VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 3 No 1 , Avril 2002

PERSPECTIVES LOCALES SUR LES PRIORITÉS DE CONSERVATION FAUNIQUE

Par G. PATENAUDE1, J.P. REVERET2 et C. POTVIN

1 Environmental Change Institute, Oxford University , 1A Mansfield Road, Grande Bretagne, OX1 3SZ.
2 Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succ. Centre-ville, Montréal, Québec, Canada, H3C 3P8.
3 Université MCGill, 845 Sherbrooke, St. W Montréal Québec, Canada, H3A 2T5.



    L’étude de biodiversité, soit la variabilité et la richesse de la vie sur la terre, se divise en trois champs d’étude distincts: la biodiversité génétique, la biodiversité spécifique et la biodiversité écosystémique. Le premier champs traite de la diversité génétique, c’est-à-dire la diversité observée au sein d’une même espèce et la variabilité entre les individus d’une même population (phénotypes). Ce sont les adaptations génétiques intraspécifiques (génotypes) aux différents paramètres environnementaux qui engendrent cette variabilité des phénotypes. La conservation du bagage génétique d’une espèce est valorisée par le potentiel économique qu’il détient (Bisby, 1995). Par exemple, on accordera la priorité de conservation au matériel génétique des cultivars, des plantes médicinales et des fertilisants naturels. Le second champs d’étude, soit la biodiversité spécifique, considère la richesse des espèces retrouvées dans un écosystème ou une aire définie (Meffe et al., 1997). Elle consiste en l’étude de la variété des espèces et de leur classification : quels sont les différents types d’organismes vivants, comment se distinguent-ils et quelles sont leurs similitudes et leurs différences ? Finalement, le troisième niveau d’étude, la biodiversité écosystémique, se penche sur la question de l’hétérogénéité des écosystèmes, des habitats et des paysages (DiCastri, 1997). La conservation par écosystèmes donne la priorité aux interactions supraspécifiques et aux processus écosystémiques. On considère que la protection des écosystèmes entiers est supérieure à la conservation spécifique puisqu’en plus d’en préserver les divers constituants, elle sauvegarde leurs interactions.

Puisque l’espèce, plutôt que la population ou l’individu, est l’unité de base en biologie de la conservation et puisque ce sont les interactions entre les espèces qui assurent le bon fonctionnement des écosystèmes, les espèces représentent des entités cibles pour la conservation. Voilà pourquoi plusieurs stratégies et actions entreprises par diverses organisations de conservation se situent au niveau de la conservation spécifique. Les listes rouges publiées par l’Alliance Mondiale pour la Nature (UICN) ainsi que les listes qui accompagnent la Convention sur le Commerce International des Espèces de la Faune et de la Flore Sauvages Menacées d’Extinction (CITES) sont de bons exemple de documents orientés vers la conservation de la biodiversité spécifique. Ces listes ont une influence directe sur l’évolution de la biodiversité : elles sont mondialement reconnues et consultées, les gouvernements élaborent leurs stratégies de conservation en fonction de ces références et le commerce international en dépend (ex : le marché de l’ivoire). En général, les espèces sont jugées prioritaires suivant qu’elles sont considérées rares, menacées, endémiques, représentatives d’un écosystème particulier ou étant essentielles à la résilience d’un écosystème (Johnson 1995).

Cependant, il est également reconnu que les stratégies de conservation ne peuvent être efficaces sans le support et la coopération des populations locales. Les populations indigènes influencent directement l’évolution de la biodiversité soit par des sélections diverses, par des stratégies d’horticulture et de cueillette adaptées aux conditions environnementales, soit par des techniques de chasse ou d’élevage (Posey 1999, Gadgil 1993). La reconnaissance de ces influences est incarnée dans la Déclaration de Rio et la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) dans lesquelles le principe 22 et l’article 8j soulignent l’importance du rôle de ces communautés.

Le principe 22 de la Déclaration de Rio stipule que :

Les populations et communautés autochtones et les autres collectivités locales ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement du fait de leur connaissance du milieu et de leurs pratiques traditionnelles. Les États devraient reconnaître leur identité, leur culture et leurs intérêts, leur accorder tout l’appui nécessaire et leur permettre de participer efficacement à la réalisation d’un développement durable (UNEP, 1992a). et l’article 8. j) de la CDB, stipule que :

Chaque partie contractante, dans la mesure du possible et selon qu'il conviendra (...) sous réserve des dispositions de sa législation nationale, respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique et en favorise l'application sur une plus grande échelle, avec l'accord et la participation des dépositaires de ces connaissances, innovations et pratiques et encourage le partage équitable des avantages découlant de l'utilisation de ces connaissances, innovations et pratiques (UNEP, 1992b).

La question se pose alors : comment les communautés locales seront impliquées dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies de conservation ? La conservation de la nature implique une dimension sociale sous-jacente à ce qui devrait être conservé et à ce qui en “vaut la peine” (Cronon, 1996). Les priorités définies au niveau international (CITES et UICN) sont sélectionnées suivant des systèmes élaborés presque exclusivement par les biologistes de la conservation. Or, ces priorités et systèmes de valeurs locaux divergent-ils des priorités définies par la communauté internationale et sont-ils compatibles avec ceux des scientifiques de la conservation?

C’est afin de répondre à cette interrogation que des villageois habitant la région biogéographique du Darién au Panama ont été interrogés (figure 1). En considérant les valeurs de diversité faunique mondiale proposées par Groombridge (1992), il est estimé que le Panama regroupe près de 3.5% de la diversité mondiale de reptiles, 10% de celle de l’avifaune et 5% de celles des mammifères. La région du Darién, parmi les plus biodiverses et les moins peuplées de l’Amérique Centrale (Redford et Stearman, 1993), abrite une grande proportion de cette diversité. Pour ces raisons, le parc national du Darién fut crée en 1980 et reconnu en 1983 comme réserve de la Biosphère par l’Unesco. Un territoire de plus de 8600 km2 est protégé et reconnu internationalement comme aire prioritaire de conservation (Myers, 2000 ; Mittermeier et al. 1998). La région du Darién est également un lieu de grande diversité culturelle. Elle regroupe 6 groupes ethniques: les Embera, les Wounaan, les Kuna, les Négros-panaméens, tous peuplant le Darién depuis la période coloniale; les paysans métis établis au Darién depuis le début du XXe siècle et finalement, les colons agriculteurs ayant massivement envahi le territoire suite à la prolongation de la route pan-américaine en 1985 (Kane 1994 ; Herlihy, 1989). Les Embera et Wounaans représentent les groupes dominants de la région. Sur les quelques 50 000 qui peuplent les côtes du pacifique colombien et panaméen, près de 10 000 habitent le Darién.

L’évolution de ce peuple en forêt tropicale a favorisé le développement d’un mode de subsistance basé sur l’horticulture, la chasse et la pêche. Autrefois, les Embera vivaient en petites unités familiales indépendantes (famille étendue) composées chacune d’elles de quelques maisonnées localisées aux abords immédiats et en surplomb des rivières. Une distance de quelques centaines de mètres, voire kilomètres, séparait les unités et assurait à chacune d’elles un territoire propre de chasse, de pêche et d’horticulture. Cependant, ce territoire n’était habité que pendant quelques 15 années consécutives. La détérioration des tambos, la surexploitation des ressources fauniques, les contacts interethniques et les inondations fréquentes obligeaient les familles à migrer périodiquement (Kane, 1994, Losonczy, 1987). Afin d’accéder aux droits fonciers, les Embera se sont récemment sédentarisés et regroupés en village. Ceci leur permit également d’accéder aux services sociaux gouvernementaux.

Figure 1. La province du Darién au Panama et localisation approximative du village Ipeti Embera.Les limites politiques de la province ne correspondent pas et aux limites de la région biogéographique. Ces dernières s’étendent au sud-est (Colombie) et au nord ouest de la province (province de Panama). (Source :http://www.oas.org/usde/publications/Unit/oea03e/p100.JPG).

Notre recherche porte principalement sur le village d’Ipeti-Embera, un village d’une taille d’approximativement 44 unités familiales, qui fut sélectionné pour des raisons d’accessibilité et de motivation de la part de la communauté à participer à cette étude.

Méthode

Étant donné la nature multidisciplinaire de cette recherche, où s’entrecroisent biologie de la conservation, anthropologie et géographie, plusieurs approches ont été employées. Mentionnons l’observation participante, la recherche participative, les entrevues de groupes, les questionnaires ethnozoologiques ainsi que les entrevues informelles.

L’observation participante est le pilier de la recherche en anthropologie culturelle (Bernard, 1994). Elle implique l’insertion du chercheur dans la communauté étudiée afin de développer une relation mutuelle de confiance et de favoriser un rapprochement entre le chercheur et la communauté sous observation. Une immersion au Panama pendant une période de 4 mois (juillet-octobre 1999) permis d’effectuer la collecte des données. L’approche par recherche participative a aussi été employée puisqu’elle implique la participation directe des collectivités où les habitants deviennent eux-mêmes responsables de la recherche (Grenier,1998). Dans le cadre de ces deux approches, plusieurs méthodes ont été utilisées. Les entrevues de groupe permirent d’assembler un jet d’information pour l’élaboration de questionnaires. Cette méthode possède l’avantage de rassembler rapidement des informations précises dans des conditions de temps restreint en plus de procurer de nouvelles perspectives, questions de recherche et problématiques qui n’auraient peut être pas été envisagées au préalable (Alexiades, 1996). Au total, 40 personnes, 21 femmes et 19 hommes, se sont portées volontaires pour l’entrevue de groupe. Suivant les recommandations de Grenier (1998), les groupes de discussion furent constitués en fonction du genre afin de favoriser les échanges et de lever les inhibitions.

Le premier travail fut l’énumération, par les deux groupes de participants, de toutes les espèces fauniques de mammifères, de reptiles et d’oiseaux qui leurs sont connues. Les guides fauniques de Reid (1997) et de Ridgeley et Gwynne (1989) furent à leur disposition tout au long de l’exercice en tant qu’aide mémoire. Lorsque cette liste fut complétée, chacun des deux groupes fut divisé en sous-groupes afin de diluer l’influence d’individus dominants (Alexiades, 1996). À partir des listes d’animaux connus, les participants ont élaboré de nouvelles listes contenant les espèces qu’ils considèrent comme étant les plus importantes. Afin de situer l’importance d’une espèce dans le cadre de la conservation, une mise en contexte fut donnée. Depuis quelques années, le village d’Ipeti-Embera participe à un projet de nature ethnobotanique visant à promouvoir la conservation de la biodiversité tout en valorisant les savoirs et modes de vie traditionnels. Dans le cadre de ce projet, des plantes sélectionnées par les villageois et identifiées comme menacées ont été semées à proximité du village. Aujourd’hui la gestion du projet est prise en charge par les villageois mêmes. Soulever la similarité entre ce projet ethnobotanique et celui-ci de nature ethnozoologique permit de poser la question suivante : “ S’il était possible de sélectionner les espèces animales que vous considérez importantes et désireriez sur votre territoire, lesquelles seraient-elles ” ?

En réponse à cette question, 6 listes de 30 espèces chacune furent rédigées par les sous-groupes de participants. Au total, 19 espèces sélectionnées par au moins trois groupes furent conservées et qualifiées de prioritaires. Indépendamment du choix des villageois, cinq espèces additionnelles ont été incluses dans l’analyse en tant qu’éléments de comparaison. Ces dernières ont été choisies suivant certaines particularités qui les distinguent (voir tableau 2).

Ces 24 espèces constituèrent le corps travaux de questionnaires ethnozoologiques. Des questions ouvertes et directes ont été posées afin d’obtenir des informations sur l`importance de l’animal, sur ses fonctions et usages, sur la fabrication d’artefacts ainsi que sur les croyances et traditions qui impliquent l’animal. Par la suite, ces informations ont été regroupées sous les 14 variables présentées au tableau 1 :

Tableau 1 : Variables économiques et socioculturellesa

a. La variable Chamanisme inclut toutes mentions relatives aux usages de produits dérivés ou aux représentations de l’animal dans les rituels chamaniques. La variable Élevage ou capture intègre les pratiques d’élevage de subsistance ainsi que d’élevage d’animaux de compagnie. Nos observations révèlent que seuls les petits et les espèces de petites tailles et bénignes sont destinées à l’élevage de compagnie. Les espèces mastofauniques, capturées jeunes et domestiquées seront consommées par la suite. La variable Usage supplémentaire 1 (US1) englobe tout usage particulier à une espèce, non catégorisé sous une autre variable et Usage supplémentaire 2 (US2), tout usage additionnel à US1. Finalement, toutes les mentions des espèces dans les contes traditionnels ont été comptabilisées sous la variable Contes.

b. L’Ombligation est une pratique traditionnelle ou une poudre, fabriquée à base des griffes ou des os d’un animal sélectionné, est insérée dans le nombril d’un nouveau ne. Ceci confère a l’enfant des propriétés caractéristiques de l’animal en question (rapidité, force etc.).

Chacune des 44 unités familiales dut remplir 4 questionnaires (chacun d’eux relatif a une espèce animale). Des entrevues individuelles et des enregistrements audio de contes ont permis d’approfondir des points saillants, d’éclaircir des points obscurs ainsi que de valider certaines informations ressorties lors des exercices de questionnaires.

Tableau 2: Faune (espèces et taxons) sélectionnée par les villageoisa
a. Le système de classification Embera regroupe a l’occasion plus d’une espèce scientifiquement considérée comme distincte. Ici, une cellule représente une espèce ou un taxon considéré distinct dans le système embera.

Résultats

L’analyse comporte deux sections. La première porte sur l’identification des espèces considérées comme importantes et la seconde sur la déconstruction du système de valeurs qui définie l’importance des espèces chez la communauté étudiée.

Afin d’identifier les espèces prioritaires, les villageois ont à prime abord élaboré une liste des espèces connues. Au total, 123 espèces et taxons ont été nommés et identifiés à l’aide des guides d’identification de la faune: 38 mammifères, 7 reptiles et 117 oiseaux. Sur ce total, 63 espèces fauniques ont été sélectionnées importantes par les sous-groupes (tableau 2). Parmi ces 63 espèces, 29 ont été identifiées par plus d’un groupe comme prioritaires. Toutes celles sélectionnées par au moins trois groupes ont été conservées pour les travaux de questionnaires. Le présupposé analytique suivant lequel plus le consensus est élevé (fréquence de nomination élevé) plus une espèce est importante pour les villageois a été émis (un animal désigné comme prioritaire par la majorité des répondants est plus important pour la communauté qu’une espèce mentionnée comme telle par un seul répondant).

L’approche employée afin d’évaluer quantitativement l’importance des espèces fauniques se situe à la frontière des approches par consensus des répondants (Philips, et al. 1993, Trotter et Logan 1974) et d’allocation subjective (Prance, 1991). En premier lieu, deux listes hiérarchiques ont été crées. La première résulte du travail de groupe où les espèces sélectionnées par tous les groupes comme étant importantes se retrouvent en tête de liste. Dans la seconde, les espèces ont été hiérarchisées suivant la fréquence relative de résultats positifs à la question : « cette espèce est-elle importante pour vous? ». Afin de comparer les résultats obtenus dans ces deux listes, les rangs (plutôt que les fréquences relatives versus la fréquence de nomination) ont été considérés. Une corrélation de Spearman (0.741, p >0.001) démontre que malgré des répondants et des méthodes différentes, les résultats sont similaires. La liste de priorités finale, présentée au tableau 3, conjugue les rangs obtenus dans ces deux listes par moyen d’une simple addition des rangs. Cette approche possède l’avantage d’être relativement objective puisque les résultats proviennent de deux sources différentes. Un indice de 12 signifie que l’animal a obtenu un rang de 6 dans les deux listes, indiquant qu’il s’agit d’une espèce de priorité maximale.

La seconde partie de l’analyse cherche à extraire les valeurs sur lesquelles est basé le choix d’une espèce prioritaire. Les résultats positifs, en réponse aux questions spécifiques aux variables socioculturelles (tableau 1), ont été compilés en fréquence relative. Une matrice de corrélation de Spearman permit d’observer la relation entre les différentes variables et la variable d’importance. La corrélation entre la variable comestibilité et importance fut la plus élevée et significative (0.86 p>0.001). En second lieu, une analyse de cluster (complete linkage) a été employée. Ce type d’analyse regroupe les variables similaires entre-elles suivant un indice de distance (ici distance euclidienne au carré). La distance entre deux clusters (groupes de variables) est calculée à partir de la distance entre les éléments les plus éloignés des deux clusters.

Tableau 3: Liste hiérarchique, usages et fonction des espèces prioritaires (adapté de Potvin et al., sous presse).

  1. Liste des 19 espèces sélectionnées prioritaires. Les cinq espèces sélectionnées par l’auteure (GP) sont présentées au bas de la liste et leur caractère distinct est indiqué.
  2. Chacune des catégories regroupe les fonctions et les usages suivants:
    • Alimentaire: Chasse et/ou élevage en captivité (a fins de subsistance).
    • Rituel: pratiques chamaniques et/ou pratiques rituelles d’ombligation et/ou rites magiques et/ou peinture faciale et corporelle.
    • Domestique: Domestication (animaux de compagnie) et/ou fabrication de jeux d’enfants, d’accessoires et d’objets domestiques et/ou fabrication de tambours.
    • Traditionnel: Représentation par mouvement de danse et/ou dans les contes traditionnels.
    • Economique: Vente et marketing de l’animal complet ou de produits dérivés, (mort ou vivant).
    • Divinatoire: Propriétés divinatoire de l’animal (porteur de message).
    • Médicinal: Usage dans les pratiques de médicinales traditionnelle.
  3. L’indice d’importance est obtenu a partir de la somme des rangs hiérarchiques obtenus, pour chacune des espèces, dans les travaux de questionnaires et dans l’exercice de groupe. Une valeur de 12 est accordée aux espèces d’importance maximale (espèce nommée par toutes les familles et par tous les groupes comme prioritaire).

Les variables de subsistance et d’économie locale (comestibilité, domestication/élevage et vente) sont les plus similaires à la variable importance. Les deux autres groupes ayant été formés se composent de variables représentant des rituels/mythologies et de variables représentant des activités traditionnelles secondaires.

Discussion

Priorités locales

Dans la communauté d’Ipeti-Embera, le concept “ biodiversité ” semble inexistant. Ce sont plutôt les composantes individuelles de cette diversité qui sont valorisées pour des usages traditionnels de subsistance, de commerce, de médecine, d’artisanat, de fabrication vestimentaire, etc. Il en est de même en ce qui a trait à la valorisation des espèces fauniques. Tel que les résultats de l’analyse de cluster l’ont démontré, les espèces sont valorisées pour leur qualité nutritionnelle, ensuite pour leur potentiel commercial et d’élevage en captivité et finalement, pour leurs valeurs rituelles et traditionnelles.

Figure 2. Présentation des étapes de regroupement de l’analyse de cluster (agglomeration). Le dendogramme hiérarchique permet de visualiser les degrés de similarité ainsi que les regroupements hiérarchiques. Les distances entre les variables ont été transposées sur une échelle horizontale de 0 à 25. Les lignes verticales du diagramme se réfèrent à cet axe de référence. Plus la liaison est près de 0, plus la similarité est grande entre les groupes agglomérés.

L’importance est déterminée à prime abord par la valeur de subsistance : la corrélation Importance-Comestibilité fut la seule corrélation élevée et significative. D’ailleurs, les espèces de forte biomasse arrivent en tête des préférences. Dans le tableau 3, les espèces de grandes tailles et inoffensives, principalement des mammifères herbivores et omnivores apparaissent en tête de liste alors que les oiseaux et les espèces de petites tailles apparaissent ensuite. Ces résultats sont comparables à ceux présentés par Redford (1987). Cet auteur a démontré que dans la forêt amazonienne, on préfère la chasse des mammifères à celle des oiseaux. Le rapport biomasse/investissement plus élevé chez les mammifères que chez les oiseaux expliquerait cette préférence : les mammifères étant souvent des cibles terrestres plus accessibles et des proies plus “ généreuses ” que les oiseaux.

Il apparaît d’autant plus que les espèces sélectionnées par les villageois d’Ipetí correspondent fortement aux espèces identifiées par Bennett (1968) et Torres de Arauz (1972) comme étant les gibiers favoris des peuples embera. Bennett a énuméré 26 gibiers alors que Torres de Arauz en a identifié 17. Tous ceux identifiés par Torres de Arauz sont présents dans la liste des 63 espèces importantes (tableau 2) et 11 dans la liste des espèces prioritaires (tableau 3). Au nombre des 26 espèces identifiées par Bennett, 22 ont été sélectionnées importantes par les villageois et 14 prioritaires.

L’analyse de cluster révèle qu’outre la valeur de subsistance, se sont sur les valeurs commerciales et d’élevage en captivité que repose principalement la sélection des espèces prioritaires (figure 2). La vente de gibiers ou d’animaux d’élevage est commune et se pratique à l’intérieur du village (entre villageois) comme à l’extérieur (aux colons). Les espèces trophées et de compagnie représentent aussi une source intéressante de revenus. Plusieurs espèces telles que le tamarin de geoffroy ou les aras sont domestiquées et vendues aux colons panaméens (dont plusieurs espèces présentes dans l’annexe II de la CITES). En outre, il a été mentionné que la chevêchette cabourée, qui selon les croyances locales procure des pouvoirs surnaturels de séduction, se vend aux colons panaméens à un prix de 200$ US.

Contrairement aux variables de subsistance et de développement économique, les variables de rituels et de traditions sont reléguées au second plan. Une telle constatation est peu surprenante dans un contexte socio-économique et culturel où la faune environnante, source importante de protéines, se fait rare (Redford 1992, Herlihy 1986), où le désir d’insertion des Embera dans l’économie de marché est clairement exprimé, et où les transformations actuelles et les métamorphoses culturelles chez les Embera sont profondes (Herlihy 1987).

Compatibilité des priorités locales et internationales.

Alors que les priorités fauniques au niveau local embera sont définies suivant principalement des variables de subsistance et d’économie locale, les espèces présentes dans les documents de l’UICN et la CITES sont sélectionnées, classifiées et priorisées suivant l’évolution temporelle de la menace d’extinction qui pèsent sur elles. Cette menace est définie et quantifiée par les variables suivantes :

Ainsi, une espèce dont la population ou la distribution est restreinte ou extrêmement variable, une espèce présentant des caractéristiques intrinsèques de vulnérabilité (faible taux de reproduction, de régénération etc.) ou une espèce qui, selon certaines analyses statistiques, présente un risque élevé d’extinction sera en tête de liste des priorités de l’UICN ainsi que de la CITES (si l’espèce présente également un risque d’exploitation commerciale). Les espèces, pour lesquelles suffisamment d’information est disponible, sont alors classées dans les différentes catégories. Les catégories d’espèces prioritaires définies par l’UICN sont les suivantes: Gravement Menacées, Menacées et Vulnérables (UICN) (http://www.iucn.org/redlist/redbook/index.html). Les espèces de priorité maximale définies par la CITES se trouvent dans l’annexe I de la CITES. (http://www.cites.org/eng/resources/fauna.shtml) Dans cette annexe sont énumérées toutes les espèces dont la survie est la plus compromise par le commerce international.

Sur les 19 animaux (taxons et espèces) sélectionnés par les Embera, seulement 3 ont été également énumérés par l’UICN et la CITES : les tortoises, le tapir et les aras. Cette convergence entre les priorités locales et internationales (IUCN-CITES) est faible. Mais plus important encore, les critères de définition de l’importance des espèces semblent fondamentalement différents. L’usage des espèces à des fins de subsistance et commerciales entre en contradiction directe avec les objectifs de conservation. Prenons l’exemple du tapir (Potvin et al., in press). Il est valorisé par les Embera principalement pour ses qualités de subsistance et a été identifié par Vasco Uribe (1993) comme étant l’un des quatre gibiers les plus appréciés des Embera. Il s’agit effectivement de l’espèce mastofaunique la plus large des néotropiques : son poids peut varier entre 180-300kg. En revanche, au niveau international (UICN et CITES), le tapir est valorisé puisque sa survie est menacée : durant les 40 dernières années les processus de déforestation ont affectés plus de 70% de son habitat en Amérique Centrale, ses populations sont fragmentées, son taux de régénération est faible et un déclin grave du nombre d’individus considérés matures a été constaté (Martola, 2000, communication personnelle).

Ces systèmes de priorités aux apparences antagonistes ne sont pourtant pas incompatibles. La compatibilité repose effectivement sur la mise en œuvre de stratégies tenant compte des réalités et revendications locales. Chez les Embera par exemple, encourager l’élevage en ranchs de certaines espèces, telle l’iguane ou le pécari, diminuant ainsi la dépendance des communautés sur les ressources fauniques sauvages pourrait être une solution envisageable. L’élevage en captivité de certaines espèces fauniques est déjà une pratique commune chez ces communautés. Le développement de systèmes locaux d’élevage en captivité, orienté vers l’autosuffisance, pourrait ainsi réconcilier les intérêts locaux de subsistance et ceux internationaux de conservation. Des recherches sur l’élevage de l’iguane (conservation ex-situ) sont par ailleurs déjà en cours dans la région du Darién. Il serait profitable de conjuguer ces connaissances acquises par la communauté scientifique aux nécessités et contextes locaux. En outre, depuis la réorganisation structurelle récente des embera (formation de village) et depuis l’interruption du “ nomadisme ”, la faune environnant les regroupements embera est de plus en plus rare. L’investissement quotidien et économique apparaît donc justifié pour la mise en œuvre d’une telle stratégie.

Il existe aussi plusieurs exemples où, par l’entremise de compromis, les priorités exprimées par les communautés locales et internationales ont été rendues compatibles. La modification du statut de protection des populations de vigogne, dans la province de Parinacota au Chili et dans les provinces de Lucanas, Azangaro, Junin, Arequipa et Cailloma au Pérou, représente un exemple réel d’adaptabilité de la CITES aux besoins locaux. En 1987, les populations de vigognes de ces provinces ont été transférées de l’annexe I à l’annexe II afin de permettre aux communautés locales de pratiquer l’élevage en ranch et le commerce d’étoffes traditionnelles dérivées de ces bêtes (Wijnstekers, 1997). Un tel exemple démontre que, quoiqu’il existe parfois de grandes divergences entre les priorités locales et internationales, concilier des intérêts d’apparence incompatible est possible.

Somme toute, il est indispensable d’accorder un poids de décision aux communautés locales quant à la sélection des priorités de conservation. Est-ce raisonnable d’espérer la coopération des populations locales si les priorités de conservation sont unilatéralement déterminées ? Afin d’éclairer les communautés scientifiques et les acteurs politiques sur les besoins locaux, il semblerait conséquent de développer des listes de priorités complémentaires à celles de l’UICN et de la CITES, basées sur des critères socioculturels d’importance locale des espèces. Toutefois, un tel effort exigera la reconnaissance, par la communauté internationale, qu’un poids équivalent aux priorités scientifiques doit être accordé aux priorités locales pour la mise en œuvre efficace de stratégies de conservation de la biodiversité.

Remerciements

Cette recherche à été rendue possible grâce au support financier et logistique apporté par Le Fonds des Chercheurs et des Chercheuses pour l’Avancement de la Recherche (FCAR), le Bureau Canadien de l’Éducation Internationale (BCEI), le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH), l’Institut Smithsonian de Recherches Tropicales (STRI) et le Environmental Change Institute (ECI) de l’université d’Oxford. Mais avant tout, nous voulons remercier les villageois d’Ipeti-Embera pour leur support et enthousiasme à participer à l’étude.Tableau 3: Liste hiérarchique, usages et fonction des espèces prioritaires (adapté de Potvin et al., sous presse).


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VertigO no 1, vol 3