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LR/RL


Angela Cozea

Université de Toronto

Rêve de parvenu à la fin de l’histoire


Ôter son aiguillon au mouvement

Que la destinée historique des peuples soit finie, c’est ce qui m’apparaît dans les rêves impossibles d’un retour au natal que je connais comme impossible. Car là où je chercherais l’abri se trouve ce qui m’a justement chassée en premier lieu. Agamben le dit sans ambages : aujourd’hui il n’y a plus de tâche à accomplir, si ce n’est que de maintenir son être biologique.[1] Le regret qui vibre en nous, par rapport à ce que nous voudrions, mais ne réussissons plus à accomplir, présuppose un sens à notre être dans le monde : présuppose une pensée qui part de la conviction que si seulement nous n’étions entravée, nous pourrions – nous aurions pu, un jour – nous retrouver à la hauteur de la tâche qui nous devait échoir originellement. C’est bien ainsi que nous nous leurrons nous-même, que nous continuons à vouloir vivre dans un monde révolu.

C’est ainsi aussi que nous faisons retour à Heidegger : retour à ce qui ne manqua de contribuer peut-être, à sa façon, à l’anéantissement du monde historique auquel il croyait. Lorsqu’il parle de la peur – et aussi des différentes possibilités d’être de l’avoir-peur : la frayeur, l’horreur, la terreur –, Heidegger compte sur le fait que, « tout en venant de plus en plus près, le nocif comporte la claire possibilité d’être évité, ne serait-ce que de justesse, ce qui, loin de diminuer et de supprimer l’avoir-peur, lui donne plutôt toute sa dimension »[2]. La possibilité d’éviter le nocif est une dimension de la pensée utile pour la connaissance, dans la perspective heideggérienne, et conçue comme telle. Il arrive, néanmoins, que cet « évitement de justesse » réussit parfois à ne pas se réaliser. Ce sont de telles situations que je veux interroger ici, et particulièrement le rapport entre les générations, tel qu’il se présente dans la manière dont nous pouvons envisager l’accomplissement du désir ou le vœu exaucé.

Je partirai d’un mot cher à Montaigne, le mot promptitude, qui contient l’essentiel de phrases comme : « n’est rien où la force d’un cheval se congnoisse plus qu’à faire un arrêt rond et net »[3]. Ce mot acquiert des dimensions insoupçonnées lorsque nous faisons attention au fait que Montaigne se prend souvent pour un cheval. Comme dans le fameux accident qui lui a permis d’approcher la mort et d’en sentir la présence bienveillante : [fin page 257]

Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela) m’estant allé un jour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant estre en touté seureté et si voisin de ma retraicte, que je n’avoy point besoin de meilleur equipage, j’avoy pris un cheval bien aisé, mais non guiere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s’estant presentée de m’aider de ce cheval à un service qui n’estoit pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contre-mont : si que voila le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, mort, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j’avoy à la main, à plus de dix pas au-delà, ma ceinture en pieces, n’ayant ny mouvement ny sentiment non plus qu’une souche. C’est le seul esvanouissement que j’aye senty jusques à ceste heure. (E II, vi, 352-3)

ou bien comme dans cette instance où il définit le sens de son entreprise d’écriture même :

mon esprit, […] faisant le cheval eschappé, […] se donne cent fois plus d’affaire à soy mesmes, qu’il ne prenoit pour autruy ; et m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commencé de les mettre en rolle, esperant avec le temps luy en faire honte à luy mesmes. (E I, viii, 34)

Autour du processus de conceptualisation qui aboutit au mot promptitude – processus que je préfère désigner, à la suite de Benjamin, comme l’acte par lequel on réussit à « ôter l’aiguillon au mouvement »[4] – je veux discuter deux scènes : le rêve de parvenu de Rosegger, tel qu’il hante Freud au cœur même de son Interprétation des rêves, onze ans après la première publication du livre, en 1900 ; quelques pages du journal de Benjamin, écrit lors de vacances passées, en 1931, auprès de son ami Brecht.

J’oserais, premièrement, proposer que ces instances ont en commun l’âge des auteurs au moment où les événements racontés se donnent comme scène de l’écriture. Au-delà de la coïncidence, je prétends que vers l’âge de trente-neuf ans, une intercession se produit qui brise le [fin page 258] rapport de l’écrivain à son vécu, et à la suite de laquelle l’idée qu’il s’était donnée jusqu’alors – portant sur sa propre historicité, c’est-à-dire, sur le sens de sa vie – peut subir un énorme bouleversement. Si je choisis le parvenu, c’est parce qu’il incarne par excellence l’être humain qui croit au sens de l’histoire, c’est-à-dire, à une progression qui conduirait au dépassement de soi, à l’accomplissement du potentiel qui lui a été légué et qu’il lui incombe d’exploiter, à la gloire. Rosegger figure ainsi le parvenu auquel Freud a pu et dû faire appel, comme à son double. Benjamin, l’être amoureux qui, de la scène déserte de son amour, nous tend éternellement la rose de la Pentecôte, la Pfingstrose, pivoine qui signe l’exaucement des vœux et scelle son renoncement à la conviction que l’histoire se trouverait encore devant lui. Auprès d’eux et dès le départ, Montaigne, grand maître de l’opération, que je devrais appeler de dés-aiguillonnage, grâce à laquelle l’être humain peut découvrir son devenir-animal. Devenir-animal comme l’alternative esseulée devant un devenir historique dont les Essais prennent la mesure et assument la ruine.

Car ce sont, à mon avis, de telles dispositions qui donnent un sens au retour calmant, tranquillisant, au lieu où l’on pouvait croire que le pire sera évité. Que d’une certaine façon, grâce à notre humanité – définie, à la suite d’Agamben par exemple, ou de Derrida, ou de Heidegger même – comme ce qui laisserait l’animal, et l’animal en nous de surcroît, être ce qu’il est – grâce à notre humanité donc, nous allions finir par nous retrouver au lieu qui nous appartenait originairement.

Le parvenu

Dans ses Études sur l’hystérie, publiées en 1895, lorsqu’il a trente-neuf ans, Freud interroge la contrainte qui oblige les patients névrotiques à agencer sans répit des associations entre les idées qui, de manière tout à fait aléatoire, leur passent par la tête simultanément. Il n’y a pas longtemps depuis que Freud a pu lui-même se convaincre de la puissance d’une compulsion de ce genre, concernant les associations d’idées ; mais ce fut à partir d’observations faites dans un domaine différent. Pendant plusieurs semaines, il avait été obligé d’échanger son lit avec un lit plus dur, où il avait eu des rêves plus nombreux ou plus vifs, ou bien au cours desquelles, peut-être, il n’arrivait pas à atteindre la profondeur normale du sommeil. Le premier quart d’heure après le réveil il se rappelait tous les rêves qu’il avait eus pendant la nuit ; c’est alors qu’il commença à se donner la peine de les écrire et d’essayer de les résoudre. L’esprit analytique du scripteur réussit à relier tous les rêves l’ayant visité lors des circonstances décrites à deux facteurs : la nécessité de travailler les idées auxquelles il n’avait fait attention qu’en passant [fin page 259] pendant la journée – idées effleurées seulement, mais non pas résolues ; et la compulsion de lier ensemble les idées qui se donnent dans un même état de conscience. À travers cet exercice, Freud arriva à attribuer le caractère insensé et contradictoire des rêves à la prépondérance incontrôlée du dernier facteur, la compulsion de lier ensemble…[5]

La première attestation publiée qui démontre l’intérêt de Freud pour les rêves a à voir avec cette circonstance : le fait d’avoir changé son lit avec un lit plus dur.

Dans la Traumdeutung[6], Freud parle – sous le chapitre « L’affect dans les rêves » – des rêves récurrents racontés par Peter Rosegger[7], écrivain autrichien de renommée qui avait été apprenti tailleur dans sa jeunesse ; il s’agit d’un récit où, selon Freud, il est très difficile de reconnaître la prééminence du principe de l’accomplissement du désir que son interprétation des rêves vient, justement, de mettre en valeur. La jouissance du dormeur est contenue entièrement dans son vécu quotidien (Tagesleben), alors que, dans ses rêves, il est poursuivi par le fantôme d’une existence (Existenz) à laquelle il avait depuis longtemps échappé (T 467).

Que penser de cette affirmation selon laquelle le rêve de Rosegger vient chaque nuit contredire la joie de vivre du rêveur, sa vie quotidienne, la jouissance, sinon le bonheur qui s’étalent pour lui à la lumière du jour ? Peut-on, en effet, échapper à une existence passée malheureuse ? Peut-on même prétendre avoir eu une existence passée malheureuse – tout comme on peut avoir des rêves malheureux – et pourtant vivre dans un présent heureux – ou, pour continuer l’analogie, dans un état heureux de veille ?

Avant de passer à l’histoire de Rosegger, rappelons que « maîtriser le rapport entre les générations », ce que Benjamin appelle enseigner, est un chemin à double sens. Celle qui enseigne n’oublie jamais la manière dont on lui a enseigné, ni ses maîtres. Il s’agit alors non pas d’un seul rapport avec les jeunes gens devant vous, mais aussi d’un rapport à ceux qui ne sont plus jeunes, qu’on a laissés derrière soi, et dont beaucoup sont déjà passés à l’autre monde, ad plures.

Dans l’histoire de Rosegger alors, moi, le dormeur, je suis l’apprenti tailleur qui devient écrivain et ne laisse jamais cette condition d’apprenti derrière soi, comme Freud pense qu’il le devrait ou pourrait faire. Mais je suis aussi le maître tailleur, qui est supposé enseigner son art à son apprenti. Moi, le dormeur, je suis celui qui veut se départir du côté du maître et ne peut pas, mais attend plutôt à être renvoyé, congédié ; et je suis celui qui congédie son apprenti comme il l’entend.

Rosegger écrit dans son histoire « Fremd gemacht ! » (« Renvoyé ! ») que lui, bon dormeur d’habitude, avait pourtant souvent perdu son repos ; car, à côté de sa modeste carrière d’étudiant et homme de lettres, il avait traîné, comme un fantôme dont il ne pouvait se libérer, l’ombre de la vie [fin page 260] d’un véritable tailleur. Non point parce que, durant la journée, il aurait souvent ou intensément réfléchi sur son passé, continue-t-il. Celui qui s’était débarrassé de sa peau de philistin, qui cherchait à conquérir ciel et terre, avait autre chose à faire. Le jeune homme épatant qu’il était devenu n’aurait pas su trop s’attarder sur ses rêves nocturnes non plus. Ce ne fut donc que plus tard, lorsque l’habitude le prit de réfléchir sur tout et n’importe quoi – ou bien, lorsque le philistin au-dedans commença à remuer quelque peu –, qu’il se demanda : pourquoi, s’il devait rêver du tout, se rêvait-il toujours en apprenti tailleur, à passer tout ce temps dans l’atelier, auprès de son maître, à travailler sans salaire ?

Assis comme il restait auprès de lui (neben ihm saβ) à coudre et à repasser, le rêveur savait très bien qu’il n’appartenait vraiment plus dans l’atelier du maître ; le citadin qu’il était à présent s’occupait à des choses bien différentes. Mais dans son rêve il prenait toujours des vacances, c’était pendant les vacances d’été… car nous, dormeurs, prenons des vacances d’été, devenons disponibles, lorsqu’il s’agit de retourner au passé dans nos rêves ; nous nous libérons de nos obligations habituelles….

Ainsi restait-il assis, à côté de son maître, à l’aider. Et, souvent irrité, il s’attristait de perdre tout ce temps qu’il aurait pu employer à mieux faire et plus utile… car nous, dormeurs, pensons toujours avoir mieux à faire que de rester assis à côté du maître à l’aider….

De temps en temps, lorsque quelque chose clochait, il devait essuyer les reproches du maître, même s’il n’avait jamais été question de salaire. Souvent, comme il restait assis là (so dasaβ), le dos courbé dans l’obscurité de l’atelier, la pensée lui venait de prendre congé de ce travail et quitter. Et en allemand, comme en français d’ailleurs, l’expression contient l’idée de rendre étranger, quitter son pays, le lieu d’appartenance ou qui nous revient de droit. Une fois il s’avança même à le faire ; mais le maître ne paya aucune attention et l’apprenti se retrouva bientôt assis auprès de lui, à coudre.

Le but de cette tant désirée rébellion contre le Lehrmeister est donc de se rendre étranger, de prendre congé, car, finalement, à ce sombre atelier il n’appartient plus. Et puis il a définitivement mieux à faire que de gaspiller son temps de la sorte : rester assis auprès du maître et coudre….

Après tant d’heures onéreuses, quelle joie de se réveiller ! Et le rêveur décida que, si ce rêve persistant devait revenir, il allait le repousser énergiquement et déclarer, à haute voix, que ce n’était que des tours de passe-passe, qu’il était dans son lit et qu’il voulait dormir ! Mais le rêve continua à revenir, et son étrange régularité (unheimlicher Regelmäβigkeit) dura des années.

Une fois, lorsque l’apprenti et son maître travaillaient chez Alpelhofer – paysan dans la maison duquel notre héros avait commencé son [fin page 261] apprentissage – et que son maître s’était montré particulièrement mécontent de son assistant, en lui demandant à quoi il rêvassait, ce dernier se dit que la chose la plus raisonnable à faire aurait été de se lever, lui signifier qu’il n’était là que pour faire plaisir au maître, et puis quitter. Mais il ne le fit pas. Il ne protesta pas non plus lorsque le maître lui ordonna de faire de la place sur son banc pour un nouvel apprenti. Il se poussa au coin et continua à coudre. Le même jour un autre journalier fut reçu, un hypocrite…. Lorsque ce dernier chercha à s’asseoir, il n’y avait plus de place. Alors le maître dit au dormeur : « Tu n’as aucun talent pour la couture, tu peux t’en aller, tu es congédié ! »[8] L’effroi du rêveur fut si fort qu’il s’éveilla.

La lumière du matin étincelait à travers les fenêtres de la maison familière. Des œuvres d’art l’entouraient ; sur les belles étagères régnaient Homère l’éternel, le gigantesque Dante, l’incomparable Shakespeare, Goethe le glorieux. Tous les magnifiques immortels. Il lui sembla avoir retrouvé de nouveau cette idyllique, douce, paisible et poétique vie spirituelle où il avait si souvent, si profondément approché le bonheur méditatif. Et pourtant, il était vexé de ne pas avoir pris le devant en déclarant son congé à son maître, mais avait été congédié par lui.

Mais quel étonnement ! depuis la nuit où son maître le congédia, l’écrivain retrouva la paix. Il ne rêva plus des journées passées à coudre, journées qui gisaient enterrées si loin dans son passé, journées qui avaient été si gaiement sans soucis mais qui avaient projeté un ombre aussi long sur ses années mûres….[9]

L’époque de l’apprenti-tailleur – Schneiderzeit – était modeste dans un sens différent de celui dont l’époque présente, de l’être-étudiant-et-littérateur – Studenten- und Literatendasein – est présentée, humblement, par le narrateur lui-même, comme étant « modeste ». Cette dernière est bescheiden : un être-modeste, ou un Dasein modeste, tel que Rosegger l’appelle ; modeste, par rapport aux géants devant lesquels l’on doit s’incliner chaque matin au réveil. Alors que l’autre modestie – la première, l’« originelle » si l’on peut dire – était une Anschpruchlosichkeit : condition dépourvue de prétention, temps passé « sans souci » assis sur le banc, à côté du maître, à coudre. Dans ce temps-là, on restait sans cesse à côté du maître, à coudre à côté du maître, à repasser à côté du maître, à l’aider. En tant qu’apprenti et journalier, il est certain, mais pour aider son maître, premièrement. On avait sa place à côté du maître, on appartenait à côté du maître. On était là pour faire plaisir au maître.

Aujourd’hui, au fil des jours consommés par les emplois de l’écrivain, on se réveille sous la fascination des géants. On est le miraculé des géants. Vie idyllique, paisible, poétique, spirituelle. Bonheur humain dans le genre méditatif. [fin page 262]

Bonheur malgré lequel, rien que pour un moment, on voudrait bien avoir eu le courage de prendre fermement le devant, on voudrait avoir été l’auteur de son éloignement, de son estrangement, avoir opéré soi-même, dans ses propres termes, son devenir-étranger….

Eh bien, se demande Freud, quoi faire d’un tel rêve, qui ne correspond de toute évidence pas au commandement pressenti, découvert, puis démontré par son opus et selon lequel le rêve doit être accomplissement du désir, Wunscherfüllung ?

Il est certain que Freud aura eu, lui aussi, des rêves similaires ; ces rêves-là lui permettront de jeter quelque lumière sur le sujet. C’est le moment de parler de l’époque de son propre apprentissage à l’Institut Chimique : un épisode stérile (unfruchtbare), humiliant (beschämende), comme il l’appelle.

Il est vrai que cet épisode est loin dans le passé. Depuis, Freud est devenu « analyste », il fait des analyses qui sont hautement appréciées ; même si (dirait la science) il s’agit de Psycho-analyses. Et si pendant la journée, à l’état de veille, il est fier de ses analyses et a envie de se féliciter de son succès, certains de ses rêves lui rappellent, pendant la nuit, les autres analyses, qui ont échoué pitoyablement et dont il n’a aucune raison de s’applaudir (T 469).

Ainsi, à la question décourageante soulevée par les rêves qui vont carrément contre toute interprétation conforme à la théorie de l’accomplissement du désir, Freud répond qu’il s’agit des rêves de punition d’un parvenu, comme les rêves de l’apprenti-tailleur qui était devenu un fameux écrivain.

Et pourtant… Comment est-il possible, continue-t-il – car cette affaire ne cesse de le préoccuper – comment est-il possible que, dans le conflit entre la fierté du parvenu et son autocritique, le rêve prenne la part de cette dernière et choisisse comme contenu une mise en garde sensée plutôt qu’un accomplissement illicite du désir ? Et que moi, dans la poursuite de mon propos, je nommerai promptitude ? La promptitude de rejeter l’ombre de son passé, de s’en défaire ? Les difficultés que cette question soulève incitent Freud à proposer que la fondation du rêve avait été posée, initialement, par une fantaisie par trop ambitieuse, à la place de laquelle les pensées humiliantes, venues y verser leur eau froide, ont fini par trouver leur expression dans le rêve. Ce qu’il faut admettre, c’est que les tendances masochistes de la pensée – de la vie de l’âme (Seelenleben) – pourraient fort bien être responsables d’un pareil renversement. [fin page 263]

« Les feuilles qui me restent encore de ce papier, je veux les consacrer à un journal… »

À ce point, j’aimerais tourner mon attention vers une certaine expérience de l’amitié inspirée, elle aussi, par l’exaucement des vœux, et lire quelques pages d’un journal que Benjamin écrit lorsqu’il était véritablement en vacances, durant l’été de 1931 dans le Lavandou. Je vais lire ces pages comme s’il s’agissait des scènes disjointes d’un rêve que l’on essayerait de rassembler sur le mode de l’Interprétation freudienne. Les scènes portent sur le vœu et la pivoine ; le théâtre – soit l’état d’âme – où les dites scènes se déroulent, la disposition grandissante de l’écrivain à se suicider, ou plutôt, pour une traduction qui irait dans le sens de ma lecture de Benjamin à la suite de Montaigne : « ma promptitude grandissante à m’enlever la vie » : « Et pour ne parcourir entièrement que le cercle des pensées et des forces sous la commande desquelles ce journal est venu à être entamé, il ne me reste plus qu’à évoquer ma disposition (Bereitschaft) grandissante à m’enlever la vie » (AS 423).

Le mois de mai-juin 1931, Walter Benjamin, qui aura trente-neuf ans le 15 juillet (1892-1940), passe des vacances à Juan-les-Pins, en compagnie d’un groupe d’amis et connaissances parmi lesquels Brecht. Durant ces vacances, il tient un journal dont certains contenus peuvent être rapprochés des ceux de son essai sur le Narrateur ; Der Erzähler sera publié en 1936, il est sûr, et même rédigé cette année-là, dans l’espace de quelques mois seulement, mais, d’une certaine manière, Benjamin n’y aura pas oublié le désir de se suicider qui le hanta par ce superbe été de 1931. Aucun paradoxe dans le fait que, eût-il ôté sa vie alors, il n’y aurait pas d’essai sur le Narrateur, ni bien d’écrits encore. Ce que je pressens, dans sa manière de « demeurer » l’homme de trente-neuf ans qu’il avait été, est une façon de vivre « comme si » il était mort déjà depuis 1931. Vivant comme non vivant, mort comme non mort, pour paraphraser une expression que Giorgio Agamben met à l’œuvre dans Le temps qui reste[10].

Les vœux

Notre manière de voir notre vie comme si des choses importantes, souhaitables, voire extraordinaires, devaient encore nous arriver, fait partie de notre conception de l’histoire individuelle comme progrès, comme ascension vers un meilleur être-dans-le-monde. Être meilleur auquel on aurait le droit d’espérer et dont, si nous n’en avons pas encore fait l’expérience, nous la ferons. Ce fut en effet le cas d’Adorno par exemple, du parcours de sa vie, après la mort de son ami Benjamin, [fin page 264] après les années de la guerre. Benjamin, par contre, se trouve dans une situation très différente, surtout durant les dix dernières années de sa vie. Et il ne l’ignore pas. C’est bien ce qu’il affirme lorsqu’il parle de « ma vie avant 1933, et après ». Je reformulerai, donc, pour poursuivre l’idée au départ de cette esquisse : sa vie avant 1931, et après.

Son journal commence par un commentaire sur la situation de l’écrivain de son temps. À Juan-les-Pins, le 4 mai 1931, il se trouve encore une fois tourmenté par « les caractères permanents de la situation des écrivains, qui sont […] désolants, mais, pour des raisons touchant à l’honneur de la profession, ils ne sont presque jamais exposés entièrement au grand jour. Je me suis souvent demandé si cette disposition pacifique particulière ne se rattachait pas à cet esprit de contemplation auquel vous fait accéder l’usage des drogues » (ÉA 174). L’écrivain qui observe les choses telles qu’elles se présentent à ce moment-ci en Europe se retrouve dans la même situation, amère, que le drogué vis-à-vis ses congénères. Il est pacifique, il est contemplatif, mais cette attitude pacifique et contemplative est l’attitude de celui qui sent qu’il ne peut plus pénétrer l’ordre qu’il observe.

Il existe un savoir qui nous est caché dans la vie ainsi dite réveillée ; le savoir essentiel, celui qui nous conduit et qui détermine notre destinée, est un savoir auquel nous n’avons accès qu’à travers un lent processus de réflexion et d’écriture. L’acte de copier en fait partie intégrante, car copier signifie « recopier » pour nous-même quelque chose qui gît dans ce lieu de notre être arrangé, organisé conformément à l’expression : la disposition de notre paysage imaginaire. Être tourné vers le passé serait un des cas de figure de cette contemplation du paysage imaginaire. Benjamin le définit en tant que mouvement de submersion : vertiefen, rendre plus profond, approfondir.

Paysage imaginaire parce que désiré, et dont il dira, quelques jours plus tard :

Voici ce que veut le rêveur abîmé dans le paysage : [que] la mer [fasse] gonfler et retomber à chaque instant des milliards et des milliards de vagues, [que] les forêts frémissent de nouveau à chaque instant des racines jusqu’à la plus haute feuille, [qu’]en un mouvement ininterrompu les pierres du château s’effritent et tombent.... (AS 427-428)

Alors que la science ne veut voir dans les atomes que des tempêtes d’électrons, lui, le rêveur abîmé dans le paysage, tout cela il lui faut l’oublier, « pour s’abandonner aux images auprès desquelles ‘il’ veut trouver la paix, l’éternité, le calme, la durée » (ÉA 182). Même si un [fin page 265] moustique qui bourdonne à ses oreilles, un coup de vent qui le fait frissonner, toute proximité qui l’atteint donne le mensonge à cette illusion de paix, d’éternité, de calme, de durée….

En prenant la route qui traverse ce paysage imaginaire, j’essaye d’approcher la deuxième scène, de la pivoine, et concevoir le passage de l’objet offert à sa signification qu’on appelle « conceptuelle ». Mais, pour ne pas succomber à l’emprise d’un processus de conceptualisation où les pensées se retrouveraient coupées et ainsi « délivrées » de leur incarnation dans le monde, la lecture nous sera utile, d’une lettre de Wiesengrund-Adorno à Benjamin, (Berlin, 6.9.1936) par l’entremise de laquelle, tout en lui adressant « quelques mots rapides sur le travail consacré au Narrateur », Adorno reproche à son aîné de faire du corps humain la mesure de la concrétude :

Je commencerais par vous assurer de mon accord plein et entier avec l’intention historico-philosophique : à savoir, la narration n’est plus possible. […] En revanche, je ne m’inscris pas en conformité avec la tendance à réduire le geste de l’immédiateté […] non pas tant à l’immédiateté au sens hégélien, au sens historico-philosophique, qu’au geste au sens somatique. Et cette divergence me conduit au centre de notre discussion comme rarement. Car, en dépit de l’accord le plus fondamental et le plus concret par ailleurs, tous les points sur lesquels je diffère de vous pourraient se résumer sous le titre d’un matérialisme anthropologique, que je ne peux suivre. C’est comme si pour vous le corps humain était la mesure de la concrétude. Or il n’est qu’un « invariant », de telle nature, je crois, qu’il barre la route au concret décisif (l’image dialectique précisément, et non l’image archaïque). C’est pourquoi je me sens toujours mal-à-l’aise en vous voyant utiliser des termes comme geste et autres choses du même genre….[11]

Lorsque Adorno corrige Benjamin et parle de la dimension corporelle de la connaissance (comme de la représentation d’ailleurs) en termes d’ « invariant », un invariant parmi d’autres, plutôt que d’y reconnaître l’élément essentiel qu’elle constitue pour l’auteur de l’essai sur le Narrateur ; un invariant, dit-il, qui, plutôt que de nous renseigner sur le sens de l’histoire, nous empêche, justement, d’en saisir le sens, puisque ce qui dans le rapport à l’Histoire est immédiateté ne peut être conçu comme tel que si le mot est pris dans son sens hégélien, « au sens historico-philosophique », et non point en tant que « geste au sens somatique » ; lorsqu’il fait cette lecture et cette correction, Adorno dévoile non pas seulement l’entrave que sa jeunesse pose à sa pensée, mais la [fin page 266] manière dont la pensée elle-même peut, si elle ne prend garde, prendre une certaine forme de jeunesse de la pensée – qu’elle imagine, parfois, impérissable – pour de la rigueur conceptuelle.

Ainsi, pour revenir à la question du passage du concret à l’abstrait chez Benjamin, il nous faudra retrouver plutôt notre rêveur abîme dans le paysage : « Et il semble parfois connaître l’accomplissement quand il parvient à désamorcer le mouvement même, à métamorphoser le tremblement des feuilles au-dessus de lui en cime, le passage rapide des oiseaux autour de sa tête en migration » (ÉA 183).

Est-ce que le rêveur recherche l’immobilité du concept ? Plutôt celle de l’éternité, il me semble. La traduction nomme cette immobilité, cristallisation : « Circonscrire ainsi la nature au nom d’images pâlies – c’est la magie noire de la sentimentalité. Mais la faire cristalliser par une nouvelle invocation, c’est le don du poète » (ÉA 183). Il se peut que le mot « cristallisation » ait été employé pour donner à l’expression une tournure poétique ; il n’en reste pas moins que le verbe que Benjamin choisit ici est erstarren : devenir raide, se raidir, comme dans l’expression im Tode erstarren die Glieder : la mort raidit les membres.

Dans son essai sur le Narrateur, achevé, comme la lettre d’Adorno l’atteste, en 1936, Benjamin conçoit la destinée d’un homme mort jeune comme suit : « Un homme qui est mort à trente-cinq ans […] apparaît dans la remémoration (Eingedenken), à chaque point de sa vie, comme un homme qui devait mourir à trente-cinq ans ».[12] Dans son journal de 1931, il décrivait déjà de son sentiment d’avoir vécu une vie dont les vœux les plus chers ont été exaucés. Le même 4 mai 1931, le journal revient à l’idée des vœux dont il avait été question plus tôt, pour dire :

Les gens mettraient moins en doute la proposition selon laquelle chacun voit ses vœux les plus profonds exaucés s’ils se disaient que ces vœux sont presque toujours inconscients (unbewußt), en d’autres termes différents de ceux qu’ils connaissent (denen sie wissen) et dont ils peuvent à bon droit se plaindre que l’exaucement leur ait été refusé. […] Mais le véritable signe distinctif de ces vœux était qu’aucun prix n’était trop élevé pour ce que l’on désirait : peut-être d’ailleurs reconnaît-on le mieux ses vœux les plus chers, rétrospectivement, en voyant quel bon usage ils ont fait de cette disposition illimité (schrankenlosen Bereitschaft) à payer et quel prix il a fallu payer pour les exaucer. (ÉA 175-6 ; AS 423) [fin page 267]

Dans schrankenlos, le sens d’ « effrené » vient préfigurer l’idée de la promptitude et nous fait savoir que ce n’est que ce qui a déjà manifesté une disposition sans frein, sans limite, qui peut retrouver la diligence de s’arrêter net.

La pivoine

Le 3 juin, à la Potinière, dans le Lavandou, Benjamin passe quelques heures avec Brecht et d’autres amis ; « il y aurait toutes sortes de notes à prendre sur les conversations avec Brecht », confesse-t-il ;

Nous avons abordé les sujets les plus divers : la société internationale des amis matérialistes de la dialectique hégélienne ; l’idée d’un drame policier ; le procès de Friedrich Schiller ; et même, pour finir – c’était hier – une conversation d’une heure, à laquelle Marie Grossmann a assisté, sur Proust. Mais je préfère raconter une autre scène parce que mon comportement, tel qu’il s’est révélé à cette occasion, est vraiment impénétrable. (ÉA 187-189)

Cet aspect impénétrable a trait à ce que j’appelle la scène de la pivoine, scène ou histoire dont la narration pourrait aussi bien commencer par la fille en veste rouge et pantalon bleu que Benjamin poursuivait depuis un moment déjà – car il dit : « J’avais fait une promenade solitaire vers Saint-Clair. C’était la première fois depuis longtemps, la première promenade en solitaire, depuis longtemps » (ÉA 187-189). Depuis longtemps il n’avait fait une promenade solitaire, depuis longtemps peut-être n’avait-il poursuivi une jeune fille en veste de plage rouge et pantalon bleu, mais auxquelles promenade et poursuite une fin abrupte fut mise par la rencontre, au carrefour du chemin menant à la maison de Brecht, d’un homme que la jeune fille connaissait :

Chemin faisant, comme je passai devant la villa Mar-belo où Brecht et les autres vivaient, j’ai eu envie de monter les voir. Et bien que je me sois dit qu’ils devaient être encore à table, c’est ce que j’ai fait ; et dans l’état un peu flageolant où m’avait mis cette promenade solitaire, la première depuis si longtemps, la moindre des raisons de ma décision n’était sans doute pas que j’étais fatigué de suivre une jolie jeune fille, vêtue d’une veste de plage rouge et d’un pantalon bleu, qui marchait devant moi sur la grand-route dans le crépuscule. Le pire, c’est qu’elle rencontra tout à coup un homme et s’arrêta auprès de lui et qu’il m’aurait fallu passer à côté d’elle. Je pris alors sur le côté le chemin qui menait à la villa et j’entrai dans le vestibule. (ÉA 188) [fin page 268]

Pendant sa promenade, il avait cueilli des fleurs : une églantine et une pivoine. Heckenrose et Pfingstrose. Cette pivoine, ou rose de la Pentecôte, comme son nom signifie en allemand, lui rappelle le visage d’un amour lointain déjà : « Sur le chemin de retour, je passai devant un buisson de pivoines. Elles me rappelèrent avec force le bouquet que Jula ‘Cohn’ m’avait offert il y a de nombreuses années pour mon anniversaire et qui n’était composé que de pivoines ; j’en ai cueilli avec peine un petit rameau que je plaçai avec l’églantine entre les pages du Journal du coiffeur de Jouhandeau que j’avais avec moi » (ÉA 188).

Avec son livre et les fleurs, il passera donc visiter Brecht. Ils restèrent, soit seuls, soit en compagnie des autres, deux heures environ, à converser, jusqu’à ce que le moment lui sembla venu de partir. Alors qu’il reprenait son livre,

les fleurs en dépassaient (schauten daraus die Blumen hervor) et lorsqu’on les montra en faisant des plaisanteries, mon embarras a été d’autant plus grand qu’avant d’entrer dans la maison je m’étais demandé à quoi rimait d’entrer avec des fleurs (was das Erscheinen mit Blumen denn solle) et si je ne ferais pas mieux de les jeter. Mais je ne l’avais pas fait, Dieu sait pourquoi ; certainement il y avait eu en ce moment-là un sentiment de défi (Trotz). Naturellement je voyais qu’il ne me serait pas possible d’offrir ma pivoine à Hauptmann, mais je voulais quand même au moins la brandir devant elle comme un drapeau. Ce projet devait magistralement échouer. Je fis ironiquement cadeau de la pivoine à Brecht, en subissant ses plaisanteries ironiques, conservant encore l’églantine ; mais naturellement il ne l’accepta pas. Je la fis disparaître (verschwinden) en fin de compte dans un grand pot plein de fleurs bleues qui se trouvait à côté de moi. Mais je fis tomber l’églantine parmi les autres fleurs du pot où elle sembla, curiosité botanique, partir de la tige d’une des fleurs bleues. Et elle resta là vraiment bien en vue. Le bouquet de fleurs avait finalement hissé mon drapeau et devait remplacer celle à laquelle il était destiné. (AS 432)

Que viennent donc chercher ces roses là-dedans, couronnement sinon conclusion d’une bien grave conversation intellectuelle concernant des sujets parmi les plus sérieux, comme la société internationale des amis matérialistes de la dialectique hégélienne, l’idée d’un drame policier, le procès de Friedrich Schiller, bref, conversation ramassant une foule d’éléments, apparemment disparates, mais que l’on sait parfaitement en mesure de participer de ce schéma qui ne cesse d’être formulé et qui vise [fin page 269] la mise en place d’une réflexion sur l’histoire à laquelle tout penseur devrait, nécessairement, contribuer ? D’un autre côté, que deviennent la pivoine, l’églantine, lorsque l’on les regarde à travers à la contemplation du rêveur abîmé dans le paysage, contemplation pour laquelle les feuilles tremblantes se métamorphosaient en cime, le passage des oiseaux devenait migration ?

« Ce qui ne paraît plus de la pensée encore… »

Les conversations que Benjamin a avec Brecht tournent souvent autour des conditions de vie de Benjamin lui-même, mais à l’intérieur de contraintes imposées par ce que ce dernier appelle « l’honneur de la profession ». Des sujets comme l’enquête sur les modes de comportement, où la proposition de Benjamin « rejoignait [s]on sujet de prédilection, la question de l’habitation », sujets instructifs s’il y en a, eu égard des difficultés financières ou plutôt alimentaires que Benjamin traverse concrètement, ne sont pas traités de manière littérale, mais par des figures qui leur servent de truchement. S’agirait-il ici de ce que l’on appelle des « figures de la pensée » tout simplement ? Benjamin au sujet de l’habitation, ou bien assumant son rôle de visiteur qui tend la rose de la Pentecôte à Brecht ; Rosegger doublé par le fantôme de lui-même ; Montaigne par son cheval : est-ce que toutes ces figures sont-elles des figures de la pensée uniquement ?

Voici donc ma question : comment atteindre ce qui ne paraît plus de la pensée encore ? Il me semble qu’aucune des instances que j’ai essayé d’invoquer ici n’est de la pensée seulement : certainement pas le rêve de Rosegger, ni le journal de Benjamin, ni les essais de Montaigne. Et la pensée alors – la pensée impérissable, comme je la nommais plus tôt – où serait-elle ? Peut-être l’avons-nous aperçue dans ce qui se jouait, à un moment donné, dans la correspondance Adorno-Benjamin, du côté d’Adorno ; peut-être aussi cette contemplation poétique des géants à laquelle Rosegger se doit réveiller chaque matin.

La promptitude, ou l’absence de promptitude qu’elle combat, voudrait-elle mettre fin à ce qui, dans la pensée, n’est que jeunesse ? Se peut-il que cette réflexion porte somme toute sur la « valeur » de la pensée ? De la théorie autrement dit ? De ce que le jeune Adorno appelait, cherchait, estimait au-dessus tout : le sens hégélien, le sens historico-philosophique ?

Alors que nous, dans notre post-histoire, nous sommes justement dans la réification de ce qui est devenu une ainsi-dite pensée, pensée de la jeunesse de l’homme. Chaque nom que nous invoquons représente un système : Freud, Benjamin, Adorno, Montaigne. « Voici comment on pensait (sic !), on écrivait, on croyait, lorsque l’on entretenait encore cette [fin page 270] illusion, de l’historicité de l’être humain, du sens de la vie, dont nous nous sommes défaits ». Mais l’impuissance du parvenu à s’arracher à sa condition non-pensante, tout comme la transformation de la promptitude en vœu de mort et d’éternité muette chez Benjamin, pour qui Kafka et son devenir-animal avait fini par désigner l’unique condition encore supportable de l’être-dans-le-mode de l’humain, nous montrent bien comment cette post-histoire se préparait d’avance.

Le vœu connu serait inapprochable, comme Benjamin l’admet ; mais le vœu véritable, celui pour l’exaucement duquel vous avez le plus payé, celui-là s’est depuis un moment déjà emparé de vous.

Une fois, pour son anniversaire, Benjamin avait reçu un grand bouquet de pivoines de Jula Cohn. Cet été, de son trente-neuvième anniversaire, il fait cadeau d’une pivoine à Brecht, faute de pouvoir en faire à la jolie jeune fille en veste de plage rouge et pantalon bleu. Il en fait cadeau, dans son journal – où la chose lui apparaît impénétrable, undurchschaubar – ainsi qu’en réalité. C’est là la beauté du journal, la beauté de tout ce qui tient du journal : le roman de Proust, les essais de Montaigne, l’interprétation des rêves de Freud…. Car dans l’écriture qui tient du journal, la possibilité se donne qu’il agisse d’une mise en œuvre, à part la pensée, d’autre chose encore que de la pensée. Que nous nous retrouvions enfin, dans les mots de Proust, devant « ce qui ne paraît plus de la pensée encore… ».

 


Notes

[1]. Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Traduit de l’italien par Judith Ravel. Paris : Éditions Payot et Rivages/coll. « Bibliothèque Rivages », 2000.

[2]. Martin Heidegger, Être et Temps. Traduction de François Vezin. Paris : Gallimard, 1986 : 185. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle ÊT, suivi du folio et placé entre parenthèses.

[3]. Michel de Montaigne, Essais I : ix. Dans œuvres complètes. Paris : Gallimard/ « Bibliothèque de la Pléiade », 1962 : 36-7 : « car le magasin de la memoire est volontiers plus fourny de matiere que n’est celuy de l’invention ; (a) si elle m’eust tenu bon, j’eusse assourdi tous mes amys de babil, les subjects esveillans cette telle quelle faculté que j’ay de les manier et emploier, eschauffant et attirant mes discours. (b) C’est pitié. Je l essaye par la preuve d’aucuns de mes privez amys : à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté ; s’il ne l’est pas, vous estes à [fin page 271] maudire ou l’heur de leur memoire, ou le malheur de leur jugement. (c) Et c’est chose difficile de fermer un propos et de le coupper, despuis qu’on est arroutté. Et n’est rien où la force d’un cheval se cognoisse plus qu’à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, j’en voy qui veulent et ne se peuvent deffaire de leur course ». Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle E, suivi du folio et placé entre parenthèses.

[4]. Walter Benjamin, Écrits autobiographiques. Traduction de Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier. Paris : Christian Bourgeois Editeur, 1994 : 182-3. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle ÉA, suivi du folio et placé entre parenthèses. Texte original : Gesammelte Schriften Band VI, Autobiographische Schriften. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Verlag, 1985 : 428. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle AS, suivi du folio et placé entre parenthèses. La traduction française, toujours vigilante et soucieuse de faire suffisamment abstrait, donne à l’expression der Bewegung selber ihren Stachel zu nehmen le sens de « désamorcer le mouvement », alors qu’en allemand, à ce moment-ci, elle renvoie au moustique qui avait empêché le rêveur de s’abîmer dans le désir de l’éternité qui le hante chaque fois qu’il se trouve devant un paysage.

[5]. Sigmund Freud, The Interpretation of Dreams. Traduction de James Strachey. London : Penguin Books, 1991. Je traduis et paraphrase ici un commentaire appartenant à l’introduction au volume par Strachey et intitulée “Sigmund Freud : A Sketch of His Life and Ideas”, 38.

[6]. Sigmund Freud, Die Traumdeutung. Frankfurt am Main : S. Fischer Verlag GmbH, 1999. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle T, suivi du folio et placé entre parenthèses.

[7]. L’écrivain autrichien Peter Rosegger (1843-1918) avait atteint la célébrité en se détachant de très humbles origines paysannes.

[8]. “Du hast ja doch keinen Schick zur Schneiderei, du kannst gehen, du bist fremd gemacht” (T 468).

[9]. Cette traduction est une adaptation, à la troisième personne, de ce qui, dans le texte de Freud, est donné comme citation du récit à la première personne de Rosegger. Pour cette adaptation j’ai eu également recours à la traduction anglaise.

[10]. Agamben appelle le « comme non » dans une expression du type « vivants comme non vivants », la formule de la vie messianique, à savoir, la vocation qui « n’appelle à rien et vers aucun lieu ». J’en ai parlé plus [fin page 272] longuement dans mon livre L’Énigme thérapeutique au cœur de la philosophie. Montréal : XYZ éditeur, 2004 : 48 passim.

[11]. Correspondance Adorno-Benjamin. Traduite de l’allemand par Philippe Ivernel. Paris : La Fabrique éditions, 2002 : 205-7. Dans sa présentation du volume, Enzo Traverso clarifie en quoi consistait, véritablement, la distance de onze ans qui séparait les deux hommes : « Les années vingt et trente avaient vu surgir l’œuvre de Benjamin, de sa théorie de l’allégorie […] aux aphorismes de Sens unique, de sa réflexion sur la perte de l’aura de l’œuvre d’art sous le capitalisme industriel à ses thèses sur la philosophie de l’histoire, de ses critiques littéraires à son projet inachevé sur Paris au XIXe siècle. L’œuvre d’Adorno commençait à peine à prendre forme à cette époque – elle n’éclora que dans l’après-guerre – et il ne faudra pas oublier, en lisant ces pages, qu’elles sont écrites d’un côté par l’auteur du Passagen-Werk et de l’autre, par le futur auteur de Minima moralia (1951). […]. Au moment de la mort de Benjamin, en 1940, Adorno n’avait écrit qu’un livre sur Kierkegaard et quelques essais remarquables de critique musicale. Certains de ses travaux devaient beaucoup à la réflexion théorique de l’auteur de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, ce qu’Adorno reconnaissait d’ailleurs » (13).

[12]. Walter Benjamin, « Le conteur : Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov ». En œuvres III. Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch. Paris : Gallimard, 2000 : 139. Dans cette traduction remaniée, le titre « Le narrateur » a été remplacé par « Le conteur » pour éviter, j’assume, la méprise des ceux qui verraient dans l’art de narrer une histoire une unique retombée de la science narratologique. Aussi, GS II, 2 : 456.