ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2013: Volume 6, Numéro 1, pp. 25-43

 

Le rôle des techniciens et des informaticiens
dans la co-production de l’information en ligne

Amandine Degand

Université catholique de Louvain, Belgique

Texte intégral: PDF TDM: HTML PDF

Abstract:

This focuses on the role of technicians and computer scientists in newsrooms. Starting with a literature review, we strive to understand the role of technicians in contemporary newsrooms, and the perception of journalists and researchers have of them. We found that technicians and journalists work in overlapping fields. This brings concerns among professionals whose jobs have become more precarious. We will also look at the main roles and profiles of technicians that we have met in Belgian newsrooms. Finally, we will explore the nature of the relations between technicians and journalists. We will also analyze how these two professional cultures collaborate and coproduce mediated “objects”. In doing so, we will consider Howard Becker’s theoretical framework.

Keywords: Collective; Coproduction; Ethnography; Howard Becker; Online Journalists; Professional Practice; Technicians; Webmaster

Résumé:

Cet article s’intéresse, dans une perspective compréhensive, au rôle des techniciens et des informaticiens dans les salles de rédaction. A partir d’un aperçu de la littérature, nous nous efforcerons de comprendre la place qu’occupent les techniciens dans les salles de rédaction contemporaines, mais aussi la place que leur accordent les journalistes ou même les chercheurs. Au gré de quelques rappels historiques, nous verrons que, tour à tour, les techniciens et les journalistes ont empiété sur le champ de compétence l’un de l’autre. Ce mouvement d’aller-retour suscite des inquiétudes parmi les profils professionnels les plus fragilisés. Nous passerons ensuite en revue les principaux rôles et profils des techniciens rencontrés dans les salles de rédaction belges. Enfin, nous verrons quelles sont les relations qu’ils entretiennent avec les journalistes. Et selon quelles modalités ces deux cultures professionnelles sont amenées à collaborer et à coproduire des “objets” médiatiques. Ceci nous conduit à interroger le cadre conceptuel établi par Howard Becker.

Mots-clés: Collectif; Co-production; Ethnographie; Howard Becker; Journalistes web; Pratiques professionnelles; Techniciens; Webmaster

Cet article s’intéresse, dans une perspective compréhensive, au rôle des techniciens et des informaticiens dans les salles de rédaction. À partir d’un aperçu de la littérature, nous nous efforcerons de comprendre la place qu’occupent les techniciens dans les salles de rédaction contemporaines, mais aussi la place que leur accordent les journalistes ou même les chercheurs. Nous passerons ensuite en revue les principaux rôles et profils des techniciens rencontrés dans les salles de rédaction belges. Enfin, nous verrons quelles sont les relations qu’ils entretiennent avec les journalistes. Et selon quelles modalités ces deux cultures professionnelles sont amenées à collaborer et à coproduire des “objets” médiatiques.

État de la littérature

Dès les années 2000, un grand nombre d’enquêtes de type ethnographique se sont immergées dans des salles de rédaction pour décrire l’émergence du web journalisme. La plupart de ces études ont avant tout porté sur la réorganisation du travail à partir du point de vue des journalistes. Les autres acteurs qui œuvrent à la production de l’information dans les salles de rédaction ont largement été ignorés. Certains chercheurs ont toutefois décrit brièvement les statuts ou les rôles des équipes techniques qui travaillent de concert avec les journalistes en ligne. C’est le cas d’une chercheuse qui s’est immergée dans les salles de rédaction du Monde et du Monde.fr, essentiellement entre 2000 et 2001. Elle remarque que l’équipe du Monde.fr est alors composée de “15 journalistes, de cinq webmestres, de six animateurs-modérateurs des forums de discussion, d’un correcteur à mi-temps, d’un informaticien et d’un ingénieur réseau” (Dolbeau-Bandin, 2008: 192). Concernant le rôle des webmasters, elle note qu’ils “restituent en termes techniques les demandes des journalistes au service des informaticiens. Ils se définissent comme un maillon entre les rédacteurs et le site” (Ibid: 194).

Dans une étude concernant les salles de rédaction suédoises et britanniques, il apparaît que l’attitude des journalistes face aux techniques et aux techniciens varie selon les lieux d’enquête et les supports de travail des répondants:

The Swedish survey and the newsroom studies show a positive attitude towards digital technology among journalists, especially in TV and radio. . . . On newspapers, both Swedish and British journalists are more ambivalent, and there are negative attitudes coming from the fact that new technology is introduced without a budget for new resources and training. (Witschge & Nygren, 2009: 48)

Dans son enquête menée au sein du Parisien.fr, Stéphane Cabriolé a, pour sa part, montré que “Les journalistes peuvent se contenter d’une maîtrise partielle du cadre de fonctionnement de l’interface informatique (en s’appuyant sur l’équipe technique)” (Cabriolé, 2010: 97). Les équipes techniques viennent en appui aux journalistes, notamment en leur fournissant des outils (les CMS) qui vont améliorer les collaborations entre les différents acteurs de la salle de rédaction. Ce faisant, les équipes techniques pallient parfois “les faiblesses de la coopération entre salles de rédaction papier et web, comme celle de l’interactivité avec l’internaute” (Ibid: 97). Les techniciens, en induisant des usages spécifiques des outils qu’ils mettent en place, contribuent à modifier les routines professionnelles. Nous pouvons dès lors considérer que les techniciens sont actifs dans la production (collective) de l’information puisque la technique “se situe au cœur de la coordination des activités professionnelles” (Ibid: 84).

Stéphane Cabriolé notera encore que les techniciens du Parisien.fr se concentrent sur la création d’applications, alors que la gestion de l’infrastructure matérielle du site est sous-traitée. Jean-Marie Charon et Patrick Le Floch s’intéressent également à cette question de la sous-traitance: “Dans le contexte français, la dominante est cependant à distinguer entre le développement qui se fera plus ou moins complètement en interne et l’hébergement qui est davantage sous-traité” (Charon & Le Floch, 2011: 60). La sous-traitance permet un partenariat avec les équipes les plus performantes possible. Mais elle a pour contrepartie des délais dans le traitement des demandes en provenance des journalistes. Ces délais sont vécus comme “pénalisants” (Ibid).

De manière générale, équipes techniques et journalistiques entretiennent des relations tendues. Ainsi, dans les salles de rédaction flamandes de Het Belang van Limburg et Gazet van Antwerpen, les journalistes ont montré de fortes résistances à utiliser le nouveau système d’édition développé par les équipes techniques:

According to the IT staffers, one reason for the resistance of some professional journalists towards the new content management system was their lack of basic skills in working with new technologies. This complicated the in-house training session. (Paulussen & Ugille, 2008: 33-34)

David Domingo, dans son étude de quatre rédactions catalanes, note pour sa part que “None of the analyzed online newsrooms deemed their relationship with technical staff as ideal. The general feeling of journalists was that technical staff was far away, slow or even deaf in regard to solving their problems or responding their needs” (Domingo, 2008: 123). L’auteur pointe la nécessité d’un dialogue accru entre les différents métiers. Ce propos trouve écho dans la littérature sur l’enseignement du journalisme (Tredan & Le Cam, 2008). David Domingo a enfin montré que les décisions prises par les techniciens avaient une forte incidence sur le travail des journalistes, mais que ces derniers n’étaient pas consultés: “Thus, the material context is socially shaped, but once defined, its materiality actually became a crucial factor shaping work routines” (Domingo, 2008: 122).

Ce bref aperçu de la littérature nous pousse à vouloir clarifier cette description des rôles et statuts des équipes techniques qui sont souvent trop décrites comme étant des entités homogènes. La littérature existante renvoie,en outre,à la nécessité de penser la production journalistique comme étant fondamentalement collective. Timidement, des chercheur sont montré que les techniciens contribuent fortement à modeler les pratiques journalistiques, les outils d’édition et, in fine, les projets éditoriaux. Dès lors, le rôle des équipes techniques devrait être abordé plus frontalement, sans être toujours traité comme un complément accessoire à l’activité journalistique. Nous allons donc tenter de déplacer notre emphase, d’agrandir notre angle d’approche, afin de ne plus le braquer sur les seuls journalistes.

Production collective de l’information

La production collective peut difficilement se concevoir sans référence à l’interactionniste Howard Becker. Dans son ouvrage Les mondes de l’art (1988), l’auteur a tenté d’arracher l’art aux analyses purement esthétiques pour en proposer une étude sociologique. Ce faisant, il a montré que l’art est le fruit d’une activité collective faisant intervenir, non seulement l’artiste, mais aussi les fabricants de la matière première, les distributeurs, les critiques, les pairs, le public, les mécènes ou même l’État. Les relations entre ces différents acteurs se structurent dans des conventions et se pérennisent finalement dans des réseaux.
Nous tenterons, pour notre part, de voir comment différents acteurs interviennent dans la production journalistique et contribuent à la modeler, chacun à leur niveau. Ce faisant, nous rencontrerons, bien que très modestement, le projet de Schlesinger (1992) qui, rejetant le média-centrisme, a voulu montrer que la relation entre les médias et leurs sources est trop souvent étudiée sous l’angle du média et non à partir du point de vue des sources. De la même manière, nous souhaitons tenter un écart par rapport à notre propre perspective, jusqu’ici essentiellement centrée sur le point de vue des journalistes. Il s’agit donc d’aborder la production journalistique en tant que construit collectif.

Méthode

Signalons toutefois que cette tentative est menée à partir d’un très vaste recueil de données empiriques, dont seule une petite partie concerne le personnel technique des rédactions. Cette réflexion prend en effet appui sur une enquête ethnographique menée dans 11 salles de rédaction de Belgique francophone: Le Soir (Quotidien généraliste), La Libre Belgique (LLB)/La Dernière Heure (DH) (Quotidien généraliste/spécialisé dans le sport), L’Avenir (Presse locale), Sudpresse (Presse locale), Le Vif/L’Express (Hebdomadaire), 7 sur 7 (Pure player), L’Écho (Quotidien économique), RTBF (Audiovisuel publique), RTL (Audiovisuel privé), Belga (Agence), BFM Today (Pure player disparu aujourd’hui).

C’est sur ce terrain multiple que nous avons, durant 56 jours, entre la fin 2009 et le début 2010, réalisé des immersions semi-participantes, constitué un journal de bord, rassemblé quelques documents internes et recueilli 101 entrevues semi-directives d’acteurs de la presse en ligne, majoritairement des journalistes, mais aussi des techniciens, des rédacteurs en chef ou encore des community managers. C’est ce matériel empirique que nous avons classé par thèmes (Paillé & Mucchielli, 2003) au moyen du logiciel Nvivo 8. Les données empiriques ont régulièrement été actualisées lors de discussions informelles, et notamment lors d’une série d’entretiens téléphoniques réalisés en janvier 2012.

Des webmasters dans la rédaction

Yannick Estienne (2007) rappelle qu’aux débuts d’Internet, les sites web informatifs reposaient souvent sur l’assistance technique de “webmasters” polyvalents, à la fois passionnés d’informatique, et d’utilisateurs précoces des réseaux. À l’heure de son enquête, l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) en France distinguait déjà les webmasters chargés de la ligne éditoriale d’un site et ceux chargés de la conception et de la réalisation des sites web. Qu’en est-il en 2013? L’ANPE a conservé le terme générique de webmaster, mais elle distingue 5 fonctions différentes: figure1webmaster animateur, webmaster chargé de communication, webmaster concepteur de sites web, webmaster éditorialiste et webmaster développeur.

En Belgique, l’équivalent belge de l’ANPE, le Forem, distingue les métiers de l’informatique de ceux de la communication et de l’information. Mais, il englobe ces métiers sous une même catégorie, celle des cadres administratifs et professionnels de l’information et de la communication. Le Forem développe les métiers de cette catégorie de manière arborescente, comme suit:

Figure 1: Cadres administratifs et professionnels
de l’information et de la communication
Schéma réalisé par l’auteur à partir d’informations disponibles via
le module de recherche d’emploi par arborescence
sur le site www.leforem.be (Service public wallon de l’emploi et de la formation)

figure2

Cette évolution des appellations montre que les métiers muent à une vitesse impressionnante. Par ailleurs, le découpage successif en différents profils de poste correspond à la réalité observée dans les salles de rédaction. En effet, aux débuts du web, la taille des équipes était très réduite et les professionnels impliqués devaient faire preuve de polyvalence. On assistait alors à un enchevêtrement des rôles des journalistes et des webmasters. L’image de “l’homme-orchestre”1 est alors utilisée pour parler du rôle des webmasters. “Mais entre 1997 et 2000, les activités dites ‘multimédia’ se structurent et le développement d’Internet entre dans ‘sa phase industrielle’” (Estienne, 2007: 101). À la fin des années 1990, des investissements en termes de personnel sont consentis dans les rédactions en ligne. Les tâches du webmaster (comme celles du journaliste en ligne d’ailleurs) sont alors éclatées et redistribuées dans différents profils de poste, sauf dans les toutes petites structures où le personnel reste très limité.

Mais déjà, le marché de l’Internet connaît un coup d’arrêt brutal, que Jean-Marie Charon situe en mars 2000:

L’éclatement de la bulle est un véritable cataclysme qui oblige les éditeurs à faire marche arrière. Les équipes fondent brutalement. . . . Ce n’est qu’avec l’arrivée du Web 2.0 et la généralisation de débits plus élevés (ADSL) que les éditeurs reviendront progressivement dans un paysage de l’information en ligne substantiellement transformé. (Charon, 2012: 26)

En Belgique, le cas de la RTBF illustre très bien ce mouvement successif d’engagement, de désengagement et de réengagement sur le web. En automne 2000, l’opérateur audiovisuel public embauche 12 journalistes web, pour environ huit techniciens dédiés au site. En 2002, cette équipe d’une petite vingtaine de personnes passe à trois effectifs. Ce sera comme cela jusqu’en 2008. A ce moment-là, forcément, le personnel se doit, à nouveau, d’être plus polyvalent. L’équipe web de la RTBF compte aujourd’hui sept journalistes et un rédacteur en chef, ainsi que des renforts réguliers issus les bureaux locaux. L’assistance technique de l’équipe web vient essentiellement du département iRTBF, mais entre-temps, de nouveaux sites du groupe se sont greffés au site d’information: “les techniciens d’iRTBF (une dizaine de développeurs et webmasters, trois ou quatre graphistes) travaillent pour tous les sites et toutes les plateformes nouveaux médias” (Responsable web, RTBF, Entrevue d’actualisation, Février 2013).

En somme, on constate que, l’enchevêtrement des rôles des journalistes et des techniciens et de leur polyvalence respective dépend des moyens affectés aux équipes web. L’attribution de ces moyens a suivi certaines tendances observables globalement, liées notamment à la jeune histoire d’Internet. Si l’on retourne un peu plus loin en arrière, il apparaît d’ailleurs que les métiers techniques et journalistiques ont toujours été “connectés”. Ils ont connu des phases successives d’éloignement et de rapprochement au fil de l’histoire de la presse.

Retour historique

Les métiers journalistiques étaient à leur origine, très “techniques”. Comme le rappellent Witschge et Nygren:

The early newspaper was often run by the printer or the owner of the printing house. But with the development of the penny press, a division of labor developed both between the owner and those employed for producing the content and between journalists and technical personnel. . . . The division of labor was clear between journalists and typographers/printers—a separation of “thinking” from “doing”. (Witschge & Nygren, 2009: 39)

Les journalistes ont souvent adopté une attitude ambivalente par rapport aux techniciens: ils les ont tour à tour dépréciés et intégrés dans leur cercle fermé. Ainsi, lors des débats paritaires de la Commission de la carte française (1935), les patrons de presse ont tenté d’empêcher que les techniciens obtiennent la carte de presse.

au contraire les journalistes cherchent à incorporer ces acteurs, de manière à garder un pied le plus large dans les fonctions techniques liées à la rédaction, et à empêcher que les employeurs puissent imprimer des journaux sans eux, lors de conflits notamment. . . . Le journaliste se pense bien plus proche des métiers à exercice libéral, comme les avocats et les médecins auxquels il se réfère souvent pour se définir, que des emplois techniques. Il est un travailleur certes, mais intellectuel, il tient la technique pour secondaire, subordonnée. (Ruellan, 2011: 104-105)

Lors d’une observation de terrain au sein du groupe Ouest-France à la fin des années 1990, Anne-France de Saint Laurent constate que la décentralisation de la mise en page assistée par ordinateur (DMPAO) permet théoriquement aux journalistes d’empiéter sur le travail des “ouvriers du Livre”. Ces derniers vont alors revendiquer “cette compétence liée à l’outil informatique, qui apparaît comme un moyen de rester les seuls garants d’une qualité professionnelle . . . et de sauvegarder leur métier, quel que soit le support pour l’exercer” (Ibid: 60). Elle constate que les journalistes, pourtant, ne désirent pas participer à la mise en page. Ils vont alors se recentrer sur la dimension intellectuelle de leur métier. En fin de compte, “l’arrivée de l’informatique tend à diluer les métiers”, mais, précise l’auteur, “l’analyse des pratiques quotidiennes de travail révèle comment les salariés reconstruisent les cloisonnements entre les métiers” (Ibid: 61).

Force est de constater aujourd’hui qu’une partie de la mise en page a bel et bien été déléguée aux journalistes et aux chefs de service, qui coopèrent avec les secrétaires de rédaction et les graphistes, notamment. Bon gré, mal gré, les journalistes ont donc étendu leur champ d’action et leurs compétences techniques. Et, c’est ce qu’ils font encore aujourd’hui dans le cadre du journalisme numérique.

Today journalists deal with technology to a much greater extent than ever before. They have taken over work that was previously done by technical staff. . . . According to the Swedish survey journalists on regional media use on average 4.4 different software packages per day—content management systems (CMS), web browsers, e-mail, software for pictures, layout, editing sound and video, and spread sheet software. (Witschge & Nygren, 2009: 47-48)

La technicisation du métier gagne doucement du terrain. Mais elle n’en est pas moins une petite révolution dans la profession, puisque “il a été historiquement difficile, sinon impossible, pour un journaliste, de mettre en avant ses compétences techniques” (Dagiral & Parasie, 2011: 145). Aujourd’hui, les journalistes, et particulièrement, ceux en quête d’emploi, doivent faire preuve d’un certain savoir-faire technique. La révolution semble même plus profonde puisque cette fois, ce sont les journalistes qui craignent de voir leurs prérogatives disparaître.

Des techniciens qui approchent le journalisme

Des entreprises comme Journatic ou Narrative Science font en effet planer le spectre d’un journalisme automatisé fait de nouvelles sélectionnées par ordinateur et rapidement reformulées par des rédacteurs sous-payés. Serait-ce l’avènement d’une presse générée par ordinateurs? D’aucuns y voient l’émergence d’un nouveau métier: “‘technicien de l’information’. Écriture calibrée, dupliquée, formatée ; triomphe des opinions changeantes et du buzz” (Beccaria & Saint Exupéry, 2013, janvier).

À l’heure où le nombre de diplômés en journalisme explose, il apparaît que certaines charges journalistiques pourraient être prises en main par d’autres profils professionnels, éventuellement moins diplômés. Dans certaines salles de rédaction, c’est déjà le cas en de rares endroits où des personnes qui n’ont pas étudié le journalisme viennent réaliser, dans les salles de rédaction en ligne, des charges telles que la modération des commentaires. Jusqu’ici, les journalistes sont tout à fait demandeurs d’être déchargés de ces tâches moins valorisantes qui ne collent pas au fameux mythe. Mais ce faisant, ils privent peut-être les jeunes journalistes d’un accès à la profession “par la petite porte”.

Ceci colle aux théories de Becker qui montre que la répartition du travail est parfois stratégique, les acteurs essayant de s’extraire des tâches les plus ennuyeuses (Becker, 1988: 37). Beaucoup d’organisations ont tenté, avec plus ou moins de succès, d’automatiser leur fil d’information en continu, d’effectuer l’alimentation de leur site durant la nuit ou encore d’assurer la mise en ligne des articles de l’édition papier. Ces automatisations, en tant que telles, ne génèrent pas d’inquiétude particulière dans les salles de rédaction. Mais, d’un point de vue plus global, les journalistes se disent préoccupés par les récentes vagues de licenciements. “C’est partout pareil. On réduit les équipes aussi bien sur le web que sur le papier. Et on demande aux journalistes d’en faire plus” (Responsable web, Le Vif L’Express, 2012, janvier). La pression qui pèse sur les épaules des journalistes augmente, à mesure qu’ils doivent accélérer leur production et maitriser de nouveaux outils techniques.

En Belgique, on ne voit pas encore de techniciens empiéter directement sur les tâches éditoriales des journalistes. Mais aux États-Unis, certaines écoles américaines forment très rapidement des techniciens au journalisme:

en vue de l’embauche de journalistes programmeurs dès 2009, le [Chicago] Tribune décide peu auparavant, en partenariat avec la Medill School of Journalism de l’Université Northwestern à Chicago, de recruter via un programme de bourses permettant à quelques programmeurs de suivre un programme accéléré de formation universitaire en journalisme. Cette courte année est principalement l’occasion de découvrir les règles et les contraintes du travail journalistique, via l’écriture en particulier. (Dagiral & Parasie, 2011: 150)

L’Université de Columbia a, par ailleurs, lancé une maîtrise double (dual master’s) en journalisme et sciences informatiques destinée essentiellement à des informaticiens. Ceci pourrait bien entendu générer des craintes parmi les profils journalistiques les plus fragilisés.

Les journalistes approchent la technique

Lors de nos observations de terrain, nous avons pu constater que plusieurs webjournalistes, et, en particulier, les chefs d’équipe, avaient petit à petit développé une affinité avec la technique liée à leur support de diffusion:

Le fait d’avoir travaillé depuis longtemps sur le web fait que . . . je ne suis pas “techno”. Mais je suis un bon conducteur. Quand je dis ça . . . en toute modestie . . . c’est que j’entends les bruits du moteur et je peux dire s’il y a une panne, c’est plutôt à tel endroit ou à tel endroit. (J. web, Le Soir, 2009, juin)

De manière générale, les journalistes web rencontrés estiment qu’ils doivent au minimum être capables de se “débrouiller” avec les nouvelles technologies.

Dans son enquête auprès de journalistes français, Olivier Le Deuff notait que si les journalistes ne maîtrisent pas complètement les outils informatiques avec lesquels ils travaillent, ils pourraient perdre une partie de leur “pouvoir”. “La formation aux seuls outils et à des usages prescrits ou formatés ne peut donc s’avérer satisfaisante, sous peine de laisser le journaliste dans une position de minorité face aux objets techniques” (Olivier Le Deuff, 2012: 225). Sur notre terrain, cette crainte de “perte de pouvoir” trouve également quelques échos. À ce sujet, le responsable de cellule Internet nous indiquait dernièrement: “D’une manière générale, je suis frappé de voir la relation de soumission qui se construit sur la durée: les journalistes deviennent les otages impuissants des machines et du bon vouloir de ceux qui les contrôlent” (Entrevue d’actualisation, RTBF, 2013, février).

Dans certaines salles de rédaction, des responsables ou journalistes-managers nous ont faire part d’une demande grandissante pour des profils hybrides, aux marges de la technique et du journalisme. À l’écho notamment, certains souhaitent voir engager des personnes capables de manier des techniques comme l’animation flash, les bases du code HTML ou la création infographique.

Sur les réseaux et dans les médias, des voix s’élèvent également pour réclamer que les journalistes se muent en développeurs informatiques. C’est ce que prône notamment Alan Rusbridger, rédacteur en chef du The Guardian, qui entend à l’avenir engager plus de développeurs et moins de journalistes. D’autres vont encore plus loin en montrant l’intérêt pour les journalistes de devenir hackers et des spécialistes du data journalism. C’est ce phénomène qu’ont étudié Sylvain Parasie et Éric Dagiral (2011) dans la rédaction de The Chicago Tribune. A nouveau, la prise en charge d’aspects plus techniques du traitement de l’information n’est pas souhaitée par les journalistes. Mais, peut-être la pression pour trouver un emploi (ou ne pas le perdre) les conduira-t-elle à développer des compétences en ce sens. C’est en tout cas ce que laisse penser le succès des récentes initiatives de formation continue, au data journalism notamment.

Si l’on considère donc l’évolution récente des rédactions en ligne, on constate que, tour à tour, les techniciens ont empiété sur le terrain des journalistes et vice versa. L’état de la littérature montre que des frontières entre les postes ont été successivement construites, démolies et reconstruites. Des champs d’expertise qui se croisent et s’entremêlent selon des modalités variables et non encore fixées. On assiste dès lors dans les salles de rédaction à un mouvement dialectique entre spécialisation des rôles et polyvalence accrues. Le point d’équilibre ne semble pas encore atteint.

Les profils et les rôles des techniciens

Lors de notre immersion en rédactions, nous avons pu découvrir des profils de postes très variés du côté journalistique, mais aussi du côté technique. Chaque lieu possède ses propres appellations et sa propre structure hiérarchique. Mais, dans une optique de synthèse, nous pourrions ventiler les différents postes existants en quatre principaux groupes: les animateurs, les techniciens de l’image, les informaticiens développeurs et les gestionnaires de projet.

Les animateurs

Appelés aussi webmasters éditoriaux ou assistants techniques, ils ont en général des parcours très diversifiés (journalisme, enseignement, informatique, graphisme). Beaucoup d’entre eux se sont retrouvés à leur poste au gré de petits hasards et d’apprentissage “sur le tas”.

J’ai une formation d’enseignant. Qui m’a menée à un job de documentaliste. . . . Je travaille au Soir.be depuis 2 ans et demi. Je n’ai pas de formation en informatique, mais j’y ai toujours beaucoup “chipoté”, entre autres pour héberger sur le web de la musique de groupes dans lesquels je jouais (Assistant d’édition, Le Soir, 2009, juin).

Les animateurs ont des tâches très variées. De manière générale, ils animent le site en le rendant plus vivant grâce à des vidéos, des galeries photo, des bulletins, des renvois aux réseaux sociaux ou encore des sites de clavardage. Leur rôle reste assez technique, concentré sur la résolution d’erreurs informatiques et de soucis techniques. Néanmoins, ils sont régulièrement amenés à choisir des titres, à rédiger des légendes ou de courts textes. Leur travail est, à certains égards, proche de ce que font les journalistes web. Chez Sudpresse, ces personnes sont, d’ailleurs, qualifiées de journalistes techniciens par certains de nos interlocuteurs.Une certaine “culture journalistique” est en effet nécessaire à l’exercice de leur métier, puisqu’ils doivent, par exemple, s’assurer que les vidéos qu’ils mettent en ligne dans une optique d’enrichissement des contenus sont bien authentiques. “Je m’y retrouve parce que je connais quand même un minimum. Ici je sais que c’est la bonne vidéo par exemple, parce que je reconnais l’entraineur” (Journaliste2 technicien, Sudpresse, 2009, décembre).

Les techniciens image

Dans les salles de rédaction, plusieurs postes adoptent, dans leurs intitulés, des références à la sphère visuelle (J. “image”, webmaster “graphique”, etc.). Il existe même une subdivision de postes au sein de ce pôle image, puisque certains techniciens se spécialisent dans le suivi technique et graphique du site, alors que d’autres se spécialisent dans l’intervention sur les images, via des logiciels de retouche notamment. Ces équipes spécialisées dans l’image sont souvent structurellement rattachées aux équipes techniques. Dans les grosses structures, elles possèdent parfois un responsable dédié, chargé de gérer la cohérence graphique sur les différents supports.

Ces techniciens “image” travaillent bien sûr en étroite relation avec les preneurs d’images. Et, pour en ajouter à la complexité de la situation, les preneurs d’image parfois s’orientent eux aussi vers des tâches plus techniques:

Il n’y a pas vraiment de titre officiel en ce qui me concerne. . . . le métier est devenu tellement polyvalent—pour ceux qui l’acceptent—que dire que je suis photographe au départ et puis journaliste web et puis journaliste papier . . . tout ça est un petit peu mélange. (J. “image”, Sudpresse, 2009, décembre)

Ceci montre, une fois encore, que les frontières entre les profils de postes sont assez mouvantes. Elles dépendent essentiellement de contingences locales et de compétences individuelles.

Les informaticiens développeurs

Comme leur nom l’indique, les développeurs développent des interfaces et des programmes divers. Ce sont des techniciens spécialisés, généralement associés à un pôle IT (Information Technology), installé à l’interne ou sous-traité. Pour les journalistes, l’activité de ces développeurs semble souvent lointaine et floue. “À côté des webmasters il y a aussi les IT, donc vraiment base de données, . . . tous les trucs plus obscurs” (Responsable web, 7sur7, 2009, avril). Et, en effet, si l’on se base très concrètement sur les petites annonces pour décortiquer les différentes tâches de ce personnel IT, on constate que le jargon des postes en question est très spécifique:

Vous êtes plus généraliste que spécialiste et vous avez une large connaissance technique de Windows OS (server XP, 7, 2003 et 2008), d’AD, d’Unix(Solaris), de Linux, d’e-mailserver (Zimbra), de virtualisation (VMWare et Oracle VM), la topologie de réseau, DNS, DHCP, du concept Internet, de clustering, thin clients (Sunray), bases de données (Mysql, Oracle). La connaissance d’outils pour éditer des vidéos et des images (photoshop, edius) est un atout, ainsi qu’un intérêt pour de la programmation occasionnelle de scripts perl et bash dans le cadre de l’automatisation.3

Au sein de l’un de ces pôles IT, nous avons interrogé un membre de l’agence Belga. Son poste consiste à inventer de nouvelles façons de collecter l’information, par exemple, en attachant des photographies de manière automatique aux articles, ou en minimalisant le travail nécessaire sur les photographies. Parmi ses charges, il tente aussi d’automatiser la collecte d’information sur les réseaux sociaux et dans la presse étrangère.

Ce qu’on fait maintenant c’est un peu . . . ce n’est pas très automatisé. Ce qu’on fait c’est de vérifier les sites web de certains journaux étrangers. C’est un correspondant qui fait ça, quelqu’un qui est spécialisé, qui lit les journaux du Brésil, etc. Mais ça prend beaucoup de temps. Alors ce qu’on veut faire ici c’est d’automatiser tout ça avec des recherches automatiques. En anglais on appelle ça du Spider software, donc c’est un logiciel qui va chercher sur Internet des infos. (Chief Information Resources, Belga, 2010, février)

Nous avons ici un bel exemple de la recherche croissante d’automatisation évoquée plus tôt et de l’empiètement de la technique sur les charges auparavant réalisées par des journalistes.

Gestionnaires de projet

Ces équipes sont généralement chapeautées par un ou plusieurs chefs de projet. Ils décrivent leur métier comme étant au carrefour de plusieurs disciplines.

Le multimédia et les sites Internet pour consommateurs sont chaque fois un équilibre subtil entre technique et contenus animation. Mon rôle est aujourd’hui juste au milieu. Donc on a un responsable des développements . . . qui est à ma gauche et avec qui on pilote l’ensemble des développements et des objectifs que l’on cherche à avoir du côté technique. . . . Tant des objectifs en termes d’interface (ergonomie, présentation de l’information, etc.) que purement techniques (donc stabilité des sites Internet, rapidité et tous ces aspects-là). (Responsable multimédia, LLB, 2009, novembre)

Par leur position particulière, ces gestionnaires de projet vont incarner les tensions entre les différents services qu’ils chapeautent. Ils sont amenés à donner des consignes de travail aux journalistes web, souvent mal reçues par ces derniers qui estiment ne devoir répondre qu’aux consignes éditoriales du responsable de la cellule web. Dans plusieurs rédactions, les journalistes se sont plaints de certaines consignes visant à diriger leur sélection et leur écriture vers une “course au clic” (Degand, 2012) ou de certains choix opérés par les chefs de services, concernant les “widgets” par exemple:

Tout d’un coup on a vu apparaître sur les homepages “vous êtes fan du groupe lalibre.be”, etc. . . . Mais qu’on prenne du temps pour développer ça, ça m’embête parce que j’aimerais mieux qu’on développe la partie “débats”. (J. web, LLB/DH, 2009, novembre)

Les techniciens, dans leurs discours, ne semblent pas trop se préoccuper de ces tensions. Peut-être ne souhaitent-ils tout simplement pas insister sur cet aspect de leur travail.

Relations entre journalistes et personnel technique

Afin de pouvoir collaborer, les équipes techniques et journalistiques ont mis au point certaines routines, telles que le cahier de suivi des bogues:

Donc, les journalistes entre eux s’envoient des feuilles de route4 et je leur demande de signaler les bogues qu’ils ont rencontrés lors de leur édition. Et cela permet de faire un relevé, une sorte de bulletin technique. . . . c’est utile de mentionner à quelle heure cela se produit, pour voir les récurrences éventuelles. (J. web, Le Soir, 2009, juin)

Ils utilisent aussi des outils et logiciels au travers desquels ils échangent, virtuellement: “On a un outil ou on entre nos demandes et ils nous répondent au fur et à mesure “ça on sait faire, ça on ne sait pas faire”“ (Responsable web, Sudpresse, 2009, mars).

La durée de réaction des équipes techniques en regard des demandes journalistiques est critiquée dans pratiquement tous les médias visités. Mais souvent, les journalistes se montrent compréhensifs: “[les techniciens] font tout ce qu’ils peuvent. Eux aussi ils ont plein de boulot” (J. web, RTL, 2009, mars). Soyons toutefois attentifs à ne pas dresser un tableau trop sombre de la situation. Dans de nombreuses rédactions, les contacts entre journalistes et techniciens sont plutôt sympathiques, voire franchement amicaux. C’est bien souvent la taille des structures qui va être déterminante à ce sujet et l’emplacement des différents services.

Disposition spatiale des équipes

Du côté des opérateurs audiovisuels, la RTBF et RTL, les équipes techniques sont installées particulièrement loin des journalistes, à d’autres étages ou dans d’autres bâtiments. Ceci limite les contacts entre les services, et n’aide pas ces cultures professionnelles éloignées à mieux se comprendre:

Le plus compliqué est aussi d’ajuster des rapports au temps très différents: les équipes techniques ont des horaires de bureau alors que l’info en ligne tend au 24/7, et par ailleurs pour un journaliste une échéance est une échéance alors que pour un technicien cela peut être une simple indication qu’on verra à ce moment-là où on en est. (Responsable Multimédia, RTBF, 2013, février)

L’analyse que les journalistes du Vif L’Express font de leur situation est assez semblable:

On a un gros problème technique à Roularta: c’est un paquebot qui met des plombes à pouvoir faire un demi-tour ou un ¾ de tour. C’est hallucinant. C’est très très très lourd. [Enquêteur: Qui s’occupe de la technique?] Des informaticiens, qui sont à Roulers5. Qui sont néerlandophones. Donc chaque fois qu’on a un problème on est obligés de s’expliquer en néerlandais, avec des termes techniques, qu’en français on a parfois déjà du mal à expliquer. . . . Quand il y a une image qui ne s’affiche pas, je dois envoyer un courriel à ce qu’on appelle un “business Internet”, en décrivant mon problème. Deux minutes après, je reçois un numéro d’ordre comme chez le boucher. Et je sais que mon truc c’est le numéro 450, et que pour l’instant ils sont en train de travailler sur le numéro 400. Si j’ai une urgence, c’est le bordel. (Responsable web, Le Vif L’Express, 2009, mars)

Ces désagréments poussent quelques journalistes à réclamer un rapprochement physique avec les techniciens. A priori, les discours du personnel technique semblent tout à fait en phase avec cette idée:

Je suis un fervent défenseur de l’unité de notre groupe [regroupant journalistes web et techniciens] parce qu’on est un produit très technique et mettre simplement des contenus, ce n’est pas ça la seule. . . . Heu . . . recette du succès. Donc j’aime bien que mes développeurs entendent des fois des stress des journalistes et que les journalistes puissent se rendre compte des nécessités de la gestion de projet. . . . Donc l’animation, c’est proche des contenus, mais c’est proche de l’infographie . . .  et avec des besoins de gestion de projet. (Responsable technique, LLB/DH, 2009, novembre)

Les termes choisis par notre interlocuteur ne sont pas anodins. Plutôt que de parler d’une équipe journalistique, il parle, durant toute l’interview, de l’équipe contenu. Ceci dénote justement une vision dans laquelle les journalistes ne sont pas au centre de leur production, aidés par la technique. Ils sont ici perçus comme un maillon de la chaine: le contenu n’est pas dissociable des autres maillons, comme le fond n’est rien sans la forme.

Si les journalistes web reconnaissent l’intérêt d’un rapprochement avec les techniciens, la majorité d’entre eux préfèrent donc être associés symboliquement (et donc spatialement) au pôle rédactionnel, à la rédaction “historique” de leur média. Dans la salle de rédaction de l’Avenir, les journalistes web (lavenir.net) avaient dans un premier temps été installés au côté des webmasters. Ils ont ensuite demandé à être intégrés dans la rédaction “papier”:

pour nous évidemment c’est plus intéressant d’être dans la rédaction. Maintenant, avoir le support technique à côté de nous, ça pourrait être pas mal. Mais c’est pas du tout obligatoire. . . . Un coup de téléphone ou . . . ils sont à 50 mètres au bout du plateau. Je veux dire, c’est pas compliqué d’aller les voir quoi. (J. web, L’Avenir, 2009, octobre)

Les journalistes vont donc mobiliser des arguments identitaires pour contrer les arguments pratiques des gestionnaires de projet. Les frontières entre les postes sont donc largement réaffirmées dans les discours.

Mise en place de dispositifs techniques

A l’heure où la convergence est sur toutes les lèvres dans les salles de rédaction, nous avons pu capter de nombreuses références à la mise en place de dispositifs techniques censés améliorer la collaboration entre les différents segments professionnels, entre les représentants des différents supports journalistiques principalement. Nous avons notamment été frappées par le fait que, dans pratiquement toutes les salles de rédaction, les responsables d’Internet évoquent la difficulté de générer des systèmes d’édition communs pour les différents supports de leur média. Les équipes techniques sont donc chargées de mettre en place un Content Manager System (CMS) “commun”. Tout le monde semble se poser les mêmes questions et mettre en place les mêmes interfaces, chacun dans son coin.

Mais si tout le monde fait la même chose dans son coin, c’est aussi parce que chacun copie son voisin. Une journaliste web explique ainsi:

Pour l’instant [notre site web] est un média qui se repositionne constamment, par rapport à la concurrence et même graphiquement. Les sites Internet sont vite obsolètes donc tout ça, ça demande des développements. (LLB/DH, 2009, novembre)

Si l’on prend un peu de recul, on constate que cette réflexion sur les dispositifs techniques de production de l’information s’élabore non seulement au sein de chaque salle de rédaction, mais aussi collectivement. Une autre dimension collective de la production d’information apparaît alors.

En effet, il a souvent été montré que les journalistes se copiaient les uns les autres dans un processus de circulation circulaire de l’information: “pour savoir ce qu’on va dire, il faut savoir ce que les autres ont dit. C’est un des mécanismes à travers lesquels s’engendre l’homogénéité des produits proposés” (Bourdieu, 2006: 24). Boczkowski et Mitchelstein (2009) ont pour leur part montré que les nouvelles technologies accentuaient ce phénomène de copiage et d’imitation entre médias. Dans sa foulée, nous avons montré que les médias imitaient également certains choix de la concurrence, par exemple des choix relatifs à la diffusion ou à la non-diffusion d’une information encore incertaine (Degand, 2012b). Dans cette perspective, il apparaît que les journalistes ne copient pas seulement les contenus de leur concurrence. Ils en imitent aussi les pratiques. Ceci est également vrai en ce qui concerne les technologies. Les techniciens et les responsables d’Internet vont observer les sites web de leur concurrence et les comparer avec leur propre site au niveau, non seulement des articles, mais aussi de la structure, de l’esthétique de la mise en page, des possibilités participatives mises en place, des renvois vers les réseaux sociaux et des autres innovations en tous genres. Leurs pratiques d’imitation vont accentuer l’impression d’homogénéisation de la production journalistique.
 
Conclusion

De nombreuses démarches ethnographiques se sont intéressées aux webmasters en tant que simples soutiens techniques des journalistes. Becker, dans son ouvrage Les mondes de l’art, trace une frontière entre les tâches artistiques, nobles, et celles qu’il qualifie de “renfort”, dans lesquelles le personnel serait interchangeable. D’un point de vue théorique, cette notion nous permettrait de distinguer les postes journalistiques ou techniques à forte valeur ajoutée des postes exclusivement techniques. Cette ligne de démarcation nous semble pour autant difficile à tracer.

La notion de substituabilité est, sous la plume de Becker, ambigüe. Elle renvoie autant au sentiment des artistes eux-mêmes qu’au point de vue de l’analyste. Les artistes se disent uniques, mais après tout, ils sont autant interchangeables que leurs collaborateurs . . . À l’inverse, toute fonction peut être tenue pour artistique. (Benghozi, 1990: 136)

C’est pour cette raison que, dans cet article, nous avons donc voulu insister sur les empiètements mutuels, sur les constructions et les destructions successives de frontières entre les postes techniques et journalistiques. Mais ce processus, observé à un niveau microscopique, n’est qu’une des pièces du casse-tête. Elle trouve sa place dans un monde médiatique en crise: bouleversement des habitudes de consommation, chute des revenus publicitaires, etc. Dans ce contexte incertain, les responsables de salles de rédaction sont confrontés aux mêmes défis: ils doivent développer une information en ligne attractive, innovante, rentable. On entend partout les mêmes questionnements, les mêmes tâtonnements. Et, puisque les médias s’imitent les uns les autres, à un niveau plus macroscopique aussi, la production devient collective.

Dans un processus dialogique, l’une des réflexions collectives porte sur la place des journalistes et des techniciens, sur les compétences qu’ils doivent développer respectivement. Ces préoccupations se répercutent dans les écoles de journalisme et dans les associations professionnelles qui s’interrogent notamment sur la technicité des formations.

Si, dans cet article, nous nous sommes focalisées sur les relations entre techniciens et journalistes, il ne faut pas perdre de vue qu’elles appartiennent à un ensemble de relations et d’interactions. Pour mieux comprendre l’aspect collectif de la production de l’information, une piste fructueuse serait à notre sens de connecter l’ensemble des relations et des interactions qui se déroulent au sein des salles de rédaction (avec le marketing, la hiérarchie éditoriale, les secrétaires de rédaction, etc.), mais aussi en externe (avec les concurrents, avec les réseaux sociaux et même avec les chercheurs, etc.).

Pour mieux comprendre ces relations multiples, il faudrait en outre trouver un programme de recherche qui va au-delà de celui d’Howard Becker, ce dernier faisant l’impasse sur les relations de pouvoir et de domination au sein de la structure sociale.

La difficulté soulevée par l’ouvrage de Becker tient donc dans l’articulation entre dynamique et stabilité, entre interaction d’ordre interpersonnel et régulation d’ordre systémique. Les modalités de cette interaction dépendent largement de la nature et du degré d’investissement que manifestent les individus à l’égard des organisations et des institutions dont ils font partie. (Benghozi, 1990: 139)

Ce degré d’investissement pourrait être interrogé justement. Dans leurs discours, les journalistes prennent souvent des positions fortes (en terme de déontologie, d’éthique, de rôle social, etc.). Ces positionnements déteignent-ils sur les techniciens et sur les autres profils professionnels qui travaillent dans les salles de rédactions? Ces positionnements varient-ils considérablement selon le statut (symbolique, salarial, etc.) des personnes? Peut-être serait-il tout simplement utile de poser la question de l’engagement des journalistes envers leur profession.

Notes

1 Plus tard, cette image sera reprise pour décrire les tâches du journaliste web: on parle alors de “reporter ‘homme-orchestre’” (Cabriolé, 2010), de journalisme “Rémi Bricka” (Grégoire, 2008) ou encore de journalisme “shiva”.

2 Ci-après: J. pour journaliste.

3 Offre d’emploi ID:10029240, www.be-ict.be, site consulté le 8 février 2012.

4 Compte rendu de ce qu’ils ont réalisé durant leurs heures d’édition du site web, à destination de la personne qui vient les relayer.

5 Ville située en Flandre, à une centaine de kilomètres au Nord-Ouest de la capitale, Bruxelles, depuis laquelle s’exprime le journaliste interrogé.

Bibliographie

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À propos de l’auteure

Amandine Degand est chercheuse associée à l’Observatoire du récit médiatique (Université catholique de Louvain) où elle a notamment réalisé sa thèse “Le Journalisme face au web: reconfiguration des pratiques et des représentations professionnelles dans les rédactions de Belgique francophone” (PUL, 2012) et co-dirigé l’ouvrage “Journalisme en ligne. Pratiques et Recherches” (De Boeck, 2012). Amandine Degand a rejoint l’équipe de l’Association des journalistes professionnels en mars 2013, en tant que coordinatrice de la formation permanente pour les journalistes. Elle est par ailleurs journaliste.

Pour citer cet article:

Degand, Amandine. (2013). Le rôle des techniciens et des informaticiens dans la co-production de l’information en ligne. Global Media Journal -- Canadian Edition, 6(1), 25-43.

Texte intégral: PDF TDM: HTML PDF

 

 

 
 

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