VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 3 No 1 , Avril 2002

L’ENVIRONNEMENT CULTUREL DES COMMUNAUTÉS AMÉRINDIENNES :
Quelle éthique pour quel développement ?

Par AUDREY WU,
Institut des sciences de l’environnement, Université du Québec à Montréal,
C.P. 8888, Succ. Centre-Ville, H3C 3P8,
courriel : audrey.wu@yahoo.fr



        Il importe d’abord de savoir ce que l’on entend par développement. Dès 1980, l’Union internationale pour la conservation de la nature et des ressources énonce une stratégie mondiale innovatrice : le développement durable.

« Le développement durable doit tenir compte des facteurs sociaux et écologiques aussi bien qu’économiques, de la base des ressources biotiques et non biotiques ainsi que des avantages et des inconvénients à court et à long terme des solutions de rechange »

En 1987, le rapport Brundtland contribue à la vulgarisation de cette notion en la définissant comme

« un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre les capacités des générations futures de répondre aux leurs ».

Le développement durable exprime la prise de conscience des limites de la croissance et du développement économique sous leur forme actuelle et des risques, non seulement au niveau de nos interventions locales et régionales, mais aussi au niveau du pays et au niveau planétaire. Il s’inscrit dans une volonté de redéfinir la notion de croissance.

« [...] en vertu d’une priorité indûment accordée à l’économie, nous avons fondé tous nos objectifs sur la croissance économique et cette croissance, jusqu’à présent, nous l’avons assurée par deux moyens, la gaspillage et l’égoïsme. Ne vaudrait-il pas mieux rechercher d’autres moyens d’assurer notre croissance, non plus par le gaspillage, mais par une certaine frugalité, non plus par l’égoïsme, mais par le partage ? » Jacques Delors

C’est en fait aborder le développement non pas seulement comme la traduction d’une accumulation quantitative de richesses, mais comme une amélioration qualitative du mode de vie.

« Le développement durable doit être compris comme un développement à la fois supportable pour les individus, les collectivités et les écosystèmes dans lesquels ils vivent, et viable, en ce sens qu’il soit autosuffisant à long terme » Claude Villeneuve

Concilier les préoccupations d’environnement et de développement constitue en soit un défi majeur. Le concept de gestion intégrée est encore sujet à de larges débats théoriques et les projets d’application sont trop rares pour permettre d’identifier les éléments et les instruments déterminants de son succès. Il s’agira d’un défi d’autant plus important en l’espèce dans la mesure où il ne s’agit pas seulement d’harmoniser le développement d’une collectivité humaine avec les cycles de la nature, mais de concilier deux cultures diamétralement différentes dans le but de définir une utilisation durable du territoire.

Œuvre de Imaï Noriko

Je m’intéresserai dans ce texte particulièrement aux dimensions sociale et culturelle qui teintent les projets de développement. Un préalable nécessaire consiste à regarder rapidement sur quelle idéologie s’est construit le développement mené jusqu’à maintenant dans les régions nordiques du Québec. Il me semble en effet que c’est une étape primordiale afin d'identifier les erreurs commises. Nul ne peut changer le passé, mais on peut en tirer des leçons. Ce retour sur l’histoire permet aussi de comprendre les relations établies entre les communautés autochtones et la société post-coloniale et d’adapter en conséquence l’approche que l’on veut adopter maintenant.

C’est en jetant ce regard critique sur le passé que l’idée de penser un autre « modèle » de développement s’impose. La volonté d’élaborer des programmes de développement durable est animée par le souci de conservation de l’environnement dans son acception générale, c’est-à-dire la conservation de l’environnement social, culturel et naturel. De ce fait, on parle maintenant beaucoup d’une démarche basée sur le partenariat avec les populations autochtones. J’aborderai particulièrement les grands enjeux attachés à l’utilisation des connaissances traditionnelles dans la gestion des ressources naturelles, thème largement développé depuis quelques années.

Manifestations majeures du développement :
conceptions historiques marquées par l’eurocentrisme

Portés par le désir d’expansion coloniale, les européens étaient peu ouverts à l’acceptation des comportements humains non conformes à leur idéal d’ordre social. Habituellement, ils sont donc animés d’une volonté d’homogénéisation et d’uniformisation, rejoindre tous les hommes pour le bien de tous. Ces élans colonialistes se sont atténués dans les siècles suivants, certes. Mais lorsque l’on examine de plus près les démarches du développement orchestré sur les territoires amérindiens, on peut se demander parfois s’il n’est pas dicté par une volonté de créer une dépendance vis-à-vis du mode de vie et du mode de pensée occidental, et ce par le biais d’une assistance matérielle.

Le glaive au service de la foi

Entre 1632 et 1672, les jésuites ont fait publier en France le récit annuel de leur entreprise missionnaire auprès des amérindiens de la Nouvelle France. Destinées à édifier le public français et à favoriser la collecte de fonds auprès des grands du royaume, leurs Relations constituent une précieuse source d’informations sur l’histoire de la colonisation française en Amérique du Nord et sur la rencontre entre les français et les premiers habitants de ce continent. Ces relations présentent ainsi un précieux témoignage sur la manière dont les français ont perçu et jugé les sociétés autochtones de l’Amérique du Nord. On constate, sans trop de surprise, un ethnocentrisme prononcé et de nombreux jugements de valeurs à l’égard de l’univers spirituel et de l’organisation sociale des populations autochtones. Il en est ainsi de Paul Lejeune (qui en 1634 accompagnait des Montagnais de Tadoussac) qui critique les croyances et les pratiques autochtones, se moque de leurs pratiques rituelles, tourne en dérision leurs conceptions religieuses et ridiculise ouvertement les pouvoirs du Sorcier. Il pose également un constat généralement sévère à l’égard des sociétés autochtones, confortant sans doute les lecteurs de l’époque dans leur vision de l’ordre social idéal, fondé sur une stricte hiérarchie sociale et politique. Or cet ordre social que la société française valorisait tant était totalement absent du mode de vie autochtone. Dans une relation de 1645, le jésuite Jérome Lalement développe le thème d’une incompatibilité entre le projet de christianisation et la structure sociale amérindienne, qui repose sur la liberté et l’autonomie des individus.

« Je ne crois qu’il n’y ai de peuples sur la terre plu libre que ceux-ci, et moins capable de voir leurs volontés contraintes à quelque puissance que ce soit.[ ...]Ce qui sans doute est une disposition toute contraire à l’esprit de la foi, qui doit soumettre non seulement nos volontés, mais notre esprit, nos jugements et tous les sentiments de l’homme à une puissance inconnue à nos sens, à une loi qui n’a rien de la terre, et qui est sans doute opposée aux lois et sentiments de la nature corrompue. » (Thwaites, Reuben G., The jesuit Relations and Allied Documents.)

Les Relations constituent ainsi un document ethnographique intéressant, à partir duquel il est possible de reconstituer les grands traits du mode de vie des amérindiens du XVIIe siècle. Il ressort de ces discours que la société française adopte une attitude arrogante et méprisante envers les amérindiens, lesquels sont habituellement perçus comme des sauvages. Cette conclusion, de plus, est souvent confirmée par une interprétation religieuse des faits en ce sens.

L’apparente précarité du mode de vie nomade est considérée par les sociétés européennes comme l’expression de la justice divine envers les comportements profanes des Autochtones. Le nomadisme est couramment rapproché du destin de Caïn. Paul Lejeune (Relation de 1637) explique « le nomadisme est le malheur de cette nation ; je crois qu’ils sont descendus de Caën ou de quelque autre errant comme lui. »1

Dans les années 1630, des épidémies ont frappé durement les amérindiens de la Nouvelle France, qui ne possédaient pas les anticorps pour se défendre contre les maladies de l’Ancien monde (variole, typhus, choléra, fièvre typhoïde, grippe, rougeole, varicelle,...). En quelques décennies, la population amérindienne chuta dramatiquement. Pour les jésuites, il ne faisait guère de doute que ces maladies, qui emportaient les amérindiens en épargnant les français, étaient aussi l’expression d’un châtiment divin, Dieu punissant les Autochtones pour leur refus de se convertir.

Les développements inspirés par la société des « temps modernes »

D’une façon générale, la société actuelle échappe au joug de l’interprétation stricte que porte la religion sur les comportements humains. En ce sens, la société est certainement plus tolérante mais force est de constater que les minorités autochtones bénéficient peu de cette ouverture d’esprit. Si les motivations et les méthodes d’interventions sur les territoires autochtones ont changé, on ne peut pas considérer qu’il y ai eu une réelle évolution en terme de reconnaissance des cultures amérindiennes jusqu’à récemment.

De par ses caractéristiques naturelles, la région de la Baie-James offre un grand potentiel de développement qui a inspiré des projets d’envergure. Les plus conséquents sont bien sûr l’exploitation forestière et le développement du complexe hydroélectrique édifié sur la rivière La Grande. Ainsi, le tiers de la forêt qui couvre la région de la Baie James est aujourd’hui destiné à l’exploitation commerciale, dont les activités représentent le tiers du volume de bois annuellement coupé au Québec. L’exploitation du territoire forestier a causé le déplacement de populations autochtones de leurs territoires ancestraux et a été à la source de profondes perturbations sociales. A ceci, s’ajoute l’appât d’un potentiel hydroélectrique considérable qu’offrent les bassins des rivières du territoire. Ce potentiel est attribuable à la fois au caractère imperméable des formations rocheuses du Bouclier canadien qui la composent et aux caractéristiques de sa topographie et de son hydrologie héritée des événements glacières passés. De plus, La Grande Rivière possède naturellement deux atouts déterminants lorsqu’on parle d’aménagement hydroélectrique : un débit puissant du cours d’eau et une dénivelée importante.

Ces élans d’utilisation concurrente du territoire se sont alors exprimés par un déni de la culture autochtone, déni de son existence même.

Les projets de développement réalisés sur les territoires autochtones sont profondément fondés sur le postulat que les notions de « développement », « progrès », « croissance » sont des paradigmes universels et représentent le modèle de développement par excellence permettant à des communautés humaines archaïques d’accéder au niveau de société civilisée. Ces termes traduisent le mode d’appréhension du réel par les sociétés dites développées, mais ils ne sont pas compréhensibles dans toutes les cultures. Tous les grands projets de développement qui sont intervenus sur les territoires autochtones, et qui ont affecté directement ou indirectement les populations, ont été emprunts de cette volonté de transposer ces modèles et ces idées reçues. Les cultures amérindiennes sont sérieusement menacées à cause de ces politiques d’assimilation qui visaient à supprimer les langues traditionnelles, les cérémonies, les croyances ainsi que les traditions. Malgré les témoignages criants de leur inadaptation, les politiques de développement demeurent encore aujourd’hui largement planificatrices.

Il semble que les décideurs politiques et économiques tentent d’établir un rapport de dépendance sous couvert d’une assistance matérielle offerte aux amérindiens. La construction d’un hôpital pour accueillir et soigner les malades et les vieillards, l’instruction offerte aux enfants composent autant d’éléments d’une stratégie destinée à se rendre recommandables auprès des peuples autochtones voire devenir indispensables. Un intervenant d’Hydro-Québec, qui tenait un discours officiel très corporatif, soulignait que les projets de développement hydroélectrique du complexe La Grande dans la région de la Baie James avaient eu des répercussions négatives sur les populations autochtones certes, mais avaient aussi permis aux communautés de se doter d’institutions tels que des écoles, des centres de soins hospitaliers qu’elles ne possédaient pas avant... En lisant entre les lignes, on comprenait « Alors de quoi se plaignent-ils ?». Il ne semble pas qu’Hydro-Québec ni le gouvernement du Québec se soient demandés si des écoles et un hôpital étaient ce dont avaient vraiment besoin les communautés cries et inuites. En fait, les décideurs répondent aux revendications par des moyens qui, insidieusement, créent un nouveau besoin. Le développement planifié jusque là vise à assimiler les amérindiens au mode de vie occidental.

Par ailleurs, il existe encore une certaine arrogance dans l’opinion publique vis-à-vis des peuples des Premières Nations. Ainsi de la réaction d’un employé d’Hydro-Québec lorsqu’on lui disait que nous avions passé la journée dans la communauté de Chisasibi. Frappante de spontanéité, sa seule réponse a été de lever les yeux au ciel, accompagné d’un sourire teinté de préjugés. Les préjugés sont alimentés par des arguments simplistes et réducteurs et l’incompréhension entre les deux cultures découle directement de l’ignorance. C’est là un aspect primordial et des efforts de communication doivent être faits pour dépasser ce stade. L’effort d’ouverture et de curiosité doit se tourner particulièrement sur le passé historique. Il est important de savoir ce qui s’est réellement passé pour pouvoir comprendre pourquoi les peuples autochtones ont évolué vers les travers connus aujourd’hui, et éviter de les taxer gratuitement et péjorativement d’alcoolisme, d’obésité, de fainéantise ou autre vice. Mais les documents auxquels nous avons habituellement accès traitent rarement des véritables enjeux sociaux auxquels sont confrontées les communautés.

Parallèlement, on assiste à un réflexe de déresponsabilisation de la part des décideurs, tant politiques qu’économiques.

Il en va ainsi, tout d’abord, du jeu politique qui consiste à refuser d’attribuer un territoire aux populations autochtones au motif qu’elles ne possèdent ni cultures ni langues propres. Parallèlement, un autre discours soutient qu’il n’est pas possible de reconnaître l’existence d’une culture spécifique à ces peuples dans la mesure où une culture est par essence étroitement liée au territoire sur lequel elle s’exerce. Or, en l’espèce, les amérindiens ne possèdent pas de territoire. Ca ressemble beaucoup à une nouvelle version de « L’histoire sans fin ».

Les gouvernements ont également tendance à se déresponsabiliser des répercussions négatives de leurs interventions par l’octroi d’une indemnité pécuniaire. Il s’agit d’une déresponsabilisation dans la mesure où cette « réparation » consiste en une compensation temporaire qui n’a aucune équivalence avec le bouleversement vécu par les populations autochtones, l’ampleur et la durée des impacts. Les simples témoignages des faits sont parlants et révélateurs de l’inadaptation de ces mesures remédiatrices. Il n’y a pas de politique réelle de soutien et « d’aide au développement » ou « d’accompagnement au développement » - en prenant soin toujours de déterminer ce qu’on entend par développement.

Il y a déresponsabilisation aussi lorsque les gouvernements se retranchent derrière les dispositions de Traités existants, alors même que ces Traités ou leur interprétation est contestée, notamment par les peuples autochtones. J’assimile ce comportement des décideurs politiques à un prétexte pour se décharger de leur propre responsabilité sur ce dossier. Ils refusent d’ouvrir à nouveau le débat alors que la situation actuelle n’est pas satisfaisante et que le bon sens dicterait qu’elle n’est pas acceptable. Les gouvernements actuels ont leur propre conscience et s’ils n’agissent pas en faveur de la reconnaissance des droits de populations autochtones, c’est d’abord par manque de volonté, manque de courage aussi certainement, mais pas parce qu’ils ne peuvent pas. Tout instrument juridique est révisable voire abrogeable. Dernièrement, monsieur Monroy, juge guatémaltèque, a rappelé très justement que « La loi est l’expression politique du groupe qui détient le pouvoir2 » . Ce qui explique que la loi et la justice ne sont forcément pas congruentes.

Reconnaissance progressive des connaissances traditionnelles par les sociétés industrialisées

La reconnaissance des savoirs écologiques traditionnels s’effectue par étapes(Leanne R. Simpson, 1999). La mise en évidence des savoirs écologiques traditionnels s’est d’abord réalisée dans un contexte processuel. Il s’agissait, pour les groupes autochtones, de prouver aux cours canadiennes en des termes compréhensibles par le modèle de pensée occidental, qu’ils occupent et utilisent le territoire depuis des temps immémoriaux. Les projets s’intéressent donc à l’utilisation du territoire, documentent sur les lieux de chasse, de pêche, de trappe, de cueillette, de campement. En fait, ces études transforment certaines composantes des connaissances autochtones en une forme présentable et acceptable du point de vue du système légal canadien et de la société en général. Les « occidentaux» s’intéressent en général aux dimensions pratiques et factuelles des connaissances écologiques traditionnelles concernant la santé de l’environnement et la santé de la population. Ils négligent les valeurs et l’éthique qui gouvernent ces pratiques de même que la base spirituelle dans le contexte de guérison. En donnant une vision purement factuelle des savoirs traditionnels autochtones ces études opèrent une « scientisation » des connaissances traditionnelles autochtones (Stevenson, 1997) afin de pouvoir être consommées par la société dominante.

Le domaine de l’environnement s’est intéressé aux connaissances écologiques traditionnelles lorsque les chercheurs ont commencé à chercher des approches alternatives aux sciences et technologies occidentales (Institut Culturel Dene, 1993). Leur compréhension s’est approfondie par la même occasion. Saisir plus subtilement la richesse de ces savoirs a favorisé l’émergence d’un mouvement en faveur de leur reconnaissance et a permis d’ouvrir de nouvelles avenues possibles pour leur utilisation. Un pas en avant est réaliser lorsque l’on envisage d’intégrer les connaissances écologiques traditionnelles aux connaissances scientifiques. La communauté scientifique adopte ainsi une approche de recherche appliquée et cherche à comprendre et à faire partager les valeurs, la philosophie et les pratiques durables des peuples autochtones. Il s’agit là d’une noble intention mais cette approche demeure liée aux paradigmes sur fondée notre société et notre logique de pensée. Il ressort encore souvent la volonté d’utiliser ce qui existe chez les autres qui nous serait utile. L’intégration, dans ce sens, ressemble à l’incorporation et l’assimilation des autres cultures dans notre système et ne conduit donc pas à la reconnaissance de ces cultures pour elles-mêmes.

Enfin, plus récemment, les recherches s’orientent vers l’implication des peuples autochtones, et plus seulement des abstractions de leurs savoirs, dans le processus décisionnel en matière de gestion environnementale (Stevenson, 1998). Il faut se diriger vers une reconnaissance des différences, de la culture et du mode de vie traditionnel. Aujourd’hui, il existe un important débat sur les stratégies d’utilisation des savoirs traditionnels autochtones dans le processus décisionnel de gestion des ressources naturelles ou encore dans la procédure d’évaluation environnementale. Malgré cette volonté de légitimation, il subsiste des difficultés techniques à concilier les modes de pensée, les formes de connaissances et légitimer les modes de transmission des connaissances traditionnelles.

Il convient d’approfondir la réflexion sur les éléments suivants:

Définition des connaissances écologiques traditionnelles

Le simple fait de chercher à définir est une manifestation de la tradition intellectuelle occidentale. Dès qu’un nouveau concept apparaît, il est défini. Après quelques controverses et débats, une version de la définition originale devient vérité. Par opposition, beaucoup de cultures autochtones acceptent une pluralité de vérités, plutôt qu’une seule vérité objective. Cette pluralité accorde le respect à un certain nombre de perspectives différentes et se traduit par une éthique profonde pour le respect des différences émergentes. La tradition orale, d’ailleurs, supporte cette pluralité beaucoup mieux que ne le feraient les traditions écrites.

D’abord, il est important de rappeler que le terme « connaissance environnementale ou écologique traditionnelle » et par extension, le concept même de connaissance écologique traditionnelle ont été inventés par des chercheurs et des professeurs universitaires non autochtones (Assemblée des Premières Nations (AFN) et Association Forestière Nationale Autochtone (NAFA), 1995). De la même manière, ce terme est souvent décrit par des personnes non autochtones. Souvent, les définitions ont conduit à dénaturer les savoirs indigènes, ne présentant pas une description exacte des savoirs qu’ont les peuples autochtones de leur environnement mais plutôt une indication de ce que la société dominante perçoit comme valable, sérieux et utile. Les définitions données par des personnes non autochtones sont enracinées dans des conceptions et des suppositions occidentales. Beaucoup d’auteurs autochtones utilisent des définitions qui couvrent un champ plus large, incluant la responsabilité, les valeurs, les visions du monde, la cosmologie, la loi naturelle et la spiritualité.

La difficulté d’en donner une définition pleinement satisfaisante tient à la diversité au sein des cultures autochtones traditionnelles. Il arrive fréquemment que l’on parle de LA culture autochtone par simplification, mais en fait la culture autochtone est plurielle. La littérature offre une variété intéressante de points de vue et d’opinions sur les perceptions des connaissances traditionnelles.

« En ce qui nous concerne, l’expression désigne les systèmes de connaissances et de savoir-faire uniques, souvent traditionnels et locaux, découlant de la spécificité des modes et conditions de vie des populations amérindiennes et inuites. » Chabot M. et C. Lévesque

L’Assemblée des Premières Nations (AFN) et l’Association Forestière Nationale Autochtone (NAFA) soulignent quatre éléments inter-reliés dans les systèmes cognitifs indigènes :

  1. La création des mythes et la cosmologie qui expliquent les origines de la Terre et des hommes;
  2. Les rituels et codes de conduite qui gouvernent les relations entre les peuples et la Terre;
  3. Les pratiques et les modèles de gestion et d’utilisation des ressources selon les saisons et
  4. le corps des connaissances factuelles accumulées par ces pratiques.
L’AFN et la NAFA notent que les occidentaux ont tendance à se focaliser sur les deux derniers composants, laissant de côté les dimensions cosmologiques et éthiques.

Plus qu’une accumulation de données, les savoirs traditionnels forment un code de conduite :

« Traditional knowledge to me is not how we manage the wildlife or other things; it’s how we live with the environment, the relationship that we have with one another, how we interact with all living organisms. » Steve Buyck

La dimension spirituelle ainsi que l’expérience personnelle et collective sont aussi des aspects fondamentaux de la production des savoirs autochtones :

«Les connaissances traditionnelles comportent des éléments propres à la perception autochtone de l’univers et du monde spirituel, ainsi que des moyens et techniques nécessaires pour répondre adéquatement aux exigences et besoins d’un mode de leur vie »Femme innue

« Lorsque j’entends ces mots [connaissances traditionnelles], je pense au mode de vie, à la chasse, à la pêche, au mode de vie cri. » Aînée crie
« Les connaissances traditionnelles, ce n’est pas tellement une question de mots, c’est surtout une question de faire. C’est difficile à dire…, ça couvre tout, depuis la naissance, quand on naît dans le bois. » Homme cri
En ce qui concerne plus spécifiquement les savoirs écologiques traditionnels, la définition formulée par l’Institut Culturel Dene inclut la majorité des éléments clés :

“Traditional environmental knowledge is a body of knowledge and beliefs transmitted through oral tradition and first hand observation. It includes a system of classification, a set of empirical observations about the local environment, and a system of self-management that governs resource use. Ecological aspects are closely tied to social and spiritual aspects of the knowledge system. The quantity and quality of TEK varies among community members, depending upon gender, age, social status, intellectual capability, and profession (hunter, spiritual leader, healer, etc.). With its roots firmly in the past, traditional environmental knowledge is both cumulative and dynamic, building upon experience of earlier generation and adapting to the new technological and socioeconomic changes of the present.” (EIS-019. cf., Johnson 1992 :4)
Berkes (1993) liste les principales caractéristiques des savoirs écologiques traditionnels comme suit : ces savoirs sont essentiellement qualitatifs, ont une importante composante intuitive, sont holistiques, intègrent l’esprit et la matière, sont basés sur des valeurs et ont une perspective morale et spirituelle, sont basés sur des observations empiriques par tâtonnements et proviennent de données produites par les utilisateurs des ressources.

On peut résumer les différences qui distinguent les systèmes de connaissance autochtone et occidentale en qualifiant leur approche de diachronique ou synchronique. L’utilisation de ces qualificatifs permet de comprendre la dimension cognitive qui génère les données dans chacun de ces systèmes et d’en saisir les limites inhérentes. L’approche synchronique s’intéresse à l’état d’un élément dans son champ géographique entier, à un moment donné. Les inventaires de population animale sont généralement synchroniques. La gestion des ressources par le gouvernement est fondée le plus souvent sur une telle approche. Par opposition, l’approche traditionnelle des connaissances traditionnelles, sur les animaux par exemple, est diachronique. Les connaissances des chasseurs autochtones sont largement empiriques. Elles résultent de leur expérience personnelle et de l’expérience partagée des autres chasseurs. Les données se construisent sur toute la durée de vie de la personne (et du peuple). Leur portée géographique est locale, limitée à la région que les personnes fréquentent. Par conséquent, ce type de connaissances présente un fort degré de complexité. Les données couvrent différentes périodes temporelles mais la couverture du territoire n’est pas uniforme. Ainsi, les Autochtones parleront avec moins de précisions, des conditions fauniques et florales d’un lieu à une période autre que celle qu’ils ont expérimentée.

Pertinence d’utiliser les connaissances écologiques traditionnelles

La pertinence d’utiliser les connaissances traditionnelles dans les processus décisionnels doit être étudiée aux vues des caractéristiques et des spécificités de ces savoirs. Il est nécessaire d’en saisir non seulement les apports par rapport aux connaissances occidentales mais aussi les limites. Cette étape consiste à circonscrire ce que recouvrent exactement les connaissances traditionnelles pour en concevoir une application appropriée. Reconnaître, par exemple, que les connaissances traditionnelles sont de portée locale et sont uniques à chaque communauté et Nation. Ou encore reconnaître leurs limites en ce qui à trait aux problèmes environnementaux qui résultent de la sédentarisation et de l’urbanisation.

Les Autochtones et non Autochtones ont une conception très différente de l’environnement. D’une manière générale, les occidentaux ont tendance à adopter une attitude géocentrique. Par exemple, même si nous savons pertinemment que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil, nous continuons de dire que le Soleil se lève, le Soleil se couche, formulations qui donnent l’impression que cette dynamique vient de l’astre solaire autour de nous. De la même manière, l’environnement est largement appréhendé par rapport à l’homme. Comme le soulignent Marcel Jollivet et Alain Pavé (1993), c’est parce que l’homme est au centre de tout que l’on s’est préoccupé de la variable environnement, parce que cette variable risque d’induire d’importantes modifications sur nos conditions d’établissement et de vie. La science distingue le monde naturel et matériel du monde humain. L’environnement est considéré plus en tant qu’objet que sujet. L’introduction tardive de la préoccupation environnementale se révèle au travers des politiques publiques. L’environnement est sectorialisé, et il n’existe ni de conception ni de méthodologie commune pour appréhender les problématiques environnementales. L’agriculture est distincte de la foresterie, la gestion des ressources fauniques est différente de la gestion des terres et des eaux qui la soutiennent, et les gestionnaires se distinguent des récolteurs. Nous avons eu, et avons toujours, tendance à accorder une plus grande crédibilité aux savoirs d’experts qu’aux populations locales. Ces savoirs sont de plus en plus spécialisés, il est vrai, car l’expertise demande la concentration de la compétence et du savoir sur un champ de plus en plus étroit, mais, corrélativement, nous ne parvenons pas à en avoir une vision synthétique. Les connaissances dont nous disposons sont considérables mais ces secteurs demeurent cloisonnés, sans véritable communication entre eux. La culture occidentale ne permet pas de maîtriser les interactions entre ces secteurs de connaissance.

Oeuvre de Emanual Civiello

Les amérindiens insistent particulièrement sur le fait qu’ils sont les gardiens de la terre et non les propriétaires. Cette approche oriente d’une manière complètement différente la relation qui les lie au territoire et à ses ressources. Fondamentalement, les droits sont remplacés par des responsabilités.

« Nous n’avons pas de droits à cet égard. Nous avons des responsabilités, et il me semble que c’est une chose que vous essayez d’éviter. » Onondaga Fire Keeper Oren Lyons
Les perceptions amérindiennes de l’environnement incluent les réalités physiques, mentales, émotionnelles et spirituelles, les responsabilités morales, les composants extérieurs et intérieurs des individus, et de ce fait, sont très intégrées aux autres aspects de la société. Ainsi, beaucoup de problématiques environnementales sont perçues par les sociétés autochtones à la fois comme politiques, économiques, éducationnelles, sociales et spirituelles.

Ce sont ces différences de philosophies, de modes de vie, de paradigmes et la mise en exergue de leur complémentarité qui peuvent apporter beaucoup à la conservation de l’environnement. Par leur occupation millénaire des écosystèmes, les Premières Nations ont démontré que leurs cultures étaient garantes de la durabilité des écosystèmes. Bien sûr, les conditions écologiques, économiques, sociales et culturelles ont changé et les Premières Nations ne sont plus les seules à occuper le territoire et à en utiliser les ressources. Aujourd’hui, les peuples autochtones sont, tout comme nous, soumis au pouvoir de l’argent, et subissent la pression des marchés intérieurs et extérieurs... En ce sens, Laurent Lepage3 souligne qu’il ne faut pas avoir une vision stéréotypée et trop romantique attribuant une capacité quasi naturelle des communautés autochtones de s’adapter aux modifications de leur écosystème. Car tel n’est pas le cas. Et il serait idéaliste de penser que baser la gestion environnementale sur les connaissances traditionnelles est la solution salvatrice qui permettra de résoudre les problèmes sociaux, économiques et environnementaux accumulés depuis des décennies. Il est nécessaire de nuancer. Il ne s’agit pas ici de prôner un retour aux modes de vie traditionnels, loin de là, mais d’utiliser la richesse des connaissances traditionnelles lorsque ça s’avère pertinent.

« [...] I guess we have to play a role in nature too in order to achieve all this what we’ve been doing for hundreds of years and one good thing about this is at least they are hearing us anyway. [...] a lot of areas are not working like they should be. Creeks and rivers been contamined and other things. maybe we could not control those things, but at least we all do share in trying to do less polluting and things like that. » Johnny Sam
« Nul ne peut refaire l’histoire. Il s’agit de nous inspirer de nos valeurs traditionnelles pour éviter de faire encore plus d’erreurs et peut-être pourrons-nous même réparer certaines erreurs du passé. »4
Les organismes représentatifs des communautés amérindiennes, tels que le Grand Conseil des Cris et la Société Makivik l’ont bien compris. Le recours aux connaissances écologiques traditionnelles ne doit pas être exclusif. Parallèlement à cette démarche, des efforts sont déployés pour créer un espace de dialogue entre les deux cultures et favoriser l’émergence de mécanismes d’échange mutuel des savoirs et des technologies.

Mais si l’utilisation des connaissances écologiques traditionnelles ne s’avère pas toujours pertinente, renier totalement leur potentiel n’est pas non plus une solution acceptable ni souhaitable. En plus de soulever une question éthique importante, puisque cette décision conduit à étouffer l’expression culturelle et identitaire des communautés, cela risque fort de conduire à un modèle de planification bureaucratique. Or, il faut faire attention à ne pas être prétentieux et penser que nous serions capables de résoudre les problématiques que vivent ces zones frontières en appliquant nos modèles de pensées.

« cependant, en fait, cela a peu altéré la tendance des institutions en place qui estiment toujours que les paradigmes techniques eurocanadiens de gestion des ressources possèdent une rationalité intrinsèque et une capacité prédictive supérieures. » Chapeskie
Par ailleurs, un écueil intrinsèque à l’exercice de planification rationnelle est de ne pas tenir compte des spécificités du milieu et de la réalité locale. La décision qui en résulte est décontextualisée et de ce fait, souvent inadaptée.

Un exemple important concerne l’ordre social sur lequel sont basées les deux sociétés. L’organisation occidentale repose sur une distinction très marquée entre les praticiens ou utilisateurs des savoirs et les décideurs politiques. Classiquement, on remarque une classe professionnelle de décideurs, responsable des conséquences de leurs actes, excluant du processus décisionnel les autres personnes. La société crie traditionnelle n’est pas organisée autour d’un tel système hiérarchique. Le processus décisionnel est très différent du nôtre. Il y a bien un groupe d’administrateurs mais en matière de gestion du territoire, l’homme de terrain, qui a accumulé l’expérience et la connaissance empirique du territoire, donne les orientations à suivre. Les personnes qui interviennent dans le processus décisionnel diffèrent alors selon la nature et la portée la décision à prendre.

Enfin, il me semble qu’on pourrait, voire devrait, aborder la question sous un angle différent. Plutôt que de chercher la pertinence d’utiliser les savoirs traditionnels dans le processus décisionnel de gestion du territoire, il serait intéressant de se demander sur quelles justifications (légitimes) les administrateurs ou autres décideurs refusent d’octroyer aux populations autochtones le droit de décider de l’orientation du développement de leurs propres communautés. Je pense ici à une participation active avec un véritable pouvoir de décisions, et pas seulement d’un droit à l’information ou d’une consultation sur des projets prédéfinis.

Une préoccupation urgente

L’urgence à sauvegarder les connaissances traditionnelles apparaît comme une préoccupation récurrente.

« I guess what I’m saying is that for all of us here, we should realize that Elders are not a renewable resource, our Elders are passing every day. Each one of us in our community we can see goes with knowledge every month; we’re losing this non-renewable resource and quite frankly we don’t have time.» Louise Profeit-LeBlanc
Les connaissances traditionnelles sont véhiculées principalement par la tradition orale. Les Aînés, perçus comme les détenteurs légitimes de ces connaissances, jouent un rôle clé dans ce mode de transmission. La validité des savoirs repose à la fois sur la compétence des Aînés et sur une continuité culturelle très souvent définie en fonction des liens que les Autochtones entretiennent avec le milieu naturel. Or, compte tenu des transformations récentes qu’ont connues les groupes autochtones, cette richesse, construite sur plusieurs millénaires, ressemble à un colosse aux pieds d’argile. Les langues autochtones ont été compromises avec l’avènement des pensionnats indiens et la fréquentation scolaire obligatoire dans les langues française et anglaise. Les interventions tant des missionnaires que des grands projets de développements menés sur les territoires autochtones ont conduit à créer une fracture au sein même des communautés et une rupture entre les générations. Nous assistons actuellement à un déclin des langues autochtones face aux langues des cultures dominantes. Toute une génération ne parle plus la langue crie (ou inuit). Les Aînés sont difficilement compris, ce qui cause un obstacle majeur à la transmission des savoirs traditionnels. La langue crie, de plus, est une langue complexe qui possède un vocable très riche. Si des programmes ont déjà été mis sur pied pour revitaliser la langue, les subtilités n’en sont pas parfaitement maîtrisées par les jeunes générations. Dès lors, l’enseignement par les Anciens lorsqu’il se fait, risque de perdre en finesse et perspicacité.

Les peuples autochtones sont unanimes sur le fait que des efforts particuliers doivent être faits pour protéger leurs langues. En effet, les langues traditionnelles sont fondamentales dans la transmission de leurs valeurs d’une génération à l’autre, elles représentent leur conception particulière du monde, leur sagesse ancestrale, leurs connaissances traditionnelles et leurs modes de vie. Elles sont fondamentales aussi pour le développement culturel, social, économique et politique des communautés. Cette préoccupation a été soulevée par le Conseil de bande cri de Chisasibi comme étant une priorité et la communauté ambitionne de développer un projet pour préserver et enseigner leur langue.

Un autre témoignage de Chisasibi soulignait qu’au barrage de la langue s’ajoute le contexte structurel de la société, construite sur des bases plus individualistes. Les gens communiquent moins et échangent avec moins de facilité qu’auparavant. Ainsi, au sein d’une même communauté, les Autochtones construisent eux-mêmes des barrières.

Difficultés techniques soulevées par l’utilisation des savoirs traditionnels autochtones

Les préoccupations visant à garantir le respect et à conserver l’identité culturelle des populations amérindiennes soulèvent de nombreuses difficultés techniques, notamment en ce qui à trait aux modalités d’intervention au sein d’une communauté et au traitement des savoirs traditionnels.

Marginalisation des connaissances dérivées de la spiritualité

Les cultures amérindiennes sont basées sur l’ordre des choses dans l’univers. Elles sont influencées par la nature et guidées par une philosophie qui accorde vie et esprit à tous les éléments de l’univers (mondes humain, spirituel, cosmique, animal, végétal, minéral,...). Toute chose a une place et un rôle, et il existe toujours des liens d’interdépendance. Les connaissances autochtones aussi sont souvent dérivées de cette spiritualité.

« Des siècles d’oppression ont gardé cette dimension spirituelle loin de l’image perçue mais c’est aspect est ancré si profondément dans leur vie qu’il n’y a pas de séparations, il n’y a pas un instant sans qu’ils ne soient là, sans que les esprits n’aient une influence. » Leanne R. Simpson
Les connaissances spirituelles constituent à la fois le fondement des savoirs et les savoirs eux-mêmes. Elles sont à la fois contexte, contenu et processus. Bien qu’il s’agisse de la base du système des connaissances traditionnelles autochtones, les savoirs spirituels sont, d’ordinaire, difficilement acceptés par les scientifiques occidentaux qui remettent en cause leur validité (Deloria, 1997).

Les définitions des connaissances environnementales traditionnelles données le plus souvent ont tendance à marginaliser le base spirituelle des connaissances autochtones, soit en éludant cet aspect de la définition, soit en refusant de reconnaître que cet aspect fait partie intégrante du système de connaissance. Cette habitude de compartimenter et de séparer les connaissances environnementales des autres types de connaissances reflète la perception sectorielle de l’environnement qu’a la communauté scientifique occidentale. Or, en séparant radicalement les connaissances environnementales des autres types de connaissances, le mouvement des connaissances écologiques traditionnelles viole le système de croyance et la compréhension inhérente des systèmes de savoirs traditionnels.

Transcription et traduction des connaissances autochtones

« Traditional knowledge is a living knowledge, it’s living with the Elders and we have to be very careful. I think, there is danger in writing it down and recording and storing it. The Elders pass that knowledge on to us as young people; it’s a living knowledge – how we live, how we look after the animals. We store it and put it on videotapes or whatever, that’s where it stays. The responsibility has to remain with us, with the Elders as parents, as grandparents, we have to pass that knowledge on to our younger people. It’s fine to store it and keep it in a safe place, but the safest place we can keep it is our minds and in our hearts, and we have to remember that. Those are the things that we have to think about when we are talking about traditional knowledge; it’s a living knowledge, how we live our lives every day, how we look after our animals, how we look after our land, how we look after each other, how we respect one another. Traditional knowledge is respect, it’s pretty simple actually.» Georgina Sidney
La codification des connaissances traditionnelles présente et transforme les connaissances sous une forme qu’elles n’ont jamais adopté avant. Il convient alors de se poser quelques questions. Pourquoi estimons-nous que les savoirs écrits sont plus crédibles que les témoignages oraux? Pourquoi percevons-nous cette transcription comme le moyen le plus fiable de ne pas perdre les connaissances traditionnelles? Est-ce une forme appropriée? Est-ce que ces préjugés ne reflètent pas des biais académiques? Ne serait-il pas plus pertinent de conjuguer les efforts pour renforcer la tradition orale à une échelle locale, plutôt qu’écrire les savoirs et les garder précieusement dans des archives? Est-ce la finalité des savoirs? (Leanne R. Simpson, 1999).

« [...] for traditional knowledge collection, if you hang it up on the wall, what good is it going to do? It’s not going to do any good if you just take it down [...]. » Lena Johson
Je ne nie pas que la codification présente un potentiel intéressant, permettant de développer de nouvelles implications pour les peuples autochtones, mais je pense qu’il faut agir sur plusieurs fronts à la fois. Non seulement rechercher quels seraient les moyens les plus appropriés pour partager les connaissances traditionnelles, tout en ayant à l’esprit la finalité de ces interventions, mais aussi encourager leur utilisation.

Une étape cruciale serait d’établir un procédé qui garantisse le respect et renforce les traditions orales , puis accorder à la transmission orale une crédibilité équivalente à celle de l’écrit. En effet, la qualité de l’information est meilleure si elle est recueillie directement auprès de la personne, car elle demeure intégrée dans son contexte, notamment le contexte linguistique et culturel. Il y a un risque réel de perdre la richesse de l’information lors du processus de traduction et de mise sur papier. Certains éléments et caractères du langage ne pouvant trouver leur équivalent dans les autres langages, la traduction risquerait alors de se révéler approximative et réductrice. A titre d’exemple, dans la langue Anishinaabe, il n’existe pas de traduction littérale pour les termes « naturel », « ressource », « sauvage », « nature sauvage », « développement durable », « spiritualité », « gestion des ressources », « moisson », « environnement »... Ceci pour rappeler qu’il convient de toujours vérifier la conception qu’ont les autochtones des termes employés.

En attendant l’ère de reconnaissance de la tradition orale, il pourrait être intéressant de diversifier les moyens « d’immortaliser » les connaissances traditionnelles en utilisant par exemple des enregistrements audio et vidéo. Dans un souci de cohérence, il pourrait être opportun aussi de revoir certaines politiques qui continuent d’oppresser et d’assimiler les cultures traditionnelles.

Stratégies et éthique de l’utilisation

J’aborderai rapidement deux dimensions méthodologiques : les principes éthiques qui accompagnent le partage des connaissances traditionnelles et la recherche de nouvelles voies de réflexion pour aborder les problématiques de gestion du territoire et de ses ressources. Il s’agit de jeter les bases d’une méthodologie de travail d’équipe interdisciplinaire et multiculturelle.

De plus en plus nombreux sont les instruments juridiques5 qui affirment le droit des peuples indigènes et de leurs communautés à être impliqués dans les stratégies de gestion et de conservation des ressources ainsi que dans d’autres programmes pertinents de développement durable6 . Ce droit est légitimé par le droit des populations autochtones et leurs communautés de jouir pleinement des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui leur reviennent, sans entrave ni discrimination. L’avenue envisagée est de favoriser le partenariat entre les populations indigènes, les gouvernements et, lorsque approprié, les organisations non-gouvernementales afin d’intégrer, promouvoir et renforcer le rôle de ces populations et de leurs communautés dans la formulation des politiques, lois et programmes relatifs aux processus de développement et de mise en valeur des ressources naturelles.

De nombreux codes de conduite ont été élaborés en vue d’expliciter les dispositions générales édictées par les textes juridiques. Lorsque des chercheurs élaborent de tels principes éthiques, l’esprit qui domine est la volonté d’adapter la méthodologie de l’intervention aux particularités sociales et culturelles de la communauté. Il est toutefois possible d’identifier quelques grands principes généraux qui pourraient être considérés comme un niveau minimum de respect des droits des populations autochtones.

La recherche participative semble actuellement la forme la plus appropriée pour contourner les difficultés attachées au partage des connaissances. Cette approche repose sur une participation de la population locale à chacune des phases du processus de recherche. Ces principes éthiques couvrent les conditions d’intervention dans la communauté auprès de la population, les modalités d’accès aux savoirs traditionnels, les modalités d’interprétation, de stockage, de diffusion tant des savoirs eux-mêmes que des résultats obtenus, le retour à la communauté qu’il s’agisse de retour en terme de résultats de recherche ou de retour en termes financiers.

Les connaissances traditionnelles varient selon l’âge, le sexe, l’occupation, le statut social de la personne à laquelle le chercheur s’adresse. Une approche préconisée de plus en plus consiste donc à définir et compartimenter la part de responsabilité des différents membres de la communauté dans leurs efforts de protection et de transmission des savoirs traditionnels, en fonction de leur sphère de compétence et de leur sensibilité respective. Cette approche est très intéressante car elle permet d’analyser plus en profondeur les enjeux reliés au partage des savoirs traditionnels autochtones et permet d’adapter le mode d’intervention selon la personne à laquelle le chercheur s’adresse. On introduit des nuances dans la manière d’appréhender les informations, de les interpréter et de les analyser.

En ce qui concerne plus spécifiquement l’implication des Autochtones au processus décisionnel, la première chose, il me semble, est qu’il faut aborder ce défi en le définissant en des termes positifs. Autrement dit, il sera plus constructif de souligner la complémentarité des deux systèmes de connaissances et oublier l’approche habituelle qui insiste sur leurs oppositions. Cette opposition induit indirectement un rapport de force qui ne favorise pas le dialogue ni les échanges. Il faut aussi éviter de penser en terme d’intégration des connaissances traditionnelles car cette notion évoque l’idée d’assimilation, donc de dénaturation et d’appauvrissement.

Le développement durable doit naître du partenariat entre les deux systèmes de valeurs, celui de la société moderne et celui des ancêtres. Ce partenariat implique l’établissement d’une relation d’égalité entre les deux systèmes de connaissances qui ne se contente pas d’une intervention a posteriori.

« Les connaissances écologiques traditionnelles devraient être inclues dans l’évaluation environnementale ou dans le processus décisionnel et avoir un rôle d’égale importance que les données techniques et scientifiques . » Goodstriker
Les connaissances traditionnelles découlent d’un système cognitif orienté sur la logique de réflexion et non sur le résultat. Les ententes classiques de cogestion, en réduisant ce processus en données factuelles, perdent beaucoup de la force des savoirs traditionnels. En effet, lorsque cette logique est occultée, c’est la compréhension que les savoirs traditionnels sont créatifs et dynamiques qui est perdue. L’habileté des Autochtones à apporter des changements dans la pratique de la gestion du territoire en est d’autant réduite. C’est pourquoi, Stevenson suggère que les décideurs ou les chercheurs appréhendent les savoirs traditionnels non pas comme une donnée, mais comme un procédé, qui pourra être développé différemment dans chaque contexte.

Dans le même sens, l’éventualité que surviennent des changements dans les pratiques de gestion du territoire et leur efficacité seront d’autant plus probables que l’intervention des populations autochtones se produit en amont des planifications, dès la conception des projets de développement.

La gestion adaptative, notion émergente, constitue un second défi d’une grande technicité. Ce mode de gestion suppose une acceptation des limites de nos propres connaissances et de l’efficacité des politiques. Cela requiert une aptitude certaine à supporter l’autoflagellation, et surtout la capacité de porter un regard critique et circonstancié sur son mode de réflexion. Cet exercice n’est certes pas aisé, et rencontre plusieurs obstacles techniques ( comme l’obligation de respecter l’échéance des contrats accordés à des gestionnaires privés) mais il peut devenir très enrichissant. La gestion adaptative couvre aussi un volet plus préventif en cherchant à développer de nouvelles méthodes d’évaluation prospective qui parviennent à cerner les enjeux environnementaux émergents.

On retrouve ce mode de gestion dans la Stratégie de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador :

« Le développement durable ne peut être qu’une adaptation perpétuelle du système économique aux limites que lui imposent les impératifs écologiques. [...] En conséquence, nous nous dotons de cette stratégie de développement durable, laquelle sera en constante évolution comme l’ont été nos modes de vie millénaires. »
Beaucoup de groupes et personnes qui se sont impliqués dans la lutte pour les droits des peuples autochtones ne sont pas convaincus qu’il y a un réel changement de paradigme dans l’approche décisionnelle tant en ce qui concerne la gestion des ressources naturelles que la procédure d’évaluation environnementale. Il existe en effet beaucoup de difficultés techniques à l’utilisation des connaissances écologiques traditionnelles, et certainement aussi un manque de volonté de procéder à ces changements.

D’une manière générale, il est difficile de parvenir à des conclusions dans ce domaine où les concepts et les instruments sont encore très récents et n’ont pas tous été confrontés à la réalité.

Conclusion

Les membres du Conseil de bande de Chisasibi soulignaient que les peuples autochtones ont une grande capacité d’adaptation au changement. Historiquement, ils ont pu le démontrer.

« Nous sommes passés, dans l’espace d’un siècle et demi, ce qui n’est pas beaucoup dans l’existence multi-millénaire de nos Nations et de nos Peuples, d’une situation de souveraineté et de maîtrise de notre destinée comme gestionnaire et gardiens responsables du territoire et de ses ressources à une situation de dépossession; d’une situation de fierté à une situation de honte et de souffrance psychosociale; d’une situation d’autonomie et d’autosuffisance à une situation de dépendance étatique. »7
De leurs témoignages, il ressort une grande combativité pour que survive leur identité culturelle. Il est fascinant de voir comment ces communautés demeurent fortement attachées à leurs traditions, comment elles s’organisent pour ne pas perdre leur héritage et avec quelle force elles luttent pour devenir maître de leur développement. Nous avons aussi certainement tous été fascinés par leur facilité à sourire et leur capacité prononcée à faire preuve d’humour.

Mais cette façade ne doit pas faire oublier les réalités culturelles et sociales actuelles. Les populations autochtones sont victimes des processus d’acculturation et sont aujourd’hui complètement déracinées. L’équilibre avec les traditions devient de plus en plus difficile. Cette situation est dangereuse car elle atteint l’identité et l’intégrité culturelles des populations autochtones. La culture traditionnelle remplit plusieurs fonctions sociales importantes. C’est une sorte de ciment social qui existe en dehors des structures formelles et officielles. Les manifestations culturelles créent un lien invisible entre les individus et les groupes et imprègnent les contacts sociaux et spirituels.

Il existe différents types d’appropriation, l’acculturation en est un.

Renée Dupuis, spécialiste en droit relatif aux populations autochtones, qualifie les conditions de vie des populations autochtones de tiers-mondistes. Les lois ont placé ces peuples dans une situation de dépendance à la fois juridique et financière. Les populations autochtones, juridiquement, sont encore considérées comme des incapables. A cet égard, une membre du Conseil de bande de Chisasibi a insisté sur l’importance pour la communauté d’agir, de s’écarter de cette dépendance institutionnalisée et d’affirmer la reconnaissance de leurs pouvoirs et de leurs droits.

Aujourd’hui, il faut que les efforts émanent des deux parts. Au regard des considérations autochtones, le lien traditionnel avec le territoire est un enjeu de premier ordre. C’est un enjeu majeur autant en ce qui concerne le développement durable que la revitalisation culturelle, sociale, économique et spirituelle des Premières Nations. Il est important que le territoire continue de permettre la pratique d’activités traditionnelles. Le maintien et la promotion des cultures et des langues traditionnelles sont directement associés à la préservation de la qualité du territoire et de ses ressources.

« Il faut protéger le lien spirituel que nous avons avec la Terre-Mère. »

 


Références

1 Après que Caïn eût tué Abel, Dieu lui dit : « Qu’as-tu fait ! Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ! Maintenant sois maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre » (Genèse, 4, 8-12).

2 Conférence « Rompre le cycle de l’impunité : leçons du Burkina Faso », organisée par le GRILA.

3 Professeur à l’Institut des sciences de l’environnement-UQAM. Propos tenu lors d’un cours à Kuujjurapik (Nord du Québec)

4 Stratégie de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador

5 Convention sur la diversité biologique, 1993; Convention internationale sur les droits civils et politiques, 1976; Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels, 1976; Convention Concerning the Protection of the World Cultural and Natural Heritage, 1972; Déclaration de Belem, 1988; Déclaration de Kari-Oca, 1992; Déclaration de Julayinbul, 1993; Déclaration de Mataatua, 1993; Convention de la Baie James et du Nord Québécois, 1975; Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, 1992; Agenda 21, 1993; Projet de Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Indigènes, 1997; Déclaration de principes sur les forêts, .

7 Stratégie de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador


Bibliographie

Assemblée des Premières Nations, Association Forestière Nationale Autochtone,1995. The feasibility of Representing Traditional Indigenous Knowledge in Cartographic, Pictorial or textual Forms. Rapport conjoint du Service d’information de l’Atlas national de la NAFA et de la Division environnement de l’AFN, Ottawa, Ontario.

Beaulieu Alain, 1994. Convertir les fils de Caën. Nuit blanche éditeur, Québec, 177 p.

Chabot Marcelle et Carole Lévesque, 2000. Les savoirs des Autochtones. Contribution à l’état des connaissances. INRS-Culture et Société, Montréal, 39 p.

Deloria V.,1997. Red Earth, White Lies : Native Americans and the Myth of Scientific Fact. Fulcrum publishing, Golden, CO.

Jollivet Marcel et Alain Pavé, 1993. « L’environnement : un champ de recherche en formation ». Nature-sciences-sociétés, no.1, vol.1, p.6-24

Julien Claude, 1994. Culture : de la fascination au mépris. Les grandes conférences, Musée de la civilisation, Québec, 45 p.

Groupe de travail sur la stratégie de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador, 1997. Stratégie de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador. 47 p.

Simpson Leanne R., 1999. The construction of traditional ecological knowledge : issues, implications and insights. University of Manitoba, Winnipeg, Manitoba, 77 p.

Stevenson M.G., 1998. Traditional Knowledge and Environmental Management: From Commodity to Process. Préparé pour la Conférence de l’Association Forestière Nationale Autochtone « Célébration du partenariat », Prince Albert, SK, du 14 au 18 septembre.

Stevenson M.G., 1997. Inuit and Co-Management: Principles, Practices and Challenges for the New Millennium. Préparé pour la Conférence Circumpolaire Inuite, Bureau du président, Nuuk, Greenland.

Weinstein Martin, 1996. Traditional Knowledge, Impact Assessment, and Environmental Planning. préparé pour the Canadian Environmental Assessment Agency’s BHP Diamond Mine Environmental Assessment Panel, 13 p.

 


VertigO no 1, vol 3