VertigO - La revue en sciences de l'environnement sur le WEB, Vol 3 No 2 , Octobre 2002

CONTROVERSES EN ENVIRONNEMENT ET DÉVELOPPEMENT DURABLE URBAIN :
LA FORMATION D’UN NOUVEL ESPACE PUBLIC

Par GILLES SÉNÉCAL
INRS-Urbanisation, Culture et Société, Institut national de la recherche scientifique,
3465, rue Durocher, Montréal, Québec H2X 2C6,
courriel: gilles_senecal@inrs-urb.uquebec.ca



        Les controverses en environnement, trop souvent décriées, ravalées au rang de syndrome NIMBY (not in my back-yard), expriment d’abord et avant tout un malaise face à une situation ou un projet interprété comme un stress par certains résidants. Elles peuvent être aussi le produit d’une lutte pour le maintien ou la conservation d’un état de qualité maintenant menacé. Elles deviennent ainsi l’expression d’une demande de qualité ou de conservation de l’environnement, le signe d’un stress ou d’une crainte, fondée ou pas, d’une perte de qualité ou plus simplement du ras-le-bol devant une situation d’inconfort qui perdure. Pour dire que l’identification des projets non désirés localement, des sites à problème ou à risque ainsi que des situations héritées du passé industriel, qui constitue l’amorce de la prise en compte de la qualité des environnements naturels et construits, découle bien souvent de l’éruption des controverses en environnement dans l’espace public. Celles-ci ouvrent par ailleurs un débat à l’échelle de la proximité qui, souvent de manière fulgurante, prend la forme de ce qu’il est convenu d’appeler une guerre locale, à livrer immédiatement, aux effets imprévus mais si éphémères. Une guérilla plutôt, puisque la crise locale se déroule généralement hors des réseaux habituels de concertation et de médiation, avec des moyens inhabituels et non inscrits dans les conventions et les procédures des délibérations publiques normales. De telles situations animent donc un nouvel espace social, un espace de délibération sur un sujet largement ignoré : les relations de proximité. Certes, le conflit peut être frontal ou latent, ressenti de manière tout à fait différente par chacun des résidants, des riverains, puisque ceux-ci ne forment jamais une entité homogène, il reste que la controverse locale, lancée hors des sentiers battus des structures instituées de concertation à l'échelle du quartier ou de la municipalité, introduite au cœur de la discussion sur l’aménagement et l’habiter en ville, a le mérite d’aborder les questions cruciales de la qualité et de l’équité. Ce faisant, elle exprime une tension entre le riverain, celui qui habite là, et ceux qui planifient, décident ou utilisent l’espace. Cette tension se répercute et remet en cause la légitimité et la représentativité des instances institutionnalisées formées d’associations et de groupes communautaires, oeuvrant à l’échelle des quartiers, formées en réseaux territorialisés, et dont les porte-parole sont peu habitués à être contestées. Le débat qui prend forme alors porte sur l’organisation fonctionnelle de la ville et les conditions de l’habiter ainsi que sur la portée démocratique des débats en environnement et en aménagements urbains.

Le syndrome NIMBY : un révélateur de la qualité de vie et de la qualité de l’environnement

Le syndrome NIMBY, compris comme un révélateur de la qualité de vie en ville en général et des effets de proximité en particulier, connaît, par ailleurs, une montée en force en occupant l’espace médiatique et propulse les questions d’environnement et d’aménagement au cœur des préoccupations quotidiennes des citadins (Sénécal 2002a). Le terme NIMBY désigne alors l'action de résidants pour protéger un espace situé à proximité de leur demeure ou limiter des usages non désirés sur ce même espace. On ne compte plus les cas de controverses, exprimées souvent à l’intérieur de consultations publiques, civiles ou informelles, qui tournent à la mise en opposition des différentes solutions. De tels cas s'inscrivent souvent à l'intérieur de conflits d'utilisation du sol (LULU, Locally Unwanted Land Use), déclenchés pour signifier un refus de toutes interventions sur le territoire et qui peut même prendre le surnom ironique de BANANAism (Build Absolutely Nothing Anywhere Near Anything). Ils peuvent également être un véhicule pour réagir face aux carences de l’offre des services publics. Par ses répercussions dans la vie démocratique et les échos qu'il provoque dans les médias, le syndrome NIMBY a donc pour effet de modifier la démarche de planification et d'aménagement urbain et d'influer sur les interactions entre les acteurs locaux et les pouvoirs publics.

S’il a mauvaise presse, surtout lorsqu’il prend la forme d’un refus de la part de résidants de quartiers privilégiés de voir construire des logements sociaux ou de s’implanter des services aux démunis à proximité de chez eux, le NIMBY n’en reste pas moins un révélateur social ou environnemental. Sans entrer dans le débat visant à contrer les arguments qui le déprécient, notamment le caractère égoïste des protestations individuelles, il est décrit comme un repli sur soi, un réflexe de protection des milieux favorisés ou le refus de ceux qui ont les moyens de se faire entendre. Se limiter ainsi à tel cas fait en sorte de restreindre le champ de l’analyse et ainsi faire l’économie d’une recension plus large des conflits environnementaux qui démontrerait justement comment les riverains sont des acteurs oubliés du système local. Le NIMBY est justement la seule option pour faire état de la situation vécue, pour faire entendre le point de vue de riverains, des résidants proches, des impacts sous-estimés voire méprisés. Il s’ensuit alors un conflit qui bouscule les règles tacites des acteurs institutionnels, des médiations entre les partenaires sociaux et économiques. Il fait intervenir un citoyen trop souvent interpellé de manière abstraite par les corps constitués, rarement rejoint directement par le réseau des acteurs locaux oublieux au demeurant de problèmes compris comme trop particuliers ou trop micro.

De la même manière, la controverse locale s’insère alors dans un espace de revendication (un espace public médiatisé) qui obéit à une logique propre, celle de la recherche d’une meilleure qualité du cadre de vie, exprimée en l’absence d’une plate-forme de médiation un tant soit peu efficace. Les voix qui se font entendre pour contrer un projet ou corriger une situation engagent une sorte remise en question du contenu éthique des discours institutionnels, qu’ils soient issus des gouvernements, des grands partenaires sociaux ou des acteurs locaux organisés en réseau, et qui font appel à la solidarité, à l’effort ou à la contrainte. De là, s’observe un décalage entre le système normatif, qui régit l’urbanisation et les pratiques, sous-tendu par un ensemble d’intérêts économiques, et les bénéfices reportés in situ, localement, auprès des résidants proches. S’ensuit une dissociation entre les échelles (métropolitaine, locale et riveraine) ainsi qu’entre les acteurs et les riverains. On observe les acteurs publics confronter leurs points de vue dans les médias métropolitains – journaux quotidiens écrits ou électroniques selon les différents points de vue, faisant parfois appel aux objectifs de développement économique métropolitain, au respect de l’identité du quartier ou à la qualité du cadre de vie. La controverse locale a alors pour rôle d’investir le débat en fonction des points de vue exprimés par des acteurs peu institutionnalisés et de permettre la mise en tension des différents types d’arguments autour des enjeux locaux, notamment celui de la qualité du cadre de vie.

Avec des temporalités dissonantes, le long terme de la planification ou l’immédiateté des malaises ou des stress subis, les conflits expriment deux raisons difficilement réconciliables. Finalement, la controverse environnementale à portée locale est le signe d’une résistance, souvent diffuse, organisée de manière instable, mais néanmoins porteuse d’un sentiment d’identité combien éphémère, puisque circonstanciée et ponctuelle. Elle est surtout l’expression d’une sensibilité aux effets des environnements construits.

Débats sociaux et articulation des échelles

Les controverses de proximité se construisent alors comme un récit diffusé dans un espace public hiérarchisé, suivant des échelles spatiales et actorielles structurées sur trois types de lecture, qui se complètent sans s’éliminer, avec leur rationalité différentiée et leur pertinence propre, en fonction de leur échelle respective, soit a) celle de la gouvernance métropolitaine, qui met en tension les acteurs étatiques et les gouvernements locaux et dont l’argument premier concerne le développement économique et urbain; b) celle de la société locale, des acteurs institués et des partenaires qui fonctionnent en réseau, dans le cadre institutionnel de la régulation sociale et communautaire, dont l’argument premier est celui du développement local; et c) l’espace riverain des sites à problèmes et des lieux chargés d’un conflit de proximité, révélé par l’expression d’individus ayant un accès limité aux réseaux de partenaires institués ou des associations participant aux démarches de concertation inscrites à l’échelle de l’agglomération ou du quartier, et dont l’argument premier est la qualité du cadre de vie. Les controverses environnementales révèlent la nature des enjeux locaux en mettant face à face les trois figures emblématiques de la scène urbaine : le planificateur-décideur-partenaire (incluant les partenaires communautaires), l'utilisateur (l'usager, l'employé, le sous-traitant, etc.) et le résidant (le riverain, l’habitant, le père ou la mère de famille, etc.) qui interagissent et se mettent en tension. Les trois échelles de pertinence se trouvent ainsi interpellées, soit très certainement la vision métropolitaine que les grands acteurs étatiques et institutionnels promeuvent même de manière conflictuelle (i.e. la concurrence pour la localisation d’activités ou l’implantation d’infrastructures, les pressions d’urbanisation, la lutte à l’étalement, l’équité fiscale, la répartition spatiale de l’offre de services publics, etc.) ; vient ensuite le cadre local où se rassemblent les acteurs ancrés dans un territoire défini, institutionnalisés et professionnalisés, engagés dans des démarches de planification et de développement, mais chargés des compromis issus d’une médiation constante entre la croissance, l’emploi, la régulation sociale et le bien-être social (leurs priorités concernent le soutien aux petites entreprises, la création d’emploi et la formation de la main d’œuvre); enfin, le cadre de vie (des riverains) qui désignent tout espace habité touché directement par un projet, un aménagement, un objet indésirable ou un état de mal-être à corriger.

Le récit du riverain s’ordonne d’une certaine façon à l’intérieur d’un appareil discursif alimenté par les projets urbains issus d’acteurs étatiques et institutionnels. Il s’en dégage un portrait, que nous reconnaissons devoir tracer trop sommairement, qui est le suivant : les orientations l’aménagement prises dans la région de Montréal ne se comprennent qu’en fonction de la vision métropolitaine et, même à l’échelle des municipalités, des Municipalités régionales de Comtés (MRC) ou de la Ville de Montréal (tous les arrondissements confondus), puisqu’elles trouvent leur logique dans la planification à grande maille. En clair, on s’intéresse davantage à édicter les grandes affectations du sol, en vue de soutenir le développement urbain et la localisation d’activités. Ce n’est que très récemment, et encore de façon très timide, que des considérations comme le paysage et la qualité de vie ou de l’environnement ont été introduites dans les interventions d’aménagement et de planification. À l’échelle locale, le faisceau d’institutions et d’associations, qui s’organise en fonction des programmes de subvention et des mandats étatiques (les CDEC, les CLD, les Tables de concertation de quartier1, etc. ) trouve une grande utilité à favoriser la concertation sur les thèmes de l’emploi et de la formation de la main d’œuvre mais paraît démuni devant les questions d’aménagement. Alors que les intérêts économiques et fonciers se déploient à l’échelle métropolitaine, en conformité aux schémas et plans d’aménagement, les effets locaux des décisions trouvent parfois à être discutés dans un espace public médiatisé et ouvert à la controverse. Le débat récent entourant la modernisation de la rue Notre-Dame à Montréal apparaît justement comme exemplaire de cette mise en opposition entre un réseau associatif et communautaire territorialisé favorable au projet d’autoroute en tranchée, acceptant de collaborer à l’amélioration du projet du ministère des Transports face à des résidants et des groupes informels, occupant l’espace médiatique avec une proposition inspirée des courants urbanistiques associés à la viabilité urbaine (Vivre en ville, 2000). La légitimité et la représentativité des uns et des autres furent questionnées tout au cours des audiences du BAPE. Les différentes alternatives furent débattues et la solution retenue est apparue comme un fragile compromis pragmatique. Et il n’est pas inutile que les principaux points litigieux étaient de nature environnementale.

Un nouvel espace public

La question des controverses environnementales à portée locale fait ainsi interagir deux types d’espace public, l’un concret, celui du site objet de controverse, le second immatériel, médiatique et discursif, sur lequel le débat peut se nouer. L’espace narratif de la controverse propulse cette tension ressentie localement, dans le contexte de l’habiter, vers des acteurs qui s'attachent à défendre une vision métropolitaine du développement urbain, par exemple la nécessité de boucler le réseau autoroutier métropolitain et de lutter contre la congestion du trafic automobile. La nature des arguments à l’encontre des projets et de situations vécues combinées à la difficulté de prendre place dans les forums animés par le réseau associatif local font en sorte que les cas de controverse locale ne sont tout simplement pas relayées dans l’espace de concertation et sont dirigés vers des lieux de médiation informels, qui permettent parfois la négociation directe entre l’État, l’entrepreneur et le riverain. Sinon, il reste les médias écrits et électroniques, dont le site Internet est la forme la plus évoluée. Dans tous les cas, la résolution du problème confronte des frottements et des bruits vécus par des résidants in situ, à des contre arguments d’une puissance inouïe : l’intérêt général, la tolérance au stress, la vision métropolitaine, la modernité, la bonne gestion des coûts, le droit inaliénable de propriété (Sénécal, 2002 a). Il est donc étonnant de constater que des solutions sont avancées et des résultats peuvent survenir parfois. Car la mesure de la qualité des environnements naturels et construits revient sans cesse, et toujours de manière sourde, hanter le projet urbain.

Par-delà l'ensemble des acteurs publics, privés et communautaires, qui structurent la vie collective, la présence d'individus autonomes et motivés par un réel souci de bien-être et de qualité de vie doit être tenue pour fondamentale. Les individus prennent souvent le relais des associations dans la poursuite de l'amélioration de la qualité de l'environnement et du cadre de vie. Puisque les problèmes environnementaux sont vécus localement, les débats et les controverses environnementales mettent d'abord en scène des riverains concernés : leurs réactions constituent des révélateurs des stress, des risques et des menaces qui guettent leur cadre de vie. Plus encore, la diffusion de pratiques durables, notamment pour ce qui a trait à la conservation des patrimoines naturels et construits, s'ancre dans le comportement de chacun. Sans nier l'importance des facteurs de différenciation sociale que sont le statut socio-économique ou l'origine ethnique, les questions environnementales se répercutent à l'échelle de l'espace vécu et placent l'individu au cœur de l'action collective et des enjeux sociaux. Les enjeux locaux se manifestent à travers des arguments, des discours, des représentations que des individus libres et autonomes débattent et reformulent sans cesse. Car, en définitive, ils renvoient à la parole du sujet engagé dans une relation de proximité.

Conclusion

Les approches normatives de l’environnement urbain, notamment celle qui recourt à la mesure de la qualité de vie et de l’environnement à l’aide d’indicateurs, n’ont pas complètement épuisé toutes les possibilités de mesure et donner tous les résultats escomptés. Il reste, par contre, qu’elles ne parviennent pas à saisir toutes les dimensions recouvertes par le concept de durabilité urbaine. L’observation des controverses environnementales, notamment celles associées au syndrome NIMBY, vient combler en partie les lacunes des approches normatives. Elle rend compte des effets de proximité, de la perception qu’en ont des gens ainsi qu’elle permet de questionner le caractère démocratique du débat et de la prise de décision en matière d’aménagement et d’environnement urbains.

1-Les Corporations de Développement Économique et Communautaire (CDEC) et les Conseils Locaux de Développement (CLD) ou les Tables de concertation par quartier constituent des structures de concertation, largement soutenues par les programmes gouvernementaux, dont le mandat principal consiste à soutenir le développement local.


Références

SÉNÉCAL, Gilles (2002a) L'espace public au défi de la proximité, In François Tomas ed. Espaces publics, architecture et urbanité de part et d’autre de l’Atlantique, Saint-Étienne, Publications de l’Université Jean Monnet, 2002, pp. 51-69

SÉNÉCAL, Gilles (2002b) Urban Spaces and Quality of Life : Moving Beyond Normative Approaches, Horizon, vol. 5 no 1, pp.20-22.

VIVRE EN VILLE (2001) Vers des collectivités viables… mieux bâtir nos milieux de vie pour le XXIe siècle, Québec, Vivre en ville et Septentrion, 2001, pp. 344-354.

 


VertigO no 2, vol 3