Régis Antoine et Wolfgang Geiger, éds., La Rupture amoureuse et son traitement. Paris: Honoré Champion, 1997; 376 pp; ISBN 2852035936; 400 FF

Si la première rencontre de deux amants et les amours naissants remplissent les pages des romans et retiennent l'attention des analystes du "coup de foudre", le moment correspondant de la rupture amoureuse et de la mort d'un amour semblent ne susciter que peu d'intérêt surtout dans le chef des critiques littéraires. Ces moments de désamour sont pourtant aussi lourdement chargés d'émotions, de conflits intérieurs, de chocs culturels et sociaux. C'est donc avec un plaisir curieux que l'on lira la vingtaine de textes qui composent cet ouvrage qui a le grand mérite non seulement d'aborder cette question épineuse et délaissée mais de le faire dans des contextes variés autant géographiquement (Grèce, Inde, Chine, Angleterre, France, Maghreb...) que temporellement (antiquité, moyen âge, XIXème, XXième) selon des perspectives multiples (historique, féminine...).

Si l'amour débute sur une ouverture à l'autre et au monde, la rupture représente une clôture de l'individu et du monde. Si la rencontre unit deux destins, la rupture, elle, crée deux histoires forcément divergentes, ce qui complique la narration car l'auteur doit choisir entre un nouveau destin isolé ou tenter de suivre les deux séparément. Si l'amour abolit les obstacles culturels et les différences sociales, la séparation a pour effet de souligner les interférences sociétales et les variantes individuelles des hommes et des femmes. Enfin si l'amour naît sans raison explicite ("parce que c'était elle, parce que c'était moi"), la rupture exige un développement explicatif qui justifie que les sentiments jadis pleins de bonheur et de joie se voient remplacés par la haine, la jalousie ou l'indifférence.

Le livre présente un large éventail d'occurrences de types de rupture en relation avec le type d'amour correspondant et on constate que les variantes culturelles ainsi que les concepts d'amour et de relations interpersonnelles se révèlent davantage quand ils deviennent armes et justifications de séparation. En effet, on les souligne abondamment pour clarifier l'impossibilité fondamentale de l'amour qui vient de mourir. Typologiquement au niveau narratif, on retrouve des scènes obligatoires comme celle de la confrontation ultime des deux protagonistes qui répond à la scène du coup de foudre. On trouvera aussi un éloge soit de la solitude, soit d'une liberté retrouvée. Chez les Romantiques, mais pas seulement chez eux, la séparation a pour effet de promouvoir les envolées lyriques et la parole sert à remplir l'espace de silence de l'absente. La séparation a donné naissance à bien des livres comme l'analyse avec pertinence Philippe Chardin pour La Prisonnière et Albertine retrouvée de Proust ou La Conscience de Zeno de Svevo qui montre l'interaction littéraire entre l'expérience vécue et l'écriture, mais aussi cette forme particulière que discute avec subtilité Alexandre Lévy: "l'épistorupture": ces lettres qui s'inscrivent dans des aventures amoureuses largement épistolaires comme ce fut le cas pour Kafka, Rilke, Pasternak, Tsvetaeva. En Inde, comme le montre brillamment Annie Montaut, la notion de séparation peut en arriver à organiser toute la narration au point d'avoir créer un genre, le viraha avec des variantes comme le viraha baralmâsa: "(littéralement "douze mois") sont des chansons découpées selon les mois de l'année... des chansons de la séparation" (53). Une distribution fonctionnelle se retrouve dans les variations entre la séparation voulue par l'un ou par les deux et la séparation imposée (par la mort par exemple) ou subie (le départ de l'autre). Mais la séparation, comme le montre Charles Grivel dans un texte sur Soupault, peut aussi être un cheminement intérieur qui paradoxalement crée une union: "Séparer quelqu'un de lui-même consiste à le rendre parfaitement à lui-même aussi" (207).

Plusieurs articles se penchent sur des textes qui décrivent des amours entre des Européens et des colonisé(e)s et placent la question de la rupture dans un contexte culturel et humain différents puisqu'à la base même de la relation, vu la situation de la présence momentanée du colonisateur, la séparation est prévue et marque des amours impossibles étant donné les préjugés eurocentristes. On retrouvera le cynisme éhonté d'un Pierre Loti ou la métamorphose superficielle d'un Mircea Eliade (voir Wolfgang Geiger) ou les cris du coeur de la Martiniquaise Mayotte Capecia ou de la Guadeloupéenne Simone Schwartz-Bart (voir Régis Antoine). Romuald Fonkoua, quant à lui, replace la question dans un contexte ethnologique en évoquant les textes de l'Afrique noire francophone car les réactions humaines et littéraires sont conditionnées par le contexte culturel: ainsi comment la notion est-elle perçue dans le cas de mulâtresses, de polygamie, de répudiation selon le droit coutumier, dans un monde de matrimonialité. Certaines questions similaires traversent la littérature maghrébine (voir Denise Brahimi) qui utilise davantage la voix des femmes pour confronter cet événement alors subi; là aussi des différences culturelles marquées comme les co-épouses, les répudiations ouvrent sur un monde littéraire et humain nouveau et fascinant.

L'écriture du XXème siècle a vu s'épanouir une facette féminine vigoureuse et, dans la littérature américaine contemporaine, le sujet de la séparation semble indiquer une réaction nouvelle, métaphoriquement exprimée dans les titres de deux ouvrages récents; Waiting to Exhale (En attendant de souffler) et surtout Breathing Lessons (Apprendre à respirer). Dans une sorte de large boucle d'Ouroboros, ces métaphores lient le monde actuel à des expériences indoues ancestrales où, comme le montre Michèle Morris, la libération de l'individu et sa recherche d'identité passent par l'établissement d'un espace intérieur et la séparation marque en fait un nouveau départ dans la vie du personnage. A la lecture de ce texte cohérent et bien articulé, la rupture et le désamour s'avèrent plus riches et plus complexes littérairement parlant que la rencontre béate des amants.

Alain Goldschläger
Université de Western Ontario


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