VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 1 No 1, Avril 2000

L'ACTUALITÉ

La régie de l'énergie :
LA CULTURE DU SECRET ET DE L'IMPUNITÉ

Par Éric Michaud (CAPE*) et Manon Lacharité (Action réseau consommateur).
* Centre d'analyse des politiques énergétiques


Hydro-Québec a longtemps été, au Québec, un objet de fierté nationale. Au cours des années '80 et au début des années '90, cependant, son image de "vaisseau amiral" de l'économie et de symbole flamboyant de la Révolution Tranquille s'est trouvée sérieusement entachée par une prise de conscience progressive des impacts environn-ementaux liés à la production hydroélectrique ainsi que par une série de controverses: le manque de transparence à l'égard des contrats spéciaux consentis aux alumineries, les écarts associés au programme d'achat d'électricité aux producteurs privés et la réalisation déficitaire du projet Sainte-Marguerite (SM-3) en période de surplus électriques. Au cours de la même période, la multiplication des interruptions de courant et une augmentation des tarifs plus rapide que le taux d'inflation participa aussi à la dégringolade de l'image de la société d'Etat dans l'opinion publique.

Confronté à cette situation, et suite à l'abandon forcé du projet Grande-Baleine, le gouvernement Parizeau décida, en 1995, de tenir un vaste débat public sur l'énergie afin d'apaiser les manifestations d'insatisfaction et établir les bases d'une nouvelle politique énergétique. Parmi les principales recommandations issues de ce débat, une des plus importantes sera celle de créer une Régie de l'énergie dont le mandat consistera, notamment, à assurer une surveillance et un encadrement publics des activités d'Hydro-Québec. La politique éner-gétique de 1996 reprit d'emblée cette conclusion et la Loi sur la Régie de l'énergie fut par la suite adoptée, à l'unanimité, par l'Assemblée nationale en décembre 1996. Un grand pas en avant venait d'être franchi par la société québécoise.

Pourquoi une Régie de l'énergie?

Avant la mise sur pied de la Régie de l'énergie, Hydro-Québec était soumise à un mode de réglementation "politique". L'adoption de ses plans de développement et l'approbation de ses hausses tarifaires étaient soumises à des commissions parlementaires faisant par la suite des recommandations au gouvernement, qui prenait ultimement les décisions en fonction de celles-ci. Ce mode de réglementation présentait cependant de nombreuses failles, amplement soulignées, d'ailleurs, dans la politique énergétique de 1996. En premier lieu, les commissions parlementaires n'avaient ni le temps ni les ressources nécessaires pour effectuer une analyse et une contre-expertise rigoureuses des propositions d'Hydro-Québec. De plus, la participation du public y était incertaine, puisque ces commissions n'étaient pas d'emblée ouvertes au public, mais souvent réservées à une petite liste d'invités triés sur le volet. Le gouvernement, coincé entre ses rôles d'actionnaire et de régulateur, dépositaire de l'intérêt public, se trouvait par ailleurs en situation permanente de conflit d'intérêts. Enfin, les décisions concernant la société d'Etat étaient soumises aux aléas de la conjoncture politique: les périodes pré-électorales étaient ainsi souvent l'occasion de lancer de "grands projets", sans que l'évolution des besoins énergétiques ne le justifie, tandis que les hausses tarifaires étaient généralement repoussées après les élections, rendant ainsi l'évolution des tarifs plus ou moins erratique.

La réglementation par le biais d'un tribunal quasi-judiciaire indépendant comme la Régie a le grand avantage de pallier à ces défauts. Elle permet une large participation du public, tout en donnant la capacité aux différents groupes d'intérêt d'interroger Hydro-Québec. Elle offre de plus la possibilité d'une contre-expertise rigoureuse des propositions d'Hydro-Québec en même temps qu'une garantie d'indépendance vis-à-vis la sphère politique et ses considérations étroitement électorales. Ce mode de réglementation, d'ailleurs la norme en Amérique du Nord pour les monopoles d'utilité publique, a fait largement ses preuves dans d'autres juridictions. D'où l'accueil favorable unanime qui fut réservé à l'annonce de la création d'un tel organisme au Québec.

Un avis pour le gouvernement

La première audience d'envergure concernant Hydro-Québec fut lancée par la Régie en février 1998. Elle consistait à déterminer "les modalités d'implantation et d'établissement des tarifs de fourniture d'électricité". Or, au début de cette audience, coup de théâtre! Hydro-Québec dépose une proposition dans laquelle elle demande que l'ensemble de la production d'électricité au Québec soit soustraite à l'examen de la Régie et que, par conséquent, le public ne puisse ni connaître ses coûts de production, ni se prononcer sur ses projets de barrages et de détournements de rivières. La production d'électricité, rappelons-le, représente chez Hydro-Québec la moitié des actifs de l'entreprise, soit une valeur de quelques $25 milliards, et constitue le secteur d'activités qui génère le plus d'impacts environnementaux. Beaucoup d'argent en jeu, donc, de même qu'une partie importante de notre patrimoine naturel en péril. Une telle proposition de la part d'Hydro-Québec était d'autant plus incroyable qu'elle impliquait, comme elle dût d'ailleurs le reconnaître par la suite, une quinzaine de modifications législatives importantes à la Loi sur la Régie de l'énergie. Hydro-Québec venait ainsi se présenter pour une première fois devant la Régie pour requérir, en quelque sorte, sa décapitation!

Devant cette proposition, un front commun de tous les grands secteurs de la société québécoise se forgea spontanément. Des groupes traditionnellement aussi opposés que les groupes écologistes et les producteurs privés d'électricité, les consommateurs résidentiels, les syndicats et les grands consommateurs industriels d'électricité, demandèrent una-nimement à la Régie de rejeter la proposition d'Hydro-Québec et de recommander une réglementation de la fourniture d'électricité sur la base des coûts. Après avoir entendu près d'une quarantaine d'experts témoigner sur la question, la Régie décida finalement dans son premier Avis au gouvernement, transmis le 11 août 1998, de leur donner raison et de rejeter la proposition d'Hydro-Québec.

Retour à la Grande Noirceur

Or il y a maintenant plus d'un an que la Régie a rendu son avis au gouvernement. Depuis ce temps, le gouvernement tergiverse et de nombreux indices laissent craindre qu'il ne s'apprête à modifier la loi cet automne, à la faveur du troisième anniversaire de son adoption. Ainsi, en mai dernier, les députés péquistes ont fait front afin de renverser une motion de l'opposition libérale visant à ce "que l'Assemblée nationale s'assure que le gouvernement du Québec donne dans les faits, à la Régie de l'énergie, toute l'indépendance nécessaire à l'exercice de son mandat initial." De plus le ministère des ressources naturelles retarde depuis maintenant près d'un an l'adoption de deux règlements importants qui permettraient à la Régie de mettre en oeuvre son mandat en matière d'approbation de projets et d'établissement des plans de ressources d'Hydro-Québec. Dans l'intervalle, Hydro-Québec annonçait son intention d'aller de l'avant avec trois projets de dérivations de rivières sur la Côte Nord, en direction des centrales Bersimis 1 et 2, ainsi qu'avec la construction d'une centrale de 440 MW sur la rivière Toulnustouc, sans pour autant présenter de plan de ressources devant la Régie. La Régie se trouve ainsi, dans les faits, paralysée depuis plus d'un an par la valse-hésitation du gouvernement, et risque d'être confinée, au rythme où vont les choses, à un simple rôle d'observation impuissante et de sanctionnement a posteriori de décisions déjà prises ("rubberstamping").

Les enjeux

Les enjeux liés à la préservation du mandat initial de la Régie sont énormes. Il en va d'abord du respect de la démocratie au Québec. Comment un gouvernement démocratique peut-il envisager de soustraire au regard des Québécois-es la gestion d'une entreprise publique d'une valeur de $50 milliards en la confiant à une poignée de technocrates et de politiciens "éclairés", n'ayant de comptes à rendre à personne, et perpétuer ainsi au sein de l'entreprise la culture du secret qui s'y est installée depuis plusieurs années?

Comment un gouvernement démo-cratique peut-il, en outre, rejeter du revers de la main les résultats consensuels de près de dix ans de débats, dont ceux issus du Débat public sur l'énergie et de l'Audience sur l'implantation et l'établissement des tarifs de fourniture d'électricité, sans justification d'aucune sorte?

Comment, enfin, un gouvernement démocratique peut-il soutenir l'arrogance et le cynisme dont la société d'Etat fait preuve envers l'ensemble des citoyens du Québec, comme il l'a fait avec ceux du Val St-François, en transformant les lois à sa guise et en fonction des seuls intérêts, étroitement corporatistes, d'Hydro-Québec et des grandes firmes d'ingénierie qui évoluent dans son sillage? Rappelons que René Lévesque, lorsqu'il a décidé de compléter la nationalisation de l'électricité, en 1962, a eu recours à une campagne publique d'envergure au cours de laquelle, muni d'une craie et d'un tableau, il s'est adressé à la télévision à ses concitoyens, qui ont eu par la suite à se prononcer sur son option par voie électorale. Il ne semble plus rester grand chose aujourd'hui de cet héritage d'ouverture et de respect de la volonté populaire dans les pratiques du gouvernement actuel.

Mais là n'est pas le seul enjeu. Il en va aussi de l'évolution des prix de l'électricité au Québec. Cette dimension est importante, dans la mesure où la grande majorité des citoyens québécois se chauffent à l'électricité, suite à l'implantation planifiée des plinthes électriques dans les résidences au cours des années '70 et '80. L'électricité constitue, au Québec en particulier, un service essentiel dont on doit contrôler le prix, compte tenu de la part non-négligeable qu'il occupe dans le budget des ménages, et notamment de ceux à faible revenu. Alors que les Québécois jouissaient encore il y a quelques années des tarifs d'électricité les plus bas en Amérique du Nord, la situation s'est graduellement détériorée et le Québec arrive maintenant au troisième rang seulement des provinces canadiennes. Une étude récente révélait ainsi que tandis que l'indice des prix à la consommation (IPC) avait progressé de 33,1% entre 1986 et 1996, les tarifs d'électricité pour le secteur résidentiel avaient augmenté de 48,6%, soit une fois et demie plus vite. De 1995 à 1997, le nombre d'abonnés ayant des comptes en souffrance a augmenté de près de 50%.

De la même manière, les tarifs industriels d'électricité québécois ont perdu l'avantage comparatif qu'ils avaient dans les années 1980. Le Québec se situe actuellement dans ce secteur au quatrième rang des provinces canadiennes. Cette évolution a bien sûr un impact négatif sur la compétitivité des entreprises québécoises. Cette augmentation relative des tarifs, tant aux niveaux résidentiel qu'industriel,s'expliquerait notamment par la non-rentabilité des exportations d'électricité. Plusieurs experts soupçonnent Hydro-Québec de financer, à même les tarifs d'électricité des Québécois-es, les exportations d'électricité. Cette situation, en plus de nuire à la performance générale de l'économie québécoise, est totalement inéquitable. Il s'agit d'une taxe indirecte, particulièrement régressive, destinée à soutenir un secteur d'activités entraînant de lourds impacts sur l'environnement, en dehors des sommes prévues à cet effet dans le budget provincial. Afin de faire toute la lumière sur ces allégations d'interfinancement, il est nécessaire de pouvoir examiner les coûts de production d'Hydro-Québec, ce que le gouvernement du Québec entend justement empêcher la Régie de l'énergie de faire, et le public avec elle, en modifiant la loi.

Cette orientation politique est d'autant plus inquiétante que M. André Caillé, le nouveau PDG d'Hydro-Québec, s'apprête à investir $14 milliards dans de nouveaux projets de barrages et de détournements, et ainsi faire passer la part des exportations dans les ventes totales d'Hydro-Québec de 11% à 30 % au cours des 15 prochaines années.

Enfin, de facon plus fondamentale, le débat autour du mandat de la Régie de l'énergie soulève la question du type de développement à long terme que l'on privilégie pour le Québec: un développement durable, i.e. qui permet de satisfaire les besoins de la génération actuelle sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futures, ou un développement taxé essentiellement sur l'exploitation intensive de nos ressources naturelles, sans égard pour leur conservation ni pour les impacts environnementaux cumulatifs d'une telle exploitation? Certains semblent privilégier résolument la seconde voie, tout en se réclamant de la première.

Ainsi M. Caillé déclarait-il récemment au journal Les Affaires: "Nos prédécesseurs n'ont pas tout fait. Il y a encore des projets majeurs à réaliser. (...) La privatisation d'Hydro-Québec sera envisageable seulement lorsqu'on aura complété le développement hydro-électrique." Voilà tout un programme pour le Québec de l'an 2000!

L'exploitation éhontée de nos "ressources naturelles" et leur exportation à rabais, sans transformation, est un moyen sûr de stimuler artificiellement la croissance économique à court terme. Cependant, elle confine, à moyen et long terme, à la tiers-mondisation de notre économie et mène résolument vers un appauvrissement général de notre société. L'exemple de notre mauvaise gestion des stocks de morue, entre autres, est là pour en témoigner. Le Québec ne peut-il envisager d'autre destin que celui de servir de gisement de ressources naturelles pour les Etats-Unis? Est-il nécessairement voué à devenir l'immense centrale hydro-électrique dont Robert Bourassa chantait les louanges en 1985 dans son livre: "L'énergie du Nord: la force du Québec"?

Sans renier les réalisations extra-ordinaires d'Hydro-Québec par le passé, ni faire fi des avantages indéniables qu'a procuré jusqu'à maintenant, au Québec, le choix de la filière hydroélectrique, peut-être est-il temps, aujourd'hui, de débattre sérieusement, données à l'appui, des avantages et inconvénients d'engager la province dans la réalisation de nouveaux grands ouvrages hydro-électriques destinés essentiellement à aller spéculer sur les marchés de l'électricité aux Etats-Unis. Ces projets créent à coup sûr beaucoup d'emplois, mais des emplois temporaires, liés essentiellement à la construction des barrages et des lignes à haute tension, tandis que la dette pour les financer s'étale, elle, sur plusieurs générations. Quant aux dommages environ-nementaux qui leurs sont associés, ils le sont de façon permanente.

Les rivières du Québec sont nombreuses, mais malgré tout en nombre fini, et le réseau hydrographique québécois est déjà en grande partie "reconfiguré". Lorsqu'on regarde aujourd'hui une carte du Nord du Québec, les grands barrages y sont omniprésents et peu de grandes rivières sauvages y restent encore intactes. Peut-être devrions-nous en sauvegarder quelques unes afin de laisser ouvertes certaines options de développement aux générations qui viennent. Peut-être devrions-nous aussi en conserver quelques unes pour des utilisations alternatives à la production hydroélectrique, et permettre par exemple à l'industrie du tourisme de plein air de se développer selon son plein potentiel. Les grands espaces vierges sont de plus en plus rares sur la planète et attirent des amateurs de plus en plus nombreux. Par ailleurs, cette industrie en est une en pleine expansion.

Un rapport du comité consultatif en environnement et collectivités d'Hydro-Québec soulignait d'ailleurs l'année dernière que le "bien-fondé environ-nemental, social et économique d'exploiter des ressources hydrauliques patrimoniales à des fins d'exportation n'est pas établi pour l'ensemble de la population."

Si l'intérêt du Québec et des Québécois-es tient réellement au coeur du gouvernement actuel, il est plus que temps qu'il permette à la Régie de l'énergie de vider cette question publiquement, en toute transparence, plutôt que de procéder à coups de manoeuvres de coulisse, de décrets illégaux et de modifications législatives comme il l'a fait jusqu'à maintenant.


VertigO no 1, vol 1