ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2011: Volume 4, Numéro 2, pp. xxx-xxx

 

Les défis traductifs de l'islam post-11/9

Une recension de publications par

Salah Basalamah

Université d’Ottawa, Canada

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Islam et modernité: Identités entre mairie et mosquée
Par Stéphane Lathion
Paris: Desclée de Brouwer, coll. “Religion & Politique”, 2010. 233 pp.
ISBN: 9782220061894.

L’islam sera spirituel ou ne sera plus
Par Éric Geoffroy
Paris: Le Seuil, coll. “La couleur des idées”, 2009. 217 pp.
ISBN: 9782020969727.

L’islam sans soumission: Pour un existentialisme musulman
Par Abdennour Bidar
Paris: Albin Michel, coll. “L’islam des Lumières”, 2008. 272 pp.
ISBN: 9732226183033.

L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda: Réislamisation, modernisation, radicalisations
Par François Burgat
Paris: La Découverte, coll. “Cahiers libres”, 2005. 214 pp.
ISBN: 270714679X.

Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam
Par Tariq Ramadan
Paris: Sindbad, coll. “L’actuel”, 2003. 383 pp.
ISBN: 2742740058.

Les évènements du 11 septembre 2001 (11/9) ont soulevé de nombreux doutes, questions et inquiétudes sur le rapport à l’islam, aux musulmans ainsi que sur l’islam lui-même. Au lendemain de ce grave incident, un climat de déficit de confiance, de suspicion et de rejet presque généralisé de tout ce qui pouvait se rapporter à l’islam et aux musulmans avait créé auprès d’une majorité de ces derniers une réaction de repli considérable. À part certaines institutions locales représentatives, ou considérées comme telles, qui étaient littéralement mises en demeure de s’exprimer sur la place publique et de prendre position de façon claire sur les attentats, les musulmans ont pour la plupart pratiqué la politique du profil bas en attendant que cette vague de colère se résorbe. Par ailleurs, toutes les sphères d’expression publique et d’influence sur la doxa allaient contribuer au débat à partir de leurs domaines respectifs. Les médias évidemment, avec leur pouvoir de frapper les consciences que ce soit par le discours ou par les images surtout; les politiques, avec leurs déclarations parfois démagogiques et opportunistes; les intellectuels, avec la variété de leurs analyses et leurs divergences idéologiques; et le public en général qui, grâce aux moyens technologiques démocratisés, peut véhiculer une multitude d’opinions et constituer une masse critique par l’investissement des réseaux de la toile virtuelle. Bref, un vaste corpus de discours est désormais créé. Dix ans après, la question que nous posent les éditeurs de cette revue appelle à une contemplation de grande envergure et de profondeur. Ce serait en quelque sorte l’heure d’un bilan.

En ce sens, les termes de l’équation que nous impose le 11/9 sont le rapport entre le soi et l’autre et l’accès mutuel aux cadres de référence respectifs. Ainsi, outre la détermination toute relative des frontières historiques et civilisationnelles entre l’islam et l’Occident, le problème majeur auquel on est souvent confronté, au-delà de la communication, est celui de la compréhension de l’islam par l’Occident et vice-versa. Si donc les champs de prédilection de la réflexion à laquelle on nous invite sont avant tout ceux de la communication et du discours dans un contexte de tension et de conflit, alors peut-être serait-il indiqué de poser la question de savoir si l’on peut constater des signes de progrès dans la compréhension mutuelle entre les parties et quels sont les défis auxquels cette dernière fait encore face aujourd’hui. Puisque la compréhension est la condition d’une communication réussie, dans un environnement peu favorable de surcroît, on se demandera également comment la compréhension est elle-même conditionnée. Or, pour comprendre il faut traduire, mais pour traduire il faut savoir et comprendre.

Le paradigme traductif

L’usage métaphorique de la traduction pour décrire le processus qui doit engager des groupes sociaux et leurs cadres de références respectifs n’est pas un abus ou un ornement de langage. Il s’agit bien plutôt d’une posture épistémologique qui cherche à offrir un angle de vue et un espace de réalisation pour l’état prolongé d’incommunication (Wolton, 2005) dans lequel se trouvent l’islam et l’Occident. Dans le cadre du tournant interprétatif qui caractérise les sciences humaines et sociales aujourd’hui, la traduction ne se réduit plus au seul phénomène de transfert interlinguistique traditionnel, mais prétend à un statut épistémologique qui lui permet de décrire des situations de conversion en dehors du langage (et parfois même en dehors de la culture) et de se poser comme un modèle sur lequel on mesurera des situations, a) d’application de principes, b) de reconnaissance des différences, et c) de transformation culturelle.

En effet, traduire consistera dans un premier temps à mettre en application, sur le terrain de la réalité et pour tous les membres de la société, les principes propres à l’État de droit. Partant d’une perspective de philosophie politique qui renverse le raisonnement sociologique bourdieusien consistant à révéler l’inégalité puis à y remédier, Jacques Rancière (1997) propose de postuler le principe d’égalité et d’exiger sa réalisation. C’est en affirmant l’égalité en amont qu’on la produit dans l’ordre social. Partir du postulat de l’égalité permet à Rancière d’affirmer l’appartenance à un monde commun de principes. C’est l’aspect “consensuel” de sa pensée. C’est dire que le défi de la société prétendument démocratique consiste justement à traduire le principe de l’égalité à tous les niveaux des relations sociales et politiques.

En second lieu, traduire signifie également reconnaître l’altérité de l’autre au plus près du sens que ce dernier en donne. La compréhension mutuelle et la coexistence harmonieuse dans l’hétérogénéité sont au prix de la reconnaissance morale par la société des membres dont l’égalité juridique est certes garantie, mais pas l’égalité symbolique. Dans le cadre de la raison communicationnelle et dialogique de la reconnaissance identitaire (Taylor, 1994), des capacités et qualités morales que se prêtent les individus et les groupes (Honneth, 1999; 2000), la traduction devient le levier par lequel on “luttera” pour la reconnaissance sans laquelle aucune intégration, symbolique de surcroît, n’est envisageable. À notre sens, c’est en se traduisant mutuellement les expériences de déni de reconnaissance et de rapport pratique à soi (Honneth, 2006) ainsi que les représentations respectives des uns et des autres que les sociétés hétérogènes peuvent espérer une reconnaissance de leurs propres différences et de là construire un sentiment d’appartenance (Taylor, 1999) qui assoit les principes de liberté et d’égalité de l’ensemble des membres de la communauté.

Enfin, après l’application des principes d’égalité dans les faits et la reconnaissance symbolique mutuelle entre les individus et les groupes d’une société donnée (traduction-processus), il en résultera une transformation culturelle (traduction-produit) où les éléments de résistance dans la compréhension mutuelle entre les parties se verront reformulés dans des termes accessibles à tous. Or, toute transformation n’est pas traductive pour autant. C’est justement là qu’intervient le facteur éthique qui caractérise à la fois le processus et le produit traductifs. Ce sont les règles par lesquelles une transformation est maîtrisée selon les principes de la grammaire et la rhétorique de composition (linguistique, culturelle, sociale, politique, etc.) qu’elle devient traductive. C’est en ce sens que Baker et Henry (2010) s’appuient sur le modèle de la traduction dans leur analyse pour évaluer les origines de la crise intellectuelle mondiale dans la coopération interculturelle. Pour eux, le cœur de tout progrès dans le rapport avec le monde musulman passe par sa compréhension grâce à l’espace dénominateur commun (universel) que permet la traduction: “the basic fact of translations among languages spoken in very different cultures proves that at least some commitments can be shared cross-culturally in the way understanding and evaluation require” (Baker & Henry, 2010: 178).

Compte tenu de la dialectique compréhension-traduction qui fait la spécificité de l’effort communicationnel qui met aux prises l’islam et l’Occident, il s’agira dans le prolongement de l’analyse de Baker et Henry de proposer dans le présent article une lecture de cinq ouvrages des années 2000 qui montrent, à différents niveaux de réflexion, que la crise intellectuelle dans la représentation de l’islam en Occident admet quelques exceptions traductives. Autrement dit, qu’il existe des entreprises de traduction de l’étrangeté musulmane selon des perspectives diverses mais pas moins complémentaires.

Traduire l’islamisme pour l’Occident

Dans l’immense réservoir d’informations, d’analyses et d’enquêtes qui ont disserté sur l’islam et l’islamisme, bien peu sont à même de nous livrer un regard aussi perspicace et approfondi que celui de François Burgat sur une question dont il a fait plus qu’une spécialité, une vocation. Dans son dernier cru, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda (2005), le politologue français nous présente une analyse courageuse où il déconstruit les mécanismes d’aliénation identitaire de la mouvance islamiste, formés sous l’influence d’hégémonies successives, en prenant en compte les distorsions du regard que porte l’Occident sur son nouveau rival depuis la débâcle soviétique. Courageuse parce qu’il ne suffit plus d’examiner la réalité phénoménologique et événementielle de l’autre musulman—même lorsqu’on s’y engage en considérant toute sa complexité—mais de la “lire [au] miroir du comportement de l’environnement occidental, où des composantes sectaires tout aussi condamnables participent de bon nombre de mobilisations politiques” (Ibid: 124). Ce que souligne Burgat, c’est le fait que la condamnation qui peut résulter de l’étude du sujet ne peut se faire que dans la prise en compte de la manière dont celui-ci se perçoit. Tel est le principe du grand tournant qu’a constitué l’épistémologie des sciences humaines.

Au fondement de l’exigence de Burgat, de comprendre en profondeur le phénomène, réside la résolution manifeste de se conformer à l’ascèse d’une méthodologie rigoureuse où le souci de contextualisation ne se réduit pas aux traditionnelles approches synchronique et diachronique, mais pousse l’historicisation jusqu’à la réinscription dynamique du discours islamiste selon une triple périodisation: les “préalables réformistes” sous la colonisation; “les désillusions de la décolonisation” et “face à la recolonisation”.

L’hypothèse centrale de ce livre est que la rébellion d’Al-Qaïda est moins religieuse que politique et que l’ ‘islamisme radical’ recèle infiniment moins de fondamentalisme religieux, de sectarisme et d’obscurantisme que de défense, pas toujours illégitime, d’intérêts plus trivialement politiques, ou économiques, inextricablement imbriqués dans de très banales affirmations identitaires (Burgat, 2005: 123-124).

Or, la question que cette idée soulève est: comment Burgat a-t-il “compris” cela? À notre en sens, en traduisant l’islamisme pour l’Occident. Pour l’auteur, l’affirmation par les islamistes de leur droit à “parler musulman”, c’est-à-dire “recourir de façon privilégiée, et parfois ostentatoire à un lexique ou un vocabulaire emprunté à la culture musulmane” (Burgat, 2005: 15), est, somme toute, un phénomène parfaitement humain de recentrage identitaire là où les aliénations coloniale et postcoloniale n’ont pas fini d’avoir cours. La réappropriation de l’héritage lexical (si peu réactualisé d’ailleurs) n’est autre, en réalité, que l’expression d’un processus classique de résistance contre l’Occident colonisateur. Or, le “parler musulman”, quel que légitime qu’il puisse être, constitue un obstacle non négligeable pour comprendre des revendications politiques parfaitement légitimes: “Précédée d’une formule ‘islamique’, une protestation contre une occupation militaire ici, contre l’absolutisme d’un dirigeant ailleurs, contre les méthodes de la superpuissance américaine enfin, est si facile à disqualifier” (Ibid: 14).

Si un tel langage, étranger et mal connu, implique un devoir de traduire, il en va de même lorsque des discours sont de nature non traductive. En ce sens, le chapitre 8 s’attaque au cadre par excellence de la distorsion des représentations et de la trop fréquente non-traduction des médias. Prenant appui sur Edward Said (1981), Burgat semble vouloir régler ses comptes avec ces “intellectuels négatifs” (exogènes) ou “écrans” (endogènes à l’islam) qui, pour être au cœur du dispositif de médiation de “notre connaissance construite de l’Autre”, n’en sont pas moins les féroces combattants de la réalisation du processus traductif.
Enfin, le 9ème et dernier chapitre de l’ouvrage dégage un autre élément de preuve du refus de traduire les référentiels respectifs:“C’est l’Autre, et seulement lui, qui est invité à changer, laissant le déséquilibre de la répartition mondiale des ressources à l’abri de toute réflexion critique” (Burgat, 2005: 190). La représentation de l’inégalité de fait entre les deux parties ne favorise donc en rien la finalité de la communication:“plutôt que de déconstruire l’incommunicabilité réciproque pour tenter de la dépasser, l’objectif semble être au contraire de l’attester et de la renforcer” (Ibid: 194).À l’horizon d’un processus traductif désormais vidé de toute substance, ce n’est plus la convergence des différences culturelles vers l’espace commun de l’universel qui est envisagée par le dominant, mais l’entretien d’une posture immobiliste en vue du seul changement des autres en “mêmes”.

Traduire l’islam en Occident

Un second effort traductif est celui consistant à rapprocher l’islam de l’esprit occidental, non plus seulement dans son avatar islamiste, mais dans sa composante citoyenne d’Occident. Dans ce sens, on a souvent eu l’habitude de recourir à la pensée de Tariq Ramadan (2003; 2008) qui, en langue française et dans la période post-11/9 qui nous occupe, a constitué une référence incontournable. À travers de nouvelles formulations du rapport entre laïcité et islam, il a joué un rôle que nous avons décrit par ailleurs de “traducteur inter-référentiel” (Basalamah, 2010). De fait, il indique dans Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam (2003), que le premier “prérequis” à toute entreprise traductive, quelle qu’elle soit, consiste à maîtriser les éléments de connaissance qui font le socle des univers de référence en question. C’est pourquoi, en plus de “[r]elire, reconsidérer et ‘revisiter’ notre compréhension des enseignements de l’islam”, Ramadan souligne qu’il faut également “comprendre sa société, son histoire et ses institutions, développer son intelligence et forger son indépendance d’esprit” (2003: 280). La seconde étape, et en parallèle d’un décentrement propre à une “éthique citoyenne”, consiste à mettre en application cet instrument juridique qu’il a adapté et appelé “principe d’intégration”, c’est-à-dire “intégrer tout ce qui ne s’oppose pas à un principe établi et à le considérer comme nôtre” (Ibid: 100).

Enfin, après avoir décrit le mécanisme par lequel les musulmans d’Occident peuvent établir une cohérence pour le respect des principes des deux systèmes référentiels et normatifs à la fois, la troisième et dernière étape consiste à tracer les linéaments d’un programme de coexistence et de développement mutuel qui transcende les intérêts spécifiques et égoïstes pour ceux du plus grand nombre afin de restaurer la “confiance mutuelle”, condition sine qua non à tout projet de vivre-ensemble.

En mettant en évidence les connaissances les plus décisives des deux univers de référence, le traducteur inter-référentiel et citoyen ne s’est pas seulement contenté de révéler les espaces de recoupement sur le plan intellectuel, mais il a également permis d’orienter les groupes concernés vers les voies pratiques pour en bénéficier sur le terrain social ainsi que vers un rapprochement de visions du monde (2nde partie du livre).

Si la voie privilégiée par Ramadan pour traduire l’islam en Occident passe par les sources du droit et la jurisprudence islamiques (2008), celle d’Abdennour Bidar, en revanche, est celle de la double traduction des héritages de l’islam par l’Occident et inversement. En effet, dans l’ouvrage de Bidar, L’islam sans soumission. Pour un existentialisme musulman (2008), le processus d’intégration de l’un par l’autre n’est pas juridique ou légaliste, mais bien plutôt philosophique et “légataire” en ce sens qu’il considère que l’islam porte en lui l’idée de son renouveau (l’héritage de Dieu) grâce au “secours” de l’Occident et du “regard éloigné” de l’auteur lui-même (musulman d’Occident): “L’éloignement géographique et mental qui est le mien vis-à-vis du monde musulman et de la tradition islamique . . . est ainsi la condition d’une proximité nouvelle avec le texte même” (Ibid: 219). Ainsi, la compréhension de soi (l’islam)—premier prérequis à toute traduction—est aussi conditionnée par la compréhension de l’autre (l’Occident), un autre, pour Bidar en l’occurrence, qui est l’autre de soi. De façon quelque peu similaire à la Bildung des Romantiques allemands (Berman, 1984), la dialectique traductive et mutuellement transformationnelle entre l’islam et l’Occident prend avec Bidar une tournure providentielle: “La solidarité entre civilisations doit fonctionner ici dans les deux sens: de l’Occident vers l’islam et de l’islam vers l’Occident” (Bidar, 2008: 217).

Pour qu’il y ait traduction, il faut à la conscience islamique une rencontre, un contact, un croisement de chemins, un Kairos: “Il lui fallait sans doute mûrir dans l’ombre, avant de trouver un jour le terreau de civilisation convenant à son expression par la parole, susceptible de lui offrir les conditions de son développement” (Bidar, 2008: 220-221). Mais il faut également un engagement plus profond, un sentiment d’appartenance, une relation intime, une fécondation: “La culture de l’Occident est donc une véritable providence pour la tradition islamique, parce qu’elle lui donne les moyens d’affronter et de féconder cette idée d’un héritier de Dieu qui est la plus singulière du Coran” (Ibid: 221, c’est moi qui souligne).

C’est que pour Bidar, l’existentialisme musulman qu’il appelle de ses vœux est la nouvelle condition de la responsabilité humaine de légataire de la puissance et de la souveraineté de Dieu dans ce monde; une condition qui se veut à son tour pourvoir au “désenchantement du monde” qui caractérise la civilisation occidentale d’aujourd’hui (Gauchet, 1985): “le Dieu qui nous a laissés est un Dieu qui nous a tout laissé” (Bidar, 2008: 255).

Ainsi, la transformation culturelle de l’Occident et de l’islam ne peut avoir lieu en faisant l’économie d’une traduction-fécondation mutuelle des traditions philosophiques et religieuses respectives. D’ailleurs, à l’heure de la globalisation, on n’a plus le choix de nos proches et lointains voisinages. La rencontre, le contact et la coexistence avec les altérités qui nous rappellent à nos consciences, par les questions qu’elles posent et le défi qu’elles représentent parfois, s’imposent à nous comme autant d’occasions où la traduction semble être une source d’enrichissement, de reconnaissance et de compréhension supplémentaire.

Traduire l’islam au 21e siècle

En amont de cette réflexion sur les fondements philosophiques et théologiques de la libération de l’être humain de sa condition, Bidar a proposé dans un précédent ouvrage un concept pas moins traductif pour décrire le phénomène d’autonomisation dans le quotidien des musulmans en Occident. En effet, Self-islam (2006) est une tentative de définir “l’islam tel qu’il est vécu aujourd’hui en Europe par des femmes et des hommes de culture musulmane comme un islam libre, qu[‘il a] nommé et conceptualisé comme self-islam ou ‘islam du choix personnel’” (Bidar, 2008: 11). Forts de leur conscience qu’il n’est de meilleurs traducteurs qu’eux-mêmes de leur identité culturelle et religieuse dans le contexte occidental qui est le leur, les musulmans d’Occidents se présentent désormais comme leurs propres hérauts.

C’est dire que l’inflexion d’une compréhension personnalisée et recontextualisée de son héritage identitaire doit être l’objet d’une traduction libre de toute orientation exogène (encore la distance critique soulignée plus haut). On ne se comprend qu’à la lumière d’une manipulation de sens sentie et d’une mise en pratique individuelle en deçà des généralisations que suppose le droit. Laissés à son sens de l’éthique personnelle formée par sa compréhension de l’islam, la musulmane et le musulman traduisent à l’échelle personnelle leurs droits et devoirs dans le milieu européen ou américain de manière autonome et assumée.

C’est en ce sens d’ailleurs que Stéphane Lathion, dans Islam et modernité. Identités entre mairie et mosquée (2010), nous propose sa réflexion qu’il veut “pluridisciplinaire et citoyenne”. Il ne s’agit plus en effet de tenter de comprendre l’islam de manière désincarnée, “mais plutôt de s’intéresser à des individus, dans leurs réalité et leur diversité, et d’observer la façon dont ils s’intègrent . . . ou pas” (Ibid: 17). Dans cet ouvrage limpide, Lathion expose d’abord les modes de relativisation de la compréhension du texte sacré à travers l’histoire par l’effort de traduction contextualisée de ses principes, c’est-à-dire l’expression de la nécessité de reformuler (traduire dans une même langue), de donner une nouvelle forme à un noyau de sens dont le nouvel environnement appelle la (re)traduction. Dans un second temps, l’auteur choisit de présenter trois penseurs musulmans contemporains qui appliquent cet effort d’historicisation pratique du sens dans le contexte occidental de notre époque: Amina Wadud, Farid Esack et Abdennour Bidar.

Mais outre la troisième partie qui aborde le rapport entre violence et politique, sans pertinence véritable avec le reste de l’ouvrage, le dernier chapitre est sans doute le plus intéressant en ce qu’il illustre les processus concrets de traduction-bricolage (au sens de Levy-Strauss) que représentent les situations d’accommodement raisonnable en Europe et en Amérique du Nord. Pour Lathion, l’obligation d’accommodement raisonnable “s’inscrit dans la zone de dialogue entre le droit (tant national qu’international) reconnaissant la liberté de croyance et de pratique et les contraintes que peuvent représenter de nouvelles règles de bon voisinage dans une société multiculturelle” (Lathion, 2010: 149). Autrement dit, une zone traductive en ce qu’elle favorise la négociation entre le formalisme normatif et le pragmatisme du quotidien.

Non seulement Lathion fait état des entreprises traductives à l’intérieur de l’islam (traduction intra-) et de celles qui engagent l’islam avec son cadre légal et sociétal occidental (traduction inter-), mais il applique lui-même l’activité traductrice en proposant de manière pragmatique “des pistes de dialogue qui ne se focalisent pas sur la revendication religieuse” (Lathion, 2010: 153).

Dans l’esprit d’un engagement citoyen de rapprochement des points de vue pour favoriser un meilleur vivre-ensemble qu’impose une communauté de destin entre l’islam et l’Occident, la contribution de Lathion recoupe parfaitement notre propos sur la dynamique récursive, entre représentation, (re)connaissance, compréhension et traduction, qui demeure irrémédiablement au centre des enjeux qui nous occupent dans ce présent bilan, dix ans après (Lathion, 2010: 205).

Traduire l’islam à lui-même

Nous avons déjà vu avec Ramadan et Bidar les tentatives de réformer la compréhension des sources scripturaires à la lumière du contexte occidental contemporain et inversement, illustrant par là des situations où non seulement l’on montre que c’est dans le rapport à l’autre qu’on peut espérer un renouvellement de la compréhension de soi, mais que c’est également dans la retraduction permanente des formes d’expression des principes de la religion que l’islam peut se resituer dans le cours de l’histoire. Avec l’ouvrage d’Eric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus (2009), la traduction de l’islam dans l’Occident à l’ère de la postmodernité passe par un retour aux origines, au cœur du message islamique: la spiritualité. Or, ce retour à l’essentiel doit lui-même se faire par un autre processus de traduction, la réforme. On penserait alors qu’il suffirait de ranger Geoffroy avec les réformistes (Ramadan, 1998), mais ce serait mal le comprendre puisqu’il reproche justement à ces derniers d’une part d’avoir “négligé la dimension intérieure, primordiale de la réforme” et d’autre part de se prêter parfois au “rationalisme complexé de l’ex-colonisé [en faisant] allégeance à la raison européenne des Lumières, raison obsolète pour beaucoup” (Geoffroy, 2009: 74-75). Ainsi, comprise comme “une refonte du sens [qui] a pour vocation de restaurer l’homme dans sa relation avec le divin” (Ibid: 119). Au-delà de l’outil privilégié de transformation que représente l’ijtihâd jurisprudentiel des réformistes, notre auteur plaide en revanche pour un “ijtihâd spirituel” qui prend source dans la science intuitive qui “embrasse à la fois le rationnel et le supra-rationnel”: “L’épistémologie soufie a employé dans l’histoire de l’islam deux moyens d’investigation du monde supra-sensible: l’inspiration (ilhâm) et le dévoilement spirituel (kashf ou mukashafa)” (Ibid: 107).

De plus, Geoffroy ne tombe pas dans le piège de la polarisation construite de ces deux lectures caricaturées, entre un islam qui veut avoir prise le réel, le social et le politique par opposition radicale à celui qui fait l’apologie du renoncement à la rationalité, à l’action et au monde en général. Il critique le réformisme en suggérant plutôt d’approfondir sa portée et d’accroître son ambition (Geoffroy, 2009: 87). Comme l’influx d’un nouveau souffle dans un corps raidi par “le nihilisme [qui] frappe l’Occident comme il frappe le vécu musulman dans son malaise civilisationnel, générateur des intégrismes religieux”, la traduction-révolution soufie de l’islam se présente comme une “résurrection” (Ibid: 210).

Traduire le sens profond et universel de la spiritualité dans les idiomes particuliers de l’islam et des cultures historiques des hommes, telle est donc la tâche, selon Geoffroy, de cette révolution soufie du 21ème siècle qu’il appelle de ses vœux, sous peine de disparition (voir le titre de l’ouvrage). N’était-ce cette passerelle traductive de l’universalité du sens, par-delà les frontières des cultes et des dénominations, aucune rencontre, aucune communication des expériences humaines de la transcendance ne serait possible.

Conclusion

Depuis plus d’un an, une controverse autour de la construction d’un centre communautaire islamique à deux pâtés de maison de la tragédie du 11/9 a défrayé la chronique et ressuscité de fortes émotions auprès de la classe politique et du public étatsuniens. Le centre Park51—qui n’est pas une mosquée même s’il prévoit accueillir un lieu de prière adjacent mais indépendant—est plus connu sous le nom construit de “Ground Zero Mosque” et cristallise de ce fait un des exemples les plus parlants de la perpétuation du malentendu entre islam et Occident. À notre sens, le profond désaccord d’une majorité de musulmans (Pew Research Center, 2011) avec des politiciens et des familles de victimes du 11/9 (Bernard, 2011) ainsi que le débat qu’il a suscité dans les médias sur le sens de ce projet reflètent de manière indéniable l’immensité du travail qui reste à accomplir dans le sens du rapprochement aussi bien au niveau sémantique que psychologique. La divergence sur l’acceptabilité de l’objet du contentieux est fortement induite par l’amalgame persistant et parfois entretenu entre d’une part l’appartenance à la sphère musulmane et d’autre part l’idéologie politico-religieuse de ceux qui ont revendiqué l’attaque. Comprendre la dissociation absolue entre ces deux perspectives relève du devoir de répartie qui incombe à la traduction, citoyenne de surcroît (Basalamah, 2005), dans la mesure où c’est l’ensemble de la société qui constitue l’enjeu véritable de la posture traductive qu’il appelle.

Entre se traduire à l’autre et traduire l’autre tout en résistant au piège orientaliste de se faire traduire sans avoir voix au chapitre, il y a dans ce triple impératif, pour l’occidental contemporain (musulman ou non), l’exigence éthique d’une intégration assumée de l’histoire. On l’aura compris avec Habermas et les héritiers de l’École de Francfort, la communication est aujourd’hui la nouvelle rationalité qui permet non seulement de s’inscrire dans le vécu du monde et de l’histoire, mais également de les comprendre dans la diversité des événements discursifs et ontologiques qui les caractérise.

Dix ans après le 11/9, on peut donc constater qu’il y a des tentatives courageuses—et cependant pas des moins marginales—de tirer des leçons radicales de l’échec représenté par les plus récentes conséquences non traductives de l’islam vis-à-vis de lui-même et des autres. La tâche est on ne peut plus claire: traduire et se traduire encore, à tout prix!

Bibliographie

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Taylor, Charles. (1992). Rapprocher les solitudes. Textes présentés et rassemblés par Guy Laforest. Sainte-Foy: Les Presses universitaires de Laval.

Taylor, Charles. (1994). La politique de la reconnaissance. In Multiculturalisme: Différence et démocratie (Denis-Armand Canal, Trad.). Paris: Aubier.

Taylor, Charles. (1999). Les sources du moi (Charlotte Melançon, Trad.). Montréal: Éditions du Boréal.

Wolton, Dominique. (2005). Sauver la communication. Paris: Flammarion, coll. “Champs- Flammarion”.

À propos du réviseur

Salah Basalamah est actuellement professeur agrégé à l’École de traduction et d’interprétation à l’Université d’Ottawa. Ses domaines de recherche vont de la philosophie au droit de la traduction en passant entre autres par le postcolonialisme, les Cultural Studies, les Conflict Studies et les philosophies sociale et politique. Il est l’auteur d’un récent ouvrage: Le droit de traduire. Une politique culturelle pour la mondialisation (2009) aux Presses de l’Université d’Ottawa. Il a également traduit vers le français l’ouvrage de Fred A. Reed: Images brisées, paru en 2010 à Montréal chez VLB, sur l’histoire de l’iconoclasme en Syrie.

Pour citer cette recension de publications:

Basalamah, Salah. (2011). Les défis traductifs de l’islam post-11/9 [Recension des cinq livres Islam et modernité: Identités entre mairie et mosquée, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, L’islam sans soumission: Pour un existentialisme musulman, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaïda: Réislamisation, modernisation, radicalisations, et Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam]. Global Media Journal -- Canadian Edition, 4(2), 115-124.
Texte intégral: PDF TDM: HTML PDF

 

 

 
 

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