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LR/RL


Henri Boyi

Université de Western Ontario

Introduction :
Intercolonialité, interculturalité et altérité


La tendance de voir le post-colonialisme dans le prisme purement historique s’est développée avec la vulgarisation du terme. De fait, celle-ci a été souvent sous-tendue par le ressentiment à la fois intellectuel et idéologique de ses promulgateurs, mais aussi par celui de ses détracteurs dont les moins négligeables portent un chapeau institutionnel. L’économie du postcolonialisme se meut dans une vaste diversité de discours et de contre-discours dont certains se refusent de voir que l’on ne peut parler de « post » sans désigner le véritable objet du discours qui est le colonialisme ou l’intercolonialisme ; d’où l’idée me de « poster » ou défamiliariser la réalité des peuples colonisés comme l’ont déjà indiqué, entre autres, Ahmad Aijaz, E. San Juan et Arif Dirlik. Le dialogue des langues et cultures appartenant aussi bien aux colonisés qu’aux colonisateurs est devenu une réalité. Certes, Conrad, Kipling, Blixen, Flaubert, Cary et d’autres, ont fait connaître, chacun de sa façon la dimension de l’Autre, i.e., du primitif à civiliser, laquelle dimension s’avérait plus exotique qu’autre chose. Or, la vérité des textes émanant des marges n’est plus étrangère à l’imaginaire collectif du centre. Peut-être demain parlera-t-on d’autres réalités telles que l’indianisation de l’Angleterre, l’africanisation de l’Europe ou tout simplement de la réciprocité de la civilisation, quelque discrète qu’elle soit, qu’on retrouve chez Rimbaud, Baudelaire, Picasso, et d’autres.

Point n’est besoin de dire que la critique postcolonialiste a pu poser beaucoup de questions, bien justifiées, relatives à la mise en contexte historique et philosophique qui questionne les pratiques et stratégies exclusivistes d’origine eurocentristes souvent nourries par des positions déjà établies. Cependant, bon nombre de théoriciens du postcolonialisme, qui croient parler au nom des multitudes, ont également promu des idéologies du ressentiment chez ceux qui, à distance, font l’objet de leur discours. D’autre part, il est aussi vrai que certains paralogismes avancés par ce courant de pensée sont parfois tellement radicaux qu’ils risquent de se transmuer en des débats de tendance plutôt atavique et nativiste. On pourrait avouer, sans gros risque de se tromper que le postcolonialisme en tant que projet idéologique est mal parti ; sa [fin page 9] théorisation, devenue vaste (et parfois désordonnée) pendant les deux dernières décennies, est subordonnée à la recherche métadiscursive, immensément développée dans le monde anglo-saxon, qui applique diverses théories des penseurs français, notamment Foucault, Derrida, Lacan et Kristeva. Dans l’introduction à leur livre, Francophone Postcolonial Studies (2003, 14), Charles Forsdick et David Murphy écrivent : « we must look beyond certain triumphalist discourses of a globalized, Anglophone uniformity in order to understand better the complexity and diversity – linguistic, cultural, political – of the world in which we live ».

D’emblée on reconnaîtra la profondeur de la réflexion théorique et critique des grandes figures telles que Edward Said, Homi Bhabha, Valentin Mudimbe et d’autres qui ont questionné et enrichi les interrogations sur la grammatologie textuelle, contextuelle, et intertextuelle du discours colonial. D’aucuns diront, souvent avec raison, que l’empire colonial a réussi à contre-attaquer dans sa relecture et dans sa réécriture de son propre texte : c’est ce texte qui, comme l’a bien souligné Said, contient toute la vérité. Car, la vision de l’Orient, reprend Jacqueline Bardoph dans Etudes postcoloniales et littérature (2002, 16-7), fabriquée par l’ensemble des écrits de l’Occident, quoique cohérente, n’a aucun rapport avec la réalité. La domination coloniale a toujours des visées principielles dont les traces sont parfois trop visibles, même sur les sentiers du tournant du 21e siècle où l’on observe de nouvelles formes de conquêtes on ne peut plus inquiétantes.

L’intercolonialité est définie par l’espace commun à l’intérieur et/ou à l’extérieur des frontières où les formations sociales de diverses origines et croyances se rencontrent et cohabitent avec ou sans confrontation. C’est un concept qui se veut être la reconnaissance de ces rencontres historiques ou non, des nationalités dans leurs significations culturelles et différentielles. En d’autres termes, l’intercolonialité, prise positivement dans le sens de l’interculturalité (ou une sorte d’interconnectedness), présuppose la mort de l’empire et l’émergence, à grande échelle, d’une culture de justice et de libération qui doit dépasser les projets essentialistes ou ultranationalistes pour permettre un avancement collectif vers une altérité entièrement ou partiellement partagée. Ce sont les migrations, forcées ou non, les déplacements et les dispersions des populations que Paul Gilroy souligne dans The Black Atlanti: modernity and double consciousness (Cambridge : Harvard UP, 1993) qui ont développé le texte de « la relation » si bien tissée par Edouard Glissant dans Le Discours antillais (1981). Toujours est-il que l’intercolonialité sera souvent source de conflits et d’affrontements parce que la présence de l’Autre gêne ; cet Autre dont les valeurs sont parfois décriées et [fin page 10] combattues surtout quand on croit, faussement ou non, qu’ elles mettent au défi la surdétermination du dominant. La dénonciation de telles valeurs découle en particulier de l’obsession du développement économique qui menace la paix dans le monde aujourd’hui et qui renforce toutes formes d’idéologies impériales qui sont parfois difficiles à contenir dans l’espace frontalier des états nations à cause du capitalisme multinational.

L’Autre n’est plus ce tout imaginaire renfermant les fantasmes du Même ; de loin ou de près, les deux évoluent vers le même dasein, à l’instar de Césaire quand il affirme qu’il est « au cœur de moi-même et du monde ». Dans son livre, Littérature et développement (1984), Bernard Mouralis avait montré que le parcours du projet culturel des auteurs « négro-africains » allait tout droit vers un projet interculturel, en faisant surtout référence à Senghor, lui, qui, après Teilhard de Chardin, a chanté l’essor d’une civilisation universelle et qui a vu dans « le coucher du soleil les yeux bleus d’une négresse blonde ». Ainsi déclare Lilyan Kesteloot, dans Comprendre les poèmes de L. S. Senghor (1986, 22), le grand poète, membre de l’Académie française, a consacré « ce dialogue culturel instauré entre l’Afrique d’aujourd’hui et l’Europe d’hier, la Grèce du passé et l’Egypte antique, le poète élargit son emprise sur les civilisations et tend à les considérer en termes de complémentarité ». On devra noter également que Senghor est un des plus grands défis auxquels se sont heurtés les tenants du postcolonialisme africain d’expression anglaise. Pour la plupart de ceux-ci, il est devenu non seulement « un tigre », mais aussi une « non-histoire », grâce à son altérité illimitée, pour reprendre l’expression de Derek Walkot.

De plus en plus, on assiste à une refonte des barrières culturelles et à une redéfinition des valeurs dans différents coins du monde qui tienne en considération non pas les rapports hégémoniques de la mêmeté, comme cela a été le cas pendant les siècles précédents, mais plutôt l’ouverture de la porte multiculturelle qui reconnaît l’importance de l’altérité, la différence et l’interculturalité.

 


Références

Angenot, Marc, Les Idélogies du ressentiment. Montréal : XYZ, 1997

Bardolph, Jacqueline, Etudes postcoloniales. Paris : Champion, 2002

Forsidick, Charles & David Murphy, éds., Francophone Postcolonial Studies. Londres : Arnold, 2003

Kesteloot, Lilyan, Comprendre les poèmes de L.S. Senghor. Paris : Saint-Paul, 1986