Theodore Grammatas, Fantasyland. Théâtre pour enfants et jeunes publics [en grec]. Athènes: Typotheto/Yorgos Dalianos, 1996; 324 pp; ISBN: 9607643194

Professeur au Département Pédagogique de l'Université d'Athènes, membre de l'Association Grecque de Littérature Comparée, avec une présence active dans les pages de la presse culturelle et auteur de quelques six ouvrages de synthèse, Theodore Grammatas est aujourd'hui l'un des noms de poids de la théâtrologie en Grèce (à côté, par exemple, de Costas Yorgoussopoulos, qui s'est illustré dans la critique théâtrale "d'accueil," et de Walther Puchner, connu surtout comme historien de la littérature dramatique grecque et sud-est européenne). L'intérêt de M. Th. Grammatas est notamment centré sur le théâtre moderne et contemporain, domaine à partir duquel il a effectué toute une série d'ouvertures de nature historique (L'oeuvre théâtrale de Yannis Cambyssis, 1984; Le théâtre néo-hellénique. Histoire. Dramaturgie, 1987), théorique (Essais de théâtrologie, 1990; Histoire et théorie dans la recherche théâtrale, 1992) et comparatiste (De la tragédie au drame. Essais de théâtrologie comparée, 1994).

Dans le livre dont nous rendons compte, l'auteur établit pour la première fois un lien direct entre sa condition (et vocation) de théâtrologue et ses fonctions "officielles" dans le cadre d'un département universitaire au profil pédagogique. De ce fait même, Fantasyland... court d'emblée le risque de ne pas dépasser le niveau d'une approche purement "utilitaire" de son sujet, c'est-à-dire de théoriser la subordination du fait théâtral aux objectifs éducatifs poursuivis par les spectacles adressés aux enfants et au jeune public. M. Th. Grammatas parvient à éviter ce sérieux danger qui le menaçait en principe, par la teneur interdisciplinaire qu'il a su donner à sa démarche. En effet, la complémentarité des perspectives mises à l'oeuvre y exclut toute confusion des critères.

Le livre s'ouvre sur une introduction, où l'auteur expose ses repères méthodologiques fondamentaux, dans le but de circonscrire le domaine de sa recherche. Pour commencer, sur le plan synchronique, le "théâtre/spectacle jeunes publics" est défini selon la théorie de la réception, à partir de l'identité de ses destinataires (enfants, adolescents) qui, en plus, sont, eux aussi, émetteurs de certains messages dramatiques (appartenant surtout à la sphère du jeu). Par la suite, le premier chapitre examine diachroniquement la genèse des modalités principales de ce genre (pour ainsi dire) hybride et par cela même ineffable (marionnettes, théâtre d'ombres etc.): il s'agit de formes de spectacle destinées initialement aux adultes et dotées de fonctions rituelles et sociales assez précises; une fois ces fonctions atténuées, obnubilées ou même perdues au fil des siècles, les formes respectives se voient peu à peu "virées" vers les jeunes publics. On pourrait voir ici, peut-être, un analogue du processus qui aboutit à ce que certains ethnologues allemands appellent gesunkende Kulturgut [bien culturel déchu]: non pas par "folklorisation", comme dans le cas des formes d'expression de la culture aristocratique abandonnées par leurs createurs et usagers primaires, qui "tombent" dans les couches inférieures de la population, mais par une sorte d'"esthétisation" enfantine à la suite de la dé-ritualisation.

Le deuxième chapitre explore les "Limites du texte dramatique" par deux biais. Le premier est un examen du répertoire théâtral "jeunes publics", grec et etranger, joué sur les scènes helléniques, examen aboutissant à une double systématisation: du point de vue des sources et de celui des contenus idéologiques véhiculés par les pièces respectives. Le second comporte, complémentairement, l'analyse des codes rhétoriques et stylistiques employés par les auteurs, et de leurs recherches expressives à travers et au-delà de ces codes. Le troisième chapitre est consacré à des aspects divers comme l'illusion théâtrale et la katharsis, aux structures spatio-temporelles de l'univers scénique, etc., bref - à la sémiologie du spectacle. L'auteur insiste sur la communication entre les comédiens et leurs spectateurs et, dans ce contexte, met en relief la différence qui existe entre la conscience d'un récepteur adulte (res cogitans) et celle du jeune spectateur (tabula rasa). Enfin, le quatrième chapitre de Fantasyland... procède à une approche sociologique du "théâtre jeunes publics", dans le but de mieux déceler son rôle pédagogique. Les modèles et les règles de conduite agencés par les textes théâtraux de ce type relèvent du système des valeurs qu'une société déterminée à un moment déterminé est, tour à tour, en mesure de proposer et d'inculquer aux jeunes. Le bref annexe-épilogue intitulé "L'utopie de Thespis" synthétise les idées de l'auteur sur le caractère éminemment interculturel du phénomène théâtral "jeunes publics" et, ce qui est encore plus incitant, autour de la prise qu'ont (ou, au moins, que pourraient avoir) ses codes, sur la réalité extérieure.

La démarche de M. Th. Grammatas est donc un projet ambitieux, à visée exhaustive, qui s'impose par la mobilité épistémologique ainsi que par la finesse analytique mises au service de son propos. Dans la bibliographie de son délicat, voire épineux sujet, cet ouvrage, décidément une réussite, constitue d'ores et déjà un jalon indispensable. Cependant, ne fût-ce que pour respecter le "protocole" critique, je ne saurais laisser passer outre une petite insatisfaction que m'a laissée le livre. Il ne répond pas à la question que je posais (allusivement, si l'on veut) au début de ces lignes, c'est-à-dire à savoir si, selon l'auteur, le "théâtre jeunes publics" échappe ou non (et, dans quelles conditions et en quelle mesure) au soupçon d'un rapport ancillaire envers la pédagogie. D'autant plus que ce soupçon pèse depuis toujours, et pour cause, sur la "littérature enfantine" (dont la plupart n'accède que très rarement à la Littérature tout court). De plus, j'ai l'impression qu'en dépit de toutes les précautions prises et des nuances envisagées, Fantasyland... ne reste pas tout à fait à l'écart des ravages d'un certain "déconstructionnisme", avec son concept de la soi-disant "culture minoritaire" dont la validité axiologique serait en dernière analyse, fonction de la "communauté interprétante" qui l'actualiserait comme telle.

Pour résister à un pareil émiettement du canon humaniste "oecuménique" - dont la caducité est loin d'être prouvée (au moins pour des esprits incurablement "vieux jeux" comme le mien) - la critique doit, à mon avis, passer par une certaine normativité de teneur classique. C'est ce que M. Th. Grammatas semble aussi nous suggérer dans son ouvrage, en accentuant le besoin que le "théâtre jeunes publics" réveille avant tout les pouvoirs magiques de la fantaisie, de l'imagination et de l'imaginaire. Sans cela, la "littératurité" de la "littérature enfantine" reste un simple désir pieux. Et, pis encore, sans cela, même son intentionalité éducative ne mène qu'à une pédagogie ennuyeuse qui a irrésistiblement provoqué les baillements des adolescents de tous les temps. Par conséquent, les résultats obtenus ne sauraient être que ceux résumés dans une fameuse boutade italienne: La pedagogia e la scienza con la quale o senza la quale l'uomo rimane tale quale.

Victor Ivanovici
Athènes


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