VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 1 No 1, Avril 2000

L'INCERTITUDE ET LA RESPONSABILITÉ  -
jalons pour une éthique de l'environnement

Par GUY BOURGEAULT, Professeur à l'Université de Montréal


N.B. Les notes qui suivent sont tirées de la deuxième partie du livre Éloge de l'incertitude, Montréal, Éd. Bellarmin, 1999. Notes adaptées par l'auteur .
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L'efficacité de l'action et sa justesse, son à-propos, on aurait dit autrefois : sa rectitude, exigent la loyale prise en compte des incertitudes qui l'enserrent de toutes parts - en amont, dans la décision prise sans qu'il soit jamais possible d'avoir en mains toutes les données souhaitables; en son coeur même, compte tenu de la complexité des situations dans lesquelles elle prend place; en aval, dans ses conséquences non seulement imprévues, mais imprévisibles. Sans quoi, comme dit l'adage, l'aveugle qui guide l'aveugle court à sa propre perte et l'y mène.

Question d'efficacité, et donc affaire de pragmatisme. Question d'éthique aussi. D'un point de vue comme de l'autre, sont requises la reconnaissance et la prise en compte de l'incertitude dans la décision d'agir, dans l'action elle-même, après l'action.

Avant l'action, lorsque se prend la décision d'agir, et de poser tel geste plutôt que tel autre, de faire telle intervention jugée préférable à toute autre, la prise en compte de l'incertitude se fera effort de prévision en même temps que de prévoyance, afin de réduire la part de risque liée à l'action à venir. Au coeur de l'action, elle prendra place dans ce qu'on appelait autrefois la prudence, qui est souci constant de mesure en vue d'une juste pondération du geste posé et de ses effets, et attention lucide portée à tout écart, à tout signe de déséquilibre ou de déviation, pour pouvoir faire en temps utile, c'est-à-dire avant qu'il ne soit trop tard, les corrections de trajectoire éventuellement requises. Après l'action, la prise en compte de l'incertitude prendra la forme d'une vigilance critique de qui sait que son action, malgré les précautions prises, aura des effets non prévus et donc non voulus, certes, mais néanmoins néfastes, et qui se reconnaît malgré tout responsable des conséquences des gestes posés Et responsable aussi, surtout, de prendre de nouvelles décisions et d'entreprendre de nouvelles actions pour, s'ils ne peuvent être éliminés, réduire l'importance des effets négatifs de son action antérieure. Pour corriger ses erreurs, s'il est encore temps. Ou pour compenser les torts causés.

[...]

L'ordre éthique est ici en cause, avec la pragmatique, indissociable d'elle malgré le rapport de distance critique nécessaire. Placée sous le signe de la responsabilité, l'éthique exige qu'on décide, parfois rapidement, et qu'on agisse, souvent rapidement encore, malgré les incertitudes qui persistent par-delà les efforts déployés pour les lever. Pas question de tergiverser! Mais elle exige du même coup que ces incertitudes soient reconnues et prises en compte. Je ne ferai donc pas ici un plaidoyer en faveur de l'incertitude. Mais bien en faveur de sa reconnaissance lucide et loyale, oui. Et pour sa prise en compte avant, pendant et après l'action.

[...]

À l'encontre de l'opinion courante et du vocabulaire usuel qui associe incertitude et hésitation, indécision, inaction, la conscience des incertitudes et leur prise en compte n'entraînent pas qu'on doive reporter les décisions urgentes et refuser d'agir. Dans l'incertitude, s'abstenir! Cet adage ne vaut que pour les morts, abstinents obligés... Malgré la permanence de l'incertitude, l'urgence de la décision et de l'action exige qu'on cesse de tergiverser. Sans quoi, lorsqu'on décidera d'agir, il sera trop tard : l'intervention n'aura plus aucune chance d'être efficace. Pendant qu'on continuera d'étudier son cas et de délibérer, le malade aura passé irrévérencieusement de vie à trépas. La menace sera devenue catastrophe.

Mais cesser de tergiverser, c'est alors accepter de décider et d'agir malgré les incertitudes qui persistent, et non pas les nier. Autrement, la fausse assurance, naïve ou perverse, de qui croit son action sans risques lui fermera les yeux sur les dangers qui se donnent à entrevoir, sinon encore à voir, dans les signes avant-coureurs du désastre appréhendé - ce que Patrick Lagadec appelait, s'intéressant au "risque majeur", les coups de semonce. Enfin dessillés, les yeux ne pourront faire alors que l'impuissant constat du désastre.

Il est un double tranchant au jeu de la certitude et de l'incertitude de l'acteur. Ou bien celui-ci tient sa certitude trop facilement et fallacieusement pour acquise, et son aveuglement conduit alors l'entreprise à l'échec, à l'accident, voire à la catastrophe. Ou bien il attend que l'incertitude soit dissipée, jugeant la certitude requise pour la décision raisonnable et pour l'action responsable, et il reporte indéfiniment des décisions éventuellement urgentes. Jeu cruel, auquel on joue néanmoins tous les jours : pendant que ceux que l'on appelle pourtant les décideurs attendent la preuve ou, comme on entend parfois, "l'évidence scientifique" des effets néfastes de tel ou tel produit, on continue de le déverser allègrement dans l'environnement. Et avec plus grande insouciance encore quand le déversement se fait dans le champ du voisin. Ignorant ou feignant d'ignorer que ce voisin, sur la base de semblables prémisses, agit de même façon, et qu'on a donc transformé en qui-gagne-perd le vieux jeu du qui-perd-gagne...

Toutes les décisions se prennent dans l'incertitude. Autrement, on ne décide pas. On prend acte simplement, après coup, de ce qui est advenu. Or le jeu complexe de la décision et de l'action aux prises avec l'incertitude et ses imprévisibles imprévus s'est fait plus difficile, plus risqué surtout, depuis que le développement scientifique et technologique des dernières décennies a ouvert d'une façon qui paraît démesurée les horizons, insoupçonnés il y a peu de temps encore, de nouveaux et audacieux possibles.

[...]

Les progrès de la connaissance par l'expérimentation, plus récemment les développements de la techno-science, ont ouvert le champ de l'éthique, comme l'a fait observer Jean Ladrière, en renforçant une maîtrise humaine sur le monde et sur les humains eux-mêmes qui accroît l'indétermination des choix effectivement possibles. Et qui permet aussi de contrôler désormais, du moins se plaît-on à le croire, les conditions et les résultats des actions découlant de ces choix.

Par-delà l'inquiétude, surgit alors l'interrogation - sur les visées de l'action, et non plus sur ses objectifs seulement et sur les moyens mesurés par eux, selon que semble pourtant devoir l'imposer une rationalité instrumentale commune à la techno-science et au marché, hégémonique et pratiquement exclusive de toute autre forme de rationalité. Et l'interrogation ouvre la délibération, la discussion, le débat : sur les visées, de nouveau, et non plus seulement sur les objectifs et les moyens; sur les visées, afin de pouvoir déterminer de façon cohérente et conséquente les objectifs en fonction desquels seront choisis des moyens appropriés.

Issue de l'inquiétude ou relancée par elle, l'interrogation éthique, qui livre tout à la discussion et met tout en débat, renvoie du même coup à la conscience d'une responsabilité qui paraît soudainement élargie. Car le monde et son avenir, et donc notre vie et notre avenir avec celui du monde, sont désormais entre nos mains. [...]

La vie humaine a longtemps été perçue comme donnée et, partant, vécue sous le signe de la gratuité en même temps que de la nécessité, de la fatalité. Donnée, et c'est là ce qui faisait son caractère sacré, elle échappait radicalement à la maîtrise humaine dans la gratuité de son jaillissement originel comme dans l'arbitraire imprévisible de son déroulement et de sa fin. Sans donc intervenir, ne le pouvant pas, on regardait mourir le nouveau-né comme le vieillard. "Dieu donne la vie, Dieu la reprend, loué soit Dieu!" Car il n'était donné d'autre choix que d'accepter à l'avance ce qui devait advenir, tout en faisant confiance, par ailleurs, en la divine providence et en réclamant parfois à grands cris ses miracles.

Mais voilà que nous pouvons aujourd'hui, chargés nous-mêmes de notre providence, faire les miracles jadis implorés. Nous pouvons de mieux en mieux prévoir et même prédire, et par conséquent prévenir parfois, ou encore intervenir après coup, et de façon efficace, pour réorienter au besoin le cours des choses en fonction des visées du désir personnel ou du projet commun. Qui oserait soutenir qu'il ne faut pas intervenir, maintenant qu'il est possible de le faire, pour éviter l'asphyxie du nouveau-né ou pour relancer les battements du coeur fatigué de l'adulte?

Tout le possible, cependant, tout le désiré, tout cela même qui peut être jugé souhaitable n'est pas, en réalité, possible. Même lorsque le marché prétend tout offrir. Le droit au travail, par exemple, n'ira au-delà du désir et du voeu pieux que si nous faisons en sorte qu'il y ait effectivement de l'emploi pour tous. Le droit à la santé, que si sont réellement accessibles les services et les soins, et nous savons aujourd'hui ce qu'il en coûte de les prodiguer. Le droit ne fait pas que réclamer, venant à sa rencontre, l'offre du marché. Il fait appel à la responsabilité commune touchant l'organisation de la vie collective et des services. Car tout ne peut pas être offert et effectivement dispensé, et à tout prix. En démocratie, l'exercice de cette responsabilité commune - responsabilité de citoyens et non pas de marchands seulement - passe concrètement par le débat et par l'engagement dans l'action.

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Parlons d'abord du débat : de sa nécessité et de ses exigences. Nous discuterons ensuite des conditions et, de nouveau, des exigences de l'action responsable.

La nécessité du débat, délibération de la conscience ou discussion publique, tient d'abord au fait qu'il n'y a plus de "modèle" d'humanité qui s'impose, qui serait le référent à tout le moins possible, sinon obligé, tant des décisions individuelles que des choix collectifs en étant l'objet d'une adhésion unanime ou du moins d'un large consensus.

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Le renvoi explicite ou implicite à une anthropologie antérieure semble avoir été la marque obligée de toutes les morales. Or ce renvoi n'est plus possible. Parce que l'entreprise de déconstruction et de reconstruction du monde dont les humains - personnes, collectivités, espèce ou humanité prise globalement - ne sont pas exclus, projette dans le futur, et donc dans l'inconnu du non-réalisé, incertain, ce en fonction de quoi les choix sont faits, et les actions, jaugées, puis jugées. Les visées ont remplacé les finalités. La dynamique présente de la mondialisation invite même à faire l'économie de la référence aux visées pour tout livrer aux seules lois, dites de l'offre et de la demande, de la jungle marchande.

Depuis l'avènement de ce que nous appelons l'humanité, sans doute, - sans doute? tiens donc! mais pourquoi utilise-t-on toujours cette expression quand il est question de choses incertaines et alors qu'il est bien des raisons, au contraire, de douter? - aussi loin, en tout cas, qu'on puisse remonter dans l'histoire, les humains ont constamment cherché, dans d'inlassables efforts d'autodétermination, à échapper aux déterminismes, forces de la nature ou contraintes sociales et tabous, qui faisaient obstacle à leur liberté et contrecarraient les visées de leurs projets. De nouvelles contraintes, bien sûr, ont sans cesse remplacé les anciennes, et certains déterminismes, pour avoir vu les frontières de leur emprise reculer, n'ont pas pour autant fait totale et définitive retraite : la mort nous le rappelle, malgré tous nos efforts pour y échapper, comme aussi le retour parfois d'épidémies qu'on avait cru révolues, vaincues pour de bon.

Qu'a donc changé l'avènement de la techno-science, si tant est que changement il y a eu? L'introduction de la rationalité technoscientifique dans le millénaire processus d'autodétermination trop rapidement évoqué fait qu'on ne cherche plus à échapper seulement aux contraintes; en ayant maintenant le pouvoir, on entreprend de prévoir, prédire, choisir et orienter, contrôler. S'instaure à cet effet ce que Lakatos aurait appelé un vaste "programme" d'intervention pour lequel, dans un univers devenu laboratoire, la personne, les groupes et les collectivités, les sociétés et bientôt l'espèce humaine elle-même sont objets de recherches et d'expérimentations.

Car il n'est plus de modèle donné, à reproduire plus qu'à réaliser; mais une visée, désormais, inspire et nourrit un ambitieux projet, aux contours flous malgré parfois quelques traits plus nets. Or nous avons appris que la réalisation de tous les projets, même minutieusement programmés, doit composer avec l'imprévu. L'irruption de l'imprévu dans le programmé oblige à revoir le projet, parfois même au niveau de sa visée. Toute l'entreprise s'avère alors à la fois mue et mesurée par ce qui n'est encore qu'à-venir, incertain.

À la question : quelle humanité serons-nous demain? - ce dont nous décidons aujourd'hui dans la discussion et le débat, par-delà nos divergences et nos dissensions, et à travers elles, et dans nos interventions surtout, - à cette question capitale, décisive, il n'est pas, il n'est plus de réponse donnée ni même possible, à espérer et à attendre, dans le modèle antérieur ou dans l'ordre des finalités. Tout se joue désormais dans l'ordre des procédures de la décision quant aux visées et touchant les modalités : qui en décide? sur quelles bases? en référence à quel projet? avec quelles alliances et au service de quels intérêts? selon quelles modalités? Et, par-delà la décision, dans l'action elle-même.

Tout n'est pas livré pour autant au caprice de l'arbitraire, qui ne sera toujours que la loi du plus fort imposée au plus faible. L'éthique ne fait pas que conduire à la discussion; elle exige que le débat soit mené de façon loyale et rigoureuse, qu'il y soit tenu compte des convictions diverses et des arguments. Loin donc de conduire à une sorte de relativisme cynique et dilettante, et à l'anarchie, la discussion et le débat démocratique semblent devoir être dans les sociétés pluralistes de notre temps les garants de l'éthique, empêchant que quiconque s'arroge le droit, imposant l'arbitraire de son caprice sous forme de loi, de décider pour les autres de leur sort.

Ce qui suppose et exige que joue vraiment le jeu de la démocratie, qui n'est pas simplement imposition à la minorité de la volonté éventuellement capricieuse de la majorité, nouvelle forme, plus subtile peut-être, de l'antique loi de la jungle faisant triompher le droit du plus fort sur celui du plus faible. Si la décision démocratique obéit à la loi de la majorité, s'opposant ainsi au caprice du roi, c'est en vertu de la reconnaissance et de l'affirmation claire, résolue, de l'égale dignité de tous les individus qui ont dès lors, tous, plein statut de citoyens. Cela est au coeur de la déclaration des Droits des citoyens de la toute nouvelle République française; puis au coeur de la déclaration universelle des Droits de l'Homme. La loi de la décision majoritaire tient donc, à sa source, à la reconnaissance de l'égale dignité de tous et, par conséquent, du droit de chacun de décider pour lui-même de sa vie et du sens qu'il veut lui donner, et de prendre part aux décisions touchant les conditions qui seront faites, dans une société donnée, à la vie de chacun, y compris du plus faible. C'est pourquoi on jugera de la qualité de sa vie démocratique non seulement au respect de la volonté de la majorité, mais aussi au sort qui y est fait aux droits des minorités.

Cela exige que discussion et débat il y ait, et qu'on ne se contente de prendre et de vendre en suivant simplement les fluctuations du marché des valeurs. [...].

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Bien mené, le débat permettra l'atteinte des consensus provisoires requis, fermes bien qu'incertains, parce qu'on sait qu'il faudra, un jour, les mettre en question; et en débat.

Cela ne va toutefois pas et ne saurait aller sans ambiguïté. Compte tenu de l'incertitude qui enveloppe la décision et l'action, l'ambiguïté apparaît comme constitutive de l'éthique1 , dont l'espace est toujours "exposé au risque"2 , le pire résultant toujours, avec le meilleur et mêlé à lui, des actions humaines. Si tout était clair, et en outre évident, certain, sans qu'il y ait risque d'erreur ni de dommage ou de tort causé, l'éthique ne serait pas nécessaire. C'est dans la situation d'exploitation que surgissent, avec l'interrogation, la protestation et la revendication d'un partage plus équitable. De façon semblable, il n'est d'éthique véritable, dans la recherche d'une paix jamais assurée, toujours à instaurer et à restaurer, que pour les temps de guerre. La justice et la paix, en tant que réalisées, n'ont cours qu'au royaume de l'utopie.

Le lieu réel et concret de l'éthique comme de l'action, à la fois son terrain et son temps, est donc celui de l'ambigu et de son règne. Celui où toujours, inévitablement, on fait aussi mal, sinon le mal, en voulant bien faire et faire le bien. Ce qu'Albert Camus a admirablement exprimé dans la crise de conscience de Rieux, le médecin de la Peste et de l'État de siège , prenant acte du fait qu'il propage la peste en allant de maison en maison pour lutter contre ses ravages et tenter d'en prévenir l'extension.

L'ambiguïté de l'action peut découler, pour une part, du jeu des intérêts en conflit et des intentions qui ne sont jamais tout à fait droites ni pures, pour reprendre des mots anciens; elle tient aussi, objective, à la complexité du réel et au jeu des interactions qui font sa trame. Cette complexité fait que tout ne peut pas être pris en compte, et que surviennent alors, imprévus, les effets non désirés - secondaires, pervers, néfastes. Immanquablement. L'incertitude pointe ici l'oreille, de nouveau, par-delà la discussion et le débat, au-delà des certitudes auxquelles on a pu atteindre. Elle inclut, cette fois, une certitude : celle de l'inévitable erreur.

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[Reste à] discuter des conditions et des modalités de l'action responsable lorsque persiste l'incertitude.

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"Suis-je le gardien de mon frère?" Vieille question, à laquelle une seule réponse peut être donnée : oui. Sans quoi le lien entre les humains qui fait la possibilité pour chaque humain d'être humain est dissous. L'universalité de ce que l'on appelle les droits de l'Homme ne renvoie pas à quelque modèle d'humanité abstraite; elle tient en ceci : la vie bien concrète qui est la mienne, ma liberté, ma conscience sont menacées chaque fois qu'il est porté atteinte quelque part à la vie d'une personne, chaque fois qu'est entravée une liberté, chaque fois qu'est violée une conscience. Car si la vie de l'autre, peu importe qui est cet autre, ne vaut pas d'être protégée ou sauvée, alors pourquoi la mienne? Et comment sauver la mienne si je ne mets pas un frein à ce qui menace celle de l'autre? À quoi bon, en outre, la sauver, cette vie qui est la mienne, si le prix à payer est plus grand qu'elle, si ma vie, pour être apparemment sauvée, doit être amputée désormais de ce qui fait sa qualité et qui tient aux liens, aux solidarités, au sens donné grâce à ces liens?

[...]

"Suis-je le gardien de mon frère?" Oui.

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Thomas S. Kuhn a bien mis en lumière, il y a trente ans déjà, l'importance des paradigmes et des changements de paradigmes dans la recherche scientifique. Il en va de même façon pour l'éthique, qui évolue et remet inlassablement en cause les morales, avec les paradigmes qui les ont rendu possibles. L'Occident chrétien a longtemps pu rallier pratiquement tout le monde dans la reconnaissance d'un ordre naturel originant d'un plan divin et imposant ses exigences immuables à la conscience des personnes comme aux comportements tant individuels que collectifs; l'ordre naturel et la loi naturelle furent alors les références privilégiées - paradigmatiques - de morales rigoureusement codifiées et qui faisaient d'abord appel à la soumission et à la conformité. Cet ordre fut rudement secoué lorsque les développements scientifiques et technologiques permirent de faire l'ordre du monde au lieu de s'y soumettre; projets, croissance et développement, progrès devinrent les nouveaux leitmotive de morales libérales soucieuses de droits et de liberté(s), s'inscrivant assez aisément dans la logique d'une rationalité scientifique et technologique, puis d'une rationalité économique hégémonique qui devait finalement s'avérer, réductrice, tout aussi totalitaire que celle de l'ordre ancien. Depuis quelques années, les risques d'un conflit nucléaire, puis ceux de la détérioration de l'environnement et des conditions de vie du plus grand nombre étant à la fois plus aigus et mieux connus, l'avenir personnel apparaît comme nécessairement lié au devenir collectif, au devenir même de l'espèce humaine et de la vie sur une planète dont l'appartenance cosmique commence seulement d'être explorée.

L'éthique de la responsabilité trouve ses modèles ou ses référents privilégiés, selon Hans Jonas3 , dans l'expérience fort ancienne, bien qu'elle puisse prendre aujourd'hui des colorations nouvelles, du parent; et dans celle, ancienne également, de l'homme d'État. Dans ces deux expériences, la responsabilité est engagée envers les autres, et pour le futur, en dépit de son imprévisibilité. En dépit, donc, des incertitudes qui entoureront tant les décisions que les actions. Ainsi, en décidant de mettre au monde un enfant, les parents s'engagent à faire en sorte qu'il puisse accéder à l'autonomie de l'adulte et, affranchi, participer de plein droit à la vie de sa communauté d'appartenance. Sans que puisse être donné quelque certitude que ce soit quant à l'avenir. De même, l'expérience de l'homme d'État est celle d'une responsabilité touchant l'avenir des autres réunis avec lui dans une collectivité donnée, responsabilité directement assumée dans la décision présente engageant l'avenir, malgré son imprévisibilité. En dépit, donc, de l'incertitude.

Mais cela n'est guère nouveau. D'où vient donc qu'on fasse tant appel aujourd'hui à la responsabilité, et comme s'il y avait une urgence nouvelle? Les avancées de la techno-science et les dynamiques présentes de mondialisation permettent déjà et permettront plus encore demain d'intervenir dans la vie des personnes et dans l'aménagement de la planète de façon plus importante, à la fois plus radicale et plus large, décisive. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Nous sommes responsables de ce que sera l'humanité demain. Les pouvoirs qui sont les nôtres ouvrent l'horizon de nouveaux espoirs, mais du même coup des possibles catastrophes. Aussi nous faut-il prendre en compte le risque de telles catastrophes, ce que Patrick Lagadec appelait le "risque majeur".

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Nous voilà revenus, bouclant la boucle, à nos questions de départ touchant les rapports, face au risque, entre incertitude et responsabilité. [...] comment peut-on concilier, dans la décision et dans l'action, incertitude et responsabilité?
La décision prudente et l'action responsable, semble-t-il, tiennent à la certitude possible, c'est-à-dire à la possibilité de connaître à l'avance tous les effets néfastes éventuels; et, advenant l'imprévu qui ne devrait pas advenir, à la possibilité de les contrer, ou à tout le moins d'y remédier auprès coup. Les voies classiques de la prudence sont celles de la prévision d'abord, puis de la prévoyance. Et si arrive malgré tout l'accident, la justice prend la relève, obligeant à la réparation et imposant la sanction.

Mais il arrive qu'il n'y ait pas de réparation possible. Comment "réparer" les torts causés par la bombe lancée sur Hiroshima? Ou ceux engendrés dans la vie des personnes et des familles par une rationalisation de la gestion des entreprises qui entraîne mises à pied et chômage. La responsabilité ne peut donc pas, en tout cas ne peut plus, comme elle semble l'avoir été dans la Rome antique, n'être que conséquente, a posteriori; elle exige, avant l'action, la prudence de la décision. Et, en cours d'action, à la fois la lucidité et le courage de la révision. [...]

Avant l'action, la prudence de la décision. La connaissance assurée, certaine, des conséquences éventuelles ou des risques, connaissance antérieure à l'action, paraît en effet requise. Mais si l'incertitude est partout présente, s'il n'est pas de connaissance, avant l'action et même avant ses conséquences, qui ne soit marquée par l'ignorance ou par l'inconnaissance, sommes-nous irrémédiablement condamnés à l'inaction? [...] Sans reprendre [le] débat [sur les rapports entre la connaissance et l'action], je veux rappeler ici que l'action est elle-même source de connaissance. Parce que certains phénomènes engendrés par l'action n'apparaîtront que dans l'action, ou une fois l'action posée. C'est lorsqu'ils se manifesteront, et de préférence dès que seront donnés les signes avant-coureurs d'un éventuel désastre, qu'il sera possible de prendre les mesures requises pour corriger la trajectoire. Pas avant. Ceci dit, la prudence responsable exige que soit poussée le plus loin possible, dans la prise de décision et donc avant l'action, l'enquête, l'effort de prévision. Mais nous savons aujourd'hui qu'il n'est de connaissance que limitée, partielle; cela est désormais un acquis de connaissance. Nous savons qu'il n'est pas possible, par conséquent, de tout prévoir. Cela aussi est connu, acquis, et doit être pris en considération. Il nous faut donc, prenant pleinement acte de ce que nous savons, prendre en compte l'inconnu et l'imprévu, le risque - éventuellement le "risque majeur". En somme, prévoir l'imprévisible!

Ça n'est pas pour autant l'impasse. Prévoir l'imprévisible, c'est d'abord maintenir ouvertes des alternatives. Et donc abandonner la logique du One best way des ingénieurs obtus (il en est d'autres!) et de leurs ingénieries, logique d'une certitude paradoxalement à la merci des modes et des engouements successifs. C'est également mettre en oeuvre une démarche permanente et des processus de recherche de l'erreur et de la faille, et demeurer à l'écoute d'éventuels coups de semonce. Pour qu'il soit possible d'intervenir dès qu'apparaissent les signes peut-être avant-coureurs du désastre. En colmatant la brèche. En corrigeant le tir. En recourant, au besoin, à l'une des alternatives laissées ouvertes. Avant qu'il ne soit trop tard.

Mais quand donc saurons-nous qu'il est trop tard? On ne sait jamais que la limite a été atteinte avant qu'elle ne soit franchie. L'incertitude, jusque sur le seuil, accompagne le risque.

Prudente, la responsabilité ne condamne pas, pour autant, à l'inaction; elle se fait veille et vigilance. Et recherche de l'erreur, dans la reconnaissance et dans la prise en compte effective de l'incertitude, et non pas, comme on fait si souvent, défense du programme au nom de ses fondements et repères pseudo-scientifiques ou tout simplement, cyniquement, au nom de sa rentabilité.

L'inefficacité de l'action, ai-je soutenu plus haut, tient souvent au refus de prendre en compte l'incertitude. De même, l'imprudence et l'irresponsabilité tiennent moins au fait que la décision a prise, et l'action menée malgré l'incertitude, si toutefois on met en oeuvre la vigilance dont il a été question, qu'à cette certitude aveugle et obtuse qui refuse à l'avance et nie l'incertitude, empêchant de la prendre en compte.

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L'avenir du monde et son présent déjà sont livrés entre nos mains.

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1Voir l'essai de Simone de Beauvoir, Une Morale de l'ambiguïté , Paris, Gallimard, 1947.

2L'expression est d'Andrei Plesu, Ethique de Robinson , Paris, L'Herne, (1978) 1990, p. 33.

3Hans Jonas, Le Principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique.

Trad. par Jean Greisch, Paris, Ed. du Cerf. 1991.


VertigO no 1, vol 1