VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 3 No 1 , Avril 2002

LE QUÉBEC:
un territoire en manque d’aires protégées

Par HARVEY MEAD,
Président, Union Québécoise pour la Nature (UQCN) Courriel: hmead@sympatico.ca



     À la fin de l’été 2001, j’ai eu l’occasion de faire une visite de plusieurs pays de l’Europe, continent que je connais peu. L’expérience a été merveilleuse cette occasion m’a permis de prendre contact, pour une première fois, avec plusieurs grandes villes dont l’histoire remonte loin dans le temps. Entre les villes, mes déplacements en train et en auto m’ont donné la chance de voir de nombreux paysages.

Sans être surpris, j’étais néanmoins saisi par ce que je croyais savoir déjà, que l’Europe est un continent «construit». Bien qu’elles existent, je n’ai pas eu l’occasion de voir une seule «aire naturelle» ou «aire protégée». Ainsi j’ai pu mieux comprendre pourquoi je rencontre tant d’Européens lors de mes randonnées au Québec. En dépit d’une histoire longue, mais sans comparaison temporelle avec celle de l’Europe, le Québec est encore à de nombreux endroits un territoire à paysages naturels.

Des menaces

Pourtant,l’automne dernier, lors d’un congrès portant sur la forêt boréale, on m’a demandé de visualiser la forêt boréale que je souhaitais voir protégée, à partir d’une expérience récente. J’ai commencé à passer en revue les quelques 1000 kilomètres de territoire que j’ai parcouru récemment, à pied , en canot, en auto - je me suis arrêté dans mon «visionnement» - c’était la désolation, ou presque. J’ai traversé en auto des centaines de kilomètres de territoires récemment coupés; j’ai fait la descente en canot d’une rivière dont les abords avaient été soumis à la coupe forestière sur une bonne partie de sa longueur jusqu’au haut du talus; j’ai escaladé une montagne en traversant une forêt en régénération pour découvrir à son sommet – superbe – la différence entre un parc où la forêt était intacte, et des régions périphériques où l’on pouvait quasiment dater les coupes que l’on voyait; j’ai fait une autre randonnée, dans un parc, à travers des paysages d’anciennes habitations et de ce qui était surtout de la régénération. Dans l’ensemble, ces visites ont souligné le caractère «construit» de nombreux paysages québécois et le caractère «éclaté» de ses quelques aires protégées.

Le Québec est parmi les juridictions nord-américaines une de celles ayant le plus faible pourcentage de son territoire protégé. Les touristes, tout comme les Québécois lors de leurs premières expériences, sont surpris et même confondus par le fait que la carte routière du Québec comporte de grande taches vertes représentant les réserves fauniques de la province. Il est vrai que la faune y est gérée de façon spécifique, mais la coupe forestière, l’exploitation minière et le développement hydroélectrique y sont autorisés sans restrictions particulières. Bien que les chasseurs puissent s’accommoder de territoires qui ne sont plus «naturels», un nombre important et croissant de touristes québécois et étrangers recherchent lors de leurs excursions un contact avec un environnement naturel intact. Le Québec n’offre pas ce contact, en dépit de certaines apparences.

La situation actuelle

En juin 2000, le Conseil des ministres du Québec a donné le mandat à trois ministres, responsables du ministère de l’Environnement, du ministère des Ressources naturelles et de la Société de la faune et des parcs du Québec, de mettre en œuvre une Stratégie québécoise sur les aires protégées (SQAP); l’objectif : protéger au moins 8% du territoire d’ici 2005 selon un cadre écologique de référence adéquat. Fidèle à ses traditions, le gouvernement semble actuellement avoir réussi à retarder la Stratégie. Depuis elle connaît un retard d’au moins un an dans sa mise en oeuvre.

Quant à la forêt boréale, le principal territoire québécois encore largement intact, tout est alloué par contrats à long terme (CAAF) à l’industrie forestière. À cela s’ajoute décision après décision du gouvernement , mettant sous la menace de développement de leur potentiel hydroélectrique des dizaines de rivières, grandes et petites. Dans le cadre d’un programme visant la construction de plusieurs dizaines de petites centrales, le ministère des Ressources naturelles a démontré une vision tellement sectorielle que c’est à se demander comment le gouvernement a pu même concevoir la SQAP en présumant de la concertation (nécessaire) entre les trois ministères.

Une faiblesse majeure dans la planification préliminaire de la Stratégie sur les aires protégées est l’absence d’une procédure permettant de protéger les sites qui seront identifiés au cours de la période de consultation. En effet, toutes les activités industrielles et autres vont continuer, ce qui signifie, pour des sites alloués pour une exploitation quelconque, la possibilité qu’ils ne seront plus au moment de la décision finale des candidats intéressants pour protection.

Face à cette situation, l’Union québécoise pour la nature (UQCN) a décidé de cibler certains sites pour des campagnes de sensibilisation et de promotion. Il s’agit d’interventions qui seront nécessaires de toute façon, puisque pour la population du Québec, surtout en région, le concept d’aire protégée est peu connu. Ces sites sont l’Île René-Levasseur, les Monts-Groulx et le bassin versant de la rivière Ashuapmushuan.

Les interventions en région

l’Île René-Levasseur et les Monts-Groulx

L’Île René-Levasseur est le site d’impact d’un météorite il y a 200 millions d’années, connu sous le vocable «astroblème». Il s’agit d’un site visible de l’espace, en raison du réservoir Manicouagan qui se trouve derrière le barrage Daniel Johnson et qui entoure l’Île; même avant le réservoir, des lacs se trouvaient dans les parties basses autour de l’Île. Aujourd’hui, en partie dû à la présence de ces plans d’eau, l’Île recèle parmi les plus vieilles forêts du Québec, dépassant, selon les quelques connaissances obtenues, les 200 et 300 ans; en effet, il semble qu’il n’y ait pas eu de feux sur l’Île depuis des centaines d’années.

Figure 1. Localisation des sites identifiés par l’UQCN afin de créer des aires protégées (en vert les sites prioritaires, en jaune un site à intégrer pour des interventions futures).

La réserve écologique Louis-Babel protège actuellement une partie de l’astroblème, situé au centre-nord-est de l’Île; elle ne protège pas les vieux écosystèmes forestiers qui se trouvent à de plus basses altitudes . En 1997, dans une carte préparée conjointement avec le WWF, l’UQCN a identifié l’ensemble de l’Île René Levasseur comme candidat pour un statut de protection.

Pour le moment, l’UQCN propose aux membres de la Table de concertation mise sur pied par la compagnie forestière ayant les droits de coupe la protection d’un territoire représentant peut-être le tiers ou le quart de l’Île. L’intervention se fait face à une situation extrêmement contraignante créée par l’absence de préoccupation pour les aires protégées depuis longtemps, et surtout lors de l’octroi des CAAF aux compagnies forestières.

À l’est de l’Île et du réservoir Manicouagan se trouvent les Monts-Groulx, de véritables montagnes atteignant 1 104 mètres de hauteur (Mont Veurier), phénomène assez rare au Québec. La carte de 1997 identifiait tout le secteur des Monts-Groulx; actuellement, l’UQCN propose la protection de la partie ouest du massif, dans le but de voir s’établir un ensemble d’aires protégées (avec l’Île) constituant un attrait touristique aussi bien qu’un territoire suffisamment grand pour constituer un véritable lieu naturel fonctionnel.

La protection des Monts-Groulx permettrait d’assurer la représentation d’une série d’écosystèmes définis par les différentes altitudes, alors que, pour l’ensemble du territoire du Québec, des écosystèmes similaires se trouvent répartis du fleuve Saint-Laurent jusque dans l’arctique. Il s’agit d’un territoire presque unique qui, joint à un ensemble de vieux écosystèmes forestiers sur l’Île, offriraient un attrait et une valeur pouvant être considérés comme d’importance internationale.

Ddans ce contexte, l’Association touristique régionale de Manicouagan reconnaît l’intérêt de ce complexe et prépare actuellement une étude de faisabilité pour la création d’une réserve mondiale de la biosphère Il est à relever que cette désignation de l’UNESCO ne confère aucune protection additionnelle, mais vise à signaler aux populations locales et internationales une valeur à reconnaître; normalement, une telle réserve contient une importante aire protégée comme noyau essentiel.

Par ailleurs, la nation Innu étudie, elle aussi pour cette région, la possibilité d’établir une aire protégée dans le cadre des négociations politiques actuellement menées avec le gouvernement du Québec.

Bref, un ensemble important d’acteurs se mobilisent, malheureusement sur le tard, pour essayer de sauver in extremis ces sites d’importance internationale. Les menaces qui pèsent sur ces acteurs sont multiples, allant de l’exploitation forestière prévue pour toute la forêt de l’Île René Levasseur jusqu’à un développement minier pour la secteur, en passant par le développement de petites centrales sur tout le territoire, déjà lourdement hypothéqué par le réseau hydroélectrique du complexe Manicouagan-Outardes-Toulnustouc.

Le bassin versant de la rivière Ashuapmushuan

La rivière Ashuapmushuan se distingue au Québec par le fait qu’aucun barrage n’interrompt son cours sur plus de 100 kilomètres. Une bataille épique au début des années 1990 a rallié la population de la région à sa défense, et un projet de construction d’installations hydroélectriques a été arrêté. Tout comme pour l’île Levasseur en retrouve également la problématique forestière dans cette région.

Le bassin de la rivière Ashuapmushuan se trouve presque entièrement dans une réserve faunique. Comme c’est le cas pour la plupart des habitats fauniques, la très grande partie du territoire a déjà connu une exploitation forestière. Présentement, une compagnie forestière détient le CAAF principal dans le bassin et planifie des coupes sur l’ensemble de ce qui reste intact. Le succès de l’intervention de la population pour empêcher des barrages sur la rivière n’est pas allé jusqu’à essayer de protéger le bassin versant. Dix ans plus tard, le défi est immense pour inclure dans une éventuelle aire protégée visant une partie substantielle du bassin; d’anciens territoires de coupe pourraient vraisemblablement être rétrocédés, mais les arbitrages pour les quelques territoires encore vierges n’auront pas de précédent en terme d’intervention.

Pour l’UQCN, le site est ciblé en raison du caractère vierge de la rivière elle-même, grâce aux efforts du Regroupement pour la protection de l’Ashuapmushuan, et du fait qu’il s’agit d’un bassin versant près du territoire peuplé abritant encore quelques secteurs vierges. Tout comme ailleurs au Québec, l’absence du gouvernement du Québec dans le dossier des aires protégées depuis vingt ans laisse un lourd héritage. L’engagement de ce même gouvernement en juin 2000 d’assurer la protection de la biodiversité de la province fait en sorte qu’il faudra quand même trouver un moyen d’identifier et de protéger les écosystèmes représentatifs de la région.

L’UQCN cible également le bassin versant de la rivière Dumoyne, dans l’Outaouais, mais les ressources ont manqué à ce jour pour aller de l’avant avec une campagne pour ce troisième site. Il s’agit d’une région de pinèdes – les trois espèces – sur une rivière elle aussi vierge, et bien connue des amateurs de canot et de kayak. Une seule compagnie forestière détient le principal CAAF sur le territoire.

En guise de conclusion

Tous les intervenants sont préoccupés par la situation dans laquelle se trouvent les «régions ressources» de la province; le budget de 2000-2001 a même prévu l’octroi par divers incitatifs d’environ 800$M pour stimuler leur développement. Tout ceci se fait, à l’heure actuelle, et aux yeux de nombreux intervenants, dont les groupes environnementaux et les promoteurs d’écotourisme, comme découlant d’une vision beaucoup trop restreinte de l’avenir possible de ces régions. En témoigne le fait que les volumes de bois coupé augmentent alors que les emplois dans le secteur diminuent, et que le développement hydroélectrique, pour qu’il fournisse de l’emploi, doit trouver sans cesse de nouveaux sites à barrer.

En revenant du congrès mentionné au début, où on m’a invité à faire l’exercice de «visioning» de la forêt boréale, j’ai été frappé, comme tout le monde, par l’annonce que le gouvernement venait de conclure une entente de principe avec les Cris. Pendant le congrès, l’histoire de l’arrêt du projet de Grande-Baleine avait été soulignée comme une des victoires dans les efforts de revoir les façons de faire en matière de développement. La nouvelle entente prévoit – l’imprévisible – la dérivation de la rivière Rupert, une des trois grandes rivières faisant partie de l’immense projet Nottaway-Broadback-Rupert.

En effet, il y a des joueurs très importants qui finissent, qui finiront, par décider de l’avenir du territoire québécois. Il n’y a pas beaucoup de capacité au sein de la société civile au Québec pour vraiment contester les décisions des grands. Au moins le BAPE s’est trouvé obligé récemment de restreindre l’appétit d’Hydro-Québec dans ces exagérations en termes de «protection» du territoire, dont les rivières; le BAPE a recommandé que le gouvernement n’accepte pas la prétention de la société d’État que quelques mètres cube de débit puissent adéquatement maintenir les écosystèmes des grandes rivières du Nord, en l’occurrence la Manouane.

Le congrès auquel j’ai fait référence plus haut avait un objectif primordial. Il visait à animer une concertation à travers le Canada et même l’Amérique du Nord pour une protection adéquate de la forêt boréale du Canada. Il était convoqué par quatre fondations, dont une des plus grandes des États-Unies, qui ont décidé que la forêt boréale canadienne constitue une des trois cibles les plus importantes sur la planète entière pour la protection des forêts intactes qui restent. Elles développent actuellement des programmes de soutien aux organismes comme l’UQCN, qui en vingt ans à date n’a presque jamais pu susciter un intérêt parmi les bailleurs de fonds pour ses objectifs de conservation et de protection. Les temps semblent changer ….



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