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LR/RL


Lisa Block de Behar

Universidad de Montevideo

Montevideo : légendes, romans
et histoires d’une ville assiégée[1]



Parce qu’une « ville » est une valeur spirituelle, une physionomie collective, un caractère persistant et créateur. La ville peut être grande ou petite, riche ou pauvre, active ou statique ; mais elle se reconnaît en ce qu’elle détient un esprit ou qu’elle réalise une idée, et dans cette idée et dans cet esprit se relie harmonieusement tout ce qui se fait en elle, depuis la forme en laquelle s’ordonnent les pierres jusqu’au ton dans lequel les hommes se parlent.

José Enrique Rodó, « Ciudades con alma »[2]

Données historiques :

La dénommée Grande Guerre (Guerra Grande) (1839-1851) fut, sans doute, l’épisode le plus grave de la guerre civile prolongée qui suivit le processus d’indépendance dans le Rio de la Plata et contribua à la formation de nouvelles unités politiques dans la région. Il s’agit d’un conflit sur les deux rives du rio, qui mit aux prises les alliés de Juan Manuel de Rosas, gouverneur de la Province de Buenos Aires, ses opposants internes et internationaux (y compris les forces navales d’Angleterre et de France), et, parmi eux, le camp du gouvernement de la nouvelle République Orientale d’Uruguay. Rosas, responsable de la politique étrangère de la Confédération Argentine, dirigea de façon autoritaire et avec des pouvoirs exceptionnels pendant vingt ans. Au commandement de l’armée de Rosas, se trouvait l’oriental Oribe, président déchu d’Uruguay. A partir de l’année 1843, l’armée de Rosas occupa la campagne uruguayenne et assiégea la ville de Montevideo. Pour cette raison, en Uruguay (qui avait commencé sa vie indépendante en 1830) il y eut deux gouvernements différents et simultanés : un, extra-muros avec Oribe à sa tête, et l’autre, à l’intérieur des remparts, qui s’appelait Gouvernement de la Défense, dirigé par Joaquin Suarez et organisé militairement par le général argentin José Maria Paz. Le camp de la Défense interpréta le conflit comme l’affrontement de la liberté et de la civilisation (son propre camp), contre la tyrannie et la barbarie (du camp opposé, avec Rosas et Oribe en tête). Vu du côté adverse, celui des [fin page 143] assiégeants, le conflit était compris comme la confrontation entre nationaux et américains (leur propre camp) contre les étrangers, européens ou américains « européanisés » (ceux de la Défense). C’est durant ces affrontements que se définirent les identités politiques uruguayennes, qui eurent une histoire continue et prolongée jusqu’à nos jours.

Moins connue que ses célèbres romans, Montevideo, ou une nouvelle Troie[3] d’ Alexandre Dumas, publiée au milieu du XIX siècle à Paris et à Montevideo, met en jeu, sous une certaine forme de fiction que l’histoire elle-même apprécie, une de ces légendes épiques et ancestrales à propos des polémiques et combats qui agitèrent le siège de Montevideo, la capitale de la République Orientale de l’Uruguay, durant la dénommée Guerra Grande entre 1843 et 1851. Cette dénomination anticipait sur celle que les français donnèrent à la Grande Guerre, et elle persista jusqu’à ce que les atrocités d’une seconde guerre, encore plus grande, banalisent le caractère exceptionnel de celle qui, la première, fut brutale et mondiale, et la mégalomanie belliqueuse finira par s’ordonner numériquement tout au long du XX siècle. Sans doute Borges avait à l’esprit ces démesures quand, parlant de sa grand-mère maternelle, Leonor Suárez de Acevedo, il disait qu’elle était née à Mercedes – ville de province sur le littoral uruguayen – durant la petite guerre qui s’appelait encore en Uruguay la Guerra Grande[4]. La force de l’expression contraste avec les dimensions de la réalité à laquelle elle se réfère, s’agissant d’une petite guerre dans un petit pays. Et pourtant, il n’y avait pas d’exagération. Même en tenant compte de la limitation nécessaire aux proportions, peut-être n’a t-on pas assez parlé des atroces malheurs ni de l’horrible violence suscités par les terribles combats, les plus sanglants. C’est pour cette raison, bien que ce ne soit pas la seule, que s’appellent la Tierra purpúrea[5], (la terre pourpre), tant le roman que le territoire où eurent lieu ces épisodes si cruels.

Il y a deux ans, pour le bicentenaire de la naissance de Dumas et à l’occasion du transfert de ses cendres au Panthéon en haut de la montagne Sainte-Geneviève, les cérémonies officielles – entre funèbres et solennelles –, les hommages littéraires célébrés en France, les innombrables honneurs et publications qui se consacrèrent à cette louange très posthume, tentèrent de restituer tardivement une gloire qui, bien que l’une des plus grandes de son époque, fut assombrie par des circonstances qui ne s’expliquent pas facilement.

Bien sûr, on ne peut que remarquer en passant en revue les abondantes et minutieuses bibliographies qui furent publiées à cette occasion, qu’elles ne mentionnaient pas suffisamment ce petit roman, Montevideo ou une nouvelle Troie (1850). C’est une narration que « provoqua » Melchor [fin page 144] Pacheco y Obes, une des figures les plus éminentes de la Défense de Montevideo, et qui finit par avoir une incidence considérable, comme si tel avait été l’objectif de la mission de Pacheco, sur les évènements belliqueux de l’époque, sur les vicissitudes de notre histoire nationale et sur un imaginaire local qui perdura avec vigueur durant des décennies.

Les deux éditions françaises parvinrent sans tarder dans un Montevideo de 22.000 habitants, lesquels acquirent et épuisèrent les exemplaires dans l’année même de la publication. Le roman se diffusa à tel point qu’en ces jours-là, on disait avec le plus grand naturel que les montevidéens s’étaient « mousquétisés »[6], et ses alternatives narratives donnèrent lieu à une série d’anecdotes que les uruguayens comme les argentins ne cessèrent de commenter pendant de nombreuses années. D’autre part, à la même époque, Paris prit la mode de grands éventails « que l’on appelait ‘pachecos’, parce que le héros oriental les distribuait généreusement à ses amies »[7]. La renommée du romancier dépassa les rives de l’Atlantique et Dumas lui-même faisait référence à son écho d’au-delà des mers, sans être gêné d’évoquer cette notoriété :

Je ne crois pas qu’il y ait à la fois d’impression plus douce et plus flatteuse que celle de s’entendre louer par la bouche d’une jolie femme, née à cinq cents lieues de vous, parlant une autre langue que vous, que le hasard vous fait rencontrer, qui ne devait jamais vous connaître, et qui se félicite joyeusement de vous avoir connu. Lorsque l’on compare ces caressants effluves du cœur et des yeux que l’on trouve du moment où l’on a passé la frontière, à cette froide dissection du talent, à cette éternelle négation du génie, auxquelles nous habituent nos feuilles quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles, on se demande pourquoi c’est toujours dans son pays et parmi ses compatriotes que l’on trouve ce désenchantement, qui mènerait tout droit au découragement si l’on n’allait de temps en temps se retremper à l’étranger. Antée retrouvait ses forces en touchant la terre d’Afrique. Je ne suis pas Antée, mais je sais que je perds les miennes toutes les fois que je touche la terre de France.[8]

Ecrite avec le dessein d’entraîner la participation de la France dans les évènements guerriers et de compromettre ainsi ses définitions de la politique internationale de cette époque, l’œuvre cependant se maintient en un difficile équilibre entre les discours de la fiction et ceux qu’indique l’historiographie, entre les formes de l’imagination que la théorie met en opposition, entre les espaces de deux cultures différentes, entre deux pays, entre l’attribution à des auteurs très distincts d’une responsabilité littéraire diverse et débattue. [fin page 145]

En prenant comme point de départ ces ambivalences, il faut commencer par observer celle qui concerne la paternité d’un discours en discussion ouverte, littéralement « polyphonique »[9], rarement autant partagé, au sens le plus littéral du terme, puisqu’il résulte de la collaboration de deux auteurs, parfois trois, parfois quatre. S’agissant d’un roman historique, où compte la précision des faits, d’une chronique ponctuelle de la contemporanéité, d’une écriture qui ne dissimule pas son parti-pris, il est curieux qu’il soit nécessaire de questionner rien moins que l’identité de l’auteur. De la même façon qu’il y a des siècles, la préoccupation philologique posa une « question homérique » en s’interrogeant sur la légitimité d’un seul auteur ou de plusieurs dans la composition d’un poème ou des deux poèmes fondateurs, de même, d’emblée on hésite quant à l’identité de l’auteur fiable ou apocryphe dans cette nouvelle Troie.

Les hypothèses défendues par ceux qui attribuent au grand écrivain français cette petite épopée, ou par ceux qui tiennent responsable de sa création le général, ministre et poète Melchor Pacheco y Obes (1809-1855), ne sont pas moins valides que celles – d’origine anglo-saxonne pour la plupart – qui attribuent à Theodore Dwight, biographe de Garibaldi, grand ami et admirateur du héros italien, ou à Garibaldi lui-même, les Mémoires que Dumas publia. Dans ce livre surgissent de longs passages se référant aux conflits de Montevideo et qui coïncident littéralement avec ceux qui apparaissent dans Montevideo ou une nouvelle Troie . Est-ce que ce fut Garibaldi lui-même, est-ce que ce fut Dumas, est-ce que ce fut Dwight, y eut-il d’autres auteurs ? Bien surprenante est cette présence révélatrice de Montevideo dans les écrits de Dumas sur ces « héros des deux mondes », et, en ce sens, sont significatives les fortes impressions qu’exprima Rodó en lisant ces Mémoires et qu’il transmit dans son écrit sur Garibaldi, se référant à ce héros de légende dont l’histoire devint un mythe :

Parce qu’un jour j’ai pris dans ma bibliothèque les Mémoires de Garibaldi, et parvenant à une certaine page, je me suis surpris à éprouver ce frisson de l’épine dorsale et cet éclair qui passe sur le front – choses que tous nous avons éprouvées en lisant une fois – lorsque j’ai lu de nouveau ce que le Héros disait de la ville dans laquelle j’étais né…
[D]ans les évènements préparatoires de l’unité et liberté italienne, on n’exagérera certainement pas le cours des relations historiques en affirmant qu’il y eut des influences de la Défense de Montevideo sur le mouvement libéral de 1848 qui réussit à lever l’Italie de sa tombe ; il y eut le souvenir de la Défense de Montevideo dans [fin page 146] chaque page de la légende garibaldienne et dans les dévouements spartiates de Caprera ; il y eut le plomb de la Défense de Montevideo dans les feux des mille de Marsala, dans la campagne homérique des Siciles, à Volturno, à Aspromonte, à Mentana ; dans tout ce qui a ouvert le chemin vers l’épisode qui a consacré définitivement la réalité de l’utopie séculaire, avec la revendication d’une Rome intangible pour une Italie une.[10]

Les traces orientales[11] sont tellement évidentes dans le roman de l’auteur des Trois Mousquetaires que la presse fédérale de Buenos Aires n’hésita pas à faire siennes les paroles de Juan Manuel de Rosas qui accusa le « mulâtre Dumas » de s’être vendu à Pacheco y Obes. Dumas lui-même dit dans un passage qu’en traduisant les Mémoires de Garibaldi, il avait écrit ce que son ami Pacheco y Obes lui avait dicté[12]. Ainsi, une fois de plus, comme cela arriva entre les magistrats latins et impériaux, la fonction de l’auteur (auctor) se dilue entre des champs différents, autorité qui glisse des militaires aux écrivains, qui court entre les armes et les lettres. Dumas a traduit Garibaldi, et c’est l’auteur qui le déclare. Les Mémoires du héros apparaissent écrites à la première personne, et sans aucun doute ce choix grammatical correspond à un genre qui ne renie pas sa condition romanesque.

Cependant, bien que l’on ne puisse affirmer que ce soit Pacheco qui dicta à Dumas les passages de Montevideo ou la Nouvelle Troie, il n’y a pas de doutes qu’il lui apporta toute l’information. L’admiration de Dumas pour Pacheco ne se limite pas aux longs et exceptionnels éloges qu’il lui dédie, mais ceux-ci se confirment dans les louanges qu’il formule en passant dans Une aventure d’amour où contrastent les étroites dimensions de l’Uruguay avec la noble défense d’une grande cause . Le prolongement intertextuel que le romancier se permet, justifie aussi le prolongement de la citation :

Quant à Pacheco y Obès, l’homme le plus important de toutes les révolutions montevidéennes, lui aussi était mort, mort en disgrâce comme Scipion. […] Arrivé à Paris avec une mission de confiance, il avait été raillé par les petits journaux. La raillerie avait été jusqu’à l’offense. Il avait demandé satisfaction, on la lui avait refusée ; il avait alors eu recours à la police correctionnelle et, quoique parlant assez mal le français, il avait y voulu plaider sa cause lui-même. [fin page 147]
Il avait eu devant le tribunal un de ces mouvements d’éloquence comme en ont les grands cœurs, comme en avait le général Foy, comme en avait le général Lamarque, comme en avait M.de Fitz-James.
On l’avait surtout raillé sur l’exiguïté de sa république, sur l’infirmité de sa cause.
Il avait répondu :
—La grandeur du dévouement ne se mesure pas à la grandeur de la chose que l’on défend. Si j’ai le bonheur de verser tout mon sang pour la liberté de Montevideo, j’aurai fait autant qu’Hector, qui versa tout le sien pour la défense de Troie.

On peut du moins présumer que les déclarations éparses du romancier ont été prononcées pour la solidarité d’un compagnonnage bien partagé. Le chapitre consacré à Montevideo dans les Mémoires de Garibaldi laisse penser une fois de plus que ce fut Dumas lui-même qui l’écrivit, vu que le texte coïncide presque mot à mot avec les passages qui font allusion à Garibaldi dans le roman. Sa connaissance et son intérêt pour la cause garibaldienne dans le Rio de la Plata ne font pas de doutes, pas moins que l’énorme popularité dont il jouissait auprès de ceux qu’il appelait les « Espagnols du Sud », et dont l’auteur était bien au courant. Non seulement il avait plaisir à la connaître, mais il ne se privait pas de la contextualiser :

Eh bien, l’enfant que vous voyez là fut celui qui étrenna l’établissement, et votre nom est si populaire à Montevideo qu’on lui donna votre nom pour qu’il portât bonheur au nouvel hospice. Nous n’avions pas d’enfants ; nous résolûmes d’en prendre un aux Enfants-Trouvés. Nous choisîmes celui-là à cause de son nom.[13]

En tous cas, entre ses voyages et ses livres de voyages, les magasins de campagnes et les scènes parisiennes, à travers les exubérances peu communes de la production dumasienne, auteur de centaines de romans, de mémoires variées, de dictionnaires de cuisine, il ne nous surprendra pas que ses écrits aient multiplié une « autorité » plurielle.

La ville : une topique ou plusieurs

Depuis longtemps, penser la Ville constitue une topique qui ne s’en tient pas à des limites littéraires bien strictes, puisqu’elle a constitué depuis l’antiquité un des thèmes philosophiques et politiques par excellence. A l’ombre des terrifiants attentats des débuts du XXI siècle, il nous faut une nouvelle réflexion qui ne peut se départir du caractère tragique auquel elle [fin page 148] fut associée dès les premières œuvres de l’imagination et de la pensée, dont Troie fut l’emblème. Significatifs, les vers de Dante Gabriel Rossetti acquièrent une nouvelle dimension : O Troy’s down,/ Tall Troy’s on fire ![14]

Bien que ce soit un thème parcouru par de nombreux auteurs, je rappellerai seulement le climat évidemment montevidéen de La Ville sans nom de Joaquín Torres Garcia (Montevideo, 1941), ou celui moins identifiable de La ville de Mario Levrero (Montevideo, 1999), ou la saga de Santa Maria, la ville mythique du Rio de la Plata qu’inventa Juan Carlos Onetti, entre tant d’autres fictions où la ville « donne lieu » à la fantaisie ou aux réflexions qui, dès l’origine, imaginent le topique littéraire de sa condition complexe. S’il n’y a pas d’intérêt à ébaucher l’inventaire de sa fréquence, il vaut la peine d’enraciner dans la ville un des arguments littéraires favoris, le lieu commun, au sens rhétorique, courant et littéral de l’expression, où l’espace et le discours tendent vers une même convergence. Lointains, ancestraux, les mythes se relaient pour imaginer mieux que la ville et la construction, la ville et la destruction, la hauteur et le feu, nuage de fumée et tragédie, la dispersion des victimes et des cendres en un égal martyre. Tout au long des temps, les circonstances varient mais la fatalité ne change pas. Les archétypes sont-ils à ce point inexorables que les éventualités de l’histoire ne parviennent pas à y échapper ? Les mythes manquent-ils à ce point de ressources pour ne pouvoir faire abstraction des limites d’un répertoire exigu ?

Il y a des années, quand les frontières marquaient les juridictions territoriales et disciplinaires, quand les douanes idéologiques et partisanes régissaient officiellement les disciplines, leurs théories et leurs méthodologies, quand les oppositions se fortifiaient en refroidissant les guerres et que l’optimisme épistémologique légitimait les définitions, la connaissance se conformait à un répertoire de schémas succincts et à la stabilité de structures plus rigides que rigoureuses. Il était ordinaire de voir les codes se multiplier, les classifications et leurs binarismes, sans tenir compte des particularités des lieux et des époques, des sociétés et des minorités. Entre les écoles et les méthodes diverses, surgit la linguistique analysant les éléments et les fonctions, décrivant les mécanismes du langage qui définissent les directions de la figuration rhétorique selon la disposition/opposition des signes : la métaphore qui relie les unités par ressemblance, la métonymie qui se prévaut de la combinaison des signes dans la consécution de l’énoncé[15]. Opposées et solidaires, les opérations de sélection (la tendance métaphorique), et de combinaison (la tendance métonymique) ont non seulement déterminé la profusion des occurrences du langage, mais elles ont aussi ordonné et consolidé les fondements d’une rhétorique de l’imagination. [fin page 149]

Une rhétorique de l’imagination

De là, le fait que, dans ces mêmes années de forte conviction, et comme corollaire des prémisses doctrinaires, furent reconnues, comme des contraires, les narrations qui renvoyaient à des œuvres littéraires, parmi les plus grandes. D’un côté, l’Iliade dont la narration fait prévaloir l’espace, le lieu, la ville, pour raconter les évènements héroïques situés dans un lieu : Ilion, la ville assiégée. De là le fait que le paradigme du discours épique s’installera en Troie, et un poète, ou plusieurs ont continué à raconter le Siège de la Ville, les épisodes dramatiques qui la dévastèrent, les acharnements de la guerre, les blasons et les épées, le pillage et l’incendie de la ville, le massacre des hommes, l’esclavage des femmes. L’imposture et l’immolation impardonnables, la terreur de la trahison (le prétexte sacré, le mensonge ignominieux), le sacrifice aux dieux pour légitimer la conspiration et le désastre. Troie, le siège où se concentrent les élaborations de la légende, de la littérature et de l’archéologie. D’un autre côté, l’Odyssée[16], où la narration met en relief les vicissitudes qui arrivent non en un lieu, mais le long d’un itinéraire qu’accompagne le mouvement de la narration, le chemin, el derrotero, mot qui en espagnol ne distingue pas la double signification de détour et de discours, de route et de livre, à travers une mer aussi déchaînée que le combat. La description des luttes pendant le siège, dans le siège, se disperse en péripéties d’un voyage et astuces d’un personnage qui est ou se nomme Personne, et, sans aucun doute, s’impose dans le souvenir et l’aventure. Les deux œuvres rendent compte des figures du discours qui révèlent les tendances fondatrices de la fiction, les ressorts de l’imagination où les lieux et les temps commencent et génèrent d’autres discours.

Comment réduire ces différences ? Il serait possible de conjecturer que dans une ville de dimensions plus que modestes, à Montevideo, dans cette capitale d’un « pays de proximités » (esp. cercanías), comme l’a désignée Real de Azua, la proximité s’offre à assimiler les contraires, à les suspendre, conciliant, comme des voisins, les affinités. La signification de « cercanias » au pluriel, implique au-delà de la proximité physique qui la définit, ou de la proximité sociale qui la présume, la « proximité cordiale d’une communauté qui, en-deçà d’un apparent et rigoureux clivage partisan, tient une tradition historique commune et virtuellement unanime en une figure similaire ou supérieure – bien que controversée – à celles qui dans les autres pays d’Amérique alimentent la polémique et les interminables scissions »[17].

Cependant, en un même siècle, Montevideo souffrit les tribulations de la clôture guerrière, les désolations du siège – de plus d’un – et les malheurs du voyage, événement démesuré et insolite, lorsque beaucoup [fin page 150] de gens abandonnèrent la ville, émigration que, des années plus tard, l’histoire baptisa bibliquement « l’Exode du Peuple Oriental », au cours duquel plus de quinze mille personnes marchèrent, d’octobre à décembre 1811, jusqu’à Salto, traversèrent le Río Uruguay et s’installèrent à Ayui, sur la rive occidentale et argentine de ce rio. Une dénomination qui revendique, par l’appropriation allégorique du nom, les glorieuses pénuries de l’Exode dans la Genèse – selon la Vulgate – et qui reprend, au-dessus de l’histoire, la défense et l’affirmation des idéaux de loyauté et de liberté d’un peuple qui préfère accompagner en exil celui qu’il vénère plutôt que renoncer et se soumettre à l’oppression de la vice-royauté ou le gouvernement de Buenos Aires.

Conduits par une démission messianique, les gens abandonnèrent leurs maisons pour suivre José Artigas, de qui Dumas dira « Artigas moins la cruauté et plus de courage, devint alors ce que Rosas est maintenant »[18]. Aux risques des périls d’une errance imprévisible, des inclémences des temps adverses et de la sévérité des autorités coloniales et métropolitaines, ils n’hésitèrent pas à partir derrière leur chef.

C’était en 1811, à la suite du Premier Siège de Montevideo, quand une multitude d’individus laissèrent leurs villages pour traverser la campagne et participer à cette geste rebelle qu’ils appelèrent la « Redota », inversant les premières syllabes – peut-être en raison d’habitudes idiomatiques encore en vigueur, ou pour inverser, dans les mots, la déroute (esp. derrota) en victoire – assumant ainsi le destin d’un sacrifice qui ne leur pesait pas : la noblesse de la cause, bien que perdue, s’honorait comme un triomphe.

« Personne n’est la patrie. Même pas les symboles »[19]

Ce fut Juan Zorrilla de San Martín, « Poète de la Patrie », qui dans l’Epopée d’Artigas[20], achevant une construction de la mystique dont la nation avait besoin, écrivit une monumentale histoire du héros, racontant les soucis et les espérances d’un peuple qui suivit le Chef des Orientaux, comme le peuple juif Moïse, guidé par la foi dans les idéaux qui donnèrent leur fondement aux mythes de la nation. On entendit – affirme-t-il – une voix qui passait : « Allons-y » et une mer de seize mille personnes inonda les plaines et les collines, les bois et les rivières, franchissant les limites de la patrie jusqu’à passer à gué le rio Uruguay :

Et les héros étaient des femmes, ils étaient des enfants, ils étaient des vieillards, certains très vieux. Ils étaient des soldats, ils étaient des familles, la famille même d’Artigas, ses vieux parents, sa sœur aînée Doña Martina. [fin page 151]
Il y avait des indiens à demi sauvages, il y avait des grands hommes, Suárez, Barreiro, Bauzá, Monterroso. Il y avait les curés des paroisses, et les franciscains expulsés de Montevideo par les amis des bandits…, et il y avait Artigas.
La population de l’Uruguay fut réduite au tiers ; à moins du cinquième de ses habitants, déclara le gouverneur espagnol.[21]

Peu de temps après commença un Second Siège de Montevideo. Il est curieux que Francisco Acuña de Figueroa, – poète, auteur de l’Hymne National, et à l’autre extrême de quelqu’une des odes les plus irrévérencieuses qui aient été écrites dans ces contrées – se soit consacré à réaliser, en vers mais sans grandiloquence, la chronique quotidienne des fracas et des fatigues de l’enceinte. Jour après jour, il nota les nouvelles, inventaire minutieux de ce qui arrivait, le nombre et les circonstances des morts, « les incidents et les évènements quotidiens de ce mémorable siège appelé ‘des vingt-deux mois’ ; et sa grandiose et heureuse péripétie, avec le triomphe glorieux des fils de la Liberté, sur les champions de l’Espagne dominatrice ». La construction en vers favorise la mémorisation : « tout se chante », à commencer par la ville :

Montevideo, seule, incomparable,
Comme au milieu de la mer un rocher hautain,
Sans ressources, avec sa seule énergie,
Oppose à ce torrent son héroïsme

Acuña de Figueroa raconte tout minutieusement ; jusqu’à chanter son propre nom, comme auteur de ce Journal historique du siège de Montevideo dans les années 1812-13-14[22], codant pour finir un acrostiche en guise de signature, tressant lettre par lettre une identité – et une nationalité – qui, en ce qui le concerne ne peut se discuter :

Feliz el que en la patria protectora,
I en medio a los objetos que más ama,
Gozará) saludar su nueva aurora,
Uniendo su loor al de la fama.
El pundonor severo por ahora,
Reprime el grito que en mi pecho clama ;
Otros logren tal bien ! Yo en su memoria
A extraños climas mostraré su historia.

Heureux celui qui dans la patrie protectrice,
Et parmi les choses qu’il aime le plus,
Se réjouit de sa nouvelle aurore, [fin page 152]
Unissant ses louanges à la renommée.
L’austère dignité a jusqu’ici,
Retenu le cri qui dans ma poitrine surgit ;
Ô ils ont si bien triomphé ! Et en sa mémoire
Sous des climats étrangers je raconterai son histoire

Une fois de plus, les hommes recommencent à s’affronter en de durs combats pour que ne manquent ni les sujets ni les poèmes à chanter ; les luttes finissent en vers qui, comme les poèmes et les guerres, se prévalent de la nature poétique pour ne jamais finir. En 1843, treize années après que la République Orientale de l’Uruguay fût instituée, un autre Siège encercla la capitale jusqu’à la signature du traité de paix de 1851. La raison littéraire revient s’associer aux cruautés des combats, et comme on l’a déjà dit, c’est Alexandre Dumas qui écrit, ou qui souscrit, un autre étonnant discours des armes et des lettres. Sous un titre glorieux, pour les évènements qu’il raconte, non seulement il se rattache au plus illustre passé, mais de plus il l’intègre à une trilogie à côté des Mémoires de Garibaldi (1860), Les garibaldiens. Révolution de Sicile et de Naples. Une Odyssée en 1860 (1861).

Dédiée « Aux héroïques défenseurs de Montevideo », la publication se proposait d’influencer le gouvernement français, son Prince Président et restaurateur de l’Empire, Napoléon III, l’Assemblée Législative de 1849, et les français en général, en faveur de Montevideo contre Buenos Aires, en faveur de la République Orientale contre Juan Manuel de Rosas, en faveur de la justice contre la Mazorca, la « Mas Horca » (« encore des potences »[23]), étymologie improbable, mais en accord avec les pré-férences homonymiques du français et les atrocités sanguinaires du tyran. Elle suggère, de plus, les haines extrêmes qui se développèrent des deux côtés : « Ce fut donc non seulement une séparation, mais une haine ; non seulement une haine, mais une guerre »[24].

Les épisodes historiques que le roman détaille sont, bien que partiels, strictement dignes de foi, ou complètement fidèles comme ceux qui incluent les traités de l’histoire nationale. Dumas commence par faire une histoire succincte des épisodes antérieurs au Siège, la débutant dans les évènements de 1810. Il raconte que, en 1825, quand Montevideo était aux mains de l’Empereur portugais, « un Oriental, c’est ainsi, on se rappelle, que l’on nomme les Montevidéens, un Oriental qui, proscrit, habitait Buenos Aires, réunit trente-deux compagnons, proscrits comme lui, et décida avec eux qu’ils rendraient la liberté à la patrie ou qu’ils mourraient »[25]. Dumas parle d’un drapeau tricolore « comme le nôtre »[26], des mêmes couleurs : « la Liberté ou la Mort » est la consigne qui se lit encore sur la frange blanche. [fin page 153]

La chronique des épisodes, très liée aux faits, aux données et aux dates, porte préjudice aux réflexions d’un narrateur qui a l’habitude de s’enfoncer dans des eaux universelles. Sondant les alternatives de son argument dans des dimensions qui les débordent ou les répriment, il restreint ses fugues littéraires à une formulation discrète pour que « les faits parlent d’eux-mêmes », une sorte d’éloquence contradictoire qui, face à la vérité, relègue la vraisemblance. La narration est si proche de l’action que la définition de la petite œuvre hésite entre la fiction et cette catégorie que les anglo-saxons appellent non-fiction, ou, pour revenir à la vérité des mots, elle restitue en roman la « nouvelle » qui lui a donné origine. Discours de combat, analogue au combat, « ce n’était pas une description de la bataille, c’était la bataille »[27], aurait pu aussi affirmer le narrateur de Borges dans ce cas.

Le récit devient véhément et passionné quand il met en scène la figure du tyran. L’indignation qui ne peut se contenir devant l’extrême cruauté de Rosas, creuse l’espace d’une intensité littéraire qui prend provisoirement le relais d’une histoire austère par le biais de brios narratifs qui sans la mettre de côté, la découpent d’une autre façon. Au début du Second Chapitre, Dumas passe en revue, d’une forme tranchante et concise, la barbarie de Rosas, cette perversité qui anéantit sans ménagements ceux qui sont ses ennemis ou ceux qui pourraient être ses rivaux. L’écrivain ne lésine pas sur l’horreur et il relate comment il les fait assassiner, rendant explicite la vésanie de celui qui accuse de hors-la-loi ceux qui commettent les crimes que lui-même a ordonné de perpétrer. Dans ces brefs passages, la brutalité de la description n’écarte pas l’ironie du personnage, accentuant par la farce et la raillerie son opprobre criminel qui, dans ces circonstances, n’en est que plus intolérable.

Après cette succession de cadres trop violents, Dumas revient sur chacune des victimes : « faisons un instant revivre leurs spectres accusateurs »[28], dédiant un passage à chacun d’eux. Si le scénario est bien différent, la scène est abordée selon des perspectives similaires à celles qui rendirent célèbres ses romans d’aventures historiques et courtisanes. S’il n’est plus question de la cour de Louis XIII, mais du palais de Rosas à Buenos Aires et des parcs qui l’entourent, si les décors ne sont plus les fastes des châteaux ni les joutes chevaleresques, les intrigues et les trahisons restent les mêmes.

Il est sûr que le costume n’est pas raffiné mais, dans les re-constructions de Dumas, les tissus rustiques des culottes ou les haillons d’une soldatesque fière et digne brillent comme les brocarts et les velours et entre les conspirations. Mais le défilé ne cesse d’être carnavalesque. Dans certains cas, la narration cède la place à la ferveur et semble s’en tenir moins à ce qui est arrivé qu’à la conviction partisane et romanesque. [fin page 154] La bravoure héroïque avec laquelle il décrit le courage de Lopez[29], Quiroga[30], Cullen[31], ces trois criollos fusillés en série, leurs différences assimilées dans une même adhésion à la dignité, n’est pas étrangère à l’action solidaire et au courage justiciers propres aux trois mousquetaires qui consacrèrent l’auteur. Trois mousquetaires ou trois gauchos orientaux[32], ou bien trente trois, comme Onetti les désacralisait[33] ou bien comme s’amusait Borges en disant que les trente trois orientaux étaient deux, Lautréamont et Julio Laforgue[34], revendiquant pour le plus connu Jules, grâce à l’espagnol délibéré du patronyme, une identité inavouée.

Dans le roman de Dumas, en dépit de l’origine non plébéienne qu’on attribuait à Rosas généralement, il apparaît non seulement comme le « Gaucho travesti »[35], mais aussi comme un monarque dissolu ou comme un aristocrate déguisé qui fait de la terreur sa politique de gouvernement, et du sadisme son idéologie. Carnavalisation de sa vie domestique et sociale qui rappelle les inversions par lesquelles, en certains pays européens, en lieux et à dates fixes, on célèbre des fêtes où les participants échangent leurs rôles et leurs fonctions. Ni le déguisement, ni le carnaval ne sont réservés à ces terres, puisque, à peu de temps de là, Napoléon III, quand il ne l’était pas encore, s’était enfui de France en 1846 pour se réfugier en Angleterre déguisé en maçon. Peu d’années plus tard, en 1852, Rosas, sa fille et son fils, s’enfuirent déguisés pour se réfugier aussi en Angleterre, Rosas en marin, disent certains, en femme selon d’autres. Curieuse est cette monotonie avec laquelle se répètent, comme dans les trames des narrations, les destins et les fantaisies des hommes.

Se retranchant derrière un passé légendaire, moins tenté par les séductions de la fiction que par le noble désir de défendre le bien, comme s’il était un personnage de trop, le prestigieux romancier fait place aux précisions de l’histoire, et, avec une rigueur excessive et suspecte, il détaille les évènements, la diversité des faits particuliers, les personnages et les péripéties. Précisément, à cause de la surprenante érudition et de la vivacité des récits qui trahissent l’expérience, plutôt qu’à Dumas, on a attribué le roman à Melchor Pacheco y Obes, qui avait fait le voyage de France, comme on l’a déjà dit, avec non seulement le pari de gagner l’adhésion littéraire de l’écrivain, le soutien officiel et populaire à la cause de Montevideo, mais avec aussi l’objectif d’inciter la plus grande hostilité contre Buenos Aires et les abus de Juan Manuel de Rosas.

En revanche, les affirmations que formule Enrique Pichon Rivière quant à la fausseté du roman sont radicales. Se référant à Isidore Ducasse, ses hypothèses ne laissent aucun doute :

[Ducasse] aurait lu, des années après, Montevideo ou la nouvelle Troie, d’Alexandre Dumas. Ce livre écrit à Paris et dicté à Dumas [fin page 155] par Pacheco y Obes, dans le but d’émouvoir l’opinion publique en faveur des assiégés, est un livre faux sous beaucoup d’aspects, à commencer du point de vue historique.[36]

Les résonances littéraires du roman de Dumas ne furent pas moins importantes, à son époque, que les politiques. Rodríguez Monegal et Perrone-Moisés affirment que, dans la version révélatrice de l’Iliade traduite par Gomez de Hermosilla, volume qu’Isidore Ducasse possédait, le jeune poète « pouvait reconnaître l’accent des récits de la Nouvelle Troie qui ont hanté son enfance »[37].

D’autre part, l’attribution à Dumas se fonde aussi dans l’occurrence de certaines erreurs que Pacheco y Obes, vu son expérience uruguayenne, ne pourrait avoir commises. Lorsqu’il se réfère aux orientaux dans le passage lu plus haut, il attribue cette condition aux montevidéens, alors que « l’orientalité » n’a jamais été un attribut exclusif de la capitale, comme tout uruguayen le sait. Dans les pages finales du livre, Dumas rapporte les paroles de Pacheco y Obes « qui a parlé le langage précis et sévère d’un soldat ». Parlant des habitants assiégés dans Montevideo, l’auteur dit avec une emphase qui ne lui est pas étrangère : « ils ont appelé la civilisation au secours de la civilisation. Les abandonnera-t-on à la barbarie ? »[38] Dans cet appel, il n’écarte pas la sympathie ni l’intelligence d’intérêts partagés par les deux pays. Dans son animosité prononcée contre l’Angleterre, il s’en remet à quelques vieux stéréotypes qu’il formule comme des consignes qui n’ont rien perdu de leur actualité : « L’Angleterre, notre ennemie mortelle, parce qu’elle n’est que le fait et que nous sommes l’idée »[39], soulignant – en italique dans l’original – l’opposition de ces deux termes. Ses derniers mots adressés de façon rhétorique à Suarez, le président de la ville assiégée pendant la Défense, mais aussi à Kossuth de Hongrie et à Mazzini d’Italie, sont : « celui qui écrit ces lignes à votre honneur vous demande, pour toute récompense, sa place de citoyen dans vos républiques à venir ! »[40]

Il fournit des détails historiques et rappelle qu’ avait été émise une monnaie qui, comme blason de la ville, circulait avec l’unique inscription : « Siège de Montevideo ». La mémoire de la défaite de Troie trace l’horizon sur lequel le narrateur projette les traits glorieux de ceux qui défendent la ville contre les actes d’une « odieuse barbarie » perpétrés par les troupes de Rosas et ses alliés orientaux sous le commandement de Oribe : « chaque jour la ville apprenait, comme Troie, quelque nouveau trait d’héroïsme de ses défenseurs, quelques actes de l’odieuse barbarie de ses ennemis »[41].

Au-dessus des menaces qui planent sur le monde – qui aspire à être une république universelle de peuples frères – il avertit que Montevideo, [fin page 156] « le dernier boulevard de la civilisation », est sur le point de tomber, entre les tentatives dévastatrices, soumise à l’humiliation, à la confiscation et au crime, ou entre ses exploits émouvants :

Montevideo n’est pas seulement une ville, c’est un symbole ; ce n’est pas seulement un peuple, c’est une espérance ; c’est le symbole de l’ordre, c’est l’espérance de la civilisation.[42]

Si durant les années de harcèlement « la lutte la plus violente dans le territoire oriental est celle des batailles exaltées de la presse », si les écrivains engagèrent leurs diverses enseignes en une production agressive et partisane, si, jusque dans les investigations historiques, les procédures juridiques et la correspondance diplomatique, ils se transformèrent en instruments exacerbés de propagande[43], l’amoin-drissement de la fiction en histoire devient également militante, tout comme sa pénétration littéraire. Un historien, tenté par les consonances du qualificatif avec la polémique, a parlé de la « tâche poémique », partagée par l’histoire et la littérature, par deux pays, par deux continents, laquelle se disperse entre les auteurs d’œuvres plus ou moins apocryphes ou pour le moins discutables. Plus que jamais, les limites entre espaces et discours restent en débat.

Les coïncidences de thème et de lieu

De là donc, la digression théorique précédente. Si les sièges de la ville et les avatars de la navigation s’ajustent aux bases de cette paire de coordonnées poétiques (les tendances métaphorique et métonymique), il pourrait arriver aussi qu’elles se dissimulent et, qu’en un même lieu s’entrecroisent deux des mythes fondateurs de l’imagination occidentale. Quel événement le peuple juif célèbre avec plus de ferveur que la libération de l’oppression pharaonique ? Quelle plus grande célébration que la conquête de sa liberté ? Dans l’Exode, les juifs abandonnent tout, maison, cultures, habitudes, la misère et la soumission, la contraction des « limites » – c’est ce que signifie en hébreu Mitzraim, Egypte. Grâce à l’évocation du récit biblique, dans l’espace sans lieu et dans le temps sans temps du rituel, la promesse de Jérusalem se redit chaque année, ponctuelle et présente. Le lieu sacré, à mi-chemin entre le lieu commun et le non-lieu de l’utopie, le désir sacré des juifs de revenir à la Ville de Jérusalem et de le redire de génération en génération pendant les siècles. Quelle ville plus séculaire et légendaire que Troie ? Quel blasphème plus cruel que l’inversion de la tromperie en offrande, de la rendition en attaque, de l’amitié en trahison ? L’incendie, le massacre et l’esclavage [fin page 157] sont les marques du topique troyen, son thème et topos. Les cycles ne sont pas l’apanage exclusif de la nature, le retour convient aussi à la cité, comme le temps au temple, ou ses cérémonies : « La mémoire est redondante : elle répète les signes pour que la ville commence à exister »[44], jugeait avec sagesse Italo Calvino.

Itératives, analogues, les coïncidences font de la continuité une illusion et de l’histoire une éternité. Si les noms sont bien distincts et les dates variables, au-delà de ces détails et de ces répétitions, la pensée les abstrait et les transforme. Du lieu commun à l’utopie, la réitération transcende le lieu, le dépasse ou le supprime. Une fois, Torres Garcia spéculait sur cette forme d’universalité quand il écrivait qu’à Montevideo ou « dans n’importe quelle ville […] il y a un homme qui pense », seul, délié de tout : « cet homme, n’est pas, ne vit pas dans la ville. Parce qu’il vit dans une ville sans nom. Il a déplacé une limite humaine et maintenant il ne peut plus en revenir »[45]. Pourtant, Torres Garcia dessine et décrit Montevideo, « les véhicules, les places, et… toujours le SOLEIL, le ciel, la géométrie des maisons alignées, et l’arbre, l’agent de police, les magasins, et la station de train », comme partout. Le livre s’intitule la ville sans nom. Sans numéro entre les pages, comme si ces deux absences (de nom et de numéro) se confondaient entre elles. Entre la répétition et l’absence, en plus de soutenir les dimensions de l’universalité, la ville participe de « cette condition selon laquelle chaque ville offre à ses habitants de nombreuses possibilités, mais pratiquement toutes les mêmes dans tous les lieux »[46]. A partir d’une ville sans nom ou de la bibliothèque, cet homme croise les espaces et les discours mythiques et historiques, utopiques et géographiques, se déplaçant sans cesser de demeurer, en un milieu qui lui est propre ou qui ne lui est plus étranger, en un milieu qui n’est pas seulement une partie, mais la quête d’un univers partagé.

Mes remerciements à Arturo Rodriguez Peixoto pour la grande clarté des précisions historiques que j’ai sommairement résumées dans ce texte.

Traduit de l’espagnol par Michel Poydenot [fin page 158]

 


Notes

[1]. Ce texte a pour point de départ les considérations formulées lors du Symposium « La ciudad en la literatura latinoamericana », The Americas Society, New-York, octobre 2001. Une version différente, avec le titre « The City : Between utopia and common-place », a été publiée en anglais dans la Revue Latin American Literature and Arts, No. 65 : « Urban Voices in Latin American Culture ». Éd. Alfred Mac Adam. New York, 2002.

[2]. J.E. Rodó, « Ciudades con alma ». El camino de Paros. Obras completas. Préface de E. Rodríguez Monegal. Madrid : Madrid, 1957 : 1294.

[3]. A. Dumas. Montevideo ou une nouvelle Troie. Paris : Imprimérie Centrale de Napoléon Chaix et Co., 1850.

[4]. J.L. Borges, « La jonction ». Atlas. Obras completas. Tomo III. Buenos Aires : Emecé, 1989 : 441.

[5]. The Purple Land That England Lost. Being the narrative of one Richard Lamb’s adventure in the Banda Oriental in South America, as told by himself. London : Messrs. Sampson Low, 1885.

[6]. R. Montero Bustamante, « Alejandro Dumas, Rosas y Montevideo ». Homenaje a Raúl Montero Bustamante. Montevideo : T. II. Instituto Histórico y Geográfico del Uruguay/Academia Nacional de Letras, 1955 : 242.

[7]. Ibid., 243.

[8]. A. Dumas, Une aventure d’amour. Publié en feuilleton en MONTE-CRISTO d’octobre 1859 à janvier 1860. Je dois l’information relative à ce roman à Arturo Rodríguez Peixoto, qui m’en a procuré une version électronique ; je l’en remercie.

[9]. M. Bakhtine, La poétique de Dostoievski. Paris : Éd. du Seuil, 1970.

[10]. J.E. Rodó, « Garibaldi ». El mirador de Próspero. Op. cit., 536-7.

[11]. L’adjectif ethnonyme « oriental » est, aujourd’hui encore, synonyme d’uruguayen. Cette identification cardinale apparaît dans le nom du pays et correspond à la perspective argentine qui se réfère à la « Banda Oriental » de son territoire par rapport au Rio Uruguay, limite naturelle et fluviale entre l’Uruguay et l’Argentine.

[12]. Ibid., 244.

[13]. A. Dumas, Une aventure d’amour. Op. cit., 60. [fin page 159]

[14]. D.G. Rossetti, The Works of Dante Gabriel Rossetti. Rossetti archive. London : Ellis Ed., 1911 : http://www.iath.virginia.edu/rossetti.

[15]. R. Jakobson, « Deux aspects du language et deux types d’aphasie ». Essais de linguistique générale. Paris : Les éditions de Minuit, 1963 : 43-67.

[16]. J. Ricardou, Le nouveau roman. Paris : Éd. du Seuil, 1973 : 104.

[17]. C. Real de Azúa, El impulso y su freno. Montevideo : Ediciones Banda Oriental, 1964 : 21.

[18]. A. Dumas, Montevideo ou une nouvelle Troie. Op. cit., 23.

[19]. J.L. Borges, « Oda escrita en 1966 ». El otro, el mismo. Obras completas. Buenos Aires : Emecé, 1974 : 938.

[20]. J. Zorrilla de San Martín, La epopeya de Artigas. Historia de los tiempos heroicos de la República Oriental del Uruguay. Obras completas. Tomo II. Montevideo : Imprenta Nacional Colorada, 1930.

[21]. Ibid., 50.

[22]. F. Acuña de Figueroa, Diario histórico del sitio de Montevideo en los años 1812-13-14. Clásicos uruguayos, Vol. 137. Tomo I y II. Montevideo : Colección de Clásicos Uruguayos (Biblioteca Artigas), 1978.

[23]. Ibid., 5.

[24]. Ibid., 21.

[25]. Ibid., 25.

[26]. A. Dumas, « Lavalleja déploya le drapeau aux couleurs nationales, bleu, blanc et rouge comme le nôtre ». Montevideo ou une nouvelle Troie. Op. cit.

[27]. J.L. Borges, « El espejo y la máscara ». El libro de arena. Obras completas. Tomo III. Buenos Aires : Emecé, 1989 : 46.

[28]. A. Dumas, Montevideo ou une nouvelle Troie. Op. cit., 46.

[29]. Estanislao López (1818-1838), gouverneur et caudillo de la province de Santa Fe. Il resta en étroit contact avec Juan Manuel de Rosas y Facundo Quiroga. Il adhéra à son idéal fédéraliste, luttant contre les unitaires, ennemis de Rosas.

[30]. Juan Facundo Quiroga (1778-1835), une des figures politiques et militaires les plus en vue de l’histoire argentine. Membre du mouvement fédéral, ennemi des unitaires, un mythe fervent dans l’imaginaire de son pays, il fut assasiné à Barranca Yaco.

[31]. Domingo Cullen (1791-1839). Ami et parent de López, partisan et ministre federal, fut accusé de conspirer avec les unitaires. Détenu par les [fin page 160] hommes de Rosas, il fut fusillé par ordre de celui-ci quand il allait à Buenos Aires pour y être jugé.

[32]. Tres gauchos orientales (1872) est le titre d’une épopée de l’auteur uruguayen Antonio Dioniosio Lussich.

[33]. Juan Carlos Onetti, El pozo (1939). Obras completas. Madrid : Aguilar, 1979 : 71.

[34]. « On sait que les trente et trois orientaux sont le Comte de Lautréamont et Jules Laforgue ». Note bibliographique au livre de Ildefonso Pereda Valdés. Martín Fierro, segunda época. Buenos Aires, año 3, 8 juillet 1926. Voir Jorge Luis Borges, Textos recobrados, 1919-1929. Buenos Aires : Emecé, 1997 : 245.

[35]. A. Dumas, Montevideo ou une nouvelle Troie. Op. cit., 38.

[36]. Cité dans L. Perrone-Moisés et E. Rodríguez Monegal, Lautréamont. L’identité culturelle. Paris : L’Harmattan, 2001 : 31.

[37]. Idem., 106. Ils se réfèrent à l’édition de l’Iliade de 1862 dans la traduction de Josef Gómez de Hermosilla.

[38]. Alexandre Dumas, Montevideo ou une nouvelle Troie. Op. cit., 167.

[39]. Ibid., 170.

[40]. Ibid., 173-4.

[41]. Ibid., 108.

[42]. Ibid., 166.

[43]. A. Fernández, « Prólogo ». Montevideo o la Nueva Troya. Buenos Aires : Compañía General Fabril Editora, 1961 : 9-34.

[44]. I. Calvino, Las ciudades invisibles. Buenos Aires : Ed. Minotauro, 1974 : 26.

[45]. Joaquín Torres García, La ciudad sin nombre. Montevideo, 1941.

[46]. « Rendre heureux les habitants de la ville générique ». Entrevue avec Rem Koolhaas transcripte en Courrier International, Nº 516. Supplément, 21.9.00.