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LR/RL


Aimable Mugarura Gahutu

Université Nationale, Butare

L’Afropessimisme
ou l’altérité comme espace d’affrontement


Introduction

Le tournant du 20e siècle est caractérisé par un malaise planétaire palpable : violence tous azimuts, crises politiques internes et interna-tionales, attitudes de tolérance zéros qui exacerbent les extrémismes de tous genres, absence des valeurs positives de la part des élites qui sont entièrement dévouées à la mondialisation.

L’Afrique n’échappe pas à ce pessimisme ambiant, mais c’est à travers un discours particulier que l’on parle d’elle. Depuis une dizaine d’années déjà, son image entretenue par l’Occident est pour le moins désespérante. L’idée répandue chez les historiens, économistes et politologues à la fin du XXe siècle est que le continent noir traverse la période la plus sombre de son histoire suite à la faillite multi-dimensionnelle qui le mine. Des médias aux rencontres internationales, en passant par l’expression culturelle et artistique, ce pessimisme a très bonne presse. Dès lors que le continent est regardé à travers une lunette pessimiste, ses réalités positives seront passées sous silence au détriment de l’image d’une Afrique agonisante. L’ « afropessimisme » est cette opinion qui clame haut et fort que «noir c’est noir, il n’y a pas d’espoir » – pour reprendre les termes mêmes d’un rocker français[1].

L’afropessimisme est un discours sur l’Afrique. Mais quelle Afrique, puisque cette dénomination renvoie à une multitude d’Afriques géographiques et imaginaires ? Pour rendre compte de cette complexité énonciative, nous allons convoquer Valentin-Yves Mudimbe qui a analysé le parti pris idéologique du discours occidental sur l’Afrique à travers le projet ethnographique essentiellement. L’odeur du père et The invention of Africa suffiront à faire le tour de la question. Nous étudierons ensuite le concept de l’afropessimisme successivement comme une rhétorique guerrière et une poétique du combat (le genre pamphlétaire). [fin page 45]

1. La découverte de l’Afrique : les origines du conflit

Depuis l’Antiquité à nos jours, l’occident tient un certain discours sur l’Afrique. Mais que représente justement l’« Afrique » pour le chercheur qui étudie la littérature ou la politique africaine ? Ce continent – dont la masse rappelle, ironiquement, un point d’interrogation comme s’il devait rester un éternel problème en quête de solution – est presque toujours l’objet d’une homogénéisation simpliste et commode si bien qu’on a l’impression qu’on parle d’une nation ou quelque village. Ceci mène à s’interroger sur l’utilité effective du concept « Afrique » quand l’on pense à la diversité qu’abrite le continent dit noir (une autre impropriété). Bill Ashcroft (Ahluwalia 11) en vient, par exemple, à se demander ce que les écrivains du Maroc, de la Tunisie et de la Libye ont en commun avec le reste de l’Afrique ; ce qui fait conclure que ce qu’on désigne par l’Afrique est tout simplement une idée particulière de l’Afrique.

Par ailleurs, en interrogeant cette fois-ci la conscience identitaire de l’Africain, est-ce qu’un pygmée de l’Afrique profonde a conscience d’être « africain » ? Assurément pas. Puisqu’il n’est pas assez instruit pour le savoir. En d’autres termes, la conscience d’appartenir au continent s’acquiert de l’étranger (l’Occident). Il faut sortir du continent physiquement (voyage) ou intellectuellement (l’école et l’apprentissage de la géographie) pour avoir cette conscience. Ce procédé reflète bien entendu les catégories deleuziennes de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation » d’après lesquelles c’est en étant hors du territoire que l’on peut l’appréhender. Seulement, dans le contexte de l’Africain précolonial, dont le cosmopolitisme n’est pas une préoccupation première et étant donné que les deux catégories de Deleuze tiennent au mécanisme de la « machine désirante », d’où aurait pu lui venir le désir d’appartenir à une entité géographique plus vaste que son espace propre originel ? Identité problématique donc puisque, d’une part, elle construite par le biais de la médiation de l’Autre et, d’autre part, elle met l’accent sur ce que l’ « on n’est pas » (définition de l’extérieur : Je suis Africain parce que c’est ce qu’on m’a dit) plutôt que ce que l’ « on est authentiquement » (définition de l’intérieur : je suis africain par mon africanité).

Cela étant, l’homogénéisation qui gomme volontiers les traits de l’Afrique au profit d’une image d’un bloc passablement indistinct est très significative quant aux enjeux de cette vision stratégique. Ainsi représentée, l’Afrique est l’ « Autre de l’Europe » avec ce que cela présente comme légitimation des pratiques préjudiciables à cette partie du monde sans une ombre de mauvaise conscience. Et qui plus est, cette « africanisation » de l’espace africain crée une Afrique subjective, factice et politiquement connotée. Comme l’a bien remarqué Todorov, l’acte [fin page 46] dénominatif – le concept donc – n’est jamais innocent. Il est synonyme de « violence » puisqu’en « transforme autrui en objet » (9) et celui ne peut jamais se réduire au concept. En ce qui concerne le discours de l’Occident sur l’Afrique, Mudimbe dénonce la violence réductrice que subit le continent à travers l’ethnologie, « science des communautés sans histoire » (1982 : 31) :

l’ethnologie, science européenne, a toujours été, même dans ses meilleurs envols, l’expression des configurations épistémologiques et culturelles étrangères à l’Afrique. En somme, de manière simple et brutale, on peut dire qu’elle a – jusqu’ici – été un « mensonge » en ce sens précis que sous couvert de découvrir et de dire l’Afrique, elle présentait l’Afrique au travers d’un prisme déformant (24-5).

Ce regard transcendant sur l’Afrique est analogue à celui « des adultes vis-à-vis des enfants, des psychiatres vis-à-vis des malades, [et] impose aux non-Occidentaux, selon un modèle spécifique, des manières aberrantes d’être des non-Occidentaux» (27). Ces aberrations, Mudimbe les trouve dans le « x » souvent accolé à l’ethnologie (27). Celle-ci devient dorénavant ethno-psychanalyse (entre autres exemples), légitimant ainsi l’étude de l’Afrique comme « un être singulier » (31). Mudimbe ne croit pas si bien dire puisque le discours de l’inconnu a toujours entouré cette partie du globe. Quand Freud définit, par exemple, la femme comme « le continent noir », cette comparaison repose sur l’énigme, le mystère que représentent ces altérités majeures selon Freud. L’homme qui cherche à « comprendre » la femme se heurte apparemment à la même opacité que l’Européen vis-à-vis de l’Afrique dont la noirceur n’est pas tant la couleur de la majorité de sa population que son secret qu’il faut percer urgemment. Et là où il y a secret, mystère, obscurité, il est devenu pour l’homme rationnel une responsabilité de dissiper le noir par la lumière de la connaissance. C’est Todorov qui rappelle justement la portée sémantique du mot « comprendre » ; « comprendre signifie à la fois, et pour cause, « interpréter » et « inclure » : qu’elle soit de forme passive (la compréhension) ou active (la représentation), la connaissance permet toujours à celui qui la détient la manipulation de l’autre ; le maître du discours sera le maître tout court (8-9). Le concept ou l’« idée de l’Afrique », comme dit Mudimbe[2], repose donc sur le discours de l’ « ignorance » (dans les deux sens à savoir «manque de savoir » et « indifférence » délibérée) en vertu de laquelle il y a mobilisation pour s’approprier du territoire.

De fil en aiguille, le discours de l’inconnu cède le pas à celui de la découverte ; une découverte sans fin puisqu’elle est celle de l’Afrique suc-[fin page 47]cessivement primitive, indigène, coloniale, sous-développée et mondialisée. Mudimbe s’insurge contre ce terme qui, selon lui, devrait toujours être entre guillemets puisqu’il rend compte d’un concept politiquement orienté, à savoir l’appropriation de ce qui n’appartient à personne. Comment prétendre découvrir un territoire habité depuis des siècles ? C’est, d’une part, une pénurie de mot puisque l’indigène a découvert bien avant le territoire avant de l’habiter. D’autre part, c’est se constituer comme seul sujet et reléguer l’indigène au statut d’objet à la merci de l’Occident. Et il en sera ainsi avec les « découvertes » successives dont l’Afrique allait être l’objet par la suite. De la colonisation à la mondialisation, l’Occident n’a jamais reconnu à l’Afrique une existence propre. Celle-ci est tout simplement ce que l’impérialisme occidental veut qu’elle soit, selon l’intérêt économique et géopolitique du moment.

L’équivalent anglais du mot « découverte » utilisé par Mudimbe dans son ouvrage The invention of Africa est plus intéressant. Manière de langage encore une fois porteur de préjudice, l’«invention » fait table rase de l’Afrique et instaure un nouvel ordre essentiellement violent. L’Afrique-objet ne cessera jamais, par ailleurs, d’être « inventée » à plus forte raison qu’elle sert de terrain d’expérimentation aux théories les plus hasardeuses, en sa qualité d’altérité sauvage. Tout bien considéré, « invention » est le terme le plus approprié pour parler de la réalité historique qu’est l’usurpation du continent puisque, loin d’avoir découvert l’Afrique, l’Occident a plutôt inventé une nouvelle Afrique. Et il s’en est suivi un travail assidu de mise en discours « scientifique » des pratiques locales, discours qui mettent surtout en sourdine le savoir populaire indigène. Et même si, le cas échéant, il n’y a avait pas d’intention politiquement orientée dans le regard ethnologique sur la réalité africaine, Mudimbe persiste et signe : la réduction est fatale.

Il y aurait ainsi, à la genèse même de tout discours sur la culture, ce que j’appellerais une discorde fondamentale : la difficulté de dire, en vérité, la culture d’autrui, du fait que ma connaissance et mon expérience, quelles que soient leur ouverture et leur attention, s’achèvent et ne peuvent que s’achever où commencent celles d’autrui. C’est qu’il n’existe pas et il ne peut exister un lien nécessaire entre la « vérité » de faits et « celle » du dire de l’analyste. (1982 : 22)

Pour fermer ce paragraphe portant sur la présumée découverte de l’Afrique et son invention par l’Occident, l’on peut aisément pronostiquer que, dans cette relation mal partie, ce dernier se posera toujours comme sujet qui met en discours l’Afrique selon son bon vouloir. Le discours [fin page 48] actuel de réalité africaine, à savoir l’Afropessimisme – corrélat de l’« Afrique mondialisée », ne se place-t-il pas dans le même ordre d’idées ? De ce point de vue, l’afropessimisme est véritablement un acte de décès en bonne et due forme du continent. Mondialisation de l’Afrique signifie que cette dernière ne s’appartient plus puisque vendue au plus offrant selon la logique de l’économie mondialisée. C’est une Afrique qui, pour ainsi dire, a perdu/rendu l’âme.

2. Afropessimisme et rhétorique guerrière

C’est un truisme que de dire que la guerre fait partie de notre quotidien. Non pas seulement que nous vivons les batailles des quatre coins du monde directement ou à travers les medias, mais surtout que le principe de la guerre gouverne les rapports humains. Par exemple, toute discussion, même la plus banale dans notre vie familiale suit, sans en avoir l’air, le modèle d’un combat – attaquer, se défendre, contre-attaquer. George Lakoff et Mark Johnson ont identifié (Lakoff 62) les « armes » verbales les plus courantes à savoir l’intimidation, la menace, l’appel à l’autorité, l’insulte, la dépréciation, le défi de l’autorité… et même présenter ses raisons comme objectives. On remarque que c’est exactement le même arsenal qui est utilisé dans la vie professionnelle (le monde académique, légal, diplomatique, ecclésiastique et journalistique) même si ces professions « sérieuses » s’en défendent puisqu’elles sont censées rechercher une argumentation plus rationnelle que l’intimidation ou l’usage de l’autorité. Est-ce dire que la guerre fait partie de l’essence profonde de l’homme ? De toute apparence, les humains ont le comportement des autres animaux ; chez ces derniers, faire la guerre est un mode de survie. Ils sont bien obligés de se battre physiquement pour se nourrir ou pour protéger leur territoire. L’homme fait exactement la même chose mais avec beaucoup de civilité et de sophistication. La machine métaphorique et conceptuelle sera alors pour l’animal raisonnable qu’est l’homme une sorte de langue primitive qui lui rappelle ses origines ; ou une façon pour l’homme de « retrouver le poil de la bête », pour ainsi dire.

Les discours négatifs et négateurs à l’instar de l’Afropessimisme, ont été qualifiés de meurtre par Emmanuel Levinas puisqu’ils constituent une négation radicale de l’Autre. Dans une étude de l’altérité qui met en garde contre l’abus du pouvoir sur autrui, il problématise le « pouvoir qui tue » (nous entendrons le pouvoir violent, belliqueux, par extension) en ces termes : « autrui est le seul étant dont la négation ne peut s’annoncer que totale : un meurtre. Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer » (1991 : 22). [fin page 49]

C’est pourquoi l’afropessimisme considéré comme un appareil discursif dont la finalité ultime est de soumettre un continent, tombe sous le paradigme guerrier.

3. La poétique du combat : l’afropessimisme et le genre pamphlétaire

En passant du discours du pouvoir à l’essaistique, les pratiques belliqueuses avérées subsistent : la littérature de combat est bel et bien un genre littéraire florissant. Ce qu’il est convenu d’appeler littérature de combat est un champ typologique assez vaste : essai, plaidoyer, homélie, satire, polémique, éditorial et pamphlet appartiennent tous à cette littérature et entretiennent les uns plus que les autres, les particularités sémantiques communes. Marc Angenot[3] s’est attaché à établir la typologie de ces discours, avec une prédilection marqué pour le pamphlet, la polémique et la satire qui se recoupent davantage.

De toute évidence, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt. de Stephen Smith, porte-étendard de l’afropessimisme du 21ème siècle, se situe entre le pamphlet et la polémique. Il est d’autant plus difficile de se départager entre les deux genres guerriers qu’à bien d’égards, l’auteur adopte à tour de rôle, les deux postures. Celui-ci pointant du doigt son adversaire « afro-optimiste » à tout moment, explicitement ou implicitement, la thèse satirique est écartée, du moins selon le critère définitoire très étroit de Marc Angenot. Restent la polémique et le pamphlet qui théâtralisent le combat entre les deux adversaires. Stephen Smith thématise l’ « afro-optimisme » pour mieux le démolir, et tous les moyens sont bons pour lui : pathos, sophismes, invective, ironie sont mis à contribution. Dans cette guerre pas très propre, l’énonciateur s’en prend violemment à l’adversaire dont il attaque les arguments qui défendent un minimum de viabilité du continent africain, aujourd’hui et encore moins dans l’avenir :

En 1997, le photographe et cinéaste Raymond Depardon, ami de longue date du continent, a intitulé un documentaire : Afriques : comment ça va la douleur ? Ça va mal, très mal. L’Afrique agonise, quoi qu’en disent, une fois l’an au creux de l’actualité, les optimistes forcenés, des dossiers spéciaux sur l’ « Afrique qui bouge ». Oui, heureusement, le cadavre bouge encore. Bien sûr, il y a des rescapés, des îlots de mieux-être dans un océan de malheur. Certes, à long terme, malgré les conflits « destructurés », le sida et l’incurie de leurs pouvoirs, les Africains s’en sortiront. Seulement, comme le faisait remarquer John Keynes, économiste au grand cœur : à long terme, nous serons tous morts. [fin page 50] En dépit des circonstances atténuantes que l’on peut lui reconnaître, l’afro-optimisme est un crime contre l’information. On n’a ni le choix ni le droit. On ne peut pas, selon son bon vouloir, par sentimentalisme, ou sensationnalisme, positiver ou noircir les nouvelles du continent. (Smith 13-4)

L’on aura remarqué au passage combien ce qui est supposé être une démonstration rationnelle et objective de l’erreur «Afro-optimiste » « joue la comédie de l’objectivité » (Angenot 1995 : 53). Les multiples concessions à l’adversaire sont déconstruites, non pas par une logique argumentaire cohérente, par de méchants traits d’esprit décochés à l’adversaire et construits invariablement à partir des mots mêmes de ce celui-ci. Nous sommes en face d’un cas symptomatique : le pamphlétaire, particulièrement, se considère comme victime d’une « spoliation lexicale ». Il doit donc « reconquérir un langage pris en otage par le monde du scandale » (41). Ainsi l’énonciateur en a fait du verbe « bouger » dont l’adversaire avait usurpé le sujet. Ce n’est donc pas « L’Afrique qui bouge » mais « Le cadavre qui bouge ». Ailleurs, c’est par le truchement d’un chiasme que l’énonciateur parvient à rétablir la vérité travestie par les « Afro-optimistes » : à long terme, les africains ne s’en sortiront pas, puisque à long terme, nous serons tous morts.

Ainsi donc, vu le traitement réservé à l’instance adverse par l’énonciateur, le chevauchement entre polémique et pamphlet est difficilement évitable, les deux types textuels étant de proches cousins dans la typologie de Marc Angenot. Cependant, pour des besoins méthodologiques, nous délaissons le type polémique au profit du pamphlet pour mieux rendre compte de la réalité du discours afropessimiste dont Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt est le prototype. Cela dit, nous restons conscient que le pamphlet à l’état pur n’existe pas. Il se combine souvent avec des éléments de satire et de polémique. Nous utiliserons pamphlet simplement comme un concept générique.

Mais outre ce choix méthodologiquement motivé, certains traits qui lui sont spécifiques l’apparentent à la « vision crépusculaire » du discours afropessimiste. C’est, en effet, dans l’essence même du pamphlétaire de conjuguer le pessimisme et la passion. Volontiers prophétique, l’avenir qu’il annonce est forcément sombre, ce qui fait dire à Angenot que « le pamphlétaire est une Cassandre, vox clamans in deserto, annonçant la mort de quelque chose » (1995 :42). Ce tableau correspond parfaitement à l’ouverture alarmiste de Négrologie :

Pourquoi l’Afrique meurt… C’est désormais la seule question qui reste, l’unique qui importe, vitale pour les Africains, fondamentale [fin page 51] pour les autres, du moins ceux qui cherchent toujours à comprendre ce continent, « Ubuland » sans frontières, terre de massacres et de famines, mouroir de tous les espoirs. (Smith 13)

Qui plus est, le pamphlet est plus virulent et plus systématique que la polémique. Quand celle-ci «doit non seulement augmenter l’adhésion de l’auditoire mais aussi le faire sortir de son apathie, l’inciter à agir, cette exigence est encore bien plus forte pour le pamphlétaire qui prétend secouer l’ataraxie d’un système établi » (41-2). Précisément, le paradoxe du pamphlet est qu’étant lui-même discours doxologique, il se « développe » contre l’opinion admise, la doxa. Ce type discursif se trouve dès lors le plus représentatif de la verve enflammée de Stephen Smith qui fait feu de tout bois en empruntant aux meilleurs défenseurs de la négritude et du contient en général, les arguments pour construire l’afropessimisme. Privés de leur contexte, les citations de Frantz Fanon, Yambo Ouologuem et les autres se trouvent évidemment détournés par une cause contraire.

En guise de conclusion : « négrologie » comme « nécrologie »

En pastichant Roland Barthes dans S/Z[4], la substitution de G par C dans « négrologie » est mortifère. Dans un mouvement de pudeur, l’auteur, fût-il journaliste croque-mort, préfère cacher la/le mort (nécrologie) sous le drap noir de la « négrologie ».

Le titre « négrologie » est un détournement. Le terme vient de Négritude et Négrologues de Stanislas Spero Adotevi, essai dont le sujet est le procès de la négritude. La position de l’auteur va dans le sens d’une perspective marxiste qui évacue du problème africain de l’époque l’aspect racial privilégié les chantres de la négritude et met plutôt en cause l’exploitation capitaliste dont l’Afrique est victime. L’essai reste surtout connu par le démontage systématique du concept de négritude dont il expose les adeptes, les séides et les profiteurs. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous le pont et si Stephen Smith récupère aujourd’hui le mot pour en faire un titre, cela va sans dire que c’est pour l’appliquer à une toute autre réalité auquel cas le terme recouvre un concept nouveau. L’éditeur de Négrologie en donne la teneur dans le Prière d’insérer de l’essai. « Négrologie », dans le sens se Stephen Smith est « ce supplément d’autodamnation, l’exception culturelle mortifère ». La « négro-logie » dernier cri est donc tout à fait solidaire à l’ « air du temps » afro-pessimiste : Elle dit la mort du continent comme le précise le sous-titre « Pourquoi l’Afrique meurt », mort qui est mise sur le compte de la culture : le racisme passant des individus isolés à la culture de tout un continent, Denis Blondin, recommande d’utiliser plutôt le terme racialisme. [fin page 52]

Cette relation du titre principal au titre secondaire est très révélatrice. La constante qu’on observe dans la titrologie moderne est une tendance marquée à l’utilisation des titres-énigmes. Le titre ouvre ainsi une question à la quelle il ne sera répondu que beaucoup plus tard. Le lecteur n’attendra pas longtemps pour cette fois-ci ; le titre secondaire « Pourquoi l’Afrique meurt » donne la clé de l’énigme. Il s’agira dans le livre de la mort de l’Afrique qui est présentée comme une fatalité, puisque l’énoncé a l’apparence d’une vérité immuable, une sorte de théorème qui, à la limite, n’a même pas besoin de démonstration si ce n’est que pour le loisir de faire un peu d’exercice. Par « négrologie », il faut entendre, en fait, « nécrologie ». L’énoncé « négrologie » est ainsi chez l’auteur une sorte de lapsus conscient qui fait de l’africanité (puisque c’est bien ça la « négrologie ») synonyme de mort certaine.

Comme on vient de le voir, les motifs guerriers tissent le discours afropessimiste. Nous venons de le vérifier dans le concept de l’afro-pessimisme lui-même ainsi que dans un essai type qui a servi à son illustration. Cet exemple a permis de monter à quel point l’afropessimisme est un discours totalitaire qui investit les moindres petits détails du texte, récupère les énoncés qui lui sont contraires pour les utiliser à son propre compte. Nous avons relevé, par ailleurs, l’omniprésence de la guerre, aussi bien comme thématique que comme rhétorique. A y regarder de près, la rhétorique guerrière qui sert de toile de fond aux maux de l’Afrique plus haut évoqués renforce ces derniers, ce qui nous fait conclure à l’incroyable cohérence du discours afropessimiste.

 


Notes

[1]. Il s’agit des mots d’une chanson de Johnny Halliday.

[2]. Le livre de V.Y. Mudimbe intitulé The idea of Africa (1994).

[3]. La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes.

[4]. Roland Barthes fait une étude phonétique, graphique et psychanalytique de « SarraSine » qui devrait être SarraZine, « conformément aux habitudes de l’onomastique française » (1970 : 113). [fin page 53]

 


Références

Ahluwalia, Pall & Paul Nursey-Bray, Post-colonialism : Culture and Identity in Africa. New York : Nova Science Publishers, Inc., 1997

Angenot, Marc, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes. Paris : Payot, 1995

Blondin Blondin, Denis, Les deux espèces humaines : Autopsie d’un racisme ordinaire. Montréal, Paris : L'Harmattan, 1995

Levinas, Emmanuel, « L’ontologie est-elle fondamentale ? » Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre. Paris : Grasset, 1991 : 13-24

Mudimbe, Valentin Yves, The invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Oder of Knowledge. Bloomington and Indianapolis : Indiana UP, 1988

___, The idea of Africa. Bloomington and Indianapolis : Indiana UP, 1994

Todorov, Tzvetan. Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humaine. Paris : Seuil, 1989