ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2013: Volume 6, Issue 2, pp. 81-98

 

Les relationnistes peuvent-ils devenir des facilitateurs et les publics se transformer en parties prenantes?

Martin David-Blais
François Miville-Deschênes

Université Saint-Paul, Canada

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Abstract:

In this paper, we discuss changes concerning the way of practicing Public Relations (PR). We build on Matthieu Sauvé’s (2010) critical perspective approach, which invites the PR practitioners to stop working on behalf, and as representatives of organizations and to stand between them and their stakeholders. PR should detain an intermediary position and its role should evolve from representation to facilitation. In many ways, this proposition radicalizes the ideas of “Two-Way Symmetric” (Grunig & Hunt) and of “stakeholders” (Freeman). Our discussion questions the feasibility of this option and, more precisely, the highly constrictive conditions it implies. First, we discuss the notion of stakeholder and the broad meaning Sauvé gives to it. Second, we discuss the adhesion of PR practitioners to this project. There are several reasons to doubt that practitioners, as a professional entity, will accept to transform their practice and to position themselves not only as facilitators but also as agents for radical social change. Finally, we address the organizations’ reaction and question the possibility of their acquiescence regarding the consequences of this new role for PR if implemented.

Keywords: Facilitation; Critical Theory; Organizations; Public; Public Relations; Stakeholders

Résumé:

L’article consiste en une discussion sur la transformation le rôle des relations publiques. Inscrite dans le paradigme critique, cette proposition inspirée par le projet de Matthieu Sauvé consiste à retirer les relations publiques du giron de la technocratie et du management pour placer ses praticiens entre les organisations et leurs “parties prenantes” dans la position d’instance relationnelle tierce. Cette proposition consiste dans une large mesure en une radicalisation de l’idée de “Two-Way Symmetric” (Grunig & Hunt) et de celle de “partie prenante” (Freeman). La discussion prend la forme d’un questionnement: cette proposition ne repose-t-elle pas sur un ensemble de conditions excessivement exigeantes? Nous regrouperons nos principales interrogations autour des questions suivantes. Premièrement, nous discuterons de l’utilisation, très spécifique, qui est faite de la théorie des parties prenantes. Deuxièmement, nous aborderons l’éventuelle collaboration des relationnistes à son projet. Il existe plusieurs raisons permettant de douter que les relationnistes accepteront, en tant que collectivité professionnelle, de totalement changer leurs pratiques mais aussi de se poser en agents de transformation de toute la société. Enfin, nous poserons la question de la réaction des organisations au changement proposé à la lumière des conséquences majeures qu’il pourrait provoquer tant pour ce qui concerne leur fonctionnement que leur souveraineté.

Mots-clés: Facilitation; Organisation; Paradigme critique; Partie prenante; Public; Relationnistes; Relations publiques

Matthieu Sauvé a publié un court ouvrage dans lequel il propose une réflexion sur les fondements des relations publiques (désormais RP) comme pratique de communication planifiée: Les relations publiques autrement (2010). Il s’agit d’un texte important parce que, chose curieuse, peu d’auteurs québécois, à l’exception de Danielle Maisonneuve (Maisonneuve, 2010; Maisonneuve, Lamarche & St-Armand, 2000) ont réfléchi sur les fondements d’une profession qui pourtant mobilise beaucoup de praticiens et de ressources. Il est surtout important parce qu’il offre une contribution assez inédite si l’on considère qu’elle est formulée depuis le paradigme critique en sciences humaines. D’ordinaire, les auteurs critiques qui s’intéressent aux RP assimilent celles-ci à une entreprise de propagande fondée sur le recours systématique à des techniques de manipulation (Ewen, 1996; Miller & Dinan, 2008; Moloney, 2006; Stauber & Rampton, 2004); le propos de Sauvé est différent en ceci qu’il aspire à changer le réel avec le concours des praticiens des RP.

Comme elle s’inscrit justement dans le paradigme critique, l’entreprise de Sauvé comporte passablement de radicalité. Il propose de retirer les RP du giron de la technocratie et du management pour placer ses praticiens entre les organisations et leurs publics (considérés comme des “parties prenantes”) dans la position d’instance relationnelle tierce. Ce faisant, on pourra attribuer aux praticiens des RP une fonction de facilitation consistant à amener diverses parties à négocier de manière constante les décisions des organisations ainsi que le sens public qui les entoure.

Les relations publiques sont une fonction de communication qui vise à faciliter la mise en place et la conduite d’un dialogue authentique entre toutes les parties prenantes au regard d’une situation donnée, afin que celles-ci en viennent à une compréhension mutuelle, dans le but de conclure une convention opérationnelle et relationnelle durable qui permette d’apporter un niveau de satisfaction équitable aux attentes et aux besoins de tous les acteurs en présence. (Sauvé, 2010: 84)

Voilà qui pose question. Il n’est pas question pour nous de récuser l’intérêt d’une telle démarche et, du reste, nous partageons plusieurs des convictions de Sauvé. Comme lui, nous croyons qu’il est important de réfléchir sur la définition et la conception globale des RP afin d’en appréhender les grands enjeux. Nous pensons également qu’on ne peut traiter de questions comme celles-là sans traiter prioritairement du rapport entre les organisations et leurs publics. Il n’est au surplus aucunement question pour nous de refuser la légitimité d’une réflexion sur les RP inscrite dans le paradigme critique. Cependant, étant donné que Sauvé n’entend pas demeurer sur le terrain de la discussion entre universitaires et qu’il souhaite véritablement avoir un impact pratique, nous poserons, dans le présent article, la question de la réalisabilité de ses propositions.

Notre questionnement général pourra être formulé comme suit: cette proposition de transformer les RP en une pratique de facilitation des relations entre les organisations et leurs publics―devenus parties prenantes―ne repose-t-elle pas sur un ensemble de conditions excessivement exigeantes? Non seulement la conjonction de ces conditions paraît-elle pour ainsi dire hors d’atteinte, mais on peut en outre arguer que ces diverses conditions, considérées séparément, se situent à la limite du plausible, du réalisable. La discussion amorcée par Sauvé est vaste et ne saurait être épuisée dans le cadre d’un seul article. C’est pourquoi, même si nous exposerons l’ancrage de la démarche de Sauvé au sein du paradigme critique, nous ne reprendrons pas la discussion concernant les fondements dudit paradigme. Nous regrouperons nos principales interrogations autour des questions suivantes. Premièrement, nous discuterons de l’utilisation qui est faite de la théorie des parties prenantes: non seulement Sauvé lui donne-t-il une portée que n’envisageait pas son fondateur, R. Edward Freeman (1984), mais cette utilisation repose sur des présupposés très exigeants. Deuxièmement, nous aborderons l’éventuelle collaboration des relationnistes à son projet. Pour Sauvé, celle-ci va de soi tandis que, pour nous, rien n’est moins sûr: nous ferons valoir qu’il existe plusieurs raisons permettant de douter que les relationnistes accepteront, en tant que collectivité professionnelle, de changer du tout au tout leurs pratiques mais aussi de se poser en agents de transformation de toute la société. Enfin, nous poserons la question de la réaction des organisations au changement proposé à la lumière des conséquences majeures qu’il pourrait provoquer tant pour ce qui concerne leur fonctionnement que leur souveraineté.

Cela dit, il convient, dans en premier temps, de présenter la démarche de Sauvé et de montrer son appartenance au paradigme critique.

L’importance de conceptualiser les RP

Pour comprendre la démarche de notre auteur, il importe de répondre à la question suivante: pourquoi conceptualiser et définir les RP constitue-t-il, pour lui, une tâche si importante?

Sauvé apporte divers éléments de réponse au début du livre. Il rappelle que la pratique des relations publiques est devenue de plus en plus importante depuis les années 1950. Il insiste sur la prolifération des conceptions et des définitions, un phénomène qui crée de nombreux points de désaccord que l’on se doit d’aplanir. Il ne manque pas non plus d’insister sur le fait que, si la société a beaucoup évolué depuis les années 1950 et que s’exercent sur les grandes institutions des pressions de plus en plus fortes dans le sens du dialogue entre les organisations et leurs publics, la pratique des RP, malgré ses prétentions, demeure passablement jalouse du contrôle du discours par les organisations (Sauvé, 2010). Cependant, le cœur de la réponse est ailleurs: il réside dans le fait qu’il attribue aux RP une place charnière en modernité (Ibid).

Sauvé est de ceux qui aspirent à l’établissement d’une société tout à fait autre de celle qui existe actuellement, surtout en ce qui a trait aux rapports de pouvoir. Cette nouvelle société sera établie sur le principe de la négociation permanente et l’inter-discursivité généralisée. Notre auteur prend aussi acte de l’importance des organisations en contexte moderne, lesquelles quadrillent complètement l’espace social. Peu de pratiques paraissent dès lors mieux placées que les RP pour contribuer à une telle transformation sociétale puisqu’elles sont justement situées entre les organisations et leurs publics; et c’est en ce lieu que doivent se redessiner les rapports de pouvoir (Sauvé, 2010). Toutefois, même s’il reconnaît que les RP ont évolué au fil des décennies, Sauvé soutient qu’elles demeurent pour l’essentiel dans le giron du paradigme fonctionnaliste-managérial et constituent de ce fait un puissant outil de préservation du statu quo. D’où la proposition d’une nouvelle fonction pour les RP qui consisterait “à faciliter la mise en place et la conduite d’un dialogue authentique entre toutes les parties prenantes au regard d’une situation donnée” (Ibid: 84).

La démarche théorique de Sauvé

Nous avons associé Sauvé au camp critique―cette affirmation doit être étayée. Il n’est pas aisé de dire de manière précise et définitive ce que désigne l’appellation “paradigme critique” tant il y en a de variations entre les auteurs (Calhoun, 1995; Fay, 1887). Toutefois, en suivant Luc Boltanski (2009), nous prendrons comme critères premiers 1) le fait d’être animé par un net refus net de l’état général des choses en société ainsi que 2) un intense désir de changement de société profond et durable. Ces deux composantes se retrouvent dans le livre de Sauvé. Bien que mobilisé par l’idéal d’un espace public fort et pleinement démocratique (ce qui l’on associera volontiers à la mouvance Habermassienne de même qu’à la réflexion sur les stakeholders en théorie du management), notre auteur donne beaucoup de radicalité à ces idées. Nous concéderons volontiers que l’affiliation au paradigme critique n’est pas très évidente dans les deux premiers chapitres du livre: alors qu’il s’applique à établir un état de la littérature, on sent bien qu’il souhaiterait donner à sa contribution un caractère synthétique et consensuel, tout en affichant une nette sympathie envers le “courant relationnel” en RP. Le positionnement du côté critique devient toutefois très net dans les derniers chapitres. C’est alors qu’il élabore le rôle qu’il propose pour les RP.

En fait, Sauvé formule une esquisse de projet de société présentée sous forme très condensée d’une suite de prémisses. Les voici:

1. la société est d’abord un espace public et non un espace marchand;
2. la société est un ensemble en perpétuelle reconstruction;
3. le discours de tous les acteurs peut prétendre à la validité;
4. la liberté de formuler un discours doit s’accompagner de la reconnaissance du fait que celui-ci peut légitimement être critiqué ou déconstruit;
5. toutes les parties prenantes sont en droit de considérer que leurs intérêts ont une valeur intrinsèque;
6. toutes les parties prenantes sont en droit de s’attendre à ce que leurs intérêts soient partiellement satisfaits;
7. les praticiens des relations publiques―les relationnistes―ont un rôle social à jouer qui dépasse les cadres techniques de leur pratique. (Sauvé, 2010: 84)

Certaines de ces prémisses, les quatre premières en tout cas, peuvent quelque peu banales au premier coup d’œil; cependant, Sauvé insiste pour qu’on y trouve une signification radicale. La prémisse 1 pourrait être comprise comme ceci: le social est nettement plus large que l’économique et le bien commun va au-delà des seuls intérêts des entreprises; mais, pour Sauvé (2010), elle signifie plutôt que, dans la société actuelle, tout est subordonné aux intérêts capitalistes et des technocraties et que cela doit cesser. La réalisation du bien commun commande l’établissement de débats absolument ouverts et constants entre les organisations et leurs diverses parties prenantes. La prémisse 2 a l’allure d’un truisme si on comprend que la société est un espace en continuel changement; elle cesse de l’être dès lors que l’on voit le réel social en termes de statu quo et que l’on pense le “changement” comme son contraire. La notion de statu quo signifie en quelque sorte que le réel présent est inacceptable et, surtout, qu’existe un coup de force permanent de la part des puissances de l’argent et de la technocratie. Il en va de même pour les prémisses 3 et 4 auxquelles Sauvé attribue la signification suivante: dans un débat, toutes les positions peuvent également se dire porteuses de validité (à la limite, toutes les interprétations d’un message donné seront considérées également valides). La prémisse 5 est très explicitement relativiste et indique que toutes les positions ont quelque chose de recevable; elle implique dans la foulée que l’obtention d’une convention basée sur une compréhension mutuelle doit être la finalité du débat public. La prémisse 6 reprend et renforce la prémisse précédente: non seulement est-il impératif de concilier les points de vue, il importe aussi de concilier les intérêts de tous les acteurs en situation.

S’agissant de juger la société actuelle, Sauvé pose l’existence d’une grande ligne d’opposition entre deux vastes projets de société. Le premier, élitiste et technocratique, prévaudrait depuis longtemps; il ne rechercherait plus désormais que la pérennisation du statu quo. Le second projet, en émergence, serait tourné vers l’avenir et le changement: il désirerait instaurer une société “autre” établie sur davantage d’inclusion, d’inter-discursivité et de partage du pouvoir. L’enjeu qui se dresse entre ces deux projets, très distincts et portés par des entités sociales différentes, n’est pas mince puisqu’il s’agit du maintien ou du renversement de la société actuelle qui est profondément inégalitaire tant pour ce qui concerne le pouvoir, le partage des ressources et la production de signification publique. Cet enjeu traverse l’ensemble de la société et de ses composantes, dont les RP.

Par ailleurs, comme bien des auteurs critiques, Sauvé (2010) conceptualise le social en termes de “groupes en conflits”. Non seulement pense-t-il la société en termes de domination (il fait souvent référence à la “coalition dominante”), il voit aussi l’existence d’un conflit fondamental. En même temps que prévalent les vues et intérêts des grandes forces de l’argent et des technocraties, on trouve une contre-force qui refuse la société actuelle, qui aspire à un autre monde et qui lutte pour la démocratie et la pratique généralisée de l’inter-discursivité. C’est dans ce cadre précis que se loge la tâche qu’il assigne aux RP, soit celle de faire advenir à une convention quasi universelle. Sauvé se range par ailleurs résolument du côté du holisme en sciences sociales car il appréhende simultanément et solidairement la nature de notre société et celle des RP. Dans cette perspective, la compréhension de chaque phénomène doit être développée dans un regard social plus large; or ce que Sauvé observe au niveau macro consiste en une société dominée par les organisations à l’intérieur desquelles prévalent les impératifs du capital et du management. Les RP, telles qu’on les pratique, sont solidaires de cette réalité et opèrent dans la même logique de domination.

Boltanski que nous avons mentionné plus haut identifie un autre critère pour caractériser le paradigme critique, à savoir la croyance 1) en la nécessité d’un effort de dévoilement du mécanisme de la domination et de sa reproduction, ainsi que 2) en la nécessité d’élaborer une praxis de la transformation (Boltanski, 2009). Dans les deux sections qui suivent nous verrons la réflexion de Sauvé à cet effet.

Le poids des idées

L’importance de repenser les RP tient pour l’essentiel à la place qu’elles occupent en un monde où les organisations occupent une place prépondérante. Aux présupposés conflictualiste et holiste que l’on vient de signaler s’ajoute une sorte d’idéo-déterminisme. C’est-à-dire que la configuration de l’actuelle société et ses grandes institutions paraît largement dépendre pour lui de la conception organisatrice du groupe au pouvoir; et dans le même ordre d’idées, la configuration d’une “autre société” procédera des vues―plus inclusives―des contre-forces. Autrement dit, Sauvé tend à placer les idées au cœur de l’histoire: non seulement semble-t-il soutenir que les idées en lutte expriment des projets opposés, il va pratiquement jusqu’à soutenir que ces grands projets portent en eux l’essentiel de l’organisation des sociétés très concrètes qui se mettent en place.

Voilà qui constitue une grande différence avec le marxisme d’origine, mais il s’agit néanmoins d’une conception assez commune parmi les penseurs critiques. Il y en a plusieurs parmi eux qui accordent une grande importance au discours et aux rapports inter-discursifs (l’un des chantiers de l’histoire se situe dans la déconstruction des discours établis et à la mise de l’avant de contre-discours). Si le changement est l’enjeu premier, il se joue, selon Sauvé, dans une large mesure au niveau des affrontements d’idées. Derechef, les RP se voient attribuer une position centrale puisque leur rôle traditionnel est justement d’exprimer et de véhiculer des idées.

Contre le paradigme fonctionnaliste-managérial

La lutte des projets et des idées qui traverse l’ensemble de la société se retrouve, selon Sauvé (2010), au creux des représentations de celles et ceux qui réfléchissent sur les fondements des RP. De deux choses l’une: ou bien on réfléchit dans la direction de la préservation du statu quo et alors, nous dit-il, on reprend le paradigme fonctionnaliste-managérial; ou bien on le fait dans le sens du changement, ce qui commande à la fois une critique serrée de l’état actuel des choses (déconstruction) et la proposition d’un contre-projet. Ce contre-projet pose la nécessité de repenser radicalement la relation entre l’organisation et ses publics du côté du partage du sens et des décisions.

Le paradigme fonctionnaliste-managérial constitue, pour Sauvé, la vision et le discours d’ensemble de ceux, qui, par leurs pratiques (gestion, RP, etc.), veulent assurer la reproduction et le bon fonctionnement du système établi (Sauvé, 2010). Tel que défini par Sauvé, le paradigme fonctionnaliste-managérial verrait la société comme un vaste ordre intégré, à l’intérieur duquel les institutions auraient des fonctions spécifiques. Plus encore, il constituerait un cadre général de pensée qui organise le regard et l’agir des praticiens, qu’ils soient cadres, gestionnaires, relationnistes. Sauvé voit donc le fonctionnalisme comme le programme auquel on doit s’opposer puisqu’il fixe les grands paramètres à partir desquels opèrent les praticiens en contexte technocratique.

Voici les paramètres établis par le paradigme fonctionnaliste-managérial:

  • la finalité de toute pratique est de contribuer au maintien et au fonctionnement des organisations et du système général et ce, en s’acquittant de la fonction assignée (il s’agira pour les RP de la maîtrise des publics jouxtées aux organisations);
  • chaque pratique comporte une gestion des rapports sociaux (les RP tendent au contrôle du sens public, ce qui signifie la maîtrise du champ de circulation des messages venant des organisations);
  • chaque pratique tend à induire des effets durables (la communication cherche à induire des effets de “naturalisation” et de réification). (Sauvé, 2010: 74-75)

Le paradigme fonctionnaliste-managérial a le statut de cadre intellectuel général. Des théories pratiques en ont été tirées comme la méthode RACE (l’acronyme désigne la séquence suivante: Research, Action Planning, Communication et Evaluation) qui serait la principale base théorique de la pratique des RP (Merston, 1963). Et Sauvé d’ajouter: le paradigme fonctionnaliste-managérial, mis en application, contribue à la légitimation du statu quo en expulsant les notions de subjectivité, de points de vue, d’intérêt et cela pour imposer de façon constante le langage monopoliste et uniformisant de la science et de la rationalité (Sauvé, 2010). La proposition que porte le paradigme critique va directement dans le sens contraire:

  • la finalité de toute pratique sera de contribuer à l’édification d’une société d’interaction et de partage (s’agissant des RP, elles devraient se situer entre les organisations et leurs diverses parties prenantes);
  • la pratique apportera une mode d’intervention rendant possible l’interaction et la négociation (s’agissant des RP, elles devraient viser non seulement au partage de la construction de sens mais aussi des décisions par l’établissement d’une convention);
  • le résultat est appelé à être constamment renégocié (la communication en est une co-construction permanente de sens qui, loin d’être objectif et fixé, est constamment renégocié).

Les principales interrogations que suscite la proposition de Sauvé

Récapitulons. Le changement sociétal est au centre de la démarche de Sauvé et l’enjeu de fond concerne autant, sinon davantage, la société que les RP: il s’agit de changer la pratique des RP en raison de la place stratégique qu’elles possèdent et en raison de l’importance des idées dans la vie sociale. C’est pourquoi Sauvé désire amener les praticiens des RP à réfléchir en profondeur sur leur profession afin qu’ils quittent éventuellement le paradigme fonctionnaliste-managérial et transforment très profondément leur pratique notamment par la facilitation d’un dialogue fructueux dont bénéficieraient toutes les parties prenantes. Il est temps de présenter nos principales interrogations quant à toute cette démarche. Elles concernent toutes finalement la réalisabilité de cette proposition.

Sur la théorie des parties prenantes

Sauvé se sert d’abondance du concept de “partie prenante” qui signifie pour lui les partenaires d’une organisation donnée avec qui ladite organisation doit non seulement discuter mais aussi partager ses décisions fondamentales. Sauvé affirme s’être servi de la théorie des parties prenantes pour conceptualiser le nouveau rôle des relationnistes (Sauvé, 2010) et s’être surtout référé au fondateur reconnu de la théorie, R. E. Freeman. Cela peut fait l’objet d’une discussion, notamment parce que Sauvé ne voit pas la notion dans le même sens que lui donnait Freeman.

Freeman a donné deux définitions de la notion de parties prenantes. La première se présente comme suit: “any identifiable group or individual on which the organization is dependent for its continued survival” (Freeman, 1983: 91). La seconde, formulée un an plus tard, se lit ainsi: “any group or individual who can affect or is affected by the achievement of the organizations objectives” (Freeman, 1984: 46). À première vue, la première définition semble plus opérationnelle que la seconde parce que de portée plus limitée; pourquoi alors un tel élargissement? Comme il arrive souvent en théorie du management, il était surtout question pour Freeman de repérer certaines dimensions impensées de la réalité organisationnelle afin d’amener les gestionnaires à en tenir compte dans leur pratique stratégique. Freeman est parti du principe selon lequel le développement d’une organisation est lié à des acteurs extérieurs: pour remplir sa mission, une organisation commerciale dépend de ses actionnaires (shareholders) ainsi que de ses consommateurs. Il fit toutefois remarquer qu’elle dépend aussi des entités qui ont des intérêts autres que financiers, soit les stakeholders. Il pourra s’agir aussi bien d’organismes législatifs qui encadrent la mission et l’action de l’organisation, d’entité territoriale légale dans laquelle cette dernière est située que de ses fournisseurs. Une partie prenante est une entité qui a un intérêt en cause dans sa relation avec l’organisation. Freeman ne s’est toutefois pas arrêté là: il a rapidement élargi sa définition en faisant valoir que l’action de l’organisation est susceptible d’affecter négativement certaines entités de son environnement, lesquelles entités sont susceptibles de réagir (Ibid). Toujours est-il que Freeman a élaboré puis élargi la notion dans une perspective de gestion stratégique et non de pratique du dialogue; il s’agissait pour lui d’anticiper des évolutions de conjoncture ou d’environnement et d’envisager une palette de moyens d’adaptation stratégique dans le but de gérer les relations―politiques, financières―avec les parties ayant ou susceptibles d’avoir un effet sur l’organisation.

On le voit mieux maintenant: Sauvé ne voit pas la notion de partie prenante dans le même sens que lui donnait Freeman. Elle désigne pour Sauvé les partenaires d’une organisation avec qui l’organisation en question doit non seulement discuter mais aussi partager les décisions fondamentales. Ce qui a pour conséquence de chambouler le métier de relationniste en l’articulant autour du rôle de facilitateur de discussions se déroulant entre le pôle organisationnel et la myriade des parties prenantes l’entourant. Cette proposition repose sur deux présupposés concernant la nature des parties prenantes que nous jugeons pour notre part peu plausibles.

D’abord, Sauvé semble tenir pour acquis le désir des membres des groupes concernés de se transformer collectivement et durablement en véritables interlocuteurs des organisations et en codécideurs. Ce désir présumé signifie à la fois 1) devenir et demeurer un groupe actif et 2) vouloir discuter sur une base permanente avec l’organisation en cause et interagir avec elle. Notre auteur semble en outre croire en l’existence la possibilité d’une mobilisation effective et durable de tout public. À cela on pourra objecter que si pareil phénomène collectif est possible, il est néanmoins rare et contingent: nous soumettons que la mobilisation forte au sein d’un groupe est chose peu fréquente, une mobilisation intense et durable l’est encore moins. À vrai dire, cette question ne laisse de diviser les théoriciens des mouvements sociaux et nous ne chercherons pas à trancher ici. Seulement, on ne saurait faire l’économie d’une discussion en bonne et due forme sur ce point: qu’est-ce qui pourrait permettre de croire que, cette fois, et de manière généralisable, la mobilisation des publics devenus parties prenantes serait forte et surtout durable?

Sauvé apporte dans sa réflexion un second présupposé qui, lui aussi, mériterait une solide discussion. Cela concerne la qualité de la conversation entre telle organisation et l’ensemble de ses parties prenantes. Sauvé semble tenir pour acquis qu’une fois que les RP se seront redéfinies, s’établira et se maintiendra un haut niveau d’éthique de discussion entre interlocuteurs, y compris lorsque les enjeux seront considérables. La question que nous posons est toute simple: qu’est-ce qui permet de croire que l’idéal de la conversation ouverte et rationnelle que l’on poursuit peu ou prou depuis l’Antiquité trouverait cette fois un terrain favorable à sa réalisation? Sur ce point aussi, Sauvé se montre absolument optimiste, si bien qu’il évite de préciser les conditions et facteurs qui devraient permettre que, pour une fois, s’établira une sorte d’équilibre entre les partenaires de discussion et l’abandon de pratiques de communication conflictuelles.

Sur le changement

Abordons dans la foulée un terrain de questionnement connexe: la conception générale du changement mise de l’avant par Sauvé. Notre auteur, qui accorde une très grande place aux idées dans l’histoire, postule que les relationnistes possèdent une capacité d’influence presque sans équivalent dans le monde contemporain et suppose de ce fait qu’ils seront au cœur du processus de transformation à venir parce que situés à l’interface des organisations et de leurs parties prenantes. À condition bien entendu qu’ils décident de délaisser la conception fonctionnaliste de leur pratique. Cette idée est classique. Par exemple, Karl Mannheim (influencé à la fois par Hegel et par Marx) tentait de placer les intellectuels au centre du processus de transformation historique du fait de leur indépendance en tant que groupe social par rapport aux grandes classes en lutte, à savoir la classe ouvrière et la bourgeoisie (Hébert, 2007; Mendel, 2006). L’idée est aussi classique en ce sens qu’on ne compte plus les auteurs qui croient aux vertus du dialogue en société. Sauva devra néanmoins justifier plus avant que le changement de société souhaité puisse être propulsé principalement par les relationnistes.

Sauvé devra d’abord convaincre quant à l’ampleur de la tâche qui attend les relationnistes. Si l’on se fie à la définition que donne notre auteur du concept de partie prenante (groupes et individus qui affectent ou sont affectés par l’organisation), on peut penser que la somme des parties prenantes de toutes les organisations d’une société donnée couvriraient probablement l’ensemble des groupes et individus de cette société! Qui plus est, il s’agira de pour les relationnistes de maîtriser d’innombrables processus advenant en en parallèle.

Sauvé devra ensuite convaincre pour ce qui concerne la question du conflit. Il est surprenant de constater que la dimension conflictuelle s’estompe dans son esprit dès lors qu’il s’agit de conceptualiser la mise en œuvre du changement. Certes, les tenants du dialogue accordent-ils souvent à ce type de dynamique des vertus immenses, mais ici on a affaire à un auteur critique, qui devrait être très conscient des enjeux lourds que comporte pareille proposition. D’où la question suivante: en admettant que, pour être tant soit peu efficace, l’action communicationnelle des relationnistes doive être activement soutenue, ne serait-ce que financièrement, par les organisations elles-mêmes, comment alors concilier cet appui avec le fait que cette action viserait à changer entièrement le statut des entreprises? Comment justifier que la communication passe de manipulation par les dominants à la communication multilatérale, libre et fluide?

Les relationnistes voudront-ils être les acteurs principaux?

Autre question de taille: les relationnistes voudront-ils être les acteurs principaux de ce changement? Sauvé, une fois de plus très optimiste, ne semble pas en douter. Il reste que son pari étonne lorsqu’on regarde 1) les valeurs mises de l’avant par l’auteur et 2) les conséquences pour les relationnistes du changement proposé.

Commençons par les valeurs. Sa proposition globale porte un rejet net de l’état actuel des choses, ce qui est conforme avec le positionnement du côté du paradigme critique. Notre auteur semble supposer que les relationnistes partageront collectivement ce regard et embrasseront les valeurs de remplacement mises de l’avant par le camp critique. Pareille conviction est discutable, les relationnistes ne nous paraissant pas pencher en grand nombre vers la dissidence; ils nous semblent au contraire adhérer assez massivement aux valeurs du monde organisationnel capitaliste contemporain. Certes, seule une enquête en profondeur auprès des intéressés permettra d’en juger; il reste que Sauvé n’envisage nullement ce possible problème. Il ignore la possibilité qu’un fossé puisse exister au niveau des valeurs et, par conséquent, semble tenir pour acquis que les relationnistes accepteront cette nouvelle mission qu’il leur confie.

Abordons la question sous un autre angle: les relationnistes voudraient-ils être les acteurs principaux du changement à la lumière de la redéfinition du rôle des relationnistes que propose Sauvé? Cette redéfinition, véritable point d’orgue du livre, nous semble particulièrement lourde d’enjeux du point de vue même des praticiens des RP. Bien sûr, y a-t-il là quelque chose d’assez grandiose; mais nous soumettons qu’il est tout aussi possible que la perspective de changement induise un sentiment de perte imminente chez les relationnistes.

Perte de statut d’abord. Ou plus précisément perte de la fierté de défendre l’image d’organisations fortes dont ils partagent les ambitions et les valeurs. À l’heure actuelle, les relationnistes travaillent essentiellement pour des organisations et auprès des publics desdites organisations; dans le cadre proposé par Sauvé, la profession s’autonomiserait, interviendrait dans la relation entre l’organisation et ses parties prenantes et agirait dans le sens d’un bénéfice partagé. Les relationnistes seraient-ils prêts à abandonner l’affiliation à leur organisation pour jouer le rôle de facilitateurs d’un dialogue sans parti pris et porter le poids de la signature de conventions sociales? Ne plus avoir le rôle de porte parole d’organisation pourrait signifier la perte de cette puissance symbolique qui tient au fait de représenter des entités souvent très fortes et dotées d’image de marque très fortes aussi. Nous soumettons qu’on ne saurait banaliser les enjeux associés à l’image de marque qui sont à la fois de l’ordre de l’identité que de l’ordre de la construction des interactions concrètes.
Perte de savoir ensuite. Y a-t-il beaucoup de professionnels qui renonceraient volontiers à exercer leurs compétences et à tirer parti de leur expertise? En adoptant la proposition de Sauvé, c’est toute la pratique qui se trouverait bouleversée. À l’heure actuelle, les relationnistes posent de manière générale des actes de communication de type émetteur→public et travaillent principalement au moyen de messages destinés à des publics spécifiques. Ils utilisent une vaste palette de moyens: les techniques de recherche, les relations aux médias, l’organisation d’événement, les commandites, le développement et l’entretien de sites internet, les interventions dans les médias sociaux. Dans le cadre proposé, les moyens seraient de l’ordre de la facilitation de discussions et du partage d’informations. Voilà un tout autre métier appelant un nouveau cadre intellectuel et de toutes nouvelles compétences rendant du coup obsolètes les façons de faire prévalentes jusqu’alors.

Enfin, à supposer que les relationnistes anticipent un refus majoritaire des organisations, ne seraient-ils pas nombreux à redouter une perte importante de ressources de travail? Notamment pour ce qui concerne l’accès à l’information privilégiée.

Comment les relationnistes travailleraient-ils au juste?

Nous ne pouvons nous empêcher de nous interroger sur la manière très concrète dont les relationnistes devraient pratiquer leur métier s’ils venaient à adhérer aux propositions de Sauvé. La pratique actuelle des RP est structurée à partir d’un triangle: organisation-message-public. Chaque relationniste travaille pour une organisation précise et élaborent pour elle des messages destinés à un public donné; celui-ci sait général sait que le messager travaille pour ladite organisation et interprète les messages reçus en fonction de ce qu’il perçoit du mandat donné au relationniste. De manière générale, les relationnistes tentent d’anticiper les états mentaux advenant au moment de la réception des messages et travaillent à établir sur le long terme des relations de confiance avec les publics afin de mieux transiger avec eux et de mieux prévoir leurs réactions. La proposition de Sauvé ferait disparaître tout cela. Nous demandons alors: la pratique des RP peut-elle se passer des opérations de représentation d’organisations?

Imaginons un cas: des relationnistes qui doivent se concerter pour instaurer un dialogue social sur la gestion de l’eau. Ces praticiens sont associés tantôt au ministère de l’Environnement, tantôt aux municipalités impliquée, tantôt aussi aux groupes voués à la protection de l’environnement, sans oublier les entreprises grandes consommatrices de la ressource. Que feraient, dans un tel cas, les relationnistes gouvernementaux s’ils devaient suivre la proposition de Sauvé? Est-il envisageable que ces derniers ne soient que des animateurs discrets? Nous en doutons quelque peu. D’abord, attribuer un tel rôle aux fonctionnaires de l’État supposerait que l’appareil gouvernemental soit clairement dissocié du pouvoir politique. Ensuite, les parties prenantes, quant à elles, pourraient-elles percevoir autrement les relationnistes gouvernementaux et seraient-elles disposées à cesser de les voir comme des agents des gouvernements? On peut se demander en outre à qui les relationnistes gouvernementaux seraient-ils redevables?

Voilà qui n’est déjà pas simple, mais poursuivons dans notre exemple en tentant de concevoir des opérations plus concrètes. Tout de suite, on imagine que les relationnistes gouvernementaux auraient à effectuer des tâches comme celles-ci:

  • expliquer en langage clair les intentions, projets et enjeux des bureaucraties d’État aux groupes de citoyens et autres parties prenantes;
  • rapporter de façon intelligible et représentative à ces bureaucraties administratives les opinions, suggestions, constats énoncés par ces groupes de citoyens de façon à établir des consensus sur les besoins des uns et les possibilités des autres et ce, sans que les intérêts politiques n’entrent en jeu.

À l’évidence, en s’occupant de cela, les relationnistes reviennent aux opérations de représentation. Et puis, que serait le rôle de tous les relationnistes―gouvernementaux, municipaux, écologistes, d’entreprise―mis ensembles? Est-il concevable qu’ils agissent tous en facilitateurs? Pourraient-ils interagir sans “porter de chapeaux”, c’est-à-dire sans représenter leurs employeurs respectifs? Il est plus probable que, tout naturellement, ils agiront comme porte voix au sein d’un dialogue entre parties, ce qui nous ramène au rôle traditionnel des RP.

Imaginons enfin que cet assortiment de relationnistes aux allégeances relationnelles diverses tente de “conclure une convention opérationnelle et relationnelle durable qui permette d’apporter un niveau de satisfaction équitable aux attentes et aux besoins de tous els acteurs en présence”. La négociation (plus que le simple dialogue) que supposerait l’atteinte d’une telle attente relèverait carrément du rôle des experts et des négociateurs. Quel serait alors le rôle de ses derniers? Conseiller les relationnistes, pourrait-on supposer.

Tournons-nous à présent vers un autre aspect de la question: peut-on dialoguer sans message? Sauvé, dans sa troisième prémisse vue plus haut, dit ceci: “le discours de tous les acteurs peut prétendre à la validité dès lors qu’est admise . . . la multiplicité des interprétations qui peuvent être faites d’un même message” (Sauvé, 2010: 81). Message et création de sens font donc partie de son raisonnement, mais il escamote complètement cette dimension dans sa définition du rôle de relationniste. C’est sans doute parce qu’il suit la logique de l’instauration d’un monde nouveau, lequel donne aux relationnistes le rôle de facilitateur du dialogue et non de partie prenante à ce dialogue. Il reste qu’un dialogue, cela se fait à coups de messages de part et d’autre. On élabore des messages pour mettre de l’avant des demandes, des points de vue; pour exposer des interprétations; pour présenter en termes simples et digestes une situation. À nouveau, s’occuper de cela, c’est revenir au rôle traditionnel des relationnistes. Cela devient d’autant plus probable en des situations où il y a des enjeux forts qui créent de fortes possibilités de malentendus, d’attributions d’intention, d’interprétations divergentes: comme l’incompréhension est toujours possible, il importe que des spécialistes de l’anticipation et de la formulation des interventions et messages apportent un input car ils comprennent ce qu’implique tel ou tel acte de communication.

Les organisations y trouveraient-elles leur compte?

Abordons maintenant un autre impensé du livre, soit la réaction des organisations face au changement proposé. Dans le projet de Sauvé, les organisations se verraient retirer les services des RP bien qu’elles devraient continuer à les financer; en outre, les grandes décisions de toutes ces organisations se trouveraient négociées avec les parties prenantes au niveau de l’instance intermédiaire. À l’évidence, voilà qui est lourd de conséquences. Curieusement toutefois, l’ouvrage de Sauvé ne dit rien sur d’éventuelles réactions de la part des organisations. Nous voulons bien admettre qu’on puisse concevoir, dans le cadre d’une réflexion passablement spéculative, l’existence d’une instance décisionnelle intermédiaire qui serait indépendante des organisations, bien que financée par elles. Mais replaçons-nous sur le terrain de l’action qui est celui voulu par Sauvé: pourquoi les organisations accepteraient-elles de perdre des ressources financières et de financer un service qui n‘est pas en leur contrôle?
Nous invoquerons en guise d’objection deux principes classiques. Le premier, celui d’intérêt, est très ancien―bien que repris par l’ensemble de la tradition conflictualiste depuis Marx―et stipule que les groupes et entités sociales en position favorable ne sont en général nullement enclins à se départir de ce qui est à leur avantage. La proposition de Sauvé va aussi à l’encontre du principe du “qui paye contrôle” que l’on observe à travers tout le monde organisationnel, laquelle consiste en ce que ceux qui financent quelque chose veulent exercer un certain contrôle sur ce quelque chose, dont la possibilité de mettre fin au financement. Même en philanthropie, on observe constamment ce principe. Il y a donc là un premier enjeu pour les organisations: le fait de financer une instance autonomisée est éminemment susceptible d’être perçue comme une perte financière récurrente.

La proposition de Sauvé apporte un autre enjeu―similaire mais possiblement plus lourd encore. Selon le modèle proposé, les grandes décisions des organisations (le budget, les nominations, les orientations stratégiques, etc.) seraient basées sur une convention obtenue grâce à un dialogue entre toutes ses parties prenantes; ce dialogue―fait de messages également valides―prendrait place dans un espace public situé hors de toute structure et son objectif serait l’atteinte d’une entente basée sur une vision commune. Puisque les relationnistes seraient les facilitateurs de ce multi-logue, leur emprise sur la vision commune et l’entente qui en résulterait serait énorme. Cependant, tout cela serait retiré du giron du management des organisations. Très franchement, nous ne saurions imaginer une quelconque entité, politique ou économique, qui accepterait sans réagir d’abdiquer sa souveraineté. Car c’est bien de cela dont il s’agit: de la souveraineté des organisations. Jusqu’à nouvel ordre, les grandes décisions en organisations relèvent des instances formelles, verticalement hiérarchisées comme le conseil d’administration ou le comité de gestion (Hastings, 2013). Cette objection peut être renforcée par des éléments d’ordre juridique: dans le monde occidental de manière générale, le droit des entreprises place la rentabilité au cœur de la mission des entreprises et impose aux gestionnaires la recherche de profit pour les actionnaires comme finalité première. La proposition de Sauvé contredit directement ce principe.

Fonctions des RP en organisation

Sauvé donne en outre l’impression d’ignorer les besoins qui, du côté des organisations, ont donné lieu au développement progressif des RP.

Sans prétendre réécrire ici l’histoire des RP, nous pouvons affirmer que celles-ci sont nées avec les grandes organisations (industrielles, commerciales et bancaires, académiques). L’urbanisation, le regroupement de la production des biens et de la prestation des services en grandes organisations a occasionné un anonymat jusqu’alors très rare dans le monde occidental. Les banques ont remplacé les banquiers, les usines ont chassé les artisans, les magasins à rayons ont fait disparaître les échoppes spécialisées. Grâce aux nouveaux moyens de transport et de communication, on a pu faire affaires avec des organisations qui ne sont pas familières. Ces nouveaux paramètres socio-économiques, esquissés à grands traits, ont fait en sorte que les organisations ont dû se faire connaître et, pour cela, se bâtir une réputation, une identité reflétée par une image. Elles ont dû composer avec une foule d’acteurs désireux de redéfinir à leur tour cette image publique, des concurrents, des syndicats, des personnalités politiques ou encore des journalistes d’enquête. Bref, la mise en œuvre d’une image de base et la gestion de son évolution constitue la principale fonction dévolue aux relations publiques depuis la révolution socio-économique du 19e siècle; retirer cette fonction du rôle du relationniste creusera un vide qui, de toute évidence, devra être rempli par un corps professionnel à l’expertise pertinente.

Nous soumettons que les organisations savent, aujourd’hui plus que jamais, l’importance des perceptions extérieures et qu’elles ne renonceront pas à cela. De deux choses l’une alors: ou bien elles refuseront tout net le changement proposé par Sauvé, ou bien il y aura dédoublement fonctionnel.

Dans un ouvrage récent, An Overview to the Public Relations Function, Bowen, Rawlins, et Martin (2011) attirent l’attention sur un autre besoin majeur des organisations: la recherche, une fonction dont les RP s’occupent beaucoup. À cela aussi les organisations devraient renoncer si d’aventure elles adoptaient la proposition de Sauvé. Bowen, Rawlins et Martin font valoir, que les RP, de par leur travail de recherche, constituent une des composantes majeures de la capacité d’action stratégique des organisations:

As a true management function, public relations uses research to identify issues and engage in problem solving, to prevent and manage crisis, to make organizations responsive and responsible to their publics. To create better organized policy, and to build and maintain long-terms relationships with publics. (Bowen, Rawlins & Martin, 2011: 78)

Bowen, Rawlins et Martin ajoutent que la recherche contribue à créer un équilibre entre les divers publics de l’organisation (Bowen, Rawlins & Martin, 2011). La recherche permet en outre d’évaluer les résultats des actions auprès desdits publics. Consultations, recherche de feed-back, analyse de besoins sont autant de moyens utilisés à cette fin. Nous sommes ici en plein cœur de la première étape de la méthode RACE mentionnée plus haut. C’est de cette assise dont se priveraient les organisations si elles se départissent des RP et les laissaient se déployer dans une supra-réalité sociale. Ces auteurs vont plus loin et affirment que seule la recherche rend les relations publiques bidirectionnelles, car c’est elle qui permet aux relationnistes de comprendre les attitudes, valeurs et croyances de groupes auxquels on s’adresse.

Conclusion

Matthieu Sauvé a rédigé avec force et clarté un ouvrage audacieux et qui, forcément, pêche par excès d’optimisme. Son livre, de par sa facture, mérite de bien figurer au sein du paradigme critique. Nous saluons en outre la volonté de son auteur d’amener ce paradigme par-delà la dénonciation, soit du côté de l’action en prise sur le réel. Dans cet article nous avons formulé plusieurs interrogations qui, justement, gravitent autour de la finalité pratique de la proposition de Sauvé. Celui-ci propose que l’on transforme les RP afin qu’elles contribuent à l’édification d’une société d’interaction inclusive et de partage. Pour Sauvé, les RP devront se détacher des organisations dont elles font actuellement partie pour se placer à une distance adéquate des parties prenantes afin de jouer leur rôle dans cet espace intermédiaire. Nous avons fait valoir que ce projet repose sur un ensemble de conditions dont la concrétisation semble assez peu probable.

Premièrement, nous avons formulé des interrogations quant à la mobilisation intense et constante des parties prenantes en faisant valoir que si pareil phénomène collectif est possible, il est rare et contingent. D’où notre demande d’une identification des conditions spécifiques qui, cette fois, permettraient un engagement conséquent et durable des individus formant les diverses parties prenantes.

Deuxièmement nous doutons que pareil projet puisse être acceptable aux yeux des relationnistes eux-mêmes. Nous avons argué que ces derniers pourraient bien ne pas vouloir d’un tel projet parce qu’ils verraient des lourds enjeux de perte: perte de statut, perte de ressources et perte de compétences professionnelles.

Troisièmement, ce projet pourrait fort bien aussi s’avérer inacceptable aux yeux des organisations: 1) parce qu’elles devraient assumer les coûts d’un vaste secteur d’opération dont elles auraient perdu la jouissance; 2) parce qu’elles auraient à remplacer les relationnistes d’aujourd’hui par de nouveaux praticiens qui, sous une nouvelle appellation, se chargeraient de la fonction action des RP; et 3) parce que cela signifierait pour elles un abandon de leur souveraineté corporative.

Nous n’affirmons nullement que nos interrogations peuvent tenir lieu de prédictions. Nous ne croyons pas que les réactions négatives attribuées par avance aux relationnistes ou aux organisations adviendront nécessairement. Aussi n’en ferons-nous pas des objections au sens fort. Seulement, elles paraissent suffisamment plausibles pour mériter un sérieux examen de la part de Sauvé. Il en va de même pour les présupposés présents dans sa conceptualisation des parties prenantes. Il reste que ce ne serait pas la première fois dans l’histoire récente que des projets de sociétés sont élaborés sans que l’on prenne la peine d’évaluer au préalable avec un minimum d’acuité les comportements des acteurs concernés.

Nous n’adressons pas ces questionnements uniquement à Sauvé. Nous les adressons à tous ceux et celles qui, réfléchissant sur les RP, ont radicalisé l’idée de “Two-Way Symmetric” (Grunig & Hunt, 1984) et celle de “partie prenante” (Freeman, 1983). Parmi les auteurs francophones nous pensons au premier chef à Billiet (2009); nous pensons aussi à Maisonneuve (2010) qui semble de plus en plus engagée dans cette voie. Cela étant, on aura probablement compris que nous nous interrogeons de plus en plus sur la pertinence générale de ces deux idées lorsqu’il s’agit de réfléchir à la pratique même des RP.

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À propos des auteurs

Martin David-Blais (Doctorat en sociologie, Université de Paris IV) est professeur agrégé à l’École de communications sociales et de leadership de l’Université St-Paul, Ottawa, Canada, et registraire de la même université. Il a publié plusieurs articles sur l’épistémologie des sciences sociales, la théorie de la communication et la théorie des organisations. Il a codirigé le collectif Ethical Leadership and Contemporary Challenges (2013, avec Beauvais & Shukla). Martin David-Blais et François Miville-Deschênes travaillent tous deux sur la rédaction d’un manuel général de relations publiques.

François Miville-Deschênes est titulaire de deux maîtrises de l’Université Laval, l’une en Histoire et l’autre en Communications publiques. Il a fait carrière dans la fonction publique canadienne où il a touché à tous les aspects de la communication organisationnelle, des relations de presse locales aux événements internationaux en passant par la communication interne. Il est actuellement chargé de cours à l’Université Saint-Paul.

Pour citer cet article:

David-Blais, Martin & Miville-Deschênes, François. (2013). Les relationnistes peuvent-ils devenir des facilitateurs et les publics se transformer en parties prenantes? Global Media Journal -- Canadian Edition, 6(2), 81-98.

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