ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2015: Volume 8, Issue 1, pp. 53-69

 

Mythes modernes, propagande et communications publicitaires
de l’armée canadienne en 2010

Isabelle Gusse

Université du Québec à Montréal, Canada

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Abstract:

The author captures Canadian government communication in light of the theoretical contributions of Jacques Ellul on 20th century modern myths and propaganda. Analyzing the images and their accompanying verbal comments of 26 videos posted on the website of the Canadian army, for the recruitment of young people between 18 and 34 years (2010), this paper presents a typology of the founding myths (Science, History, Progress) and related secondary myths (technical progress, efficient technician training and ideal career, realization of material happiness, siblings, higher values, exemplary hero, dream life, youth promised tomorrows). These myths support the idea that the military profession is a profession like any other, while hiding its warlike and deadly purpose. Constituent advertising communications largely financed and disseminated by the Conservative government of Stephen Harper, through the Ministry of National Defence, is pushing young Canadians to engage in the army, those myths ensure orthopraxic effectiveness of these communications, similar to recent propaganda.

Keywords: Canadian Army; Government Communication and Advertising; Government Propaganda; Myths; Occultation; Orthopraxy

Résumé:

L’auteure appréhende la communication gouvernementale canadienne à la lumière des apports théoriques de Jacques Ellul sur les mythes modernes du 20e siècle et sur la propagande. Il ressort de l’analyse des propos des sujets parlants et des images de 26 vidéos diffusées sur le site Internet de l’armée canadienne, destinées au recrutement de jeunes de 18 à 34 ans (2010), une typologie de mythes fondateurs (Science, Histoire, Progrès) et de mythes secondaires connexes (progrès technique, technicien performant, formation et carrière idéales, réalisation du bonheur matériel, fratrie, valeurs supérieures, héros exemplaire, vie rêvée, jeunesse promise à des lendemains qui chantent). Ces mythes supportent l’idée que le métier des armes est un métier comme un autre tout en occultant sa finalité guerrière et létale. Constitutifs de communications publicitaires largement financées et diffusées par le gouvernement conservateur de Steven Harper, via le ministère de la Défense nationale, en poussant les jeunes Canadiens à s’engager dans l’armée, ces mythes qui assurent l’efficacité orthopraxique de ces communications, apparentent ces dernières à de la propagande.

Mots-clés: Armée canadienne; Communication et publicité gouvernementales; Mythes; Orthopraxie; Occultation; Propagande gouvernementale

En règle générale, la propagande gouvernementale est associée à ces modèles péjorativement connotés que sont les régimes politiques collectivistes, autoritaires, totalitaires et anti-démocratiques qui ont sévi des années vingt à la fin de la guerre froide en exerçant le contrôle absolu de l’information au détriment des libertés fondamentales de presse et d’expression. Il en serait tout autrement dans les régimes dits démocratiques. En effet, comme les détenteurs du pouvoir dépendent “de l’acceptation [explicite] par les gouvernés du régime et de ce qu’il incarne” (Cotteret, 2002: 109) et de leurs capacités d’imposer leurs décisions, ils sont tenus d’utiliser la communication pour diffuser leurs messages dans l’espace public, légitimer leurs orientations et décisions auprès des citoyens, influencer leurs comportements et se valoir leur adhésion à leurs projets. Cette communication gouvernementale est diffusée, entre autres, dans le cadre de campagnes publicitaires, sur les sites gouvernementaux et ministériels, mais aussi lors des points de presse et conférences de presse visant à s’assurer de la couverture médiatique d’un programme ministériel, d’une législation ou de l’inauguration d’un chantier de stade ou d’un hôpital, entre autres exemples. En toutes circonstances, dans les démocraties représentatives libérales, les nombreuses activités communicationnelles et leurs messages corollaires qui assurent au jour le jour la visibilité et la légitimité des détenteurs des pouvoirs publics dans l’espace médiatique sont postulées comme neutres et apolitiques, autant de qualités qui tendent à les prévenir de tout soupçon propagandiste.

Entre 2003 et 2010, le gouvernement du Canada a autorisé l’envoi de 2 500 à 3 000 soldats en Afghanistan, relevés tous les six mois, tout en mobilisant plus de 12 500 personnes, soit: “5 000 [soldats] à différentes étapes de leur entraînement, et 5 000 qui récupèrent suite à leur déploiement [12 mois entre chaque déploiement]” plus “environ 10 000 employés civils et militaires de plus au Canada pour assurer le soutien de la mission” (Défense nationale, 2008: 15). Simultanément, entre 2002 et 2010, le gouvernement fédéral a investi un total de 105 millions 560 000 dollars pour défrayer les coûts des successives campagnes publicitaires de l’armée canadienne vouées au recrutement et orchestrées par Défense nationale, mettant ainsi cette organisation sur le haut du podium en matière d’investissements publicitaires. Entre 2006 et 2010, sous la gouverne des conservateurs, ces campagnes ont été le plus amplement financées à raison de 82 millions de dollars (77.5%). Juste pour l’année 2009-2010, ce financement a été de 15 millions de dollars1. L’importance de ces campagnes et de cet investissement gouvernemental majeur en matière de publicité a attiré notre attention et nous a amené à nous intéresser au contenu de leurs messages produits à si grand frais. Nous avons donc cherché à identifier, catégoriser et analyser l’une des composantes de premier plan de la propagande moderne, soit les mythes mobilisés dans les vidéos publicitaires et auto-promotionnelles diffusées en 2010 sur le site internet de l’armée canadienne et visant l’enrôlement de jeunes de 18 à 34 ans.

Inspiré par les théories du sociologue français Jacques Ellul sur les Mythes modernes et les Propagandes, nous croyons que la communication gouvernementale d’aujourd’hui partage avec la propagande gouvernementale d’hier des objectifs orthopraxiques de communications fondées, entre autres, sur l’usage des mythes caractéristiques des sociétés occidentales: science, histoire, progrès. En effet, pour Ellul, un des caractères décisifs de la propagande moderne réside dans la capacité qu’a son émetteur, dans le cas qui nous occupe une organisation gouvernementale, non pas seulement de faire croire ou faire adhérer quelqu’un à une orthodoxie (doxa = opinion), mais de provoquer une orthopraxie (praxis = action) soit l’action attendue, geste, consentement ou omission d’agir de l’individu visé, sans qu’intervienne la délibération, le choix ou encore la décision (Ellul, 1990). Ces qualités orthopraxiques liées au passage à l’acte du public visé s’incarnent dans la définition même que Jacques Ellul propose de la propagande: “L’ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action une masse d’individus” (Ibid: 75).

Le cadre théorique ellulien n’est pas sans limites. Plusieurs éléments conceptuels (définition de la propagande, caractéristiques des propagandes sociologique, politique; d’intégration, d’agitation; horizontale, verticale; rationnelle, irrationnelle; fonctions orthopraxiques) supportent l’idée que dans les sociétés occidentales tout est propagande, ce qui tend à banaliser et dépolitiser le phénomène. Appliquée au domaine politique, cette approche contraint la compréhension de la propagande à ses seuls aspects techniques, excluant largement la dimension idéologique qui anime tout acteur politique exerçant le pouvoir—ou désireux d’y accéder—et qui entend s’y maintenir en appliquant concrètement ses doctrines. En 2010, tout comme aujourd’hui, c’est ce à quoi s’emploie le gouvernement conservateur dont plusieurs décisions économiques, énergétiques et militaires reflètent une idéologie de droite, ultra-libérale et morale. Inspiré par la définition ellulienne de la propagande, nous formulons donc une définition opératoire de la communication gouvernementale canadienne, laquelle, outre sa finalité technique orthopraxique, introduit cette dimension idéologique propre à la sphère politique. Fondée sur l’usage de diverses technologies de communication à des fins de diffusion dans les médias de masse, la communication gouvernementale est une technique d’influence volontairement employée par le gouvernement conservateur canadien pour faire agir, activement ou passivement, les publics visés dans l’optique d’atteindre des objectifs politiques stratégiques ciblées aux plans économiques, industriels et militaires et de promouvoir des orientations ultra-libérales.

Si notre analyse des mythes constitutifs des vidéos publicitaires et auto-promotionnelles de l’armée canadienne diffusées en 2010 illustre de manière on ne peut plus transparente la proposition ellulienne, précisons cependant que ce type de communication-propagande fondée, entre autres, sur l’usage des mythes modernes, n’est pas le propre du gouvernement conservateur ni de l’armée canadienne, mais traverse et détermine toutes les activités de communication produites par diverses institutions et acteurs de la scène politique: celles de l’État en tant qu’appareil de pouvoir, celles des ministères et organisations ainsi que celles des partis politiques toutes obédiences confondues.

Propagande et mythes modernes

Principale condition de développement et d’existence de la propagande, nous dit Ellul, fournissant aux êtres humains “une image fondamentale de [leur] condition et du monde” (Ellul, 1990: 134), le mythe n’est ni doctrine ni “organisation d’idées” comme l’idéologie. Plus “diffus intellectuellement”, dotés d’une bonne part “d’émotivité, d’affectivité” (Ibid), le mythe, soit les arguments et figures de style qui constituent sa teneur, est en mesure de déclencher l’action chez les êtres humains. Image “colorée . . ., globale, contenant tout le souhaitable” (Ibid: 43), sa visée est de pousser les publics ciblés à agir dans le sens prescrit par l’émetteur, à poser des gestes qu’ils n’auraient pas posé sans l’intervention de cette propagande qui l’abrite, “précisément parce qu’y sont inclus tout le bien, toute la justice, toute la vérité” (Ibid). Cette propriété orthopraxique déterminante scelle l’existence et la fonction même du binôme mythes-propagandes.

Quel que soit le régime politique qui les régit, dans les sociétés techniciennes, les techniques—commerciales, industrielles, administratives, juridiques, gouvernementales, militaires—président à l’organisation des masses, alors que la principale visée de la grande majorité des contemporains, et par extension de la propagande, est “de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace” (Ellul, 2008: 19). Dans ces sociétés du progrès technique, deux grands mythes fondateurs s’imposent donc et alimentent, parallèlement à la propagande, les croyances collectives et individuelles: la Science et l’Histoire, tous deux arrimés à l’idée du Progrès (Ellul, 1958). Le premier, le mythe de la Science/Progrès renvoie à l’efficience des moyens techniques et au perfectionnement continu des méthodes appliquées aux activités humaines dans tous les secteurs (économique, social, gouvernemental). Il s’exprime par la mise en valeur constante, d’une part, des équipements à la fine pointe des plus récentes découvertes scientifiques; d’autre part, des progrès techniques réalisés et des techniciens, ces héros des temps modernes au service du progrès technique, qui “y travaillent tous, . . . dans n’importe quel métier” (Ellul, 2008: 79), de manière à assurer le bien-être et l’amélioration du sort des individus. Le second, le mythe de l’Histoire/Progrès réfère à l’évolution politique, professionnelle, relationnelle et morale des êtres humains qui ne cessent de s’accomplir tout au long de leur vie en dépit de tâtonnements et de régressions mais aussi à des avancées sociales et politiques collectives comme le triomphe de la raison sur la déraison et l’ignorance, les mouvements de libération et la démocratie (Ellul, 1958: 38).

Enfin, comme tout passage à l’acte nécessite également la mobilisation et le conditionnement des groupes ciblés pendant un long intervalle de temps, les messages propagandistes et leur charge de mythes doivent être diffusés continûment pour véhiculer discrètement des normes et styles de vie qui les imprègnent et les prédisposent, le temps venu, à agir conformément à ce que l’on attend d’eux (Ellul, 1990). Au Canada, chaque campagne majeure de publicité gouvernementale est reconduite plusieurs années durant et consignée dans un plan de communication précisant son objectif orthopraxique. Il s’agit d’ordinaire de pousser les individus ciblés à adopter des nouveautés: produits, services ou conduites. Souvent dites d’intérêt général, certaines de ces campagnes célèbrent les normes ou attitudes sociales souhaitées par un gouvernement désireux de corriger des déviances individuelles jugées nuisibles pour l’intérêt public—principalement pour des raisons de sécurité ou de santé publique—ou encore de vendre certains produits gouvernementaux ou institutionnels (alcool, loteries) qui rapportent des dividendes notables aux caisses de l’État (Berthelot-Guiet & Ollivier-Yaniv, 2001; Brune,1985; Gerstlé, 2004; Ollivier-Yaniv, 2009).

D’autres campagnes promeuvent des valeurs nationales, comme l’unité nationale (Rose, 1993; 2000) ou encore le service à la nation et l’engagement. C’est le cas de la campagne publicitaire fédérale Combattez avec les Forces canadiennes. Reconduite plusieurs fois au cours des années deux-mille, ses objectifs de communication visent à créer et propager une vision globale satisfaisante de la vie militaire et du métier des armes et à inviter les potentielles recrues à combattre le chaos, la peur et la détresse en s’enrôlant dans les rangs d’une armée canadienne qui, d’un point de vue publicitaire, ressemble fort à un camp d’été jouxté à une agence de voyage.

Analyse des mythes contenus dans les vidéos du site de l’armée canadienne

Grâce aux apports conceptuels de Jacques Ellul, nous avons établi un cadre d’analyse fonctionnel nous permettant d’étudier des mythes modernes diffusés dans les communications publicitaires gouvernementales destinées à appuyer la campagne de recrutement de l’armée canadienne, soit un total de 26 vidéos présentées en 2010 dans le menu “Zone multimédias-Vidéos” de la page d’accueil du site de l’armée canadienne. Visant l’enrôlement de jeunes de 18 à 34 ans, ces vidéos sont de deux ordres.2

Structurées comme des “reportages” avec narration, entrevues et séquences d’images, la première catégorie compte 17 vidéos mettant en scène divers protagonistes militaires—recrues, soldats, officiers, sous-officiers—qui présentent sous leur meilleur jour les multiples avantages sociaux et personnels de la vie militaire. Elles diffusent une somme significative d’informations 1) sur La vie dans les Forces canadiennes (particularités des métiers offerts dans les trois services (air, terre, mer), facilités offertes en matière de Sports et de condition physique et qualités et valeurs requises pour Servir avec honneur); 2) sur les formations qui y sont offertes (qualification militaire de base, programme d’enrôlement des membres du rang, cours élémentaire d’officier, programme de formation des officiers de la Force régulière et la vie au Collège militaire royal); ainsi que 3) six Témoignages3. Auto-promotionnelles et didactiques, ces vidéos d’une durée variable de 3 à 18 minutes sont diffusées exclusivement sur Internet. Précisons que les budgets investis par Défense nationale pour financer leur production (conceptualisation, scénarisation, tournage, montage) ne sont pas comptabilisés dans les rapports annuels sur les activités publicitaires fédérales, mais en regard de leur nombre et leur qualité broadcast, ces productions ont dû, elles aussi, occasionner des dépenses importantes.

La seconde catégorie de vidéos comprend neuf annonces publicitaires dont le financement provient du même budget précédemment mentionné, diffusées sur Internet, dans les salles de cinéma et par les grands réseaux de télévision canadiens et québécois. Conçus par l’agence publicitaire BCP et lancés en janvier 2010, les six messages de la campagne Recherchés - Combattez avec les Forces canadiennes (31 secondes) visent à attirer l’attention sur les réalisations et rêves devenus réalités de six jeunes gens: contrôleur aérien, technicien d’aéronefs, artilleur, mécanicien, technicien en électronique et opérateur de sonar. Lancée en avril 2008, également créée par BCP, l’annonce Combattez-Descente anti-drogue et atterrissage dur montre des marins canadiens qui arraisonnent un navire transportant de la drogue, au large de la ville d’Halifax. Enfin, conçus par l’agence publicitaire Publicis Montréal, diffusés pour la première fois en novembre 2006, deux annonces “reproduisent des scènes d’interventions militaires, comme des simulations de sauvetage et des libérations d’otages, jouées par de vrais soldats de l’armée de l’air, terrestre et maritime.”4. Il s’agit, d’une part, de l’annonce intitulée Combattre la peur. Combattre la détresse. Combattre le chaos (Sécurité internationale et Recherche et sauvetage en Colombie-Britannique; et, d’autre part, de celle titrée Secours aux sinistrés au Canada et sauvetage en mer).

Après avoir analysé la transcription intégrale de la teneur textuelle et des représentations véhiculées par les images des 26 vidéos5, nous avons constaté que leur contenu prenait bel et bien ses assises sur les deux mythes fondateurs Science/Progrès techniques et Histoire/Progrès humains. Nous avons pu également identifier, catégoriser et analyser toute une série de mythes secondaires (Tableau 1) qui expriment, activent et réactualisent ces deux mythes chapeaux toujours aux prises, comme l’écrit Ellul, avec la nécessité de devoir se renouveler pour ne pas sombrer dans la banalité ou l’usure (Ellul, 1958).

Tableau 1: Les 26 vidéos étudiées sur le site www.force.ca:
Mythes fondateurs et secondaires

Mythe fondateur
Science/Progrès techniques

Mythe fondateur
Science/Progrès humains

Mythes secondaires

Mythe du Progrès technique

Mythe de la fratrie

Mythe du technicien performant

  • L’humain et la machine
  • La machine humaine

Mythe des valeurs supérieures

  • Humanitarisme
  • Entraide
  • Ordre, stabilité, démocratie
  • Paix
  • Professionnalisme, service

Mythe de la formation idéale

Mythe du héros exemplaire

  • Le sauveteur
  • Le sauveur humanitaire
  • Le protecteur

Mythe de la carrière idéale

Mythe de la meilleure vie rêvée, intense, différente, enrichissante, active

Mythe de la réalisation
du bonheur matériel dans l’armée

  • Avantages salariaux et bénéfices marginaux
  • Avantages matériels

Mythe de la jeunesse promise
à des lendemains qui chantent

En règle générale, dans l’ensemble des vidéos, l’accent est mis sur les caractéristiques immanentes d’un style de vie militaire distinct de la morne vie civile. Une vie militaire que certains protagonistes disent avoir adopté inconditionnellement et que la teneur de deux anciens slogans publicitaires militaires résume fort bien: “Les Forces armées canadiennes. Si la vie vous intéresse” (années soixante-dix), “c’est formidable” (années quatre-vingt).

Matelot 1er classe Mathew Pitman, technicien en électronique: J’avais pensé devenir technicien en informatique, aider les gens qui ont perdu leur mot de passe, travailler dans un cubicule gris. Au lieu de ça, on m’a payé mes études pour travailler avec l’équipement le plus avancé. La seule chose qui est grise ici, c’est la couleur du navire. (Vidéo Recherchés)

Patricia Kruger—Électronicienne navale: J’aime monter dans le mât! C’est probablement l’une de mes activités préférée. Là-haut, vous avez la meilleure vue. Je travaille sur les anémomètres pour la vitesse du vent et les indicateurs de direction. Je me sens bien! Je suis au sommet du monde, littéralement. (Vidéo Témoignages)

Part importante de la teneur visuelle du site de l’armée canadienne, cinq mythes secondaires découlent principalement du mythe Science/Progrès techniques. Le premier, le mythe du progrès technique renvoie à des représentations apologiques des équipements militaires performants, efficaces, à la fine pointe des plus récentes découvertes scientifiques et technologiques. Pour sa part, le mythe du technicien performant réfère aux aptitudes techniques et physiques que chaque élève, recrue ou soldat peut acquérir dans le cadre d’une formation puis d’une carrière enrichissante sous les drapeaux. Il s’incarne dans deux figures. Celle de l’humain et la machine, soit d’un militaire expert en train de manipuler, utiliser, entretenir, réparer et maîtriser avec la plus grande précision divers appareils forts complexes (ordinateurs, consoles, véhicules) et également des armes. Celle de la machine humaine qui renvoie à la maîtrise du corps machine des recrues élèves et soldats moulé aux exigences du métier (pilotes, mécaniciens, artilleurs, canonniers, marins, médecins, infirmiers) et ce, dans le cadre d’activités sportives, d’entrainements de campagne, de missions de sauvetage ou de patrouilles.

Sous la bannière d’un troisième mythe, celui de la formation idéale, se dessinent les contours d’une société militaire où chaque jeune peut librement choisir de s’engager dans les voies du progrès technique en accédant à une formation collégiale haut de gamme, salariée, subventionnée ou gratuite, favorisant le dépassement de soi (physique et mental) et l’acquisition de compétences pratiques et techniques diversifiées. Cet enseignement débouche naturellement sur une kyrielle de carrières techniques, spécialisées, disponibles, payantes, grisantes et anti-routines (en opposition à la conformité qu’impose l’ordinaire civil) qu’il pourra exercer dans l’une des trois services (air, terre et mer), possiblement transférables dans la vie civile. C’est là le mythe de la carrière idéale.

Narrateur: Si tu te qualifies, les Forces paient tes frais de scolarité et tes livres et tu reçois un salaire avec avantages sociaux pendant tes études. . . . Lorsque tu termines, tu obtiens un diplôme dans un métier spécialisé pour lequel la demande est forte dans les Forces et dans l’industrie privée. (Vidéo Programme d’enrôlement des membres du rang)

Enfin, les excellentes conditions salariales et les possibilités d’avancement que les forces armées déclare pouvoir offrir à ce jeune—ainsi qu’à sa famille s’il est marié—sont bonifiées par de nombreux avantages salariaux et bénéfices marginaux (vacances, soins de santé, soins dentaires, sécurité d’emploi), donc par un pouvoir d’achat majoré de biens et de services et par l’accès à nombre d’avantages sociaux et matériels: logements, écoles, installations sportives, moyens de communication. C’est là l’expression du cinquième mythe de la réalisation du bonheur matériel.

Soldat Rémi Villeneuve: C’est bien, ça coûte pas trop cher, le manger est bon, T’as quand même accès à Internet, au téléphone, télévision, c’est comme une sorte de mini appartement juste sur la base.  (Vidéo La vie dans les Forces canadiennes)

Pour sa part, le mythe Histoire/Progrès humains regarde l’histoire et les progrès réalisés par chaque être humain au sein des forces armées: son évolution, ses accomplissements et l’amélioration de sa conditions et de ses relations professionnelles, sociales et familiales. Lui aussi chapeaute cinq mythes secondaires. En tout premier lieu, le jeune est promis à évoluer dans un univers professionnel où les relations cordiales entre recrues, gradés et instructeurs semblent être la norme bien plus que les relations hiérarchiques. Ces relations sont définies par l’importance du travail d’équipe, l’amitié et la camaraderie dans une communauté d’être égaux, une grande famille. C’est le mythe de la fratrie.

Marie-Hélène Bélisle—Génie des systèmes de combat maritime: La Marine m’a apporté cet environnement que je recherchais, de la camaraderie, travailler dans une équipe, savoir que tout le monde va participer à l’événement, à la mission, puis savoir que, tu peux pas y arriver tout seul, t’as pas le choix, faut que tu comptes sur la personne qui est à côté de toi, faut que tu comptes sur l’équipe. (Vidéo Témoignages)

Dans les forces armées, des qualités maîtresses dominent comme le professionnalisme, le sens du service ou le don de soi ainsi que quatre valeurs militaires supérieures, objets elles aussi d’un mythe, que le jeune adopte et défend aux fins de son évolution personnelle: l’humanitarisme (aider des populations dans le besoin); l’entraide, la protection (sécuriser et sauver); la préservation de l’ordre, de la stabilité et de la démocratie; le maintien et le rétablissement de la paix.

Ces valeurs s’incarnent naturellement dans le mythe du héros exemplaire, un modèle à suivre qui se décline en trois figures. Le sauveteur impliqué dans des opérations de sauvetage de civils, entre autres, lors de catastrophes naturelles. Le sauveur humanitaire prenant part à des missions visant à aider des populations civiles (soigner, nourrir, protéger). Le protecteur qui veille aux intérêts canadiens et à la sécurité des Canadiens.

Narrateur: Sur la scène internationale, les Forces canadiennes soutiennent les objectifs canadiens en matière de politique étrangère, tel la protection des droits de la personne et le soulagement de la souffrance humaine.  (Vidéo Servir avec honneur)

Lieutenant de vaisseau Patrick Baril: Quand on regarde le navire, c’est quand même un navire de guerre qui va très vite, donc on peut faire beaucoup de choses. On a un rôle varié. Mais le plus tripant c’est de savoir que la plupart du temps on aide le monde.  (Vidéo La vie dans la Marine canadienne)

Quatrièmement, de la formation à la carrière, les forces armées offrent une promesse d’aventures, de voyages, de rencontres, de réalisations personnelles, d’accomplissements et de dépassement de soi, aussi bien au pays qu’à l’étranger pour une jeunesse technicienne qui dit avoir trouvé sa place dans l’armée, avoir fait le bon choix et réalisé ses rêves. C’est ce que manifeste le quatrième mythe dit de la meilleure vie rêvée, intense, différente, enrichissante, active.

Au final, s’impose le mythe d’une jeunesse promise à des lendemains qui chantent, une jeunesse studieuse, dynamique, disciplinée et souriante (en classe et lors d’exercice), promise à un avenir amusant et heureux, et surtout pas à des missions de guerre.

Marie-Hélène Bélisle—Génie des systèmes de combat maritime: J’ai eu la chance d’être déployée jusqu’en Alaska. J’appelle ça ma croisière (rire). J’étais là pour l’entraînement, donc euh, c’était vraiment incroyable, je veux dire les gens payent pour faire une croisière en Alaska et puis moi ben j’étais payée pour aller jusque-là donc, c’était vraiment spécial. (Vidéo Témoignages)

Recrue Sébastien Faucher: J’ai décidé de me joindre aux Forces . . . parce que c’est un rêve d’enfance et aussi pour servir mon pays, changer quelque chose. Puis, pour m’amuser. Pourquoi pas? (Vidéo Qualification militaire de base)

Mentionnons enfin que dans quatre des 6 annonces de la campagne Recherchés, le mythe du technicien performant—l’humain et la machine—est illustré par la métaphore du jeu. Entre deux séquences dévoilant la méticulosité des gestes posés au travail par quatre techniciens, un montage rapide d’images (de 3 à 5 secondes) les montre en train de jouer. La main du technicien en système d’aviation déplace un pion sur un échiquier. L’artilleuse retire des fléchettes d’une cible de jeu. Le technicien en électronique navale manipule un Rubik’s Cube, ce casse-tête géométrique à trois dimensions, tout en couleur, à la différence du cubicule gris, dit-il, dans lequel il aurait pu travailler dans la vie civile. Dans sa chambrée, l’opérateur de sonar, l’oreille tendue, accorde minutieusement sa guitare. Ces passe temps “amusant” tout comme les métiers exercés par leurs joueurs commandent l’addition de plusieurs talents: application, stratégie, adresse, précision, patience, observation, oreille musicale. Au final, on peut se demander si ces séquences ne visent pas à accentuer la dimension ludique de quatre professions dont la finalité, comme l’indiquent leurs fiches d’emploi produites par les forces armées, reste l’engagement dans des combats terrestres, maritime et aériens, donc d’un métier où l’on ne joue pas à la guerre, mais où l’on se tient toujours prêt à être en guerre et à faire la guerre.

Tout au long de sa vie, écrit Ellul, guidé par son instinct de survie, un être humain n’ira pas volontairement se placer devant des individus armés, déterminés à l’abattre. Dans les faits, “Si l’homme se met à calculer froidement ce qu’il gagne et ce qu’il risque en participant à une guerre, il s’abstient évidemment” (Ellul, 2006: 156). Donc, quand un État désire constituer une armée nationale sans user de la contrainte, pour l’amener à s’engager dans le métier des armes et dans de potentiels conflits meurtriers, il doit l’exposer à des communications visant, entre autres, à le convaincre qu’il va perdre des “valeurs supérieures” (Ibid: 156-157) à sa propre vie s’il ne rallie pas l’armée.

Abondamment diffusées par les médias de masse, les communications publicitaires gouvernementales étudiées véhiculent largement, dans l’axe Science/Progrès techniques, nombre de mythes sur les promesses techniques et avantages matériels qui dotent le métier des armes de caractéristiques fort attrayantes. Mais c’est principalement dans l’axe Histoire/Progrès humain que ce métier trouve justification dans une série de mythes fondés sur des valeurs supérieures et morales généralement partagées par la collectivité. Au Canada, dans la seconde partie des années 2000, les discours du Trône et interventions publiques et médiatiques des représentants des institutions politiques et militaires regorgent de références à de telles valeurs qu’il convient d’exporter, promouvoir et défendre. C’est le cas, par exemple, de la mission militaire canadienne en Afghanistan qui vise, selon ces acteurs légitimes, l’instauration de la démocratie et la défense des droits de la personne, la libération des femmes afghanes de l’oppression, la construction des écoles et la fin de la menace talibane et terroriste. Autant de projets et d’objectifs où la mission n’est toujours pas accomplie. Portées au rang de mythes, nous dit Ellul, ces valeurs mythiques constitutives d’ “un idéal élevé” de justice, contribuent à imposer l’idée que cette guerre est juste parce que ses motifs le seraient. Elles soutiennent la sacralisation de l’armée, métamorphosent la guerre en une “mission suprême” (Ellul, 1990: 179) et légitiment ainsi l’occupation imposée par “nos” troupes à des populations ou à des gouvernements sous tutelles.

Occultation

Par ailleurs, au plan politique, la décision d’exposer ou pas les combattants et non combattants morts, entre autres, par le biais des médias d’information, relève d’un usage “tactique de la mort” (Mercier, 2004: 152). En général, dans le cadre de conflits, deux raisons majeures poussent les pouvoirs politiques et militaires à censurer et occulter les images de violence et de mort. D’une part, “maîtriser les réactions d’émotion du public [attaquant ou attaqué] face à des images porteuses de violence”, en particulier, les oppositions à la guerre (Ibid: 152-153). D’autre part, convaincre le public que les nouvelles technologies permettent d’éliminer nombre des horreurs de la guerre (Ibid: 154) et de porter à zéro le nombre des victimes, attaquantes ou agressées, dans des conflits qualifiés à tort de guerres propres. De la sorte, “le montré” vidéographique, écrit Saouter, “devient la dénégation évidente, sinon délibérée du mon-montré” (Saouter, 2003: 120), de l’occulté de la part des gouvernements et états-majors occidentaux.

Prometteurs, réducteurs et séducteurs, les mythes diffusés dans les vidéos étudiées nourrissent donc des communications gouvernementales assurément conçues pour promouvoir ces valeurs supérieures mais aussi “pour suggérer sans (trop) montrer” (Brune, 1985: 60), histoire d’asseoir la renommée de l’armée et de la profession des armes, de ne pas choquer leurs publics cibles et de déclencher chez eux les gestes recherchés. On en revient ici à la fonction orthopraxique des mythes, double dans le cas de notre étude. Mobiliser et inciter de potentielles recrues de 18 à 34 ans directement visées par leur teneur à s’enrôler dans l’armée en prétextant, par exemple, qu’elles pourront aider les populations dans le besoin, et surtout en leur en suggérant que le métier des armes est un métier comme un autre. Corrélativement, inviter le grand public—des parents et amis—à poser un geste, certes plus passif. Par exemple, voter en faveur d’un parti politique qui soutient l’accroissement des dépenses militaires du pays sous prétexte que ces sommes serviront des missions vouées à un “nouvel humanisme militaire” (Chomsky, 2000). Mais surtout adhérer lui aussi à cette idée que le métier des armes est un métier comme un autre et l’armée canadienne le choix de formation, de carrière et d’avenir le plus judicieux et prometteur pour leurs enfants et ces jeunes gens.

Si les troupes canadiennes sont bel et bien engagées dans le conflit afghan depuis le début des années deux-mille, les propos et images des vidéos étudiées soutiennent l’occultation de cette réalité en ne faisant presque jamais allusion au potentiel meurtrier de cette carrière, pas plus qu’à la guerre et aux combats. Pourtant, entre 2002 et 2011, 154 militaires canadiens ont été tués en Afghanistan, 1 500 autres blessés et “plus de 1 700 Canadiens [souffrent] de problèmes de santé mentale depuis leur retour de mission.” (Castonguay, 2010: 26). Principalement victimes de bombes artisanales ou d’attentats suicides, 146 d’entre eux sont morts (95 %) entre 2006 et 2011. 97 des 154 militaires canadiens tués en Afghanistan (63 %) étaient de jeunes adultes dans la vingtaine: 53 étaient âgés de 20 à 24 ans (34,5 %) et 44 de 25 à 29 ans (28,5 %).6 Enfin, si les médias de masse canadiens ont diffusé le décompte exact des pertes militaires canadiennes, ils ont été moins prolixes au sujet des civils afghans blessés ou tués, donnant ainsi l’impression que nos soldats canadiens n’avaient tué aucun Afghan dans l’exercice quotidien de leur métier, alors que dans un contexte de guerre, ne pas tuer est à la fois impossible et faux.

Outre leur double fonction orthopraxique, ces mythes tendent donc largement à occulter la fonction létale de l’institution militaire, soit au nom et pour le compte de l’État: administrer légitimement un conflit violent et sanglant, diriger des troupes prêtes à tuer des militaires et des civils ou à être tuées et à utiliser des armes mortelles et destructives pour défendre par la force ses intérêts économiques et/ou ceux de ses alliés dans le cadre d’une coalition militaire occupant un territoire national souverain.

Diffusé le 30 mars 2011 sur les ondes du Réseau de l’Information, le documentaire Sœurs d’armes traite de la contribution croissante des femmes dans l’armée canadienne et sur le front afghan. Rattachée au 3e bataillon du Royal Canadian Regiment, vêtue de la typique tenue de combat, la caporale Katie Hodge manipule son fusil d’assaut C7A1 défini par l’armée de terre comme “le meilleur ami du soldat”, ami dont la cadence de tir est de 700 à 940 coups par minute! Elle explique d’abord pourquoi elle a choisi l’infanterie en usant des accents mythiques observés dans plusieurs vidéos étudiées (vie rêvée stimulante, sauver les populations dans le besoin), pour évoquer plus loin la finalité létale de ce travail:

J’ai choisi l’infanterie parce que je ne voulais surtout pas d’un emploi de bureau. Je voulais être dehors, faire quelque chose de physique, m’amuser. Un travail stimulant, l’aventure, une petite montée d’adrénaline. Et l’infanterie remplit toutes ces conditions. J’espère être en mesure de faire le travail pour lequel je m’entraîne depuis déjà quatre ans. Notre lutte en Afghanistan et les gains qu’on y fait permettent notamment aux femmes de voter et aux filles de fréquenter l’école. J’espère qu’on va leur donner la stabilité promise. Je le crois. C’est un combat.

On doit tuer dans l’infanterie, c’est un fait, mais on n’est pas des meurtriers. On fait un travail. On doit les tuer avant qu’ils ne nous tuent. Si je ne les neutralise pas, ils vont tenter de me blesser, moi ou mon voisin, ils vont tenter de nous tuer. C’est comme ça. C’est un travail.

Ce témoignage filmique exprime donc à quel point cette activité professionnelle sort bel et bien de l’ordinaire civil. Tuer sans être pour autant considéré comme un assassin, être justifié de le faire “pour ne pas être tué”, cette phrase tend à normaliser et banaliser l’acte de mise à mort et à rendre socialement acceptable l’idée qu’un soldat qui blesse ou enlève la vie à quelqu’un, fait tout simplement un travail.

Pourtant, à cause de sa nature et de sa finalité létale, tué en toute légitimité pour ne pas être tué, ce métier n’est pas un métier comme un autre. L’institution militaire au sein de laquelle il est enseigné et exercé relève de l’administration légale, autorisée du “monopole de la violence physique légitime” de l’État (Weber, 1963: 101)—incluant ses organisations, ministres et fonctionnaires—sur un territoire donné qui lui permet d’exercer le pouvoir et d’assurer par la force et la coercition la pérennité de sa domination sur des êtres humains. Défini par une discipline sans faille à laquelle doivent se soumettre les soldats, sa raison d’être est la guerre, la destruction et la mort perpétrée par des professionnels de l’homicide organisé. Contrairement à ce qu’induisent les mythes vidéographiques étudiés, l’instruction et le perfectionnement de milliers de militaires consiste à forger à la dure leur caractère, leur esprit de corps; à les soumettre à une ligne de conduite draconienne fondée sur la maîtrise des émotions et le respect de la hiérarchie, soit sur la “subordination directe qui contient chaque grade dans la dépendance la plus absolue” (Loriga, 1991: 206).

Notre analyse démontre enfin que si la figure du guerrier combattant est occultée, plusieurs images des vidéos étudiées supportent le mythe du héros exemplaire, sauveteur ou sauveur humanitaire en montrant des casques bleus canadiens qui assistent des populations civiles (soigner, nourrir, protéger) même si le Canada joue désormais un rôle mineur dans des missions dites humanitaires ou de maintien de la paix. En décembre 2010, le total des troupes affectées au maintien de la paix pour les Nations unies est de 84 316 personnes réparties dans une quinzaine de missions partout dans le monde. Seulement 56 militaires canadiens contribuent à sept de ces opérations (0,07 %), soit une moyenne 8 soldats canadiens par mission. En 2011, le Canada occupe le soixantième rang des 102 pays contributeurs, devancé par le Salvador (64 soldats) et le Yémen (73 soldats) (Robinson, 2011: 7). Cette dégression est inversement proportionnelle à l’augmentation de la présence de l’armée canadienne dans les opérations dirigées par l’OTAN en Bosnie Herzégovine, au Kosovo (1999) et en Afghanistan.

Modernisation de l’armée et Stratégie de défense. Le Canada d’abord 2008-2028

En dernière analyse, il convient de mettre en parallèle la campagne publicitaire dans laquelle ces mythes aux effets orthopraxiques et dissimulateurs s’inscrivent et le contexte politique qui prévaut au Canada depuis la seconde partie des années deux-mille. Porté deux fois au pouvoir les 23 janvier 2006 et 14 octobre 2008, le gouvernement conservateur minoritaire de Stephen Harper soutient des orientations politiques et économiques militaro-industrielles qui ne se démentent pas depuis sa réélection majoritaire de mai 2011 et impliquent la nécessaire augmentation, donc le recrutement de nouveaux effectifs militaires d’ici 2028.

En règle générale, la ligne politique des successives campagnes publicitaires gouvernementales fédérales est déterminée par les priorités énoncées dans les discours du Trône inaugurant chaque nouvelle session du parlement canadien. Depuis 2006, ces discours évoquent largement “une nouvelle génération de militaires canadiens [qui] continuent de défendre les valeurs et les principes chers à notre Nation”7 et réalisent de multiples mandats: surveillance et protection du Canada, participation à la défense de l’Amérique du Nord, contribution à la sécurité mondiale, soutien aux Nations Unies, entre autres, dans le cadre de la mission en Afghanistan. Invoquant le renforcement de la souveraineté du Canada, la promotion et la défense à l’étranger des valeurs canadiennes (liberté, démocratie et droits de la personne) et le soutien dû à nos militaires qui risquent leur vie “pour défendre les intérêts nationaux, combattre le terrorisme international et aider le peuple afghan à repartir à neuf dans un pays libre, démocratique et paisible”8, le gouvernement conservateur a conséquemment enclenché un processus dit de modernisation de son appareil militaire visant à doter son armée des meilleurs équipements8 et à créer “des emplois en technologie de pointe au Canada”9. Cette idée de modernisation est l’essence même du document Stratégie de défense. Le Canada d’abord rendu public le 12 mai 2008, et dont l’introduction est signée par le Premier ministre Steven Harper et Peter MacKay, alors ministre de Défense nationale.

Combinée à une stratégie de développement économique, cette stratégie de défense qui s’étalera sur 20 ans, donc jusqu’en 2028, implique un investissement public de près de 500 milliards de dollars. Elle prévoit la constitution d’un complexe militaro-industriel destiné à dynamiser la croissance économique mais aussi à servir les besoins de l’industrie privée et de l’armée canadienne et au sein desquels tous les Canadiens sont invités à participer pour protéger le pays. Militaires, civils, entrepreneurs, industriels et mêmes chercheurs universitaires, tous sont invités à multiplier leur engagement dans des projets de recherche et de développement de pointe liés aux besoins en matière d’approvisionnements militaires.

Absorbant à lui seul 51 pour cent de ce budget (250 milliards de dollars), le poste Personnel militaire vise la constitution, donc le recrutement d’un contingent de 70 000 militaires réguliers et de 30 000 réservistes d’ici 2028. D’où l’importance de cette allocation du gouvernement conservateur de 82 millions de dollars dont bénéficient depuis 2006 les successives campagnes publicitaires destinées au recrutement dans l’armée canadienne et de ces vidéos véhiculant toute une palette de mythes aux fonctions orthopraxiques. Selon Défense nationale, entre 2006 et 2010, les objectifs de recrutement de l’armée régulière, de l’ordre de 6 500 à 7 500 personnes par année ont presque tous été atteints10, entre autres, grâce au site multifonctionnel www.forces.ca. qui permet aux potentielles recrues de visionner les vidéos étudiées faisant état des aspects positifs de l’armée, de ses trois corps (air, terre, et mer) et de leurs métiers corollaires.

Conclusion

Notre analyse vidéographique nous permet donc de valider la thèse ellulienne selon laquelle dans les sociétés industrialisées, les mythes, une composante majeure de la propagande de masse, sont constitutifs de communications gouvernementales propagandistes dont l’objectif est de nature orthopraxique. Entre 2006 et 2010, les dépenses publicitaires gouvernementales les plus élevées, soit 82 millions de dollars, sont allées aux campagnes de Défense nationale en vue d’atteindre des objectifs précis de recrutement militaire de jeunes de 18 à 34 ans, liés à la présence des troupes canadiennes en Afghanistan. Montant en épingle, sous forme de mythes, les avantages d’une formation, d’une carrière et d’une vie dans l’armée, les vidéos constitutives de la campagne de recrutement de 2010 cherchent à rendre légitime et acceptable cette profession intrinsèquement létale, promue comme s’il s’agissait d’un métier comme un autre, alors qu’il n’en n’est rien. Elles entendent pousser les jeunes à s’enrôler dans cette fratrie militaire technicienne au service de valeurs humanistes, voire pacifistes; les convaincre que seuls maîtres à bord, ils ont librement décidé d’embrasser cette carrière promise à des lendemains qui chantent. Elles invitent également le grand public à soutenir le recrutement et nos troupes. Cette apologie publicitaire mythologique de la vie militaire profite de deux types d’occultation, soit du biffage systématique des références à la fonction létale et aux risques mortels du métier et du gommage des dommages collatéraux que nos militaires combattants infligent à des populations civiles étrangères dans le cadre de leur déploiement en Afghanistan.

Annonceur, bailleur de fond et émetteur ouvertement militariste, le gouvernement conservateur de Steven Harper se pose comme le responsable politique de la teneur de cette campagne dite de communication et du choix des mythes qui y sont véhiculés en même temps qu’il engage continûment les troupes canadiennes dans le conflit afghan, tout en pilotant le pays sur les voies de la militaro-industrialisation et ce, pour les vingt prochaines années.

Par ailleurs, à l’instar d’Ellul, nous croyons que les conditions sociales, politiques et communicationnelles nécessaires à l’existence de la propagande dans les années cinquante, sont toujours réunies et qu’elles constituent un terrain de recherche fécond à explorer dans le cadre de futures recherches sur les mythes qui la constituent et déterminent, entre autres, les objectifs des émetteurs/producteurs de ces communications gouvernementales. En effet, la société canadienne se pose à la fois comme une société de masse et une société individualiste. Au plan politique, elle est dotée d’une organisation gouvernementale (Travaux publics et services gouvernementaux Canada) en charge d’administrer les communications gouvernementales ainsi que les recherches sur l’opinion publique lesquelles lui permettent épisodiquement de moduler la teneur de ces communications en fonction des demandes des sondés, en conservant les mêmes objectifs orthopraxiques. Les médias de masse commerciaux concentrés entre les mains d’un nombre restreint de propriétaires privés dominent l’espace médiatique canadien. Ils assurent l’ubiquité de la publicité commerciale de masse nécessaire à la pérennité d’un système économique amplement soutenu par le gouvernement conservateur, fondé sur la production industrielle et la consommation de masse, tout en diffusant les campagnes publicitaires gouvernementales en échange de significatifs dividendes. Dans les années deux-mille, le gouvernement du Canada est l’un des dix plus grands annonceurs publicitaires au Québec, tous médias confondus, à la télévision, dans les quotidiens, les magazines et l’affichage (Infopresse Guide annuel des médias: 2003 à 2010). Enfin, les Canadiens sont dotés d’une pléthore d’appareils de réception de masse (ordinateurs domestiques, téléphones intelligents, tablettes électroniques) qui assurent le rayonnement de programmes essentiellement axés sur le divertissement au sein desquels annonces publicitaires, commandites et placements produits abondent. Toutes ces conditions au sein desquelles se développe la communication gouvernementale, nous portent à penser que ses outils, stratégies et visées “n’ont rien à envier aux connotations instrumentales et manipulatrices de la propagande d’État” (Ollivier-Yaniv, 2000: 12) et rendent à la limite relative, voire accessoire, toute distinction posée entre la communication et la propagande gouvernementales.

Notes

1 Montants tirés du croisement des données sur les dépenses publicitaires du gouvernement fédéral, extraites des Rapport annuel sur les activités de publicité du gouvernement du Canada publiés par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada: 2002-2003, 20; 2003-2004, 16; 2004-2005, 12-13; 2005; 2006, 8-9: 2006-2007, 10; 2007-2008, 13; 2008-2009; 15; 2009-2010, 18, 21. Consulté le 16 juillet 2014, de http://www.tpsgc-pwgsc.gc.ca/pub-adv/annuel-annual-fra.html.

2 Source des 26 vidéos étudiées: site des Forces armées canadiennes: http://www.forces.ca/fr/media/video, consulté pendant la semaine du 15 novembre 2010, remplacé depuis par http://www.forces.ca/fr/home (consulté le 16 juillet 2014), dans lequel ces vidéos ne figurent plus.

3 Les vidéos Web Témoignages ont été produites par le studio de création numérique ALT Productions pour l’agence publicitaire BCP.

4 Manon Varin, 29 novembre 2006. “Les Forces canadiennes lancent un appel”. Consulté le 16 juillet 2014, de http://www.infopresse.com/archive/index/19927.

5 Nous disposions ainsi 1) de la totalité des récits des sujets parlants (narrateur et personnes interviewés) donnant lieu à la reproduction de courtes phrases insérées dans des paragraphes thématiques de quelques lignes; 2) des représentations véhiculées par les images animées illustrant ces propos.

6 Reportage Pour ne pas les oublier, diffusé le jeudi 11 novembre 2010, à la télévision de Radio-Canada. Consulté le 16 juillet 2014, de www.radio-canada.ca/emissions/telejournal/2010-2011/Reportage.asp?idDoc=
124588
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7 Discours du Trône. Un Canada plus fort. Une économie plus forte. Maintenant et pour l’avenir, 3 mars 2010. Consulté le 16 juillet 2014, de http://www.arctique.uqam.ca/IMG/pdf/Discours_du_trone_2010.pdf.

8 Discours du Trône. Le Canada—fort, uni, indépendant et libre, 4 avril 2006. Consulté le 16 juillet 2014, de http://pm.gc.ca/fra/nouvelles/2006/04/04/discours-du-trone.

9 Discours du Trône. Un leadership fort. Un Canada meilleur, 16 octobre 2007. Consulté le 16 juillet 2014, de http://www.pco-bcp.gc.ca/index.asp?lang=fra&page=
information&sub=publications&doc=aarchives/sft-ddt/
2007-fra.htm
.

10 Discours du Trône. Protéger l’avenir du Canada, 19 novembre 2008. Consulté le 16 juillet 2014, de http://pm.gc.ca/fra/nouvelles/2008/11/19/discours-du-trone-
proteger-lavenir-du-canada
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11 Défense nationale: “Le recrutement et le maintien de l’effectif dans les Forces canadiennes”, 4 mai 2010. Consulté le 16 juillet 2014, de http://news.gc.ca/web/article-fra.do;jsessionid=ac1b105330d885fb8158c
ea24739b6ecf80deb3d0e25.e38RbhaLb3qNe38TaxuMa3aSci0?m=%2Fnews-nouvelles&nid=529399&nwsb=aud&nwsb=aud
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À propos de l’auteure

Isabelle Gusse est professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal. Spécialisée en communication politique, ses recherches portent sur l’équation communication et propagande gouvernementale, plus spécifiquement sur la communication gouvernementale fédérale. Auteure de l’ouvrage L’armée canadienne vous parle: Communication et propagande gouvernementale (2013).

Pour citer cet article:

Gusse, Isabelle. (2015). Mythes modernes, propagande et communications publicitaires de l’armée canadienne en 2010. Global Media Journal -- Canadian Edition, 8(1), 53-69.

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