins, le christianisme et l’islam, ont toujours manifesté des craintes envers toutes formes de divertissement et l’ont considéré comme un danger potentiel. En Occident, dans les premiers siècles du christianisme, il exista un courant d’appréhension clair contre le ludique (Le Goff, 1984).

Nous voyons au moins trois raisons pour cela. Premièrement, le ludique, les jeux et le divertissement furent immédiatement mis en relation avec les carnavals, les fêtes publiques, les excès dans la boisson et la sexualité; les religions, au contraire, prônaient l’ascétisme, l’ordre et le respect. Deuxièmement, le ludique, les jeux et le divertissement faisaient penser immédiatement à une activité vraiment “pas sérieuse”, parce qu’ils référaient spontanément au monde des enfants, qui peuvent jouer des heures sans aucune conséquence sur leur vie; ainsi, ludique et superficialité semblaient devenir plutôt synonymes. Troisièmement, le ludique, les jeux et le divertissement pouvaient dissimuler une situation triste et indésirable, ainsi que l’a souligné l’auteur français bien connu Blaise Pascal en parlant du “divertissement” (en Marchessault, 2007): ils détournent les gens des vraies questions touchant la vie et la mort, Dieu, le sens de la souffrance, et ainsi de suite. Ils nous “entretiennent” (entertainment) dans le vide et nous éloignent de la réalité, pour nous aider à passer le temps. Le fameux auteur italien Umberto Eco (2007) décrit justement, dans son célèbre livre, la haine religieuse qui a pu exister contre le ludique, le rire, le plaisir et le divertissement au haut Moyen Âge.

En Europe, cette crainte des chrétiens contre le ludique et le divertissement s’est transmise jusqu’à la Renaissance, même si le peuple n’a jamais arrêté en fait de rechercher son plaisir. Cet affrontement a eu un impact majeur sur au moins deux courants religieux des 17e et 18e siècles, le jansénisme en Europe centrale, et le puritanisme en Europe du Nord. Ces deux mouvements religieux amèneront d’importantes conséquences en Amérique du Nord. En voici deux exemples concrets.

Le premier provient du Québec, une province canadienne où on parle surtout le français (Marchessault, 2007). Jusqu’en 1960, les Canadiens francophones étaient bien connus comme étant extrêmement religieux: 75% à 90% des gens pratiquaient régulièrement le dimanche, on y vivait dans un environnement entièrement chrétien. Le jansénisme a alors eu tout le loisir de s’épanouir pour créer un sérieux impact sur le façon de vivre la foi chrétienne: la boisson, la musique, la danse, les carnavals et toutes choses semblables furent pratiquement totalement condamnés, sauf exceptions. La sexualité était perçue comme un des comportements humains les plus questionnables. Pour demeurer un bon chrétien et aller au ciel, chacun devait demeurer loin de toutes formes de divertissement dangereux.

En conséquence, comme bien l’on pense, l’arrivée du théâtre, du cinéma, de la radio, de la télévision fut chaque fois tout de suite mal vue par les autorités religieuses (Lever, 1988; Laflamme & Tourangeau, 1979). Le seul média toléré fut la presse, en autant qu’elle demeurât sous le contrôle des clercs. Toutefois, à partir des années 1960, la population exigea une transformation radicale de la société et rejeta la religion en tant que point de référence ultime: on appela ce mouvement la “révolution tranquille”. Les médias prirent leur complète autonomie. L’approche aux questions morales et sociales changea si rapidement et dramatiquement que, en 50 ans, le Québec passa de ce qu’on avait coutume d’appeler une “société dirigée par les prêtres” (a priest-ridden society) à un monde presque entièrement séculier, ce qu’il continue d’être maintenant. De nos jours, les médias jouent un rôle majeur dans cette société, alors que la religion institutionnelle est généralement rejetée par la population, et en conséquence mise de côté par les médias aussi.

Le second exemple nous provient des États-Unis d’Amérique (en Marchessault, 2007). Là, les immigrants en provenance d’Europe du Nord apportèrent avec eux le puritanisme. Ce fut même pire qu’au Québec et au Canada. Non seulement la boisson, la musique, la danse, les carnavals furent-ils interdits, mais même les jeux de cartes et toutes les autres sortes de jeux. Max Weber (1996) expliqua, dans sa Sociologie des religions, que ces gens avaient organisé leur société et leur vie en fonction de ce qu’il a appelé la morale anglo-saxonne, que l’on peut résumer comme suit: pas de temps à perdre dans le ludique et les jeux, nous sommes sur terre pour travailler et travailler dur. Ce faisant, Dieu récompensera notre travail et nous donnera une merveilleuse vie sur terre, avant que nous allions ensuite au ciel.

Tous les jeux et le ludique ayant été vite condamnés, il est donc facile de deviner que les divers médias ne furent pas bien reçus par les Églises aux États-Unis. Le cinéma fut considéré comme le pire d’entre eux, parce que son impact était immense sur le petit peuple. Des groupes protestants organisèrent de nombreux boycottages à travers le pays, avec un succès mitigé toutefois. À partir des années 1930, les catholiques lancèrent un mouvement national appelé The Legion of Decency (“La légion de la décence”) (Romanowski, 1996) et se joignirent souvent aux protestants pour forcer les producteurs de Hollywood à éviter des thèmes considérés comme immoraux: la sexualité, bien sûr, mais aussi la religion, le divorce, le ludique et plusieurs autres. Cette sorte de censure perdura pendant environ une cinquantaine d’années. Dans les années 1970 et 1980, la Legion of Decency devint obsolète; personne ne s’en occupa plus. C’est encore le cas aujourd’hui.

Grâce à ces deux rapides exemples pris en Amérique du Nord, on peut comprendre comment les religions en général, et le christianisme en particulier, ont développé une crainte certaine et même parfois une agressivité ouverte envers les médias et pourquoi elles les ont condamnés si souvent, spécialement en relation avec leur approche d’entertainment. Elles n’étaient pas complètement dans l’erreur d’ailleurs, comme nous allons le voir dans le quatrième point que nous développerons plus loin, alors que nous présenterons quelques-uns des dangers éthiques majeurs liés à l’entertainment.

La fonction du ludique et des jeux

Auparavant, nous aimerions introduire quelques points de vue en provenance de différentes personnalités qui ont tenté de discerner de façon beaucoup plus positive la signification réelle du ludique et des jeux dans la vie des humains, ce qui nous permettra d’aller plus loin qu’une notion de pure perte de temps seulement digne des enfants. Nous référerons brièvement à quelques anthropologues, philosophes et sociologues d’Occident, de même qu’à un réalisateur de cinéma.

Le premier anthropologue que nous souhaitons présenter est Johan Huizinga. Originaire des Pays-Bas, il publia un livre très fameux (en Marchessault, 2007). Il y décrit ainsi les principales caractéristiques du ludique: il fonctionne dans un lieu précis, un temps donné, avec des rituels établis, avec des objets et personnes bien délimités. À travers ces mises en place, quelque chose se produit, qui a l’air plutôt inoffensif, mais qui, en fait, dévoile des situations qui se révèlent de la plus haute importance pour les humains, affirme-t-il. Et de donner plusieurs exemples. Jouer avec les concepts, pour les philosophes. Jouer avec les chiffres, pour les mathématiciens. Jouer avec des instruments de musique, piano ou violon par exemple, pour les artistes. Jouer avec les mots en public, pour les rhéteurs. Jouer en architecture, à travers la créativité et les concours. Jouer dans tous les arts. Il n’est plus permis d’affirmer alors que le ludique n’a aucune importance, prétend-il.

Huizinga ira cependant beaucoup plus loin lorsqu’il établira des relations entre le ludique et le sacré. Le théâtre, dit-il, fut la première façon d’établir des relations avec la divinité. Cela devint un moyen d’exprimer indirectement des attitudes envers les dieux dangereux, les sorciers acteurs demeurant la plupart du temps cachés derrière un masque qui les protégeait afin de ne pas être reconnus. Les grandes religions utilisent maintenant la même approche avec leurs propres rituels; la messe, en christianisme, par exemple, est un parfait exemple de ludique, de théâtre sacré comprenant des rituels symboliques; cela est d’ailleurs reconnu par les liturgistes eux-mêmes. Un lieu, un temps, des rituels spécifiques, des personnes et des objets sacrés: les rituels sacrés correspondent formellement aux caractéristiques du ludique et des jeux, de conclure Huizinga.

Quelques années plus tard, un anthropologue français, Roger Caillois, se permit de rouvrir le débat (en Marchessault, 2007). Il se montra bien d’accord avec les intuitions de Huizinga, sauf qu’il en dénonça un aspect précis: il refusa le point de vue de celui-ci voulant faire du sacré un jeu représenté à son meilleur à travers le théâtre. Cette expression du sacré, argumenta-t-il, se révèle être à l’extrême opposé du ludique et des jeux: alors que le ludique est fondamentalement une action libre qui vise à relaxer et à restaurer la santé physique et psychologique, l’expression du sacré à travers le jeu en représentation face aux divinités n’a pour but que de préserver les humains contre la malignité des dieux; le ludique est alors sous forte tension et fondamentalement motivé par la peur et la crainte.

Le philosophe allemand Eugen Fink (en Marchessault, 2007) se déclara globalement d’accord avec l’approche de Huizinga, sauf en ce qui concerne la question du sacré – se joignant à la critique de Caillois. Oui, dit-il, c’est vrai que le ludique a besoin d’un monde “externe” hors du réel, dans lequel on oublie les choses ordinaires de la vie et qui possède ses propres règles construites sur le fair play. Mais, selon lui, la perception négative du ludique en Occident dérive surtout de Platon. Ce philosophe grec considérait le ludique comme une simple reproduction de la vie réelle, utile uniquement pour les enfants, ou pour nous aider à passer le temps. D’après Platon, une copie de quoi que ce soit ne peut se réclamer d’une réelle valeur, elle n’en demeurera toujours qu’une pâle réflexion (telles les reproductions et l’image); donc, ça n’est pas sérieux. L’intention de Platon s’orientait à démontrer que les idées sont la réalité et que poésie et art ne doivent être perçus que comme des degrés vers le vrai, qui repose dans les idées.

C’est pourtant là une fausse approche, argumenta Fink. Au contraire, le ludique aide fondamentalement à comprendre les relations entre les humains; et, dans l’Antiquité, il véhicule en plus une perception des relations entre les humains et les dieux et déesses. Le problème avec ce dernier type de relations, c’est que les humains n’étaient pas libres de jouer le jeu (si l’on peut dire); ils se considéraient comme des marionnettes dans les mains des divinités; c’était une question de survivance: ils se devaient d’entrer en contact avec les divinités, de telle sorte à les empêcher de se fâcher contre eux. Ainsi, ce n’est pas là exactement du ludique, même si—comme l’expliquait Huizinga—cette action en avait toutes les principales caractéristiques formelles. Par ailleurs, le défi de l’humain moderne, pour Fink, c’est exactement de rapatrier cette force externe du ludique orientée vers les dieux pour en faire un meilleur usage en vue de comprendre les relations qui existent réellement entre les hommes et les femmes de notre monde, sans l’intervention des divinités. Alors, le ludique peut se transformer en une sorte de théâtre des interactions humaines et ainsi il donne appui à de sérieuses réflexions sur la nature humaine, sans pour autant rejeter le sacré (comme dans une pièce de Shakespeare, par exemple).

À son tour, Suzanne Lilar (en Marchessault, 2007), qui connaît ces auteurs, se montre d’accord avec eux. Elle aussi reconnaît les principales intuitions de Huizinga, tout en formulant les mêmes restrictions concernant le sacré. Mais elle en profite pour élargir les perspectives d’une manière fort intéressante, et ceci est utile pour ce qui nous concerne. Le ludique, dit-elle, peut assurément ouvrir sur des perspectives sacrées, au moins sur des recherches spirituelles, parce qu’il se base fondamentalement sur notre capacité d’imagination. Ce pouvoir d’imagination se révèle tout à fait précieux pour les êtres humains, car il leur permet de découvrir que leurs capacités sont “illimitées”, ouvrant ainsi sur les potentialités profondes de leur vie; il leur donne l’opportunité d’inventer de nouveaux sentiers, de nouvelles façons de voir le monde et de nouvelles paroles, de nouveaux gestes et symboles pour exprimer la signification de leur vie en ce monde.

N’est-ce pas exactement ce qu’on appelle aujourd’hui la recherche du spirituel, pourrions-nous dire?

À partir de cet échange d’idées sur le divertissement et le ludique, nous retiendrons que le ludique en général peut ouvrir des potentialités extraordinaires vers de nouvelles attentes dans nos vies. C’est là une approche à retenir pour ce que nous définirions comme étant un “cheminement spirituel”, à la base même de toute implication religieuse personnelle. En ce sens, le ludique donne une chance exceptionnelle au spirituel de s’exprimer dans le cheminement humain, et alors il ouvre la porte aux religions.

On peut en déduire également que, au moins en principe, au niveau des médias, l’entertainment peut lui aussi ouvrir ces potentialités de perception spirituelle pour des gens intéressés à discerner le sens de leur vie, spécialement grâce à tous les sortes de jeux de représentation. Si cela s’avère vrai pour le ludique, les jeux et le divertissement en général, cela devrait l’être tout autant pour l’entertainment, qui en est partie prenante. Le ludique et les jeux deviennent une sorte de time out, de moment d’arrêt qui donne aux gens l’opportunité d’imaginer leur vie autrement ou de donner une signification autre à leur existence. L’entertainment, une des formes les plus appréciées du ludique, apparaît alors comme l’un de ces temps d’arrêt capables de provoquer les gens à réexaminer leur propre vie, pas nécessairement seulement dans le silence d’une poustinia, mais également à partir des représentations médiatiques qui les touchent et ont un impact sur leur comportement.

Connexions possibles entre Entertainment et expression du spirituel

Cette possibilité théorique étant établie, quelle sorte de connexions peut-on imaginer entre l’expression de la religion et du spirituel dans l’entertainment? Ce serait la suivante: pour être présente adéquatement en pleine culture médiatique, toute spiritualité et toute foi religieuse doivent d’abord manifester un potentiel et des habilités à s’exprimer à travers le divertissement (au sens large). Qu’est-ce à dire?

Toutes les religions se doivent d’extérioriser leur expérience spirituelle intime. Les langages des grandes religions sont bien connus: le livre sacré, les prières (publiques ou privées), le kérygme et la catéchèse, l’explication des écritures saintes, la théologie et les dogmes, le langage des mystiques, la proclamation et les sermons, etc. Il y a bien des chances qu’aucun de ces langages ne parvienne à passer facilement la rampe de l’entertainment aujourd’hui. Pourquoi? Parce qu’ils ne correspondent pas bien aux principaux langages médiatiques; car l’entertainment s’exprime grâce à des procédés aux contours rhétoriques et esthétiques très précis, qui en général reçoivent plutôt mal les expressions religieuses ci-haut mentionnées.

Mais que voulons-nous signifier en parlant des langages rhétoriques et artistiques des médias? Ce qui est typique de toute forme d’entertainment, c’est sa capacité de narrativité, en d’autres termes sa facilité à raconter des histoires dans l’espace public (Antoine, 2003). C’est d’ailleurs typique de tout discours sur la place publique: pour retenir l’attention d’un auditoire, vous devez être intéressant, captivant; sinon vous perdez son attention, et vite. Il n’y a là rien de neuf. C’est cette même capacité de raconter des histoires qui captivaient les gens autour des feux de camp dans les jours anciens. C’est le même phénomène qui s’est maintenant multiplié grâce aux médias de masse.

En général, les grandes religions—notamment le judaïsme, le christianisme, l’islam—ont cette potentialité de pouvoir raconter leur propre histoire, quand elles expliquent à travers des situations et événements narrés ce qui est arrivé à leurs groupes; elles donnent de bons exemples des personnes importantes qui ont joué un rôle majeur dans le cheminement de leurs communautés. Ce genre de narrativité est bien reçu ordinairement par les médias, justement parce qu’il se base sur la narration. C’est pourquoi les témoignages (qu’ils soient réels ou inventés) peuvent jouer un rôle si important à travers les systèmes de communication partout dans le monde.

Mais est-ce vraiment le rôle de la religion que de “jouer ce jeu”, de raconter des histoires? À ce propos, reportons-nous à l’exemple-type d’un livre de référence concernant justement une approche critique actuelle de la Bible (Margerat & Bourquin, 1998). Ce livre considère la narration comme étant au centre même du projet biblique.

Pourtant, un doute demeure. Ne serions-nous pas alors en train de reproduire les patterns typiques des télévangélistes états-uniens en train de raconter de courtes histoires, entourés de chorales de belles jeunes filles et de superbes fleurs? Alors, comment croire à cette question d’histoires racontées, réelles ou fictives, dans les médias?

À cette étape, nous aimerions introduire dans la discussion le point de vue d’un réalisateur de film français très renommé, Jean-Luc Godard, dont les réflexions plutôt philosophiques au sujet de la narrativité et de la propagande dans les médias sont dignes de notre attention (Marchessault, 2007). Godard, un des leaders de la “Nouvelle vague” au cinéma français, s’était orienté à faire des films sans narrativité, c’est-à-dire sans histoire, sans intrigue. Pourquoi? Parce qu’il craignait que le spectateur se voit attrapé par l’intrigue au point où il pourrait perdre tout esprit critique et toute capacité de distanciation. Donc, volontairement, il brisait le scénario; il détruisait l’unité de ton et le faire-semblant et ainsi il fonçait volontairement à l’opposé même de la tendance instinctive de tout spectateur vers les transferts psychologiques, qu’ils soient mimétiques ou cathartiques. Au fond, il empêchait le spectateur de “jouer le jeu”, de croire à ce qu’il voyait et entendait. Résultat: ses films se révélaient on ne peut plus ennuyeux, sauf pour les personnes initiées à sa recherche. Comment une histoire impossible à suivre parce qu’elle n’a pas d’intrigue pourrait-elle être intéressante? C’était là chez lui un positionnement philosophique radical.

Pourtant, il a dû changer d’idée en cours de tournage d’un de ses films, La Chinoise, en 1967. Dans ce film, il suivait avec sa caméra une petite cellule de maoïstes à Paris, cellule guidée par une jeune femme qui s’inspirait de l’expérience chinoise. Dans le groupe, il eut l’occasion de rencontrer un acteur originaire de l’Europe de l’Est. Cet artiste le mit au défi: “Vous ne croyez pas dans la fiction? Assurément, quand j’acte, j’invente, je crée à partir de ma propre imagination. Mais qu’est-ce que vous croyez: que c’est faux? Pas du tout: ce que j’imagine et que je joue devant vous pourrait se produire, cela pourrait devenir réalité. La fiction peut conduire à la réalité”. Un peu plus loin dans le film, Godard mettra dans la bouche d’un acteur cette phrase-choc: “L’imaginaire n’est pas le reflet du réel, mais le réel du reflet”. En d’autres mots, bien souvent l’imaginaire réussit à mieux condenser la réalité que la réalité qui se présente en elle-même.

Ne rejoignons-nous pas ici directement ce que nous proposait Suzanne Lilar quand elle expliquait que le ludique et la fiction peuvent ouvrir des potentialités extraordinaires pour les humains? Ne dit-on pas souvent que le meilleur moment pour les gens de s’ouvrir à de nouvelles intuitions et à de nouvelles recherches sur le sens fondamental de leurs vies, c’est pendant les vacances et les loisirs?

Alors, raconter des histoires, faire des représentations, du théâtre, regarder la télévision, écouter de l’audio, de la musique sur disques ou même tenter des recherches sur internet pourrait déclencher des opportunités extraordinaires, chez les êtres humains, de faire des progrès sur divers sentiers spirituels, voire même de découvrir leur spiritualité de façon radicale. Il existe plusieurs études qui vont maintenant dans cette direction, telles celles produites par des chercheurs de l’Université du Colorado à Boulder, aux États-Unis (Hoover & Emerich, 2011; Clark, 2003).

Quelles sortes de relations entre les grandes religions et l’entertainment peuvent ressortir de cette approche sur la capacité des médias à transmettre le spirituel? La réponse n’est pas nécessairement facile, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, la même peur des médias continue d’exister chez les religions, parce qu’elles n’en ont pas le contrôle. Deuxièmement, les médias réclameront de plus en plus leur indépendance; on peut être sûr, d’ailleurs, que c’est tout à leur l’honneur que de se montrer aussi libres que possible vis-à-vis de toutes formes de pouvoirs, sauf le leur: ils détestent être possédés par d’autres, même si on leur dit que c’est pour la plus grande gloire de Dieu. Troisièmement, l’entertainment médiatique n’est pas nécessairement sans tache et sans problème; il n’apparaît pas toujours parfaitement éthique, rhétoriquement et esthétiquement parlant, loin de là. Quatrièmement, en situation de libre marché et de globalisation tels que nous les connaissons actuellement à travers le monde, le but primordial des entrepreneurs médiatiques demeurera de faire encore et toujours plus d’argent, ce qui peut évidemment détourner les produits médiatiques des meilleures intentions d’ouverture envers des cheminements spirituels. C’est pourquoi il nous faut maintenant dire quelques mots sur les dangers éthiques de l’entertainment.

Les dangers éthiques de l’entertainment

C’est bien évident, il existe bon nombre de dangers liés à l’entertainment. Nous prendrons le temps de décrire ici brièvement cinq de ces dangers majeurs, à savoir: la possible superficialité de l’entertainment; l’apparition potentielle d’idolâtrie; le danger du manque de qualité de la production artistique; les problèmes résultant de l’emprise des groupes financiers sur l’industrie culturelle; enfin, la qualité ou non de réception dans la population.

Cependant, auparavant, permettons-nous de recueillir une brève description de la façon dont s’exprime l’entertainment, à partir du pays où il se manifeste le plus fort: les États-Unis d’Amérique. Rappelons que, de nos jours, dans la plus grande partie du monde, le libre marché sert de référence économique standard. Cela a une énorme influence sur les médias et sur l’entertainment, étant donné que tout obéit à la loi de l’offre et de la demande. On connaît depuis fort longtemps cette approche au marché libre (Burgelin, 1970). Dans un tel contexte, qu’arrive-t-il à ce marché? Quelles en sont les conséquences sur la production de l’entertainment? Ces questions sont très bien répondues par un spécialiste de l’entertainment, Michael J. Wolf (1999). Selon lui, c’est le plaisir qui est devenu le moteur central dans le choix de telle émission ou de tel journal (et nous pouvons maintenant ajouter: de tel site internet). L’entertainment est dorénavant à la portée de tout un chacun, contrairement au passé. Alors, cela devient un “must” pour l’industrie du divertissement en général de mieux connaître leurs auditoires potentiels et de mieux y ajuster leurs produits. Or, ces auditoires deviennent avec le temps toujours plus difficiles à satisfaire; c’est la raison pour laquelle les études de marché jouent un rôle si crucial, en vue de mieux suivre les situations qui bougent constamment. La recherche impérieuse du plaisir fait comprendre que les gens sont devenus ce que Wolf appelle “hédonomiques” (contraction pour hédonistes et économiques), exigeant que tout bien ou service soit dorénavant combiné à une expérience de plaisir. Cette expérience de plaisir, dans l’espace public, nous provient la plupart du temps à travers le divertissement en général, mais particulièrement à travers les diverses présentations médiatiques. Donc, explique Wolf, vous ne pouvez plus vendre quelque service ou bien que ce soit aujourd’hui si vous n’y ajoutez pas le facteur “E”, pour Entertainment.

Tout cela soulève, pour les investisseurs, une question très sérieuse: comment détecter une production d’entertainment qui aura financièrement du succès? Comment faire un choix décisif entre des productions très bonnes et des moins bonnes? Cela vaut pour la musique, les photographies de mode, les films, les programmes de télévision, la radio, etc. La question-clé ici devient celle de découvrir les grands talents, ce qui s’avère un travail pas du tout évident. Certaines personnes s’adonnent, juste dans le bon timing, à posséder des intuitions remarquables, avant leurs concurrents. Elles sentent non seulement l’air du temps à tel moment précis, mais, mieux encore, elles peuvent anticiper ce qu’espère le public dans l’avenir prochain. Elles deviennent des héros pour les producteurs, malheureusement seulement pour un court laps de temps, car rien n’empêche qu’elles puissent se tromper ensuite grossièrement et, la fois suivante, provoquer des échecs retentissants.

Quand elles réussissent, cependant, ces personnes proposent des produits qui sont appelées à devenir ce qu’on appelle en anglais des hits (des coups de circuit au baseball); c’est le genre de productions que quiconque ne voudrait rater à aucun prix. Si ces hits acquièrent une reconnaissance internationale et engendrent de nombreux produits dérivés en marketing, ils se transformeront alors en “phénomènes” mondiaux. Qu’est-ce qui caractérise les phénomènes? C’est qu’ils resteront dans la mémoire inconsciente collective en tant que point de référence essentiel, tellement importants que toute nouvelle production devra s’y référer dans l’avenir. Évidemment, les hits et les “phénomènes” attireront à leur suite des revenus incommensurables versés aux producteurs, réalisateurs et artistes. Et ils influeront directement sur la culture et les valeurs, même dans des pays fort différents et éloignés.

De l’avis de Wolf, un type spécial de marketing joue avec beaucoup de succès un rôle d’annonciateur pour faire mousser les hits. Il l’explique grâce à la bonne vieille théorie du two-step flow en communication (sur le rôle des intermédiaires pour attirer d’autres clients). Il dénomme ces intermédiaires des “consommateurs alpha”: conscients avant les autres de la qualité de productions lancées par des nouveaux venus, ils en parleront avec louange, pressant parents et amis de se les procurer. Si ce mouvement devient assez fort, il se produira un enthousiasme collectif, et cela pourra donner un hit.

Quel est l’avenir de l’entertainment, selon Wolf? Merveilleux, répond-il dans sa perspective capitaliste. Il y a encore des milliards d’humains qui attendent toujours plus de productions divertissantes partout dans le monde. L’auteur états-unien démontre ainsi une attitude conquérante, sans prêter trop attention à la diversité des cultures et des religions. Il concède que, dans un marché libre, les religions ne sont pas souvent bienvenues. D’une certaine façon, dit-il, les médias ont dorénavant pris la place de la religion, grâce à leurs rituels renouvelés orientés plutôt vers l’émotionnel; il dénomme cela la religion “légère” (soft). Mais il nous rappelle que, à la fin, l’ultime sélection en vue d’une présence réussie dans l’entertainment se trouve précisément dans… les langages même de l’entertainment, parce que ce sont les langages du plaisir, qui attirent le plus de gens, donc les langages qui paient le mieux les financiers.

Il en conclut que les humains ne sont jamais vraiment des personnes rationnelles (quoiqu’ils le soient parfois), mais plutôt des boules d’émotions, remplis de désirs et d’aspirations: ils se reconnaissent à travers les héros qui triomphent des situations difficiles, dans les héroïnes qui luttent en prenant des risques pour répondre aux désirs de leur cœur. Les histoires qui nous bouleversent, les personnages auxquels nous pouvons nous identifier, les idées qui changent une situation, les effets spéciaux qui surplombent la vie ordinaire: tout cela, c’est du bon entertainment. Tout cela est basé sur notre extraordinaire capacité d’imagination, conclut-il.
Rappelons cette puissante phrase que nous avons si souvent entendue quand nous étions jeunes: “Il était une fois” Et nous partions à rêver.

Après avoir quelque peu ainsi démonté les mécanismes de base de l’entertainment pour en mieux comprendre les ressorts, nous pouvons dorénavant discerner au moins cinq dangers qui peuvent lui être reliés:

i. Le premier danger saute aux yeux de quiconque: la possible superficialité de l’entertainment, qui nous “divertit” de l’essentiel et nous empêche d’être sérieusement attentifs à la vraie vie, aux vrais faits, aux personnes en chair et en os. La télévision, par exemple, peut vous tirer en dehors vers un mode d’existence superficiel (Postman, 1985). Maintes fois, le divertissement se révèle fort utile pour prendre du repos, pour s’éloigner de la fatigue ou du travail. Mais il peut aussi devenir comme une fuite psychologique pour éviter de faire face aux relations humaines ou au travail soutenu. Dans quelques cas extrêmes, il fournit constamment de l’amusement à un point tel qu’on peut en parler comme provoquant à vivre son existence en lien avec la vie de quelqu’un d’autre, comme par procuration à travers les histoires des autres. Et c’est bien connu que, par manque de pouvoir sur sa propre vie, les gens moins favorisés sont les plus souvent sujets à cette forme d’aliénation. C’est particulièrement fort avec les films et la télévision, mais le même impact peut se manifester aussi dans l’abus d’internet, par exemple.

ii. Le second danger, c’est l’idolâtrie (Marchessault, 1998). L’idolâtrie est fondamentalement l’acte de prendre un objet ou une personne comme le point de référence fondamental dans sa propre vie, sans respect pour leur signification à eux: le résultat en est que l’idolâtre utilise cet objet ou cette personne à son service et tente de les manipuler pour ses propres fins. Le meilleur exemple d’idolâtrie, ce sont les formes de reproduction: image, sculpture, dessins, etc. qu’on utilise comme fétiches. Le judaïsme et l’islam se sont toujours méfiés de l’usage de toute forme de représentation de la divinité ou de ses représentants. Et il y eut d’intenses luttes dans le christianisme au sujet de l’acceptation ou non des icônes. Alors, on peut soulever la question: est-il possible pour une religion d’intervenir dans le monde audiovisuel tel que nous le connaissons aujourd’hui, rempli d’idoles et de stars, ou est-il préférable d’éviter tout compromis avec ce monde? Mais alors, qu’arrivera-t-il si les personnes résolument religieuses désirent tout de même vivre dans le monde d’aujourd’hui (là où les gens ordinaires demeurent fascinés par le cinéma, la télévision, l’internet, l’audiovisuel, etc.)? Devraient-elles se retirer dans un ermitage loin quelque part sur la planète? Les réponses dépendront de chaque personne et de chaque religion et de leur perception de ce qui est acceptable ou non. Les réponses vont d’ailleurs probablement différer de l’une à l’autre. Par-delà la question de principe, quel genre de contrôle les religions pourraient-elles d’ailleurs effectivement exercer sur leurs membres? Les expériences dans plusieurs pays prouvent que la censure n’a guère de succès à long terme.

iii. Troisième danger: la bonne ou la mauvaise qualité des productions artistiques. Pour des intellectuels dans les structures religieuses dévoués à l’expression spécialisée, les présentations artistiques et rhétoriques ne comptent pas très fort, sauf pour les formulations écrites à la virgule près. Tout au contraire, cela demeure une préoccupation fondamentale pour les médias de masse et leurs artisans. Artistes, journalistes, personnes de communication attachent une importance cruciale non seulement au contenu, mais aussi au contenant. Lorsque les personnes des religions s’attachent seulement aux contenus notionnels, ils passent très souvent à côté d’une communication réussie: les gens ne s’intéresseront pas à leurs produits; ils s’empresseront de changer de canal.

iv. Le quatrième danger s’attache à cerner une dimension plus sociale: il concerne les problèmes résultant de la maîtrise des industries médiatiques par les grands groupes financiers. À travers le processus de mondialisation actuelle, on peut comprendre que la terre est en train de devenir un “village global” (thème cher à McLuhan) où des produits standardisés sont offerts à toutes personnes et nations. Il existe dans ce mouvement plusieurs sous-dangers potentiels:

  • L’objectif premier de toutes les compagnies transnationales n’est pas de présenter des produits artistiques, ni un contenu ouvert au progrès spirituel, mais d’abord et avant tout de faire des profits; aussi ne se gêneront-elles pas le cas échéant pour diluer les productions vers le plus bas commun dénominateur, celui-ci fût-il le royaume des pulsions les plus primaires.
  • Des produits médiatiques divertissants peuvent retenir les gens devant les écrans, de façon à les soumettre à une intense publicité destinée à provoquer des comportements complètement consuméristes; la culture devient alors un pur soutien technique pour les annonces de biens et services. Ce danger fut dénoncé très souvent et à partir de divers points de vue: nous pensons plus spécifiquement ici à Neil Postman (1985), qui a accusé la télévision de n’être plus qu’un coucou (peek-a-boo) qui distrait les gens pour les empêcher de réfléchir de façon raisonnable; et nous pouvons référer aussi à Guy Debord (1992), qui explique de rude façon comment les riches emploient les médias de masse pour projeter leur propre image de réussite dans le peuple, de telle façon que les gens achètent les biens et services dans le but de ressembler à leurs exploiteurs.
  • Une troisième conséquence provenant de cette globalisation médiatique demeure le défi constant que constituent ces produits neutres vis-à-vis des productions culturelles locales, risquant de les démolir et d’en éteindre la production. Et, ce faisant, d’attaquer les diverses cultures à leur base même.

v. Finalement, un cinquième danger guette: la qualité de réception dans la population. Car, en toute fin, qui décide des contenus et des contenants des médias de masse? Les gens ordinaires. Comment en décident-ils? Leurs décisions relèvent des attentes qu’ils ressentent face à leurs aspirations, à leurs besoins de détente, à leurs désirs et à leurs émotions (conscientes ou inconscientes). Moins le public est conscient de l’art avec lequel on fait des productions à travers des approches rhétoriques et artistiques, plus il devient maniable. C’est pourquoi il s’avère si important d’aider les gens à développer une conscience critique minimale des possibles manipulations médiatiques, de même que de l’inévitable façon de raconter (story-telling). Cela peut se faire grâce à l’”éducommunication” (UNESCO), l’éducation populaire aux médias (en anglais: media literacy).

Comme on peut le voir, les cinq dangers auxquels nous venons de faire référence sont tous de nature éthique. L’éthique demeure ainsi une référence cruciale pour tout usage correct de l’entertainment.

Pour une relation féconde entre les religions et l’entertainment

Dans une perspective que l’on souhaiterait idéalement éthique, que peuvent faire les religions: soit face aux médias de leur territoire, soit à l’intérieur même de ces médias (qui d’une façon ou d’une autre se révéleront être des médias d’entertainment, même en information)?

Premièrement, les religions se doivent d’apprendre les différents langages des médias, leurs rhétoriques de base. Les médias utilisent différentes approches dans leurs expressions publiques, de façon à retenir l’intérêt des auditoires, et en même temps pour convaincre les gens au sujet de certaines visions qu’ils proposent en regard de ce qui se passe dans le monde.

Par exemple, il existe au moins deux façons de faire pour tenter de persuader, dans les médias: l’une est évidente et s’exprime explicitement tant dans l’écriture que dans le son et le visuel; l’autre est loin d’être aussi explicite, mais transporte elle aussi plein de perceptions du monde (Marchessault, 2002).

Dans la première catégorie, on reconnaît au moins quatre langages importants:

  • La propagande: qui s’essaie à convaincre l’auditoire d’une idéologie particulière ou d’une perception du monde; la propagande ouverte est de plus en plus crainte et vue avec suspicion par les auditoires de nos jours.
  • La publicité, les annonces, le marketing: c’est la propagande des biens et services, qui se donne comme utilité de fournir de l’information sur les produits et services disponibles dans la communauté. Il y a eu tellement d’abus en publicité qu’il existe dorénavant bon nombre de codes de déontologie tâchant de définir plus précisément ce qui acceptable ou non.
  • Les relations publiques: leur rôle est de présenter ou de préserver ou de défendre la meilleure image possible d’une organisation vis-à-vis du public.
  • Finalement, l’information: elle prétend être aussi objective que possible, mais tous admettent aujourd’hui que c’est impossible d’être complètement objectif. Tout en s’efforçant d’être impartiale, elle promeut toujours un point de vue aux détriment des autres, précisément parce qu’elle se doit d’utiliser la narrativité de façon à intéresser les auditoires.

Ces quatre langages sont nettement orientés dans l’intention de convaincre les gens que la perception médiatique de la réalité qui leur est présentée est la bonne et que la population devrait l’adopter. Le résultat devrait en être d’aider les gens à ajuster leur vie à la réalité. “Achetez ceci et vous trouverez le bonheur”, “ croyez en cela et vous irez au ciel”, “appréciez à quel point notre organisme est bien intégré à la communauté”, “écoutez nos nouvelles et vous saurez la vraie histoire sur tel événement”. Donc, ces langages médiatiques prétendent nous mettre IN dans ce qu’ils interprètent comme étant la vraie vie dans l’univers qui nous entoure.

Mais il existe un second type de langages médiatiques dont l’influence est extrêmement importante et dont le but est de nous amener exactement en direction opposée: OUT, en dehors de la vraie vie, dans des situations potentielles avec lesquelles il nous serait fort difficile de composer dans la routine quotidienne. Ces situations nous sont proposées à travers le jeu (play) et les jeux (games), les variétés, les semi-fictions et les fictions.

  • Le jeu et les jeux sont là pour nous aider à relaxer, à avoir du plaisir. Très souvent, ils ne sont pas très sérieux, et ils n’entendent pas à l’être. “Prenez votre temps, relaxez, détendez-vous”, conseillent-ils à l’auditoire fatigué.
  • Les variétés sont déjà plus riches de sens. C’est là qu’on peut loger la musique, la danse, la chanson et ainsi de suite, grâce à des artistes spécialisés. Ceux-ci nous parlent de différentes dimensions de notre être, ou nous aident à exprimer nos sentiments intérieurs personnels. Quelquefois, ils peuvent même être considérés comme des “haut-parleurs” de nos interrogations personnelles ou de celles de nos communautés, car à travers leur art ils expriment des valeurs profondes ou des transformations espérées dans la population.
  • Les semi-fictions se basent sur des événements historiques, mais dramatisés à travers la façon de les raconter pour la télévision, la radio ou les films. C’est là un moyen d’entrer en contact direct avec l’histoire d’une manière très agréable. Mais les demi-fictions demeurent tout de même des fictions, au moins dans leurs présentations rhétoriques et artistiques.
  • Les fictions, quant à elles, essaient de nous tirer hors de notre monde quotidien, dans des histoires qui trouveront écho en nous à cause de leurs similarités avec les désirs inavoués ou inaccessibles de nos propres vies. La fiction acquiert ainsi un énorme pouvoir psychologique. Elle demeure probablement la meilleure voie pour “ouvrir des potentialités”, du genre de celles dont nous parlait Suzanne Lilar dans son analyse du ludique.

On retiendra que les deux types de persuasion—explicite et non explicite—utilisent les expressions rhétoriques et artistiques comme lieu d’espace ludique, quoique manifestement l’aspect ludique risque d’augmenter considérablement plus on quitte la propagande pour se diriger vers la fiction.

Notre question refait alors surface: les religions désirent-elles se faire présentes dans ces différents langages? Si oui, lesquels privilégier? Essaieront-elles de s’insérer dans tous ces types de langages?

En ce qui concerne la première série de langage de persuasion explicite, l’approche la plus intéressante demeure le témoignage (Marchessault, 2005). Les témoins réels, personnes ou groupes, sont des ambassadeurs merveilleux d’une religion dans la sphère publique. Mais on doit prendre en compte un présupposé à leur succès: les témoins seront reçus par des auditoires s’ils sont intéressants, et pour cela ils se doivent de maîtriser la rhétorique de la parole publique. Il y a de la place pour toutes sortes de présence religieuse dans les médias, particulièrement en information, dans les relations publiques et même en publicité (pour annoncer les services religieux, par exemple). Le plus difficile demeurera certainement la propagande religieuse ouverte.

Les témoins inventés à travers la fiction apportent aussi leur force de frappe. De toute façon, on doit intégrer le fait que les religions devront, en tout temps, prendre en considération les dimensions rhétoriques et artistiques de toute intervention publique dans les médias. Ceci est particulièrement vrai pour les productions de l’imaginaire.

Dans tout entertainment, le contenant apparaît clairement plus important que les contenus. Une étude faite il y a quelques années aux États-Unis d’Amérique a révélé que les contenus (appelé la figure) comptait pour 7% de la qualité de réception, le reste (appelé le ground) allant aux décors, aux figures, aux mains, aux yeux, aux gestes, aux couleurs, à la voix et ainsi de suite (Babin & Iannone, 1991). Alors, les contenus se doivent d’être absolument parfaits pour que l’intégralité de leur 7% soit retenue. Mais on devrait mettre beaucoup plus de temps et d’efforts dans la présentation rhétorique et artistique elle-même. Mentionnons ici trois productions imaginaires réussies, à préoccupation religieuse ou morale, qui ont pris en compte ces approches et connu un immense succès en Amérique du Nord: Doctor Marcus Welby (sur les médecins sympathiques); La petite maison dans la prairie (fait par les Mormons); A Little Mosque in the Prairie (en faveur de l’islam).

Cela entraîne certaines conséquences. D’abord, le personnel engagé pour le travail de création dans les médias doit se préparer très bien. Les artistes, acteurs, réalisateurs et producteurs devront maîtriser leur spécialité. Quant au personnel religieux engagé pour ces productions, il doit y être initié aussi, ou à tout le moins savoir accorder tout le respect nécessaire aux artistes.

Nous dirions même que le meilleur positionnement que pourraient prendre les groupes religieux actuellement face aux médias, ce serait de préparer d’excellents artistes professionnels capables de représenter leur vision spirituelle du monde et de la vie humaine dans l’entertainment. Ces professionnels deviendraient alors comme des ambassadeurs de leur propre religion dans la culture des médias de masse aujourd’hui. Il faudra sans doute miser beaucoup ici sur les jeunes générations.

Conclusion

À titre de conclusion, nous ferons un bref sommaire de notre proposition.

Nous avons commencé notre article en rappelant les nombreuses craintes et l’agressivité qu’ont entretenues les religions envers le divertissement.

Pour créer une ouverture possible à cette situation, nous avons proposé une meilleure compréhension du ludique et des jeux à partir de quelques spécialistes des sciences humaines. Nous avons compris que, contrairement à ce que tellement de personnes ont l’habitude de croire au sujet du ludique (que ce ne serait qu’un comportement enfantin), plusieurs penseurs sérieux expliquent plutôt comment le ludique se révèle être une activité très porteuse, soulevant d’extraordinaires possibilités dans ses expressions artistiques et intellectuelles. Huizinga a même tenté de nous convaincre que les rituels ludiques étaient en fait très près du sacré. La discussion qui s’en est suivi à partir de sa position—avec Caillois, Fink et Lilar—nous a aidés à comprendre que le ludique pourrait fournir en principe une base opportune pour de possibles expressions d’un progrès spirituel dans la vie, ouvrant en conséquence l’expérience médiatique vers de grandes potentialités, particulièrement dans les jeux de représentation.

Cela a amené par le fait même la possibilité de penser la présence du spirituel et des religions dans le divertissement médiatique. Les religions peuvent être présentes dans l’entertainment en autant qu’elles n’essaient pas d’imposer leurs langages internes notionnels, mais qu’elles adaptent leurs propres expressions aux langages de cette culture spécifique: particulièrement la nécessaire narrativité (story-telling), l’usage de la narration s’avérant indispensable en tout temps. Cela conduit à comprendre la capacité d’être présent dans les médias à partir principalement des témoins: soit des témoins réels, comme en information; soit des témoins inventés, comme dans la fiction. Voilà qui représente un essai de relations possibles et avantageuses entre les religions et le divertissement médiatique.
Après avoir expliqué le sens même à accorder à l’entertainment, nous avons mentionné au moins cinq dangers éthiques potentiels reliés aux médias.

Finalement, en vue de conclure sur une note positive, nous avons énoncé quelques conditions nécessaires pour une relation possiblement enrichissante entre les religions et l’entertainment: apprendre les langages des médias; connaître les expressions rhétoriques et artistiques propres à la prise de parole publique; travailler dans les médias avec beaucoup de respect pour leurs artisans spécialistes; ne pas craindre l’imaginaire et la créativité.

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À propos de l’auteur

Originaire de Saint-Antoine-sur-Richelieu, au Québec, Guy Marchessault étudia en philisophie et théologie à l’Université d’Ottawa et à l’Université Saint-Paul. où il obtint deux maîtrises. Il commença sa carrière en tant que journaliste à temps complet, avant de devenir cofondateur d’un important centre d’animation populaire à Montréal, le Centre Saint-Pierre. Il revint aux études après vingt ans de travail pour décrocher un Ph.D. et un Doctorat à ces mêmes universités. Il enseigne depuis 1989 à l’Université Saint-Paul, principalement l’écriture de presse, la déontologie de l’information et l’image photographique. Il a publié plusieurs livres, chapitres de livres et articles dans sa spécialité de recherche: les relations entre les religions et les médias.

Pour citer cet article:

Marchessault, Guy. (2011). Religion et entertainment sont-ils compatibles? Global Media Journal -- Canadian Edition, 4(1), 61-76.

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