Volume 29 numéro 6 - 1er avril 1997

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Violence en milieu de travail

Les victimes sont rarement indemnisées

Lucie Desjardins, avocate


La violence est présente partout. Intolérable, sournoise, elle peut notamment prendre l'apparence du harcèlement, de menaces verbales, d'injures ou d'insultes. Toutes les classes et tous les milieux sont touchés, y compris celui du travail où, malheureusement, les victimes ne sont pas toujours indemnisées. C'est le thème qu'a choisi d'aborder Me Marie-Christine Dufour, lors d'un colloque organisé par la Formation permanente du Barreau du Québec, tenu le 21 février à l'Île Charron, portant sur le droit à l'indemnisation prévue à la Loi sur les accidents du travail et maladies professionnelles (LATMP) pour les victimes de violence en milieu de travail.

L'épuisement professionnel

Qui de nous n'a pas ressenti de la fatigue ou de la lassitude après une longue semaine de travail! Qu'advient-il lorsque cette fatigue dégénère ou prend la forme de troubles du sommeil, de perte de concentration et de mémoire, de troubles d'appétit et d'irritabilité? Ces symptômes correspondent possiblement au burnout ou à l'épuisement professionnel. Si tel est le cas, l'indemnisation, s'il y a lieu, se fera dans le cadre de la Loi sur les accidents du travail et maladies professionnelles.

Selon Me Reine Lafond, pour qu'un diagnostic d'épuisement soit établi, la jurisprudence1 indique les critères qui doivent être rencontrés, à savoir l'existence d'un état affectif négatif, des conditions de travail négatives, des aspirations irréalistes, une baisse marquée de la performance, une absence de psychopathologie antérieure importante, un bon fonctionnement antérieur au travail et une irréversibilité sans aide extérieure.

En outre, le diagnostic en soi intéresse peu le Tribunal puisqu'il est lié par le diagnostic du médecin au dossier. La qualification de la lésion ne semble pas non plus nécessaire, en autant que celle-ci soit reliée au travail. Par contre, le burnout doit avoir un lien avec le travail à défaut de quoi aucune indemnisation ne sera versée. Me Lafond formule les propos de la CALP dans l'affaire René Gauthier et Société d'habitation Chambrelle et CSST2 à l'effet que «le burnout pose un problème délicat. En effet, en l'absence de choc émotif pour établir le lien de causalité entre l'événement et l'état psychique de la travailleuse, le problème n'est pas au niveau du diagnostic lorsqu'il s'agit d'un burnout ou d'un épuisement professionnel qui résulte d'un stress chronique. Le véritable problème est donc de faire le lien entre le diagnostic et le travail.»

La jurisprudence reconnaît notamment comme cause au burnout la surcharge de travail résultant de la modification des méthodes de travail, cumulée avec des agressions verbales ou des tentatives d'agressions psysiques, selon le cas.

De plus, il n'est pas rare de voir réapparaître une lésion psychologique. Or, cette nouvelle lésion est indemnisable, estime Me Lafond, au chapitre de la rechute, de la récidive ou de l'aggravation en autant qu'elle soit en relation avec une lésion professionnelle reconnue comme telle. L'important sera de déterminer le lien causal entre la lésion initiale et la détérioration ultérieure de la condition psychologique... ce qui est souvent plus facile, avec jurisprudence3 à l'appui, que de faire admettre la première indemnisation.

1. Roger Dumas et Ministère du Solliciteur général, [1990] BRP 329 et Larouche, Léon M., Le diagnostic différentiel de l'épuisement professionnel, Revue Le Clinicien, août-septembre 1987, p.99 à 107.

2. CALP 03866-60-8707, le 28 mai 1991, Simon Lemire, commissaire.

3. Claire Langlois et Centre Rosalie Jetté, CALP 28133-60-9104, le 26 mars 1993 et Air Canada et Marcel Chapdelaine, CALP 35803-64-9112, le 2 novembre 1994, requête en révision pour cause accueillie en partie, le 17 novembre 1995.

 

La LATMP vise la réparation des lésions professionnelles et les conséquences qu'elles entraînent pour les bénéficiaires. Définition large s'il en est une puisque certains types de lésions ne sont pas couvertes par la LATMP. En effet, l'indemnisation d'une lésion psychologique se fera si la lésion est qualifiée de lésion professionnelle, d'accident du travail, de maladie professionnelle, de rechute, de récidive ou de lésion visée par l'article 31 de la LATMP dans la mesure où celle-ci résulte du travail.

Il faut donc, dans un premier temps, démontrer qu'il y a véritablement existence d'une lésion. Si l'échange de coups ou d'utilisation d'armes entre individus constitue de la violence physique, laquelle est apparente, la violence psychologique, elle, se fait plus discrète. Bien que les symptômes soient réels, la violence psychologique ne présente aucune atteinte à des tissus vivants. Elle sera, par conséquent, plus difficile à démontrer. Ainsi, le travailleur peut subir du stress, de l'angoisse, de l'anxiété, de l'hypertension artérielle, une dépression, des troubles de l'humeur, un choc post-traumatique et même une psychose, sans qu'il soit possible de démontrer une lésion professionnelle. Or, l'indemnisation des lésions est proportionnelle à la preuve du traumatisme. Ces lésions doivent être concrètement prouvées et la qualité de la preuve requise est exigeante. La perception du travailleur ne suffit pas: il doit prouver de façon prépondérante le lien causal entre la lésion psychologique dont il est atteint et le harcèlement.

La qualité de la preuve

Me Reine Lafond, conférencière à ce même colloque1 estime que les conditions personnelles psychologiques préexistantes influent sur le degré et la qualité de preuve requise. Elle souligne cependant que la condition psychologique personnelle est un arme à double tranchant pour celui qui l'allègue. «D'une part, cette preuve facilite celle de l'impact significatif de circonstances, somme toute banale, chez un individu déjà fragilisé. Les tribunaux autorisent alors le thin skull rule et permettent l'indemnisation. D'autre part, la preuve d'une condition personnelle préexistante empêche l'indemnisation du travailleur si son importance est telle qu'elle devient la principale cause de son invalidité.»

Les micro-traumatismes sont également utiles dans les cas de harcèlement, ajoute Me Lafond. Cette notion, élaborée et utilisée par la Commission des affaires sociales afin d'indemniser les lésions attribuables aux mouvements répétitifs, peut également être utilisée... bien que rares sont les décisions qui s'y réfèrent. Pourtant, questionne Me Lafond, «...le harcèlement n'est-il pas constitué d'une série de petites attaques qui, à terme, mènent à l'invalidité?»

Les relations de travail

Il est important, estime Me Lafond, de distinguer les relations de travail des gestes de harcèlement. Bien que la Loi permet l'indemnisation d'un accident du travail sans distinction quant à la cause (sauf celle attribuable à la négligence grossière et volontaire du travailleur, et si toutefois il est reconnu qu'il y a existence d'une lésion professionnelle2 en matière de violence au travail), les cas d'accidents ne sont pas simples à discerner. Ainsi, certains éléments favorisent les manifestations de violence au travail sans qu'ils puissent donner lieu à une indemnisation: une surcharge de travail, une clientèle potentiellement dangereuse, la nature même du travail, une altercation causée par une nouvelle politique, etc. À cet effet, les tribunaux estiment que certaines circonstances (conflit de personnalité avec le supérieur immédiat, avis disciplinaires, évaluation sévère du travailleur, hostilité ou insubordination et rétrogradation) ne peuvent donner lieu à une indemnité.

Imprévue et soudain

Outre ces situations particulières, le législateur ne traite pas des lésions en fonction de leur nature même, il faut que l'acte constitue un événement imprévu et soudain. On retrouve, dans la jurisprudence majoritaire des Bureau de révision paritaire (BRP) et de la Commission d'appel en matière de lésions professionnelles (CALP), l'identification de l'élément «événement imprévu et soudain» pour l'indemnisation du requérant. Le caractère imprévu et soudain, essentiel à la qualification d'accident du travail, existe aussi dans les cas de harcèlement, bien que celui-ci implique nécessairement que les gestes posés doivent perdurer dans le temps. Cette notion d'imprévu et soudain, interprétée à des milliers d'occasions, au dire de Me Dufour, comporte autant de jurisprudence favorable que défavorable et est essentiellement une question d'appréciation des faits.

Lors d'une réclamation dans le cadre d'une lésion résultant d'un acte de violence, le fardeau de la preuve est lourd pour le bénéficiaire. Le législateur a toutefois prévu un mode de preuve par présomption légale, apparaissant aux articles 28 et 29 de la LATMP. L'article 28 énonce qu' «une blessure qui arrive sur les lieux du travail alors que le travailleur est à son travail est présumée une lésion professionnelle». Trois conditions doivent donc être rencontrées: une blessure; sur les lieux du travail; alors que le travailleur est à son travail. Par contre, l'employeur peut renverser cette présomption en soumettant une preuve à l'effet qu'il n'y a pas eu survenance d'un événement imprévu et soudain3. Ce critère est essentiel et inhérent à la notion d'accident du travail. Il peut aussi démontrer l'absence de relation entre l'événement et le travail.

Pour qu'un événement soit relié au travail, la discussion ou l'altercation donnant lieu à la violence doit concerner un sujet relié au travail et doit avoir un lien, à tout le moins, indirect ou accessoire avec le travail4. Par conséquent, tous les éléments qui découlent d'affaires interpersonnelles ne sont pas couverts. De plus, la situation doit être appréciée du point de vue de la victime5.

Par contre, si le travailleur est victime d'une lésion psychologique due au harcèlement, la présomption de l'article 28 n'est aucunement utile, puisque le diagnostic d'une telle lésion en est un de maladie et non de blessure. Cet article permet de présumer la survenance d'une lésion professionnelle seulement si le travailleur prouve avoir subi une blessure au travail.

Pour ce qui est de l'article 29, il permet la preuve par présomption en autant que la maladie soit énumérée à l'annexe I de la Loi. À cette annexe, aucune maladie à caractère psychologique n'est énumérée. En outre, sans le bénéfice de la présomption légale, la preuve doit démontrer que la lésion est reliée au travail. Tout travailleur qui est victime d'une lésion causée par un acte de violence au travail, alors qu'il s'adonnait à une activité personnelle, est exclue de la LATMP. Si le travailleur souhaite être indemnisé pour une maladie professionnelle, il devra rencontrer le fardeau imposé par l'article 30 de la LATMP. À cet effet, il devra convaincre la CSST ou le Tribunal que sa lésion psychologique est caractéristique du travail et reliée aux risques particuliers de ce travail.

Somme toute, les victimes de violence psychologique ne bénéficient d'aucune présomption prévue par le législateur. Ces victimes doivent faire la preuve qu'elles ont été victimes d'une lésion professionnelle et «la situation particulière du harcèlement est encore très problématique et très peu sujette à indemnisation», précise Me Dufour. Une avenue reste toutefois possible pour les victimes: la Loi d'indemnisation des victimes d'actes criminels.

Pour sa part, Me Lafond croit que l'absence de distinction à la LATMP entre une lésion professionnelle à caractère organique et psychologique permet de «transposer les approches et principes jurisprudentiels élaborés pour les premières aux secondes». À moins que la cause d'une lésion psychologique soit multifactorielle... ce qui ne manque pas de compliquer les choses, précise Me Lafond.

1 Conférence intitulée «L'indemnisation des lésions psychologiques liées au travail: dernières tendances», prononcée par Me Reine Lafond.

2 À ce sujet, voir l'affaire Pacheco et Hôpital de Montréal [1996] CALP qui soulève une réflexion sur l'indemnisation des lésions professionnelles peu importe leur cause. Présentement en appel devant la Cour d'appel

3 Chaput c. STCUM [1992] R.J.Q. 1774, 1785.

4 Patoine et CHEP Canada Inc. [1995] BRP. 210.

5 Idem