Montandon, A., éd., Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe. Clermont-Ferrand: Association des publications de la Faculté de Lettre et Sciences humaines, Université Blaise-Pascal, 1994; LC Call No.: GT76 .P68; ISBN: 2909880109

Ce qui nous est proposé, dans ce volumineux recueil d articles, est ni plus ni moins un parcours exhaustif, du Moyen Âge au vingtième siècle, des traités de savoir-vivre. Fort d'une recherche entamée depuis un grand nombre d'années, si on en juge par le nombre de titres et d'anthologies variées auxquels on renvoie aux notes en bas de pages, Alain Montandon, l'éditeur de l'ouvrage qui écrit en plus de la préface, un long article et la conclusion, entreprend de reformuler dans un contexte plus moderne aidé de la sociologie bourdieusienne et de la sémiologie de la communication, les importantes avancées théoriques qu'avait énoncées Norbert Elias. Celui-ci, pour des raisons de traductions, était parvenu tardivement dans le monde français, ses travaux rédigés dans les années trente étant publiés au début des années soixante-dix. Mais le cadre adopté par les différents auteurs du recueil dépasse les travaux d'Elias, soit par le biais d'un raffinement sociologique et théorique au sens large, soit par le biais d'un travail plus pointu sur les sources discursives qui ont fait de la notion de civilité le fondement de la sociabilité dans les civilisations occidentales.

C'est que le savoir-vivre a partie liée à un domaine beaucoup plus vaste que la simple normalisation des conduites humaines, dans l'espace de la cour ou de la ville. Et les traités qui en témoignent, formant un genre consistant quoique hétérogène, comme l'écrit Montandon, "constituent une part non négligeable de la conscience européenne et il n'est guère possible d'en faire abstraction sans méconnaître fondamentalement les racines historiques et sociologiques, mais également les présupposés anthropologiques, philosophiques, moraux et idéologiques de la production culturelle de la civilisation européenne" (préface, VII). La notion de savoir-vivre, tant "système de référence" (402), "ritualisation des interactions sociales" (372) qu'"école de la distinction" (271), implique un réseau de termes qui, selon les particularités géographiques et la diversité des structures sociales, évoluera. Ces différents termes sont ceux de courtoisie, d'honnêteté, d'urbanité, de civilité, variant selon les différentes langues, migrant de l'espace concentrique de la Cour à un espace plus ouvert comme celui des grandes capitales au XIXème siècle. Ces notions prennent pour figure le Chevalier du Moyen Age, le Courtisan de la Renaissance, l'honnête homme de l'âge Classique, le Gentleman, le Dandy, tous plus ou moins support d'une transmission de savoirs qui fonctionnent selon les jeux de l'exclusion et de l'inclusion, selon la logique discriminatrice de la distinction, celle-ci donnant pour modèles un certain nombre de conduites et de règles, psychologiques, éthiques et sociales.

L'essai s'ouvre sur la définition de la Courtoisie pour le Chevalier. L'article de Claude Roussel dresse un portrait de celui-ci en le traquant dans une multitude d'écrits qui vont du Roman de la Rose à des discours d'usage, telle les Règles monastiques de St-Benoit ou les traités de puériculture. Ce que l'auteur dessine est l'interaction entre le corps policé, les attitudes prescrites par "contraintes inhérentes à la vie de Cour" (29), les rôles sexués, le jeu de l'amour courtois et la formation sociale qui incorpore les signes distinctifs du savoir-vivre afin de se s'y reconnaître (76).

Le Livre du Courtisan de Castiglione occupe, et avec raison, une très grande place dans de nombreux articles, étant posé comme le texte fondateur du savoir-vire. Alain Pons retrace les sources de cette rhétorique du Courtisan, en mettant en jeu le rôle tactique de la sprezzatura (101), cette désinvolture paradoxalement acquise au terme de l'apprentissage du jeune courtisan qui doit faire sa marque, se démarquer tout en manipulant les convenances. Mais, dans la Renaissance italienne, le texte de Castiglione ouvre le champ à deux livre tout aussi importants, comme en témoignent leurs traductions rapides, soit le Galateo de Della Casa et la Civil Conversazione de Guazzo. Chacun de ces textes redéfinira, selon des besoins différents de la mise en scène de Castiglione du Courtisan à Cour d'Urbino, certains aspects de la civilité nécessaire pour se faire distinguer, tout en étant soustrait au regard du Prince, dans l'espace curial. S'il s'agit de se distinguer, il s'agit aussi d'être distingué, soit d'adhérer aux signes de la distinction qui forment la base du groupe. Manières de table, art de la conversation, hygiène et bienséance du corps, codification gestuelle sont les grands éléments qui forment les jeux de posture du courtisan. On retrouvera dans les analyses de J.C. Margolin et d'E. Bury la traduction culturelle, appropriée à la France, de ces trois textes italiens. Ce sera une définition de la civilité à la fin du XVIème siècle et la mise en place de l'Honnête Homme français au XVIIème siècle. En démontrant ce qui s'ajoute à la tradition italienne, Margolin, en se servant d'Erasme explique comment la notion nouvelle de civilité au XVIème siècle, en s'alliant à une définition de l'humanitas, prend le chemin de l'éducation, la paideia grecque. Le savoir-vivre est alors une façon d'acquérir progressivement l'humanité (175) Pour Bury, la civilité habillée à la francaise (199) est à chercher, au XVIIème siècle classique, du côté de l'honnêteté. Celle-ci, outre les textes italiens, prend sa source chez Montaigne et aura un empan plus considérable chez des spécialistes en la matière comme N. Faret, ainsi que les moralistes du grands siècle. La formation du lettré suppose l'acquisition des bonnes manières, mais des bonnes manières qui se dégagent progressivement de la Cour et gagnent d'autres milieux en proie à un capital symbolique. Le fait d'être honnête homme n'est plus strictement redevable des yeux du Prince. Dans le même sens, mais en suivant une autre inflexion géographique, M. Blanco démontre comment la pointe gracianesque est un déplacement de la figure du Courtisan. Il décrit, à partir de sources tant espagnoles qu'italiennes, un modèle conversationnel typiquement espagnol qui fait l'apologie de la raillerie spirituelle (227), donnant un tour plus joyeux au savoir-dire. C'est au moment où le savoir-vivre se voit critiqué et ridiculisé dans les représentations fictionnelles qu'apparaît Gracian qui renouvellera le genre des traités du savoir-vivre en proposant la figure d'un courtisan vieilli mais mûr, le discreto qui s'oppose à l'honnête homme français (141), esprit plein de finesse qui ne se montre prudemment que par la pointe.

Poursuivant le parcours historique et géographique, trois auteurs nous mènent en Allemagne et en Angleterre. Dans le premier cas, tant J.-D. Krebs que M. Fauser considéreront le statut de la conversation dans les manuels de civilité, en montrant comment la situation particulière des différentes cours allemandes, loin de l'homogénéité qu'on retrouve en Espagne ou en France, le lexique qui rompt avec les traditions des langues latines, favorisent l'importation du modèle français de l'honnête homme. En faisant de la conversation leur objet et en se rendant jusqu'au XVIIIème siècle, les auteurs amènent le lecteur à suivre l'évolution de la civilité, soit par le biais des réfractions culturelles conséquentes aux différentes situations politiques, soit par le biais d'un recadrage de la civilité en fonction du savoir-dire. La tradition allemande du XVIIIème siècle, par l'entremise d'Ernst Platner et de Kant, adoptera, à l'égard du savoir-vivre le point de vue d'une anthropologie philosophique qui normalisera la conversation en lui donnant un statut tant polémique que méditatif plus grand. Si en Angleterre, la relation à la France en tant que modèle à imiter, est aussi forte, en raison du Grand Tour , il s'y amalgame de nouvelles injonctions. Cela, selon J. Carré, tient en partie au fait que la noblesse anglaise, par le fait des révolutions parlementaires, est plus ouverte (281), parce que plus fragile. Ainsi, le gentilhomme anglais, qui n'est pas encore le gentleman du XIX-ème siècle, doit, en plus de connaître les manières de tables, l'art de converser, la rhétorique gestuelle, aussi être un "connoisseur", intégrant un horizon esthétique qui, jusque là, avait été oublié, ou à tout le moins n'avait pas été l'objet d'une grande attention, depuis le Courtisan de Castiglione.

Dans deux articles qui reviennent à la France, M.-C. Grassi et J.-L. Jam reprennent les traités de savoir-vivre mais en les considérant selon deux angles de saisie particuliers, à savoir l'art épistolaire pour l'une et la musique pour l'autre. Grassi nous mène jusqu'au XIXème siècle et montre comment l'épistolographie devient un des us et coutumes du savoir-vivre. Elle montre comment les traités de savoir-vivre destinés aux femmes, prenant pour modèle madame de Sévigné, amorcent un déplacement du code classique, encore prégnant au XVIIIème siècle vers un code mondain. La floraison de traités qu'elle considère jette un nouvel éclairage sur l'usage que Proust fait de la célèbre épistolière du XVIIème siècle. Dans un chapitre aussi érudit que passionnant, J,-L. Jam dénote la présence de la musique de la cour idéale de Castiglione jusqu'à nos jours. C'est que, pour lui, "la musique apparaît...comme un élément majeur de la sociabilité et de l'identification des élites profanes" (340). Suivant dans chaque grande période historique la place réservée à la musique, tant dans sa production, sa mise en scène que dans sa réception, il montre bien comment celle-ci participe à son bon usage. Percue comme un idéal dans les cours d'Urbino ou de Versailles, considérée avec méfiance par une partie de la tradition chrétienne, la musique sert de révélateur au groupe et à sa cohésion. Ce sera la façon de l'écouter, le statut alloué aux musiciens, l'analogie qu'elle offre avec la conversation, sa relative disparition avec l'arrivée des technologies de reproduction. La musique, à chaque époque, à l'intérieur de l'espace social qui la privilégie, deviendra un des enjeux pour montrer ses bonnes manières et ses qualités de civilité.

Dans les deux derniers articles, on se rend au XXème siècle. D. Picard, en oscultant les traités du XXième siècle, vise à démonter les logiques et les présupposés des rituels sociaux tels qu'ils sont représentés dans les guides modernes. Le lecteur sera étonné de voir que qu'il existe un certain nombre de ces guides de nos jours. L'auteur se sert des approches systémiques de l'école de Palo Alto et de la sociologie de Goffman afin de mettre à jour des considérations plus formelles par rapport à la notion de civilité, délaissant l'érudition historique qui avait primé jusqu'alors. Dans le dernier article, A. Montandon propose une vigoureuse synthèse reprenant les implications théoriques de ce qui s'engage quand on traite du savoir-vivre. Il se sert des grandes figures qui avaient été auparavant documentées en les réordonnancant selon un évolution chronologique. Il ajoute aux figures du Courtisan et de l'honnête homme deux autres modèles sociaux, trois autres "idéalités de l'identité sociale" (402), soit le gentleman, déjà annoncé dans l'article de J. Carré, et le dandy du XIXème siècle. Son objectif est de définir "un modèle dont les invariants sont bien établis depuis la Renaissance au XIXème siècle" (455) en notant que la "désocialisation" de notre époque entraîne une perte de fonctionnalité de ce qui fut les figures du modèle.

Au terme de l'ouvrage, le lecteur aura eu l'impression d'avoir fait le tour de la question en ayant suivi un cheminement encyclopédique. Il aura quantité d'informations et de références. Par contre, il pourra éprouver de la difficulté à cumuler les différents savoirs proposés. Dans la tension entre la quête des invariants et des multiples variations nationales et culturelles, il pourra éprouver une sorte de malaise. Mais c'est le propre de ces ouvrages écrits à plusieurs mains, et ce malgré le souci de l'éditeur d'organiser chronologiquement les chapitres. C'est à la fois son avantage, soit de renvoyer le lecteur dans de multiples directions et orientations de lecture, et son désavantage, la synthèse tourne parfois court. Néanmoins, cette profusion demeure préférable parce qu'elle permet à chacun, selon ses spécialités et ses compétences, d'en tirer un profit.

Daniel Vaillancourt
University of Western Ontario


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