VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 2 No 1 , Avril 2001

Étude écosystémique: cas du secteur 103 de la zone portuaire de Montréal1

Par ÉRIC FORGET et SIMON LAJEUNESSE2,
1Doctorat en science de l'environnement, 2Maîtrise en sciences de l'environnement, Université du Québec à Montréal.



     L’étude d’une situation environnementale exige un regard global sur l’objet d’étude. Il est difficile dans ce contexte, d’admettre, comme Descartes, que la réalité est trop complexe pour être comprise dans son ensemble. L’étude d’un objet environnemental ne peut se faire si l’on ne considère pas la relation de l’objet d’étude avec le monde qui l’entoure. À ce niveau, le processus réducteur de la méthode scientifique traditionnelle, s’il fournit une multitude d’éléments de réponse, ne permet pas de construire une vision d’ensemble de la situation. Les mouvements d’inter et de transdisciplinarité visent à répondre à ce besoin d’une vision intégrée, où chaque spécialité apporte un regard particulier sur un même objet d’étude. Un fait s’impose alors : il existe une relation entre l’objet d’étude et le sujet qui l’étudie, qui contribue à la définition même de l’objet. Ainsi, si l’on reconnaît l’importance de considérer la relation entre l’objet et le monde, il importe aussi de situer les sujets, de même que leur relation à l’objet dans le monde. Nous parlerons ici de l’objet et de notre rapport en tant que sujet, non pas à cet objet, mais au monde comme participation à l’objet.

De cette subtile relation du sujet à l’objet et de l’objet au sujet, ce qu’il faut comprendre, c’est notre participation en tant qu’observateur à l’objet. La définition de l’objet dépend de « l’intérêt » du regard qu’un sujet observateur pose sur l’objet. Cette participation est concrète en toute chose, mais prend des proportions particulières en ce qui a trait à « l’objet » environnemental. Nos réflexions ont fini par nous permettre d’entrevoir une amorce de formalisation d’une relation sujet-objet qui relève de l’étude de travaux en art et en histoire de l’art (Paquin, 1990). Le monde artistique est un champ riche en expérimentation et en réflexions, et ne peut plus être ignoré dans l’univers de la recherche dite « scientifique » et ce spécialement dans ce qu’on appelle les sciences de l’environnement. Il peut être surprenant de faire un lien entre une œuvre d’art et un objet qui de prime abord semble être un « objet » relevant des sciences naturelles. Pourtant, c’est ce que nous proposons.

Partons de ce postulat qu’en tant qu’observateur, peu importe notre méthode, cette dernière détermine le sens que nous donnons à l’objet. Prenons un exemple intuitif : si nous exposons la photographie d’une « mama » italienne en train de manger des pâtes dans notre salle à manger ou dans notre chambre à coucher, elle n’a pas le même sens, par delà l’objet même. De même, l’objet environnemental prend un sens et une implication particulière en fonction de plusieurs paramètres qui sont déterminés tout autant par la « situation » de l’objet que par la « situation » de l’observateur. La neutralité du regard porté sur l’objet ne peut être assurée, c’est un constat d’évidence. C’est ainsi, que la sémiotique contemporaine de l’art nous donne à réfléchir sur notre manière d’observer un phénomène dit naturel. Notre tâche, ici, est de proposer non pas une grille catégorielle pour l’analyse d’une situation environnementale spécifique, mais un cadre d’examen qui balise notre position en tant qu’observateur. Ce cadre d’examen n’est pas nouveau en soi. Il s’agit d’un modèle qui s’est développé depuis maintenant une trentaine d’années et qui a donné lieu à différentes réflexions tout autant en intervention psychosociale, en art, qu’en environnement. Nous parlons ici d’approche écosystémique ou éco-systémique.

Notre objectif est de proposer un regard quant à la « chose » environnementale qui est probablement généralisable mais qui, dans le cadre de ce texte, s’applique à une situation particulière : le secteur 103 de la zone portuaire de Montréal. Une des grandes difficultés de l’approche écosystémique en sciences de l’environnement a été son application concrète par-delà ses éléments rhétoriques. Nous avons donc, après une formalisation des concepts de l’approche, tenté une application des concepts pour l’étude de la problématique du secteur 103.

Schéma 1. La résolution d’une problématique.

Approche écosystémique : Un nouveau cadre

Nous nous proposons brièvement, dans cette section, de mettre en perspective ce qui différencie le point de vue classique de celui que nous avons adopté, afin de bien comprendre les solutions proposées. Dans un premier temps, nous tenterons sommairement de caractériser une opposition entre une approche classique (analytique) et une approche systémique. Dans un deuxième temps, nous proposerons une adaptation d'une vision systémique de la résolution de problème, le "Critical System Thinking " (Flood & Romm, 1996). Vouloir présenter, en quelques pages, ce qui se veut une modification de notre manière traditionnelle de penser la résolution de problème est hasardeuse. Nous nous contenterons ici d'évoquer l'esprit qui a animé la constitution de notre étude de la situation.

Notre présentation semble appeler une dichotomie entre deux méthodes distinctes ou deux cadres de référence particuliers. Pourtant, il est surtout question d'un déplacement de perspective. Nous devons ici, nous attarder à esquisser les deux modes de compréhension qui président la constitution de ces deux perspectives.

L'application d'une approche classique s'organise autour d'une pensée analytique. Le point de vue analytique à pour origine cet a priori que le réel est trop complexe pour être directement examiné (Le Moigne, 1977). L'organisation disciplinaire de la connaissance s'articule en fonction de sujets prédéterminés et distingués, en fonction de catégories qui leurs sont propres, comme la chimie, la biologie ou la physique. Le passage du général au particulier s'organise en fonction d'un choix de division du réel qui conduit, par une série de déductions, vers un point particulier que l'on tente ainsi de valider. Dans les faits, cette manière de procéder détermine que le réel est toujours examiné en fonction de choix de subdivision qui sont en grande partie motivés par l'observateur. Le point de départ d’une étude analytique est toujours orienté, en fait, selon les choix et les objectifs des scientifiques qui font l’étude. Par conséquent, le point d’arrivée (les résultats et leur interprétation) seront induits par une certaine subjectivité.

Le point de vue hypothético-déductif comme déterminant de l'acquisition de validité, ne peut être remis en cause. Pourtant, son unique utilisation pour : la résolution de problème, l’acquisition de connaissances, la constitution d'intervention et la compréhension de problèmes complexes (comme le cas du secteur 103), est douteuse. Plusieurs applications de ce type de résolution ont donné des résultats plus que mitigés sous le couvert de la scientificité.

Une approche écosystémique tente, contrairement à une approche analytique, d'assumer la complexité et de l'intégrer comme composante intrinsèque de toute situation. D'une manière générale depuis les premiers balbutiements de cette démarche, on a fait valoir une forme de pensée "holistique" pour justifier une certaine intégration des connaissances et pour aborder cette complexité. Il est peu probable que les bases philosophiques soutenant ce type de raisonnement nous soient acceptables. Pour le moment, contentons-nous d'admettre un principe d'intégration des connaissances, quant au traitement de la complexité.

Nous voudrions rappeler qu'il n'y pas vraiment d'opposition dichotomique entre l'approche analytique et l'approche écosystémique mais bien une simple question de point de vue, de perspective, issue d'un élément de croyance. Dans le contexte de la présente étude, nous tenterons simplement de voir, à travers notre réflexion sur la situation, comment nous pourrions formaliser, d'une manière opérationnelle, une approche écosystémique.

La résolution de problème

Comme nous le disions précédemment, la majeure partie de notre réflexion, à propos du cas étudié, se distingue au niveau de l'application de la recherche d'une validité. Dans un contexte opérationnel de résolution de problème, nous nous sommes interrogés sur la question du traitement de problème et sur le traitement possible d'une intervention. Nous nous sommes inspirés d'un courant de pensée, le "Critical System Thinking" (Flood and Romm 1996), qui s'articule autour d'une approche habermassienne pour le traitement interdisciplinaire de résolution de problématique complexe. On définit ainsi un processus communicationnel où les membres d'une équipe peuvent unir leurs efforts dans un incessant va-et-vient critique pour résoudre des problématiques. Nous nous inspirons ici de leur présentation de la résolution de problème, qui est considérée comme un processus itératif conçu de manière dynamique entre les différents niveaux de compréhension: l'identification d'une problématique, l'acquisition de connaissances, la recherche de validité et la conception-réalisation d'intervention (schéma 1)2 . La résolution d'un problème ne peut pas être définie en fonction d’une simple recherche de solution. Il faut élaborer une solution de manière systémique.

Ce que nous proposons est une réaction à ce qui nous apparaît, dans le processus classique, comme une insertion inadapté d'éléments de recherche de validité dans la conception d'intervention. Lorsqu’on débute le processus analytique dans un cas d’intervention, on définit les choix de découpage du réel au moment même de l'identification de la problématique. On établit donc les hypothèses qui seront ensuite vérifiées, tout en projetant une éventuelle intervention. L'approche classique est essentiellement réductionniste, elle fixe la limite des moyens à employer en fonction des fins qu'elle se donne. Il est essentiel de retarder conceptuellement la recherche de validation, jusqu’à ce qu’on ait effectué une identification de la problématique qui permet de recontextualiser les éléments à valider.

La définition directe des moyens à employer, en fonction des fins définies pour l'identification de la problématique, rend la solution vulnérable à l'influence des forces en présence et peut alors orienter l'acquisition de validité. Notre solution est donc de retarder conceptuellement la recherche de validité à l’intérieur du processus de résolution de problème. Pour ce faire, nous pensons qu'il est nécessaire de mieux caractériser l'ensemble de la situation, sans ignorer sa complexité, avant de déterminer la recherche de solution et des éléments de sa validité/faisabilité. En revanche, l’approche analytique peut être employée pour certains aspects d’étude de la problématique, comme l’acquisition de connaissances, mais non pas comme méthode d’étude de la situation.

Notre objectif, dans le but de respecter certains critères de scientificité, est de rendre la caractérisation de la situation la plus complète et la plus systématique possible. L’application d’une certaine rigueur, pour l’élaboration d’un cadre contextuel d’intervention, est nécessaire. Ce cadre doit donc insister sur une acquisition systématique de connaissance afin de rendre la résolution de la problématique efficace.

Cadre écosystémique

Une approche écosystémique, par delà la composante simplement systémique, inclut la notion de maison qui s’associe au sens du préfixe «eco» signifiant «maison» ou « maisonnée » en grec. Notre compréhension de cette association s’articule intuitivement autour de l’utilisation historique du préfixe en écologie. Il s’agit de l’utilisation métaphorique du concept d’écosystème qui s’est définie au cours des trois dernières décennies, dans un cadre compréhension opératoire de recherche d’intervention. Notre compréhension contemporaine de la notion d’écosystème admet le caractère arbitraire de la constitution des limites d’un écosystème (Rapport 1998). Il s’agit donc de reconnaître la notion de maison comme une unité fonctionnelle, constitutive du système et de la structure de l’objet de notre étude. Notre appréciation du système est ainsi déterminée par l’utilisation d’une relation habité-habitant. C’est en fonction de ces deux facettes de la maison que sont ainsi établies les limites du système.

Notre volonté opérationnelle est ainsi caractérisée par cette notion de maison. La notion habité-habitant se réfère nécessairement à une certaine spatialité, car la maison étudiée s’inscrit obligatoirement sur une échelle spatiale. Certains éléments de la maisonnée peuvent avoir des dimensions spatiales plus ou moins étendues, c’est pourquoi les limites spatiales fixées autour de l’ensemble de la problématique répondent à une fonctionnalité définie selon les objectifs de l’étude. Les limites de la maison sont alors fixées par les observateurs. Ces observateurs déterminent nécessairement comment établir les limites, selon la définition des habitants de la maison. Une maison (ou maisonnée) n’est cependant pas statique. Il existe une dynamique qui doit être définie aussi bien dans le temps que dans l’espace. Si nous voulons caractériser une situation, il importe d’en situer les éléments sur une échelle de temps. En admettant que ces limites sont déterminées par un observateur, qui effectue ces choix en fonction de son intérêt par rapport à l’objet d’étude, et en admettant que ces choix sont forcément arbitraires, il faut à la fois tenir compte de cet objet d’étude et de l’observateur en tant que tel. Il y a donc trois échelles à considérer dans l’étude écosystémique d’une problématique : l’échelle de temps, l’échelle d’espace et l’échelle sujet-objet.

Ce cadre de caractérisation de la problématique que nous proposons, nous apparaît comme suffisamment général pour être étendu dans d'autres contextes. Il faut pourtant tenter d'appliquer ce cadre dans le traitement concret d'une problématique, pour voir s’il est pleinement opérationnel. Il devient essentiel de traiter les questions environnementales de manière plus globale. David Rapport soulève le besoin d’un savoir intégré de disciplines fondamentales qui se sont pourtant constituées comme séparées. Dans son livre sur le concept de santé de l’écosystème, il appelle une intégration des interventions qui respecte les dynamiques naturelles ainsi que les buts sociaux (Rapport, 1998). La notion d’écosystème semble effectivement être un cadre de gestion permettant la prise en compte de l’ensemble d’un environnement qui inclut les populations humaines et leurs activités. Ces thèmes sont reliés au concept d’approche écosystémique qui peut être définie selon deux points de vue selon Marmorek et al. (1993) :

« Le premier est un point de vue purement scientifique dans lequel l’expression approche écosystémique désigne une approche holistique (ou systémique) dans le contexte de la recherche et de l’évaluation. Dans un sens beaucoup plus large, l’approche écosystémique s’applique à un paradigme institutionnel ou sociétal qui considère les êtres humains comme faisant partie d’un écosystème beaucoup plus vaste. Cette approche combine les nouvelles perspectives écologiques de la science et une nouvelle compréhension des facteurs sociaux et économiques qui façonnent les attitudes, les perceptions et le comportement humains (dans Conservation des écosystèmes et Centre Saint-Laurent, 1996)3. »
Nous tenterons dans notre étude de concilier une partie des deux aspects relevés par rapport à l'approche écosystémique. Pour reconstruire l’ensemble d’une problématique, il faut tout d’abord définir un cadre d’étude allant au-delà d’un cadre purement disciplinaire. Il suffit «simplement» de cerner la problématique dans son ensemble. Tout doit être remis dans son contexte. On parle à la fois de phénomènes biologiques, géologiques, politiques, sociologiques, culturels, économiques et autres. Il s’agit alors d’un exercice de recontextualisation.

Pour étudier une problématique de manière écosystémique, il importe de tenir compte de l’ensemble des trois échelles que nous avons déjà identifiées : une sujet-objet, une temporelle, et une spatiale. Il faut donc reconstruire une problématique en faisant le tour de tous les aspects que l’on aura identifiés et ainsi bâtir une sorte de sphère de connaissances autour de la question. L'exercice est de tenter, de manière systématique, de réunir le plus grand nombre de points de vue concernant une même problématique. C’est, d’une certaine manière, ce que réalise Constanza (1998) lorsqu’il étudie l’évolution de la population, des activités et de l’utilisation des sols dans la baie de Chesapeake.

Échelle sujet-objet :

La notion de perception autour d’une problématique est variable. Cette perception est modulée par le bagage académique, professionnel et personnel de l’individu percepteur. Le cadre analytique de la science n’est pas insensible à la relativité de l'observateur, même à l’intérieur des disciplines les plus spécialisées et rigoureuses. Lors de l’étape d’identification de la problématique. Il faut s’interroger parallèlement aux dimensions temporelle et spatiale quant à qui a regardé quoi pour chaque élément identifiable de la problématique.

Il faut bien mettre en relation les objets d’étude et les gens qui les ont étudiés. Nous pourrons ainsi envisager les éléments, parmi tous ceux identifiés au cours de l’approche, et considérer ceux qui ont été les plus documentés et les plus argumentés. Il est important d’identifier quels étaient et quels sont les acteurs impliqués dans le traitement de la problématique à l’étude. Il faut identifier qui a étudié ou traité chacun des aspects. Il faut tenter de comprendre l’inscription de ces individus dans les sphères de connaissances constituées autour de la problématique. On sait que le chercheur est amené à faire des choix et il faut tenir compte de ceux-ci. Le centre d'intérêt des acteurs ou des observateurs ne se situe pas nécessairement en terme d'environnement ou de santé. C'est là un fait tout à fait légitime, ne pas en tenir compte l'est peut-être moins.

L'échelle sujet-objet doit donc considérer les différents points de vue possibles sur la situation. Elle les envisage comme participant à la situation et elle tente de considérer ces points de vue en fonction des éléments étudiés. La position des observateurs se réalise autant en terme de bagage de connaissance, de position de pouvoir que d’inscription structurelle en tant qu'acteur. La réflexion contemporaine admet une relation entre savoir et pouvoir, il est donc nécessaire de reconnaître cette relation. C'est ainsi qu'il se crée des points de vue dominants et minoritaires en fonction du savoir et du pouvoir. Parfois, il existe aussi une certaine coopération entre ces différents niveaux. C'est aussi ce que cette échelle tente d’identifier. Pour ce faire, plusieurs techniques peuvent être employées. Chacune, à leur tour, va permettre de constituer un certain tableau de la situation.

La sociologie des organisations, la recherche participative ou participante peuvent fournir des indications sur la situation. Il faut utiliser ces informations et reconnaître ces degrés d'information afin de favoriser la résolution de problèmes et de maximiser l'efficacité de l'intervention. Il s'agit aussi, de pouvoir recenser et contextualiser tout autant les points de vue disciplinaires que structurels, qui peuvent s'exprimer en fonction de plusieurs habitants de la maisonnée. On doit reconnaître, le plus globalement possible, le rôle des chercheurs et des acteurs en fonction de leurs intérêts et de leurs forces. On tente de comprendre les différentes logiques d’action, sans toutefois tomber dans la recherche d’intention. Cette prise en compte se fait évidemment en fonction des deux échelles suivantes.

Échelle de temps :

Tous les éléments d’une problématique possèdent des éléments temporels. Il s’agit donc de les situer dans leur contexte en fonction de ces dimensions temporelles. Les éléments temporels peuvent être variés par leur nature. Il faut tenir compte du traitement actuel de la problématique, tenter de retracer son émergence et reconstituer l'historique des activités. Nous devons voir la problématique comme un élément d’un développement dans le temps. Il faut même y voir les conséquences possibles de la situation dans l’avenir.

Il s'agit de se dégager, de se séparer de cette notion de responsabilité directe qui s'établit en fonction d'un acte x1 se produisant à un temps t1, pour simplement retracer les éléments temporels composant la situation. L'objectif d'une telle remise en perspective est de tenter de comprendre comment mieux insérer le processus de validation qui découlera nécessairement de la recherche d'intervention. La constitution de cette échelle temporelle ne peut évidement pas se faire isolément des deux autres échelles, il s'agit alors d'une tentative d'intégration. Dans le contexte d’une échelle de temps toutes les composantes temporelles pourrait être inclus, en fonction des moyens qui sont disponible. L'exercice d'une approche écosystémique à l'intervention implique nécessairement une part d'arbitraire. Il faut tenter d'établir les limites les plus larges possibles pour inclure tout autant le passé, le présent que le futur dans notre étude, afin de comprendre toute les articulations de la problématique.

Échelle d’espace :

Chaque problématique présente une dimension spatiale. La constitution d'une échelle spatiale implique nécessairement de ne pas concevoir la problématique comme une simple situation ponctuelle. Un impact, en terme environnemental, s'organise nécessairement comme une cible avec un centre variable. Certains éléments de la problématique ont des répercussions plus ou moins étendues dont les impacts peuvent se faire sentir à différents niveaux. Il faut donc s’efforcer de situer ces éléments dans le contexte spatial le plus large possible. Il n'est pas question de circonscrire conceptuellement la problématique mais bien de la situer. Il faut voir par conséquent ce qui est regardé, ce qui est impliqué, à quel moment, dans quel contexte et par qui. Il est donc nécessaire de se repérer dans l'espace afin de mieux saisir la portée et les risques de chaque situation. Cette échelle ne se constitue donc pas indépendamment des deux autres.

Étude de cas : le secteur 103 sous le regard de l’approche écosystémique

Le fond des baies du secteur 103 de la zone portuaire de Montréal, est composé d’une importante quantité de sédiments contaminés. Ces sédiments proviennent du déversement historique d’effluents des compagnies suivantes : Noranda - Affinerie CCR, Pétrolière Impériale, Produit Shell Canada Limitée, Gulf Canada (acheté par Ultramar). Certains de ces émissaires étaient directs alors que d’autres passaient par l’égout de la ville de Montréal-Est, qui débouchait aussi au secteur 103. Il s’agit d’importants amoncellements d’huile et de graisse qui sont chargés de manière significative de plusieurs métaux lourds (cuivre, sélenium, mercure,…) de HAP et de BPC issus de ces activités industrielles. La concentration moyenne de plus de 12 contaminants dépasse les critères intérimaires de qualité des sédiments. C’est-à-dire que pour chacun de ces contaminants, plus de 90% des organismes benthiques sont tués par la trop grande concentration du contaminant. On estime à 40 000 m3 le volume de sédiments contaminés au secteur 103. La situation a été identifiée lors de l’élaboration du Plan d’Action St-Laurent 1988-1993 et un groupe de travail a été mis en place par Environnement Canada afin d’examiner la problématique et de proposer des solutions d’interventions. C’est la première fois qu’on tente de restaurer un site aquatique contaminé au Québec. Une série d’étude a été commandée par ce groupe pour mettre en évidence les caractéristiques et les perturbations du secteur 103, en mai 1998 le rapport final a été déposé.

Une structure de concertation a été mise en place depuis, pour entourer la planification d’une intervention de restauration, de même qu’un comité de suivi où les citoyens sont invités à participer. C’est la seule des recommandations du groupe de travail qui à été mise en application à ce jour. Les acteurs impliqués tentent toujours de planifier un projet d’intervention dans le respect du principe pollueur-payeur prôné par les ministères de l’environnement provincial et fédéral. Les problèmes de traitement du dossier sont liés à plusieurs enjeux environnementaux, socio-politiques et économiques. Au centre de ces hésitations, on remarque un flou au niveau des obligations juridiques, au niveau de la définition d’une contamination dite « acceptable » et au niveau des effets directs ou diffus des contaminants sur l’environnement et la santé. On peut noter que le niveau de restauration visé est directement proportionnel aux coûts des interventions. Il nous a semblé pertinent de réexaminer le traitement du dossier en fonction d’une approche écosystémique afin d’entrevoir des éléments de solutions.

Dans la section du travail que nous vous présentons, nous avons tenté de nous attarder au processus de résolution de problèmes. Nous avons, par la suite, tenté de définir certain des principes qui nous semblaient constituer une approche dite « écosystémique ». Finalement nous avons tenté d’appliquer ces principes au cas du secteur 103 avec les informations qui nous étaient matériellement disponibles à ce moment là (février-mars 2000).

Il faut considérer que nous n’avions pas la possibilité d’effectuer une véritable analyse de la problématique en fonction de l’approche écosystémique. Nous nous sommes pourtant inspirés des concepts de cette approche et le traitement du cas a permis en retour, de mieux cerner l’approche et ses fondements. Il faut déjà reconnaître que le cadre opératoire dans lequel notre étude s'inscrit, veut qu'il y ait déjà eu une identification préliminaire de la problématique à l'étude. Il y a eu en quelque sorte, une certaine opérationnalisation de cette problématique. En fait, ce qui devient évident dans le cas particulier du secteur 103, c'est que le sujet de notre étude est une problématique sur le traitement de la contamination.

Échelle de temps:

Il faut tenter de situer l’origine de la problématique actuelle du secteur 103, sur l’échelle de temps. Nous pouvons vraisemblablement associer cette origine première avec le mouvement d’industrialisation de la fin du 19e siècle au Québec. C’est ainsi qu’au début du 20e siècle, les compagnies impliquées s’installèrent dans l’est de Montréal. Robitaille en 1988 illustrent, dans l’historique qu’ils tracent sur l’étude des modifications physiques de l’habitat du poisson dans le Saint-laurent et des effets sur les pêches, la dynamique de l’époque ainsi que l’absence d’une conscience environnementale :

« Le mouvement d’industrialisation amorcé depuis quelques décennies autour des Grands-Lacs, gagna les rives du Saint-laurent. Des usines ont été construites en périphérie des zones urbaines et celles qui devaient se débarrasser quotidiennement d’un volume important de déchets s’implantèrent de préférence en bordure du Saint-Laurent ou de ses affluents4. »
L’industrialisation de l’Est de Montréal a débuté dans les années 20-30. Plusieurs compagnies de raffinage de pétrole, de métallurgie, se sont établi alors près du site de l’actuel secteur 103 du Port de Montréal. Les rejets industriels étaient jetés directement au fleuve, sans aucune forme de traitement. La construction de la voie maritime se termine en 1959 (Scott, 1989). La configuration du Port de Montréal et des quais 102, 103, 104 et 105, en quelque sorte, a créé une baie artificielle et la modification de courant ainsi induite, a provoqué une accumulation de sédiments à cet endroit. En plus des rejets industriels, il y avait le déversement des effluents du collecteur d’un réseau d’égout de la ville de Montréal, des eaux de ruissellement, et des hydrocarbures (à la suite des accidents lors des activités de transbordement des navires). Cette situation perdurera jusqu’à la fin des années 80, ce qui correspond à plus d’une cinquantaine d’années de déversements toxiques dans le fleuve pour certains acteurs. Les sédiments qui se sont accumulés au fond de la baie ne constituent qu’un faible pourcentage de la masse de rejets toxiques qui fut émise, puis diffusée par le courant du fleuve durant des décennies. L’étude de courantométrie d’Environnement Illimité Inc. montre en effet qu’il y a un mouvement d’eau à partir de la baie vers le fleuve. L’accumulation des sédiments n’a d’ailleurs commencé qu’à la construction avancée des installations du Port de Montréal, soit depuis environ 1950. Il n’y a donc pas de sédiments contaminés antérieurs à cette date.

La nature de l’ensemble des déversements fut éminemment toxique si l’on en juge la composition des sédiments qui se sont accumulés au fond de la baie 103. Une caractérisation des effluents, effectuée dans les années 90 démontre, d’ailleurs, des niveaux dépassant les normes pour de nombreuses substances. Les études de caractérisation des sédiments ont en effet nettement mis en évidence le caractère fortement toxique de ces sédiments (GPR, 1995). Ils dépassent les critères d’intervention pour les sols contaminés pour plus d’une douzaine de substances toxiques (critère C; Beaulieu 1998). Il nous apparaît clair que la toxicité de ces sédiments est un indicateur fiable de la toxicité de la masse de rejets émis par les différentes sources.

La présence des sédiments contaminés au fond de la baie 103 fut ainsi causée par une somme de sources. La nature de ces sédiments ne laisse aucun doute quant à leur provenance : rejets de métallurgie, rejets d’hydrocarbure, rejets des eaux usées. Les acteurs impliqués sont identifiables car ils sont installés près du site depuis de nombreuses années. Si certaines sources sont identifiables (émissaire de Shell), d’autres, comme le collecteur Durocher, déversaient un contenu difficilement déterminable. Chaque industrie n’avait évidemment pas nécessairement le même type de rejet. Il devient extrêmement difficile de déterminer la part exacte de responsabilité de chacun des acteurs impliqués, dans l’émission de rejet, dans le type de contamination émise et dans le phénomène d’accumulation de sédiments au fond de la baie, depuis plus d’une quarantaine d’années. À la fin des années 60, une certaine prise de conscience générale a permis réaliser l’importance de protéger l’environnement. Il y a eu d’ailleurs création du Ministère de l’Environnement et de la Faune du Québec en 1970. Les conséquences de la pollution du fleuve Saint-Laurent étaient devenues évidentes lors de la création du comité d’étude sur le fleuve Saint-Laurent, qui s’est poursuivit de1973 à 1978. De 1988 à 1993, la définition du Plan d’action Saint-Laurent s’est inscrite selon une certaine logique d’intervention. Les principaux acteurs impliqués dans la problématique du secteur 103 furent identifiés parmi les 50 industries les plus polluantes. Un des volets du plan d’action St-Laurent visait à identifier les sites fédéraux contaminés comme contre-partie des activités de la Commission mixte internationale (CMI), c’est à ce moment que la problématique des sédiments contaminés devient un enjeu. Il y a eu en 1994, la mise en place de Saint-Laurent Vision 2000 et la création des comités de Zones Prioritaires d'Intervention (ZIP). La problématique des sédiments contaminés devient ainsi une priorité d’action du comité ZIP.

La création d’un comité de travail, sous l’initiative d’Environnement Canada, s’est effectuée en 1994, pour traiter spécifiquement la question des sédiments contaminés du secteur 103. Ce comité de travail comprend la Pétrolière Impériale, Produits Shell Canada Limitée, Métallurgie Noranda-Affinerie CCR, la Société du Port de Montréal et Environnement Canada. Le Ministère de l’Environnement du Québec n’a pas accepté de s’investir financièrement dans ce dossier, car il a estimé que ceci relevait de la responsabilité des « pollueurs ». Un principe de responsabilité partagée, égale pour tous, est adopté pour faire avancer le dossier par les membres du groupe de travail.

La question des rejets contaminés des effluents finie par être traitée graduellement. La Pétrolière Impériale a suspendu ses activités depuis plusieurs années, elle ne contribue plus à la contamination au moment de la mise sur pied du groupe de travail. Shell et Noranda CCR installe des systèmes de traitement de ses rejets. La collection complète du réseau d’égout dans le secteur, notamment le collecteur Durocher, est entièrement achevée en 1995. On peut alors considérer que la question de la contamination par les émissaires au secteur 103 est contrôlée depuis cette date. Certaines interventions furent aussi mises en place par rapport à la question des sédiments contaminés. Il y a eu tout d’abord limitation de l’activité portuaire à cet endroit, pour ne pas risquer de remettre les sédiments toxiques en suspension. Il y a eu l’imposition d’une limitation de la vitesse et de la grosseur des bateaux accostant sur ces quais. Un filin de rétention des produits pétroliers flottants fut aussi installé pour retenir les éventuelles remontées occasionnelles d’hydrocarbures en période de grande chaleur.

Par la suite, la réalisation de plusieurs études ont été effectuées pour évaluer la situation (Rapport du groupe de travail, 1998). Il y a eu une première caractérisation des sédiments en 1995, par la suite, le dépôt de six scénarios d’intervention, suivi de deux scénarios supplémentaires. Suite à ces rapports, plutôt que de réaliser l’une des interventions, on commanda toute une série d’autres études : procédé de séparation gravimétrique, évaluation des risques pour l’environnement et la santé, étude de courantométrie, traitement Tallon des sédiments. Le rapport final du Groupe de travail affirme en 1998 qu’il faut passer à un niveau d’intervention. Notons que la Pétrolière Impériale se dissocie ouvertement de cette conclusion du comité de travail en faisant valoir que l’évaluation du risque à l’environnement et à la santé de la firme Beak montre qu’il n’y a pas de risque inacceptable. Une autre conclusion du rapport du comité de travail était la mise en place d’un comité de suivi.

Si l’intervention au secteur 103 reste, à ce jour, encore à planifier, le comité de suivi du dossier fut organisé par le Comité ZIP Jacques-Cartier. Ce comité de suivi invite à la participation du public. Le dossier n’a que très peu évolué depuis la publication du rapport du comité de travail. La Pétrolière Impériale n’a encore jamais admis une part égale de responsabilité, ni le besoin d’effectuer une intervention sur ces sédiments. Il faut rappeler que selon le principe pollueur-payeur, ce sont les industries qui devront défrayer la totalité des coûts d’une éventuelle intervention.

Le tableau ci-dessous présente un sommaire historique des moments marquants de l’évolution de la problématique du quai 103.

-1920-30:début de l’activité industrielle dans ce secteur de l’Est de Montréal.
- 1945: construction de la voie maritime.
- 1970: création du MEF.
- 1973-78: création du comité d’étude sur le fleuve St-Laurent.
- 1988-93: définition du Plan d’action St-Laurent ; Identification des 50 industries les plus polluantes du St-Laurent.
- 1994: St-Laurent Vision 2000, création des comités ZIP.
- 1994: création du groupe de travail (industriels et Environnement Canada).
- 1994: mise en place de mesures provisoires de mitigation.
- 1994-95: caractérisation et répartition spatiale des sédiments.
- 1995: développement de scénarios d’intervention.
- 1995: termine le réseau d’égouts collecteurs.
- 1996: scénarios supplémentaires.
- 1996: développement et essai des procédés de séparation gravimétrique.
-1996-98: évaluation des risques pour l’environnement et la santé.
- 1996-97: étude de courantométrie.
-1997: essai de traitabilité avec la technologie Tallon (méthode industrielle de traitement des sédimens)
- 1998: rapport du groupe de travail.

En se resituant dans le temps, la présence de sédiments toxiques accumulés au fond de la baie du secteur 103 ne constitue en fait qu’un échantillon de l’ensemble de l’émission de rejets toxiques des différentes industries présentes depuis un demi-siècle. Les sédiments du quai 103 sont un indicateur d’une pollution historique beaucoup plus importante, diffuse sur l’ensemble du fleuve. L’échelle de temps nous permet ainsi de mettre en relation la problématique précise des sédiments du secteur 103 avec l’ensemble de la pollution rejetée depuis de nombreuses décennies. Dans le contexte de l’époque, il faut comprendre qu’on agissait en fonction d’impératifs d’efficacité des installations, on ne se doutait pas encore de l’ampleur des impacts environnementaux de ces pratiques industrielles. Il est important d’enlever toute forme d’intentionnalité par rapport à ce qui a conduit à la problématique actuelle. Il devient aussi évident que le partage des responsabilités respectives des différents acteurs dans l’accumulation des sédiments contaminés devient une tâche hasardeuse.

Une telle remise en contexte dans le temps nous fait aussi remarquer que le traitement du dossier est particulièrement long. La situation était connue dans les années 80. Les acteurs furent ensuite réunis dans le comité de travail en 1994 pour tenter d’organiser une intervention. Jusqu’en 1998 des études se sont réalisées. Au début de l’an 2001, il faut encore planifier l’intervention. Advenant qu’on s’entend sur une intervention quelconque, il faudra encore quelques années avant qu’elle ne s’opère et se termine. On parlerait donc d’une quinzaine d’années pour le traitement du dossier, dans le meilleur des cas.

Cet exercice de mise en situation dans le temps nous permet aussi de considérer les impacts à long terme de la situation. Plusieurs des substances toxiques émises au niveau du secteur 103 et présentes dans les sédiments sont de nature persistante, c’est-à-dire qu’elles ne se dégradent pas «rapidement» dans l’environnement. Ce phénomène contribue au facteur de bioaccumulation dans la chaîne trophique. Il y a donc des impacts à long terme, qui vont continuer à se faire sentir dans l’avenir, mais qui sont aujourd’hui difficilement quantifiables.

L’échelle de temps se veut aussi ouverte sur le futur. On s’entend généralement pour dire que les impacts du changement climatique et de la baisse des niveaux d’eau dans les Grands-Lacs et le fleuve Saint-Laurent semblent aujourd’hui inévitables. Ces phénomènes auront certainement un impact sur la situation au secteur 103. L’approche écosystémique permet ainsi de considérer de tels constats.

L’échelle d’espace

Les études effectuées jusqu’à présent sur le dossier ne se sont attardées qu’au site même de la baie du secteur 103, et à quelques rives adjacentes dans le cas de l’étude d’évaluation des risques sur la santé et l’environnement de Beak. L’approche écosystémique veut cependant que l’on effectue l’exercice d’étaler l’ensemble de la problématique et de ses impacts sur une échelle d’espace. Au premier niveau on retrouve le quai lui-même et les sédiments contaminés dans le fond des deux baies. Évidemment, il y a le pourtour de la baie et des rives. D’une manière générale le quai s’inscrit à la lisière d’un énorme complexe industriel ou l’on retrouve l’essentiel des activités pétrochimiques de l’Île de Montréal. Ainsi, lorsqu’on change d’échelle, on retrouve au-delà des bassins du quai 103, des sites industriels qui s’y rattachent et des berges adjacentes puis le parc de l’Hôtel-de-Ville, les rivages à proximité, notamment l’Île-de-la-Vache et l’Île Sainte-Thérèse. On peut alors examiner ce tronçon de fleuve dans son ensemble, puis examiner l’ensemble du fleuve jusqu’à l’océan.

Ce changement de perspective nous permet de remarquer, près du site du secteur 103, la présence de frayères en eau calme autour des îles. Ces îles représentent une certaine forme d’obstacle naturel s’opposant au courant principal du fleuve, qui permet de soutenir un milieu humide, qui est diversifié et productif. Il y a ainsi, à cet endroit, une certaine activité récréotouristique, qui est due notamment à la présence de marinas dans cette région. En examinant la carte, on peut supposer fortement que ces îles ont dû recevoir leur part des rejets émis au fleuve directement à partir des émissaires du secteur 103 depuis le début du siècle. Ces îles et ces frayères sont aussi situées près de la sortie des égouts au Nord-est de l’île de Montréal.

On peut aussi remarquer que les limites administratives de la ZIP Jacques-Cartier, qui est responsable du suivi du dossier, se terminent juste avant ces îles. L’état de l’île de la Vache et l’île Sainte-Thérèse est donc sous la responsabilité de la ZIP située en aval (ZIP Varennes) alors qu’elles ont probablement subit les impacts du secteur 103. On peut remarquer qu’elles n’ont jamais été considérées lors du traitement de la problématique jusqu’ici. Ce découpage administratif du fleuve Saint-Laurent empêchent alors une gestion intégrée du milieu, qui est indispensable pour le bon déroulement des études de la situation.

Le changement d’échelle d’espace met en évidence le fait que la masse d’eau circulant dans le fleuve Saint-Laurent finit par se déverser dans l’océan. De même, le courant du fleuve finit par tout éroder vers l’océan, à plus ou moins long terme, selon l’importance du courant aux différentes localisations. L’ensemble des impacts sur l’environnement et sur la santé est alors plus global. Il y a un phénomène de pollution diffuse qui s’est opéré à plus large échelle, notamment au niveau de la bioaccumulation des produits émis au sein de la chaîne alimentaire. Cet impact plus général est certainement beaucoup plus important, en terme de quantité, que l’impact net, au niveau de la seule contamination ponctuelle des sédiments contaminés du site de la baie 103.

Les frayères et les milieux humides près des îles sont situés en aval du secteur 103. Ce sont des milieux susceptibles d’être affecté par la présence de différents contaminants au niveau de la biodiversité, de la reproduction et de la croissance des différentes espèces, de la distribution des populations et autres. On connaît la nature des rejets et des sédiments présents au secteur 103, on peut donc admettre que l’activité à ce secteur a dû avoir un impact au niveau de ces frayères et de ces îles. Il est cependant très ardu de tenter de quantifier cet impact, d’autant plus que ces milieux ont aussi été exposés à une contamination provenant d’autres sources, dont la sortie des égouts de l’île de Montréal.

En changeant d’échelle, on se rend ainsi compte qu’il existe de très nombreuses autres sources de contamination en amont du quai 103, de même qu’en aval. Il est ainsi difficile d’évaluer l’impact précis de la contamination induite par les acteurs du secteur 103, surtout dans un contexte de pollution diffuse. Une certaine partie de la contamination des sédiments au fond de la baie est même possiblement due aux sources de contamination en amont. De même, si l’on veut évaluer de manière précise les impacts des déversements industriels qui ont eu lieu au niveau du secteur 103 en amont de ce site, il faut aussi considérer l’existence historique des autres sources de contamination situées en amont.

Un dernier point que l’échelle d’espace nous permet de soulever est, dans le cas d’une éventuelle intervention visant à retirer la masse de sédiment présente au fond de la baie, la re-localisation de la contamination. Le dragage des sédiments va permettre un entreposage, dans des conditions plus sécuritaires, de ces sédiments contaminés, à un autre endroit. Il n’y a pas de véritable traitement définitif de ces sédiments qui soit, à ce jour, possible.

Échelle sujet-objet

Il faut examiner sur cette échelle qui a regardé quoi, dans le processus de traitement de la problématique. Il importe d’étudier les angles d’approche des individus ou groupes impliqués dans les études entreprises. Dans le contexte du travail effectué dans le cadre du cours santé et environnement, notre analyse de la situation fut axée autour d’une étude d’analyse de risques à la santé humaine et à l’environnement effectuée par la firme Beak International, laquelle étude fut l’objet de critiques, de nature méthodologique, de la part du Ministère de l’Environnement du Québec. On voit clairement qu’à partir des mêmes résultats, deux organismes arrivent à deux conclusions différentes avec une argumentation justifiable dans chaque cas. Nous nous sommes donc intéressés aux regards portés sur la question particulière des risques à la santé et à l’environnement. Le caractère subjectif de la définition d’un risque acceptable permet d’illustrer plus facilement la relation sujet-objet .

Qu’est-ce qu’on regarde

Dans une évaluation du risque à la santé et l’environnement, comme celle effectuée par la firme Beak, le risque se réduit essentiellement à une évaluation du contact entre les éléments de risque et un récepteur. On peut ainsi fournir une mesure du risque pour chaque substance et pour chaque récepteur potentiel, ces récepteurs sont ici le benthos, les poissons, le Grand Morillon et le Bec-Scie. Ce fait implique que les analyses de risques ne peuvent évaluer le risque qu’en fonction d’éléments mesurables. On étudie ainsi uniquement les questions auxquelles il est possible de répondre et on effectue certains choix dans le processus de réponse.

L’analyse de Beak a permis d’illustrer les transferts mesurables de contaminants sur la chaîne trophique, ainsi que les impacts sur les communautés benthiques des sédiments présents sur les baies du secteur 103, dans les conditions qui prévalaient à l’automne 1998. On a donc voulu évaluer l’impact possible pour les résidents ou travailleurs de ce transfert à partir d’une possible consommation de poisson, de la contamination aérienne et dans le cas où il y aurait des baignades dans le Parc de l’Hôtel-de-Ville. Sans entrer dans les détails, ce sont les principaux éléments qui ont été regardés pour déterminer le risque pour l’environnement et la santé humaine. Le milieu circonscrit de la baie du secteur 103 fut principalement étudié, avec la dispersion des sédiments vers le Parc de l’Hôtel-de-Ville. Le milieu des îles de la Vache et Sainte-Thérèse et des frayères ne fut pas pris en compte. Le milieu du fleuve Saint-Laurent ne fut pas non plus examiné. Il existe une dynamique qui s’établit entre les observateurs et les éléments étudiés. La quantification de cette dynamique est difficile. Il faut cependant reconnaître l’existence d’une telle dynamique pour situer les objets d’étude dans leur contexte. Ainsi, lors de l’analyse complémentaire de l’évaluation du risque pour la faune et la santé humaine, il y a eu un échantillonnage de poissons sur le site qui s’est élevé à 28 perchaudes et 23 suceurs rouges. Ces deux espèces ont été retenues car elles étaient les seules à être en nombre suffisant pour permettre l’analyse. Les concentrations présentes dans la chair des poissons furent analysées pour confirmer les niveaux anticipés lors de l’analyse de dépistage. Il y a eu comparaison entre les poissons récoltés sur trois endroits différents du site. Cette étude semble supposer que les poissons capturés se sont développés et vivent dans des endroits précis de la zone circonscrite de la baie 103. On sait pourtant qu’un poisson tel que la perchaude se déplace régulièrement. Le milieu du quai 103 n’apparaît d’ailleurs pas propice à soutenir une faune et une flore importante. Les poissons circulaient ainsi, fort probablement, dans le secteur 103 lorsqu’ils ont été capturés. La contamination de ces poissons est probablement due à l’ensemble de sources ponctuelles présentes dans le fleuve et ses tributaires, comme celle du secteur 103. Il faut considérer les impacts de ce secteur dans ce contexte et non pas en terme d’impact brut. On peut aussi rappeler les dizaines d’années de déversement dans un tel contexte.

Une gamme d’opinions différera quant à savoir si les travaux effectués évaluent véritablement le risque. Les individus impliqués, directement ou indirectement, auront fort probablement des perceptions différentes par rapport au risque associé à cette problématique précise. On effectue ainsi certaines coupures, en fonction d’un risque acceptable ou inacceptable, dans les conclusions de l’étude de Beak. La perception du risque par les populations et les communautés impliquées peut avoir plus de poids dans la définition de ces niveaux acceptables ou inacceptables. Elle peut donc être examinée comme objet d’étude.

Plusieurs sujets principaux peuvent être identifiés dans le cas du secteur 103, les populations qui entourent le quai sont : les travailleurs sur le quai, les utilisateurs des lieux environnants et les riverains. Par rapport à ces personnes on peut examiner leur bien-être économique, les relations de pouvoir qui les unissent où les opposent, leurs intérêts économiques, etc… Il y a aussi le milieu naturel immédiat et environnant, la faune et la flore qui sont constituées de plusieurs espèces. Il est évident que dans le contexte de notre travail il ne fut pas possible faire beaucoup d’acquisition de nouvelle connaissance, mais pouvoir élargir le regard est essentiel.

L’étude de Beak caractérise le risque de manière quantitative. Les questions trop complexes ne sont pas examinées, car elles ne permettent pas de fournir d’éléments mesurables. Il faut être capable de prouver la validité de ces éléments. Cet impératif est induit par le système juridique qui exige des éléments de preuve solides pour soutenir les dossiers. Ceci nous conduit à la question de responsabilité légale par rapport à la problématique. Cette notion de responsabilité est un élément indirect de l’ensemble des études effectuées, qui se veulent obligatoirement des éléments de preuve, d’une certaine manière. La situation juridique actuelle demande une démonstration de la responsabilité des acteurs, pour appliquer le principe pollueur-payeur. L’angle de vision des différents acteurs impliqués dans le traitement du dossier est donc nécessairement teinté de ce constat.

Qui regarde

L’importance du regard de l’observateur dans le traitement d’une problématique a été amplement affirmée précédemment. Nous avons axé notre étude de cas autour de l’Étude d’évaluation des risques pour l’environnement et la faune - Secteur 103 de la zone portuaire de Montréal, nous ne sommes donc pas en mesure de nous étendre sur le traitement général du dossier du secteur 103. Nous ne spéculerons pas au sujet des logiques d’action, nous tenterons plutôt de déterminer les éléments autour desquelles elles sont susceptibles de se construire. Il faut donc, en premier lieu, identifier les acteurs impliqués.

Cette étude fut effectuée par un groupe de consultant, la firme Beak International, mandaté par le comité de travail, composé d’Environnement Canada, la Pétrolière Impériale, Produits Shell Canada Limitée, La Société du Port de Montréal et Métallurgie Noranda-Affinerie CCR.

Il est mentionné dans l’introduction du rapport de Beak que :

« Le présent travail a été réalisé en consultation avec un comité multidisciplinaire d’experts, représenté par des membres de chacune des entités présentes au comité. Ces experts ont contribué à l’étude par leur connaissance respectives. De plus, des experts du Centre de Technologie Noranda et d’Exxon Biomedical Sciences Inc. de différents domaines (toxicologie, écologie, chimie et ingénierie) de même par leur connaissance du site et de son historique. Plusieurs rencontres entre le comité et BEAK ont été tenues tout au long du projet de manière à solliciter l’avis du comité concernant les hypothèses considérées dans ce travail et lui permettre de suivre le déroulement de celui-ci5. »
Les choix méthodologiques effectués dans cette étude ont été pris en collaboration avec des représentants du Ministère de l’Environnement du Canada et des représentants des industries impliquées dans la contamination. Environnement Canada nous informe d’ailleurs que la décision d’effectuer une telle analyse de risque était désirée par ces industries. On doit souligner l’implication de certaines industries avec la présence d’experts venant de compagnies qui sont extérieures au dossier mais qui partagent des intérêts communs.

En terme disciplinaire, l’étude fut examinée par des ingénieurs, des géologues, des biologistes, des écologistes, des toxicologues, des chimistes et des administrateurs. Ils ont étudié des aspects biochimiques autour de la problématique du risque associé à la présence de ces sédiments contaminés. Plusieurs points de vue ont animé les études effectuées sur ce cas. En effet, les experts du groupe GPR ont orienté leur recherche dans le but de déterminer si la présence de métaux précieux, tel l’or et l’argent, aurait pu être des raisons suffisantes ou déterminantes, pour entreprendre des travaux de restauration du site. Apparemment, les problèmes de dégradation de l’environnement ou les problèmes de santé engendrés par la contamination ne sont pas suffisants (ou rentables, tel l’or et l’argent) pour restaurer le secteur...

Nous croyons qu’il manque certains points de vue dans l’étude du dossier pour la construction d’une approche écosystémique. Des points de vue politique et juridique devraient examiner le dossier étant donné sa nature jurisprudentielle. Ni les industries et ni le Ministère de l’Environnement ne tiennent en effet à créer un précédent qui risquerait d’aller à l’encontre de leurs intérêts. Le traitement des problématiques qui s’effectue selon une logique de concertation entre les acteurs implique un jeu de pouvoir dans les négociations, où chacun use de stratégies personnelles pour défendre ses intérêts en fonction de ses ressources et de ses contraintes. Un point de vue sociologique pourrait permettre de mieux étudier le jeu d’acteur qui s’installe et évolue. Un point de vue intégrateur aiderait finalement à organiser la somme d’information qui gravite autour de la problématique et à organiser la collecte des informations. Comme chaque substance ou élément est étudié séparément, il est nécessaire de rétablir une vision intégratrice. Un manque de transdisciplinarité et de transactivité se font ressentir. Ceci aiderait à clarifier les différents aspects de la problématique.

Schéma 2 . Échelles temps-espace-objet selon une approche écosystémique.

D’après l’échelle sujet-objet, nous avons décidé d’étudier l’aspect des impacts sur la santé humaine. L’étude de Beak se concentre sur les aspects mesurables d’impacts directes associés à la présence des sédiments contaminés au secteur 103 alors que les impacts sont nécessairement plus diffus. Cette manière de faire répond aux besoins du traitement juridique du dossier. La situation jurisprudentielle du traitement de la situation apparaît d’ailleurs être un élément déterminant des logiques d’action des différents acteurs.

L’échelle sujet-objet peut aussi nous permettre de voir le temps comme un outil stratégique dans le traitement récent de la problématique. Les sédiments du fleuve continuent à s’accumuler alors qu’il n’y a plus d’apport de substances toxiques par les émissaires originaux, par conséquent l’accumulation de nouveaux sédiments plus propres diminue progressivement la concentration des sédiments toxiques. Un phénomène d’encapsulation est alors en train de s’opérer. En effet, il est possible que les sédiments contaminés soient éventuellement recouverts d’une couche isolante de sédiments non contaminés chariés par le fleuve (ce sont les arguments avancés par La Pétrolière impériale), ce qui diminuerait les risques de remise en suspension de ces sédiments toxiques dans la colonne d’eau. Le temps peut donc être un outil stratégique pour un acteur qui prônerait la non-intervention.

L’approche écosystémique vise à construire une compréhension la plus globale possible d’une situation. On remarque sur le schéma 2 qu’il est possible de considérer chaque élément de la problématique sur une matrice de temps et d’espace. L’inscription de ces éléments dans le temps et l’espace est alors entendue en fonction de la reconnaissance de la relation sujet-objet (qui est symbolisé par le H au centre de la cible) intrinsèque à l’étude de chaque objet. C’est ainsi que nous considérons que la caractérisation du risque associé à la présence des sédiments contaminés, tel que défini dans l’étude de Beak (schéma 3), n’est pas représentative de l’ensemble de la situation. Le risque ne considère pas les impacts diffus dans le temps et l’espace. On se limite aux risques de contact direct des sédiments dans le milieu environnant.

Schéma 3. L'analyse de risque par rapport à l’approche écosystémique.

Conclusion

L’approche écosystémique nous fournit un nouveau cadre de référence pour tenter d’évaluer synthétiquement une situation environnementale. Nos efforts de recontextualisation du secteur 103 de la zone portuaire de Montréal nous a permis d’identifier un certain nombre de pistes d’intervention et de solution. Il s’agissait de concevoir comment un élargissement de notre perspective par rapport à la situation nous permettait de voir différemment les enjeux environnementaux constituant la situation. Notre remise en contexte par rapport à des échelles de temps, d’espace et sujet-objet nous ont permis, d’une certaine manière, d’entrevoir des « trous » dans la situation. Le secteur 103 dans le temps est une situation complexe qui évolue autour de l’absence d’obligation législative. Les responsabilités sont multiples, mixtes, et nous font soupçonner une contamination historique colossale du milieu. Dans l’espace nous pouvons constater que le secteur 103 a pu avoir des impacts sur l’ensemble de l’écosystème du Saint-Laurent et la présence de zone écologiquement fragile à proximité. En terme sujet-objet on peut constater l’absence de joueurs clés et de souligner l’action d’acteur en fonction de logiques d’intervention qui ne tiennent pas nécessairement compte d’éléments essentiels de la problématique. Suite à ces constats, nous avons proposé trois types d’actions à court, à moyen et à long terme pour la mise en place de mesures correctives. L’examen à partir de nos propres outils d’étude disciplinaire, de nos efforts de recontextualisaiton de la situation et de nos différentes entrevues nous ont permis de concevoir des éléments de solutions.

À court terme, il pourrait y avoir une meilleure représentation des acteurs politiques à la table de concertation, avec le comité de suivi qui a été mis en place en 1998 sous la responsabilité du Comité ZIP Jacques-Cartier. La situation jurisprudentielle du secteur 103 constitue un élément qui complique la planification d’une intervention. Cette question législative devrait être suivie par les législateurs des deux niveaux de gouvernement. Les élus politiques ont d’ailleurs la responsabilité de représenter la population et, plus précisément, celle du comté où ils sont élus. La présence de tels acteurs politiques ou de ses représentants à la table de concertation changerait fort probablement la dynamique établie et ajouterait certainement plus de clarté par rapport à la situation jurisprudentielle.

À moyen terme, une étude devrait être effectuée afin de mieux caractériser les impacts des déversements historiques sur le milieu du Fleuve Saint-Laurent. Nous supposons un impact de ces déversements sur les Îles de la Vache et Sainte-Thérèse, ainsi que sur les frayères environnantes, qui n’ont pas été évaluées dans l’analyse des risques environnementaux. Une étude de courantométrie du secteur 103 devrait inclure les impacts sur les frayères et les îles à proximité. Cette étude pourrait probablement être effectuée en disséminant un colorant au niveau du quai 103. Il serait ensuite possible de suivre le spectre coloré jusqu’aux frayères et aux Îles. Ainsi, les endroits où le dépôt de sédiments sont les plus susceptibles de s’accumuler, seraient identifiés. Les obstacles naturels créent parfois des poches de sédimentation localisées.

À plus long terme, il faudrait réviser l’application du principe pollueur-payeur en fonction du partage des responsabilités et des pouvoirs. Il est difficile d’appliquer une responsabilité historique directe quant à la pollution. Les questions environnementales n’étaient pas connues à l’époque. De plus, les impacts et les origines des actuelles questions environnementales sont souvent multiples, complexes et ce, à différentes échelles. Les liens de causes à effet sont rarement directs, il est donc difficile de prouver une telle responsabilité. Le principe pollueur-payeur implique de surcroît que seules les questions, où une responsabilité est potentiellement attribuable, méritent d’être traitées. Le gouvernement est dans l’impératif de superviser la planification et la réalisation de travaux de la part des responsables. Pourtant, le Ministère de l’Environnement du Québec a été écarté du groupe de travail initial parce qu’il n’avait pas l’intention de contribuer financièrement. Pourtant ce n’est pas son rôle, les gouvernements doivent exercer des pressions pour que les actions et les études soient promptement menées et de façon rigoureuse afin d’en arriver à une intervention efficace.

De même, la recherche de consensus entre les acteurs du groupe de travail et Environnement Canada a poussé ce dernier à faire des compromis douteux pour le choix des éléments constituant l’étude de Beak. Les acteurs gouvernementaux ne peuvent constituer, en tant que régulateur dans la question du principe pollueur-payeur, des acteurs avec un poids décisionnel égal dans un processus d’intervention. Pour bien considérer le rôle des acteurs gouvernementaux il faudrait considérer la question des problématiques des sites orphelins qui est due à l’absence de responsables identifiables dans certains cas de sites contaminés. Comme le gouvernement ne peut soumettre la facture à aucun responsable, il n’y a aucun traitement de ces sites possible. Un autre élément devrait aussi être considéré, le poids jurisprudentiel est d’autant plus grand que plusieurs plateaux de gouvernement sont impliqués dans les questions touchant l’eau. Les rives relèvent des autorités municipales, le fleuve et la voie maritime sont de compétence fédérale et le fond du fleuve est de responsabilité provinciale. Les questions relatives à l’eau sont complexes et elles ne pourront être réglées sans une unification de ces paliers de responsabilité.

La volonté d’appliquer un principe pollueur-payeur ne peut être remise en cause, ses modalités d’application peuvent l’être. Depuis l’application de mesures environnementales et le dépôt de lois environnementales au Canada, les responsables identifiables ne peuvent se soustraire de leur responsabilité à cet égard. Pour ce qui est des contaminations historiques ou des sites orphelins, une réflexion doit être initiée pour combler le vide juridique. Un fond environnemental, monté à même les contributions financières d’entreprises, pourrait probablement être créé pour financer le traitement de ces questions précises. Ces questions deviendraient alors de moins en moins fréquentes, et il serait éventuellement possible de ne traiter que des contaminations récentes. Il faudrait aussi, à long terme, instaurer une gestion écosystémique du milieu naturel. La source des problématiques environnementales est liée à une gestion inadéquate des ressources naturelles et de leurs produits de transformation.

La contamination des sédiments du secteur 103 a révélé un problème tout autant politique que scientifique. Le traitement analytique de la situation et les questions de responsabilité des différents acteurs se sont coordonnés et ont biaisé, en partie, l’étude de ce dossier. L’utilisation d’une approche analytique, dans le but pressant de valider des situations complètement décontextualisées, rend possible le type de conclusions formulé par Beak. La recherche incessante de moyen et de résultat devient un handicap dans le traitement efficace de question environnementale complexe. Nous pensons qu’une approche écosystémique de la situation nous a permis de remettre en perspective le problème afin de bien saisir les enjeux. Il s’agit de retarder la validation relative à l’acquisition de connaissance jusqu’à ce qu’il soit possible de la situer dans le contexte précis de la problématique étudiée. Les interventions proposées pourront alors être plus efficaces. Il faut comprendre que le processus d’acquisition de connaissance et de validation n’est pas linéaire, il est itératif et doit toujours être remis dans son contexte. Il ne s’agit pas simplement de le considérer dans sa matérialité, il est question d’un processus mental. Notre travail n’est qu’une première tentative d’approche écosystémique par rapport à la problématique du secteur 103. Nous pensons qu’il serait possible de résoudre des problèmes environnementaux à partir d’une telle approche. Ainsi, en tenant compte des trois échelles pour évaluer l’évolution de la situation, une perspective différente des études serait envisagée et les interventions environnementales pourraient être alors maximisées.

En ce qui concerne la question de la santé humaine, nous croyons qu’il faut mettre en relation ce qui a été étudié dans une perspective plus large. On cherche ici des impacts sur la santé en fonction d’une exposition directe. Il n’y a probablement pas d’impact aigu direct associé à la présence de ces sédiments. Les impacts sont nécessairement plus diffus, on parle de la présence d’une importante masse de substances toxiques persistantes dans l’environnement du fleuve, à proximité des frayères et des milieux humides. On peut ainsi formuler plusieurs hypothèses quant à l’ampleur de ces impacts, puis tenter de les vérifier. D’après notre étude du dossier, il est possible de croire que les effets néfastes de ces sédiments se répercutent en fait sur une échelle d’espace très grande et sur une échelle de temps aussi très longue, même si aucune preuve directe ne peut être présentée.

Il faut admettre dans l’étude des problématiques environnementales que si les conséquences peuvent sembler à première vue uniques, les causes le sont rarement. Il s’agit simplement de l’admettre et d’en tenir compte dans notre manière d’examiner les situations. L’approche analytique est essentielle pour comprendre chacun de ces impacts particuliers. Pourtant, pour nous permettre de comprendre l’ensemble des impacts, il est essentiel de pouvoir retracer et de les situer en fonction de la situation.

Pour terminer, nous aimerions proposer une petite fable qui met en perspective l’action d’une approche écosystémique par rapport à une analyse d’impact classique qui ne semble pas pouvoir faire les liens nécessaires à la pleine reconnaissance de problématiques environnementales complexes : « Sur le bout d’un quai, un jeune enfant lance un caillou à l’eau. Il s’arrête, émerveillé, et regarde les ronds concentriques tracés par les vaguelettes créées par l’impact. Il suit des yeux le grand cercle qui se propage et qui abouti au bout du quai. Il répète l’expérience avec une plus grosse pierre, tout excité par l’amplitude accrue des cercles. Au comble de l’excitation, il lance une poignée de caillou. Les cailloux provoquent une multitude de petits cercles, pourtant il s’aperçoit qu’il n’y a encore qu’un grand cercle qui se brise au bout du quai…»

 


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Robitaille, j., A., Vigneault, Y., Shooner, G., Pomerleau, C. et Maihot, Y. 1988. Modification physique de l'habitat du poisson dans le Saint-Laurent de 1945 à 1984 et effets sur les pêches commerciales. Rapport technique canadien des sciences halieutiques et aquatiques 1608. Division de l'habitat du poisson. Direction de la gestion des pêches et océans.

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1 Cette étude était, à la base, un travail critique sur un rapport intitulé Évaluation des risques pour l'environnement et la santé humaine – Secteur 103 de la zone portuaire de Montréal et présentée par la firme Beak. Ce qui suit est essentiellement le troisième chapitre de ce travail. Si, parfois, certaines imprécisions ou manque d’information, concernant des références à certains éléments qui étaient disponibles dans les deux sections précédentes, nous nous en excusons. Nous sommes d’ailleurs disponibles si vous avez des questions ou commentaires vous pouvez communiquer avec nous : simon.lajeunesse@internet.uqam.ca, eric.forget@internet.uqam.ca. Ce travail a été effectué avec la collaboration de D. Mergler et J. Lebel.

2 Bien que nous ne soyons pas nécessairement en accord avec tous les a priori de cette approche, il n'en demeure pas moins que la réflexion de cette école sur le "Total System Intervention" (Wilby in Flood and Room, 1996) mené dans ce contexte est, nous semble-t-il, pertinente.

3 Environnement Canada, L’approche écosystémique : au-delà de la rhétorique, Conservation des écosystèmes et Centre Saint-Laurent, 1996, p. 2-3

4 Robitaille J. A. et al., Modification physique de l’habitat du poisson dans le Saint-Laurent de 1945 à 1984 et effets sur la pêche commerciales, Rapport technique N° 1608, Ministère des Pêches et des Océans du Canada, 1988, p. 3

5 Beak, Évaluation des risques pour l’environnement et la santé humaine secteur 103 de la zone portuaire de Montréal; Rapport final, 1998, p. 1-1


VertigO no 1, vol 2