Navigation – Plan du site

Section courante

Conflits environnementaux et décisions juridictionnelles : que nous apprend l’analyse du contentieux judiciaire dans un département français ?

Jeanneaux Philippe et Clovis Sabau

Résumés

L’article présente les résultats d’une recherche sur les conflits environnementaux repérés devant les tribunaux judiciaires d’un département français. L’analyse des affaires jugées en 2006 montre que le contentieux judiciaire (pénal et civil) ne représente qu’environ 5% de toutes les affaires. Au civil, il s’agit essentiellement de problèmes de droit de propriété entre particuliers. Les juges émettent des injonctions à rétablir un droit et recourent peu à la réparation monétaire. Au pénal, les affaires de bruit et de chasse dominent. La sanction relève en majorité de l’amende et dans 20% des cas à une peine privative de liberté. La réparation civile est peu fréquente du fait de l’absence de parties civiles, comme si l’environnement n’avait pas toujours de porte-parole. Le juge pénal n’apparaît pas comme un acteur majeur de la redistribution des droits d’usage des ressources environnementales.

The aim of this work is to fulfil an inventory of cases considering judiciary litigation (criminal and civil courts). The analysis of environmental conflicts judged in 2006 in Puy-de-Dôme shows firstly that environmental litigation represents only about 5% of cases. On one hand, civil judgement cases concern conflicts between individuals about planning and ownership rights disputes. On the other hand, criminal litigation cases concern conflicts about noise and hunting. Concerning decisions made by the judges, on one hand, in the civil court, the judges use injunction to restore a property right to a side more than using compensation. On the other hand, in the criminal court, criminal sanction mainly consists in monetary sanction (fines) and, with 20 % of cases in forfeiture, and there is a lack of plaintiffs for damage, as if environment had not defender. Criminal judge is not a stakeholder who allocates property rights concerning environmental resources.

Texte intégral

Introduction

1Les conflits environnementaux sont des signaux originaux de la dynamique contemporaine des territoires. Les ressources des espaces ruraux et urbains connaissent une concurrence pour leur usage et leur contrôle avec la montée en puissance des fonctions résidentielles, récréatives et environnementales des campagnes (Perrier-Cornet, 2002). Ces concurrences vont jusqu’à déboucher parfois sur des oppositions ouvertes, communément qualifiées de conflits environnementaux (Charlier, 1999). Ces oppositions sont très variables : ici une association de riverains s’oppose au projet de création d’un site de stockage de déchets ménagers, là un propriétaire foncier conteste le passage de randonneurs sur ses terres, ailleurs encore un maire sous la pression de ses administrés refuse de délivrer un permis de construire nécessaire à l'extension d'une porcherie. Nous souhaitons discuter ici l’idée que le conflit environnemental révélerait l’existence d’un mécanisme de redistribution des droits d’usage des biens collectifs, par définition difficilement appropriables, et non transférables. Et comme l’allocation des ressources est conditionnée par le droit, fort logiquement la charge du traitement des différends par le juge s’impose. En effet, le juge, sous la contrainte de règles formelles, « est au cœur du processus de transformation des usages en normes juridiquement sanctionnées » (Danet, 2001, p. 91). Pour ce faire, nous nous intéressons au rôle du juge qui comme substitut possible au marché met en évidence le rôle du droit dans le fonctionnement de l’économie. L’analyse du contentieux administratif et judiciaire apparaît alors donc comme une possibilité de dépasser la difficulté principale pour le chercheur en économie rurale de repérer la matérialité des conflits environnementaux.

2Il convient tout d’abord de signaler l’absence de statistiques concernant la conflictualité environnementale en France (2007). En 2003, selon une circulaire du Garde des Sceaux (Ministère de la Justice, 2005), les affaires environnementales étaient évaluées à 2% de la totalité des conflits, et ce, majoritairement au pénal. Des données de la Direction des Affaires Civiles et du Sceau, reprises par le Ministère de l’Ecologie (2007), montrent une baisse générale de plus d’un tiers des demandes en réparation des dommages causés par des nuisances à l’environnement devant les tribunaux d’instance (TI), les tribunaux de grande instance (TGI) et les cours d’appel (CA) entre 2001 et 2006. Toutefois, les méthodes de sélection des cas en question sont très rarement précisées, ces informations ne sont que des indices de la situation nationale. Enfin, il faut noter que lecentre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) qui est à la fois un laboratoire du centre national de la recherche scientifique (CNRS) et un service de recherches du Ministère de la Justice, n’a mené jusqu’à présent aucune recherche sur le contentieux environnemental en France.

3Une première analyse (non exhaustive) de la littérature montre qu’il existe peu de travaux d’analyse quantitative consacrés à la conflictualité environnementale devant les tribunaux judiciaires et administratifs du premier degré en France. Les travaux de référence en France en matière d’étude empirique et statistique des conflits environnementaux ont été réalisés en sociologie du droit par Pierre Lascoumes et exposés de manière synthétique dans un ouvrage général(Lascoumes, 1994). Ces travaux montrent notamment les relations entre l’action répressive et les logiques de négociation. Il ressort alors que les services déconcentrés de l’Etat mobilisent une diversité d’outils juridiques (pratiques transactionnelles, usage du procès-verbal comme instrument de pression) en vue d’obtenir la régularisation des activités et la remise en état des ressources dégradées.

4Les autres travaux existants ne présentent que des analyses partielles de la réalité. Ces travaux traitent en priorité le contentieux administratif (Barré et al., 2005) et plutôt en appel ou devant le conseil d’Etat. Des recherches plus approfondies recourant à l’analyse lexicale des arrêts des cours administratives d’appel, du conseil d’Etat et de la Cour de cassation collectés sur Lamyline sur une période de 25 ans, ont été réalisées par Kirat et Lefranc (2004), Kirat et Melot (2006). Elles ne traitent pas l’ensemble de la conflictualité environnementale nationale, mais permettent d’avoir une vision précise de sa diversité, à partir de la construction de « profils-types » départementaux de la conflictualité environnementale. Concernant le contentieux judiciaire, une recherche réalisée par Lascoumes et Timbart (1993) concernant la protection de l'environnement devant les tribunaux judiciaires répressifs montre que 2% du nombre annuel des condamnations pénales relèvent du contentieux environnemental, et que l’amende est la sanction pénale la plus souvent réclamée contre la personne fautive. La protection directe sanctionnant l'activité humaine polluante, ou néfaste pour l'environnement (pollution de l'eau, de l'air, du sol, atteinte à des espèces protégées, etc.) apparaît comme marginale. Les travaux d’analyse économique du droit de l’environnement sont également rares et ne concernent que des travaux spécifiques comme ceux de Deffains (2001) sur l’analyse de la responsabilité étendue en cas d'insolvabilité des pollueurs.

5Du côté des analyses plus qualitatives, il faut signaler les travaux qui ont porté sur la stratégie contentieuse des associations agréées pour la protection de l’environnement en mettant en évidence la diversité des options juridictionnelles mobilisées par ces acteurs (Lascoumes et Joly-Sibuet, 1988 ou Léost, 1998). Des travaux récents sur le contentieux répressif en matière d'environnement, réalisés sur les parquets d’Ile-de-France (Ruelland, 2004) montrent que ce contentieux est structurellement marginal, que le taux d'affaires poursuivables est relativement important (l’identification des auteurs est possible), mais que le taux de réponse pénale est faible (faiblesse des condamnations, recours important aux mesures alternatives).

  • 1  Et moins de 6 % de l’ensemble des affaires de la région Auvergne (2 000 affaires en moyenne (...)

6Devant la rareté des travaux quantitatifs récents sur la conflictualité environnementale, nous avions mené une première analyse du contentieux environnemental à partir de relevés de jugements dans un tribunal administratif à l’échelle d’un département français (Jeanneaux, 2006). Ce contentieux nous intéressait en premier lieu, car il permettait d’avoir un éclairage précis à propos de la contestation de la décision publique locale et de son rôle sur l’allocation des ressources. Nous avions choisi le tribunal administratif de Clermont-Ferrand qui traite les affaires des quatre départements de la région Auvergne, ce qui nous permit d’accéder aisément aux jugements d’un département : celui du Puy-de-Dôme. Les conflits d'usage recueillis au tribunal administratif avaient été recensés à partir de six postes de la nomenclature des juridictions administratives : agriculture, environnement, expropriation, domaine-voirie, police et urbanisme. Nous avions exploité 554 jugements concernant une période de cinq années (janvier 1998 à décembre 2002) pour 416 conflits d'usage (80 par an). Ce contentieux correspond à près de 11 % des affaires du Puy-de-Dôme traitées par ce tribunal administratif1. Les jugements relatent une grande variété de situations contentieuses concernant l’urbanisme et la construction de maisons, les remembrements, les infrastructures de transport, les installations classées agricoles, le traitement des déchets, les carrières, les activités touristiques, les espaces naturels, les risques industriels. Dans 40% des cas, les usages productifs sont mis en cause, suivis de près par les usages de conservation de la nature et par les usages résidentiels (respectivement 28 % et 25 % des usages contestés). Le cadre de vie résidentiel est l’usage le plus défendu en faisant l’objet du plus grand nombre de requêtes (50%). Ensuite, un tiers des conflits correspond à la recherche du maintien d’un avantage lié à une activité productive. Les agriculteurs sont en première ligne pour préserver les caractéristiques de leurs outils de production (86 cas), principalement pour éviter la modification foncière entraînée par les remembrements et les expropriations. Le tribunal administratif est un espace de régulation des conflits environnementaux à travers lequel sont contestées les décisions des autorités publiques locales (le préfet et les collectivités locales). Les requérants sont dans 75% des cas des particuliers, des entreprises et des exploitations agricoles (318 requérants sur 416). Un peu moins d'un cinquième des requêtes est porté par des organisations collectives (association ou organisation locale de riverains) et 5 % par l’État ou une collectivité locale. Les requêtes concernent le plus souvent le contentieux pour excès de pouvoir (394 cas sur 416). Dans ces cas, les requérants contestent une décision (arrêté municipal ou préfectoral…) prise par les pouvoirs publics. Le recours pour excès de pouvoir peut être défini comme un procès fait à un acte. En principe, ce n’est pas un recours permettant de défendre directement des droits subjectifs, mais permettant de savoir où est la légalité. Toutefois, il s’avère que c’est un levier d’action important des opposants pour empêcher indirectement un usage et faire valoir un droit subjectif. La gamme des instruments de droit que les opposants cherchent à entraver est large. Les résidants des espaces périurbains et ruraux contestent majoritairement le contenu des arrêtés municipaux et préfectoraux qui régissent principalement les droits d’usage foncier et immobilier (zonage, permis de construire, occupation illégale, servitude de passage ou d’écoulement des eaux, remembrement, autorisation d’exploiter une installation classée pour la protection de l’environnement. La demande d’abandon de l’usage, de manière préventive pour empêcher la réalisation d’un projet est l’objectif principal des opposants. Ils obtiennent dans un tiers des jugements l’annulation de la décision à l’origine d’un préjudice. Parce que la contestation relève d’un contentieux pour excès de pouvoir du décideur public, la demande de compensation des dommages est absente. La contestation viserait essentiellement à empêcher les activités autorisées administrativement, qui sont incompatibles avec d’autres usages, et aurait pour conséquence de redistribuer spatialement les usages et les ressources collectives. Les résultats concernant la modification de l’allocation des ressources communes engendrée par les décisions des juges des tribunaux administratifs seraient liés aux spécificités de cet espace juridictionnel, non représentatif de toute la conflictualité environnementale qui s’exprime dans de nombreuses situations devant les juridictions judiciaires.

7Par conséquent, il nous a semblé utile de prolonger cette recherche par l’analyse empirique des conflits environnementaux repérés devant les juridictions civiles et pénales à l’échelle du même département français. Elle permet de porter un éclairage sur la nature des affaires portées devant les juridictions judiciaires. Sur le plan de l’analyse économique, cette investigation est intéressante car elle permet de discuter l’idée que le contentieux judiciaire peut correspondre à un mécanisme complémentaire au marché pour faire l’allocation des droits d’usages des biens collectifs, par définition difficilement appropriables, et non transférables. Si tel n’était pas le cas, le marché s’imposerait comme mode de coordination des échanges de droits d’usage.

8Nous avons alors cherché à répondre à deux séries de questions principales :

  • Quelle est la nature des affaires environnementales portées devant les juridictions civiles et pénales ? Sont-elles différentes de celles portées devant les juridictions administratives ?

  • Quelles sont les solutions apportées par les juges ? Relèvent-elles de la logique de la compensation monétaire ou plutôt de la logique de l’injonction à cesser l’activité à l’origine d’un préjudice ? Relèvent-elles par ailleurs d’une logique incitative via l’amende ou plus coercitive via la sanction privative de liberté ? Autrement dit, les décisions des juges judiciaires sont-elles de nature à redistribuer les ressources environnementales collectives ou correspondent-elles plutôt à une logique de compensation monétaire ?

9Une première partie (2) précisera notre cadre méthodologique. Dans une deuxième partie (3) nous présenterons nos résultats portant sur le contentieux judiciaire (civil et pénal). La troisième partie discutera l’ensemble des résultats (4). Enfin, nous conclurons dans une dernière partie (5) en reprenant quelques enseignements importants de cette recherche.

Méthode de travail

Acception de la notion de conflit environnemental

10Le conflit environnemental développé dans cet article contient quelques spécificités à préciser.

11Tout d’abord, à l’instar de Simmel (1995), nous traitons le conflit comme un élément inhérent aux sociétés, tout comme le compromis ou l’entente. Le conflit n’est pas une anomalie de la vie des sociétés, il en fait partie intégrante. Le conflit est un temps (possible) de rééquilibration et de structuration des forces d’adversaires rationnels (Deutsch, 1994). Il est nécessaire (mais pas indispensable) dans certaines situations, parce qu’il est le principal vecteur d'ajustement des règles et des institutions de toute société.

12Ensuite, les conflits environnementaux que nous traitons ne se limitent pas aux conflits d’usage dans leur définition économique étroite limitée aux seuls cas de surexploitation des ressources (Libecap, 1989; Point, 1997). Qu’il s’agisse de conflits d'aménagement, d’implantation, d’accès (Dziedzicki, 2001), de conflits d’environnement (Charlier, 1999), le conflit environnemental est un terme générique recouvrant pour nous l’idée de confrontation entre usagers lors de la poursuite du même but de manière compétitive ou lors de la poursuite de buts antagonistes pour l’usage d’un bien environnemental localisé, que la compatibilité entre les usages soit réelle ou potentielle. Le problème économique posé est en fait celui de la rareté « qui surgit dès lors qu’on perçoit plusieurs usages concurrents pour un bien » (Mackaay, 1986, p.56). La rareté pose la question qui est de désigner sans ambiguïté le droit qui devra être privilégié et celui qui devra être sacrifié. « Qui a droit à la ressource rare faisant l’objet du conflit ? » (Mackaay, 1986, p. 54). Dans l’économie du droit la personne qui contrôle de facto l’utilisation d’une chose exerce un droit de propriété au sens économique (un property right),sans que cette capacité implique une quelconque détention légale du bien. La notion de droit de propriété est utilisée ici dans un sens différent de celui des juristes. Les droits dont nous parlons sont des droits d’usage. Ils correspondent à un faisceau ou une portion de droits d’utiliser une ressource (Alchian et Demsetz, 1973). Par conséquent, le contentieux judiciaire apparaît comme un espace intéressant pour l’économiste cherchant à comprendre l’allocation de ressources localisées et cela à partir de l’analyse du processus d’allocation des droits d’usage controversés.

L’activité des tribunaux comme matériau empirique

13La justice est un lieu de repérage de la conflictualité reconnu, et il est logique que les disputes relatives à un usage contesté d'une ressource environnementale y prennent place.

14En France, la justice est organisée en deux grandes juridictions : administrative et judiciaire. Ces différentes juridictions sont amenées à juger une grande variété de conflits environnementaux par le contentieux (Lascoumes et Timbart, 1993). D’une part, le contentieux administratif (que nous n’abordons pas spécifiquement dans cet article) traite du contrôle de la régularité des actes administratifs et de la régulation de l’action des pouvoirs publics. D’autre part, le contentieux judiciaire dont il est question dans la suite de l’article, s’ordonne en deux ordres : civil et pénal. Les tribunaux civils traitent principalement du contentieux entre particuliers à propos notamment du droit de propriété et des troubles anormaux de voisinage. Les tribunaux répressifs ou pénaux traitent des infractions à la réglementation en matière notamment d'environnement ou d’urbanisme.

15Les décisions de justice contiennent de nombreuses données qualitatives qui expriment les caractéristiques des conflits environnementaux. Le contenu en informations des décisions de justice est certes juridique, mais il comporte aussi des éléments non juridiques tels que le lieu de déroulement du conflit, le statut du plaignant, le type de défendeur, l’objet du conflit (usage conflictuel du sol, de l’air ou de toute autre ressource naturelle), le dommage ressenti consécutif à la modification de l’usage contesté (nuisances sonores ou olfactives, pollution de l’air, du sol ou des eaux, dégradation du cadre de vie, perte de valeur du foncier bâti ou non bâti, atteintes à la faune ou à la flore, etc.), et l’issue du jugement rendu par la juridiction concernée.

Délimitation spatiale, temporelle et institutionnelle

16Le choix du département du Puy-de-Dôme comme lieu d’étude s’est imposé compte tenu de l’existence de précédents travaux menés sur ce terrain. Par ailleurs, il constitue une entité géographique en correspondance avec la délimitation des deux circonscriptions judiciaires organisées autour des différents tribunaux que nous avons tous enquêtés :

  • cinq tribunaux d’instance, à Riom, Clermont-Ferrand, Thiers, Ambert, Issoire ;

  • deux tribunaux de grande instance, l’un à Riom dont la zone d’intérêt correspond à celle du tribunal d’instance, et l’autre à Clermont-Ferrand, dont la zone d’intérêt recoupe celle des 4 tribunaux d’instance. Le travail s’est limité aux affaires du premier degré pour l’ensemble des circonscriptions du Puy-de-Dôme jugées en 2006 par les chambres civiles et pénales, après jugement rendu en débat contradictoire. Dès lors, il a fallu sélectionner les affaires et ne conserver que celles jugées (non abandonnées, et non reportées en 2007 ou dans un autre tribunal).

17Le recensement a donc été réalisé à partir des affaires jugées en 2006, du fait de leur facilité d’accès, dans les greffes des tribunaux avant leur archivage, et parce qu’elles présentaient l’intérêt d’être récentes. Nous n’avons eu accès qu’aux plumitifs du pénal et aux minutes civiles, faute de pouvoir consulter le dossier complet de chaque affaire. Des entretiens de juges, de greffiers, d’avocats et du Procureur de la République ont par ailleurs été réalisés pour mieux comprendre le contexte du contentieux environnemental.

Délimitation thématique

18Nous avons recherché des affaires concernant les conflits environnementaux tel que nous les avons définis et qui se rapprochent de l’ensemble situations qualifiées comme telles par le ministère de la justice (Ministère de la Justice, 2005). Les parties du droit relatives à ces conflits ne peuvent être limitées au seul droit de l’environnement, dont le champ d’application ne regroupe que les règles juridiques concernant la nature, les pollutions et nuisances ; les sites, monuments et paysages ; et les ressources naturelles (art. 1 de la loi n°76 629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature). La notion du droit de l’environnement retenue dans cet article rejoint celle de Prieur (2003) et de Morand-Deviller (2000) pour qui la notion est transversale dans la discipline juridique. Le droit de l’environnement serait délimité par trois cercles concentriques dans lesquels apparaissent des branches du droit plus ou moins en lien avec l’environnement. Au centre, le droit de l’environnement au sens du législateur. Autour, il y aurait certaines branches du droit dont les règles sont le plus souvent issues de considérations environnementales, tel est le cas du droit de l’Urbanisme, du droit Rural, du droit de l’Aménagement du territoire, etc. Enfin, en périphérie d’autres types de droits pour lesquels la relation avec l’environnement est plus ténue comme le droit du Travail, le droit de l’Energie, le droit de la Consommation, etc. Nous avons pris en compte par conséquent :

  • les atteintes à l’environnement causant un dommage irréparable. Ce sont celles qui entraînent des dégradations patentes et non régularisables : pollutions, destruction de la faune et de la flore, atteintes aux espaces naturels notamment aux domaines forestiers, aux milieux aquatiques, à la faune et de la flore, ou concernant la réglementation relative aux déchets ;

  • la violation des procédures administratives. Elles relèvent principalement des contentieux liés aux législations sur l’eau, aux installations classées pour la protection de l’environnement et au droit de l’urbanisme ;

  • et enfin, les atteintes ponctuelles à l’environnement.

19Au civil, l’entrée par la table des natures d’affaires civiles (NAC) - nomenclature du Ministère de la Justice, consistant en un code alphanumérique à trois positions, correspondant à trois niveaux de hiérarchie, permettant de classer les demandes par domaines juridiques - semblait idéal d’autant plus que parmi les codes se trouve la catégorie « Demande en réparation des dommages causés par une nuisance de l’environnement ». Toutefois, pour éviter de passer à côté de certaines rubriques potentiellement intéressantes, nous avons finalement consulté exhaustivement les minutes.

20Au pénal, nous avons eu recours à la codification des natures d’infraction (ou NATINF, numéros utilisés pour codifier la nature des infractions en cas de poursuites ; chaque catégorie d’infraction en a une, et il en est fréquemment ajouté de sorte que la table contient actuellement près de 25000 références différentes) indiquées sur les comptes-rendus d’audience. La sélection des numéros NATINF retenue provient de la police de l’environnement du Ministère en charge de l’environnement qui nous a transmis l’ensemble des codes délimitant son champ de compétence. La table de référence ainsi constituée a été utilisée pour le recueil des affaires.

21L’ensemble des données a été codé et traité statistiquement avec le logiciel Sphinx.

Résultats de l’analyse des conflits environnementaux des juridictions judiciaires

Résultats généraux

22A l’instar des rares travaux disponibles sur le contentieux de l’environnement en France, les affaires que nous avons repérées restent assez marginales en nombre (environ 5% du contentieux des tribunaux de grande instance (TGI), des tribunaux d’instance (TI), des tribunaux de police (Tpol), et des tribunaux de proximité (Tprox)). Au civil, sur 2852 affaires recensées, 173 concernent un conflit environnemental (6%). Au pénal, pour 5687 affaires recensées en 2006, 261 conflits environnementaux ont été recensés dans les plumitifs (4.6%) (cf. tableau 1).

Tableau 1. Répartition (et pourcentages) jugement recueillis / affaires observées, par tribunal

Chambre

Civil

Pénal

Tribunal

TGIa

TIa

TProxa

TOTAL

TGIa

TPola

TProxa

TOTAL

TOTAL

70 / 898

7.8%

98 / 1741

5.6%

5 / 213

2.3%

173/2852b

6%

64 / 3817

1.7%

62 / 682

9.1%

135/1188

11.4%

261/5687c

4.6%

a : TGI = Tribunal de Grande Instance ; TI = Tribunal d’Instance ; TProx = Tribunal de Proximité ; TPol = Tribunal de Police ; b : Lecture du tableau du côté Civil : sur 2852 affaires dénombrées aux minutes civiles des tribunaux du premier degré du Puy-de-Dôme, 173 concernent des conflits environnementaux (soit 6%)

Bilan des affaires civiles : une mise en confrontation du droit de propriété

23Au civil, la conflictualité est comme on peut s’y attendre exclusivement interindividuelle. Elle concerne le droit de propriété des biens privés fonciers et immobiliers, et dans laquelle les entreprises, les associations sont peu présentes (cf. tableau 2.). Bien que propriétaire de nombreux espaces du domaine privé, le décideur public est par ailleurs peu concerné par ce contentieux civil, qui applique le droit privé afin de régler les rapports des particuliers entre eux.

Tableau 2. Principaux enseignements de l'étude sur les conflits environnementaux au Civil

Détails

Présentation

Généralités

173 affaires concernent un conflit environnemental sur 2852 affaires recensées (6%).

Thème

Des problèmes de droit de propriété (bornage, violation propriété privée, servitude).

Bien en cause

Ils sont la plupart du temps relatifs à des biens privés, dont principalement des biens fonciers et immobiliers (absence du domaine privé des collectivités).

Localisation

Ces conflits sont situés principalement en milieux densément peuplés, généralement les espaces urbains et périurbains.

Parties en conflit

Type de protagonistes

Les conflits environnementaux sont principalement des conflits interindividuels et ne mettent que très rarement en scène des personnes morales, entreprises, associations ou autorités publiques.

Place de la puissance publique

La puissance publique tient une très faible place au civil. Elle ne se porte demandeur que lors d’affaires impliquant d’importantes sommes d'argent (cas d’une concession litigieuse pour la fourniture en eau d’une station thermale). Elle est rarement mise en cause, et quand c’est le cas, c’est uniquement par des particuliers.

Argumentation

Très variée (faire valoir ses droit de diverses façons, en plaidant la mauvaise foi de la partie adverse, ou en démontant son argumentation, en demandant une expertise, etc.).

Réponse de la justice

Mode de jugement

Le juge décide de l'attribution du droit d'usage et ordonne d’éventuelles compensations matérielles et morales liées à l'appropriation illégitime d’un droit d’usage dans son acception juridique, c’est-à-dire concernant le droit de propriété privée.

Partie succombant

La plupart du temps, le défendeur succombe (perd) (2/3 des cas). Ce qui signifie que dans 1/3 des cas celui qui se prétend initialement victime est finalement jugé responsable du problème.

Réponse des tribunaux

La principale réponse du tribunal reste l'injonction à remettre en état ou à modifier un comportement (57 cas sur 148). Ensuite, on trouve l’attribution d’un droit à une des deux parties (39 cas sur 148). Enfin, le dédommagement monétaire, associé ou non à une autre décision de justice, permet de compenser les préjudices (49 cas sur 148, dont 15 associés à de l’injonction).

Evaluation du dommage

Très variable en fonction de la thématique, mais aussi pour une même thématique, en fonction de la situation et de la personne. Par ailleurs, 1/3 des demandeurs ne sollicitent aucune compensation, et dès qu'il y en a une de sollicitée, elle excède généralement 1000€.

Compensations financières

Lorsque la partie défenderesse succombe, le préjudice matériel est souvent reconnu en faveur du demandeur, alors que le préjudice moral l'est nettement moins (cf. supra).

Interjection en appel

Peu fréquente, plus souvent quand le demandeur succombe.

24On trouve de manière générale des conflits de l’ordre du trouble anormal de voisinage. Les litiges concernant le bornage, la propriété, les servitudes sont les principales sources de conflits (52 % : contestation d’une limite de propriété ou d’un droit de passage, etc.), suivis de conflits liés à une pollution ressentie et qui ne relèvent pas d’une infraction à la réglementation (17% : pollution sonore, olfactive ou visuelle, etc.). Le juge cherche à instaurer une forme de mise en balance des droits en se centrant sur les faits rapportés par les parties et en recourant aux avis des experts (géomètres, experts fonciers).

25Dans 2/3 des cas, le demandeur requiert une compensation financière pour un préjudice moral et/ou matériel, mais cette solution n’est retenue que dans 1/3 des cas par le juge. Dès lors que le défendeur perd, l’attribution d’indemnités au demandeur se fera essentiellement selon les prétentions matérielles pour lesquelles il aura le plus souvent apporté des preuves. En règle générale, le juge reconnaît la réparation monétaire des préjudices matériels, mais rarement des préjudices moraux.

Bilan des affaires pénales : bruit et chasse sanctionnés par l’amende

26Au pénal (cf. tableau 3.), à l’instar des tribunaux civils, la conflictualité relève d’affaires surtout interindividuelles et met peu en scène des associations ou des entreprises. Toutefois, la part des associations de chasse et de pêche dans les parties civiles est nettement plus importante, sans doute pour obtenir des réparations civiles concernant des atteintes faites à la faune sauvage. Par contre, les associations de protection de l’environnement sont absentes. Les associations de chasse et de pêches régulent par le contentieux les pratiques non autorisées de leurs propres adhérents.

Tableau 3. Tableau récapitulatif des affaires relevées au pénal

Détails

Présentation

Généralités

261 affaires ont été recensées en 2006 sur 5687 affaires (4.6%). Il s'agit le plus souvent d'affaires simples (à une seule infraction).

Thème

Le bruit est un domaine important d'infractions (4 sur 10), suivi de la chasse (2 sur 10), puis de la pollution de l'environnement et de la pêche(1 sur 10).

Bien en cause

L'espace environnant (bien commun) est le principal bien pollué, dans plus d'un cas sur deux.

Localisation

Ces conflits sont situés principalement dans les espaces urbains (pour le bruit) et périurbains (pour les cas de chasse).

Parties en conflit

Type de protagonistes

Pour plus de 90%, les personnes accusées sont des particuliers. Par contre, la part d'associations dans les parties civiles est proche d’un tiers des cas. Il s'agit d'associations de défense d'intérêts de groupes locaux (chasse ou pêche).

Argumentation

Données non disponibles.

Réponse de la justice

Mode de jugement

Le juge sanctionne l'infraction si l'accusé est reconnu coupable.

Culpabilité des accusés

Près de 9 fois sur 10, l'accusé est reconnu coupable.

Nature de la sanction pénale

La principale réponse du tribunal est l'amende. Les peines privatives de liberté sont nettement moins employées.

Evaluation du dommage

Données non disponibles.

Sanctions financières pénales

Très nombreuses, peu élevées dans les cas d'infractions liées aux installations classées et d'urbanisme, faibles pour les infractions de pêche, de chasse et de bruit.

Réparation financière des parties civiles

Inférieure à 1000€ pour la moitié des 56 cas concernés. Les infractions liées à l’urbanisme, la chasse et la pêche sont moins compensés que le bruit et les pollutions de l'environnement.

Interjection en appel

Très peu fréquente (3% des cas).

27Les affaires concernent en priorité le non respect de la réglementation en matières de bruit (40%) (tapage nocturne ou diurne) et des infractions à la réglementation sur la chasse, sur la faune sauvage et sur la pêche (30%).

28Le tribunal dispose de plusieurs types de réponses face à un trouble environnemental à l'ordre public qu’il peut combiner (tableau 4.) : la principale sanction pénale utilisée par le juge est l’amende (184 infractions sur 200 ont été sanctionnées par une amende).

Tableau 4. Dénombrement des sanctions par infractions jugées

Sanction pénale

Réparation civile

Total d'infractions concernées

Suspension de droits

Financière

Compensatrice

Dispense

Peine de Prison ferme

Peine de Prison avec sursis

Peine de Suspension de droits

Peine d'injonction

Peine d'Amende

Peine d'amende avec sursis

Peine de Dommages et Intérêts pour une Partie Civile

Dispense de peine

3

1

5

17*

1

2

2

1

1

4

117

2

1

28

6

3

Nombre d’infractions concernées

6

par cette sanction

0

3

27

13

175

12

56

6

par ce type de sanction

37**

184

56

6

Total

200

* Pour 200 affaires où l'accusé a été reconnu coupable, dans 17 cas, le juge a infligé à l'accusé une peine de suspension de droits assortie d'une peine d'amende et d'une peine de dommages et intérêts à destination d'une ou des deux parties civiles. ** 37 infractions sur 200 ont été sanctionnées par au moins une peine privative de liberté. N.B. : pour une même infraction, il peut y avoir cumul de plusieurs sanctions, ainsi l’addition des sanctions dépasse le nombre d’infraction.

29Ce résultat est conforme avec ce qui avait été constaté par Lascoumes et Timbart (1993). Dans 8 cas sur 10, l’amende à un montant inférieur à 200 Euros, avec une faible dispersion autour de la moyenne. Seules les affaires de pollution et d’infraction à la législation sur les installations classées sont plus fortement sanctionnées pénalement (respectivement 860 et 2560 Euros en moyenne). Le juge pénal recourt beaucoup moins souvent aux peines privatives de liberté (peines de prison sans ou avec sursis, suspension de droits – permis de conduire, de chasse - ou encore injonction à modifier un comportement ou réparer une action). Ces décisions du juge (18% des sanctions pénales) peuvent s’assimiler à une injonction à cesser une activité. Le juge semble par conséquent, ménager les intérêts économiques des parties en infraction.

30Par ailleurs, la réparation civile n’est convoquée que dans un tiers des cas. Les parties civiles sont donc peu nombreuses alors qu’elles peuvent recevoir une réparation civile permettant de compenser les préjudices subis.

Discussion

31La problématique que nous développons suggère que les conflits environnementaux mettent en évidence les atteintes au droit de propriété privé, mais également la difficulté à faire l’allocation de ressources communes environnementales et localisées.

32Les conflits environnementaux relèvent principalement de problèmes d’effets dommageables matériels (violation du droit de propriété, pollution, limitation d’accès, encombrement…) produits par certains agents qui exercent une activité, en tirent des avantages, en faisant supporter (non intentionnellement) à d’autres des désagréments ou des coûts non compensés et non consentis conformément à la littérature sur les externalités négatives (Baumol et Oates, 1988) ; (Catin, 1985; Mishan, 1969). Intuitivement, nous abordons le conflit comme le signal du refus des agents de subir une baisse d’utilité consécutive à la réception d’un effet dommageable réel ou potentiel. Dès que le niveau de nuisance atteint est jugé socialement inacceptable, il devient un problème environnemental demandant une correction (Ruff, 1970). Par ailleurs, plus spécifiquement, nos travaux interrogent l’origine institutionnelle des conflits environnementaux. Devant les juridictions judiciaires, la dimension politique des conflits environnementaux est totalement absente car ils concernent en priorité des troubles de voisinage à caractère interindividuel ou des infractions à la législation sans mise en cause du décideur public.

33Au civil, les affaires renvoient à un contentieux du droit de propriété dans lequel il est le plus souvent question d’abus de l’exercice de servitudes ou de troubles anormaux de voisinage entre particuliers (nuisances sonores et olfactives). Rien d’étonnant à ce que la puissance publique locale et les associations soient absentes de cette juridiction qui est d’abord un espace traitant d’affaires interindividuelles. Il y est question également de nuisances sonores et olfactives.

34Au pénal, les principales infractions concernent le bruit (4 cas sur 10) (tapage nocturne en milieu urbain), et les infractions sur la réglementation de la chasse et de la pêche (3 cas sur 10). Il apparaît que la question des pollutions est une thématique peu présente (1 cas sur 10) tout comme le contentieux pénal concernant les violations de procédures administratives des installations classées et de l’urbanisme (1 cas sur 10). Les entreprises n’apparaissent pas comme des acteurs majeurs du contentieux pénal environnemental. Comment expliquer cette situation ?

35Tout d’abord, on peut se demander si les juridictions administratives ne sont pas un lieu de contestation plus approprié pour infléchir l’action des responsables des préjudices environnementaux. Nous savons en effet que les autorités publiques locales sont contestées devant les tribunaux administratifs pour les droits d’usage qu’elles attribuent aux acteurs privés (ménages, entreprises) via la mise en œuvre de la réglementation administrative et qui affectent les administrés (Jeanneaux, 2006). Par ses choix, en modifiant la structure des droits, le décideur public provoque des changements sur la distribution de la richesse et du pouvoir politique qui ne peuvent respecter l’unanimité parétienne (Jessua, 1991), même si ces décisions sont fondées sur la recherche de l'intérêt général. Le décideur public transmet un effet externe politique négatif (Buchanan et Tullock, 1962). La contestation s’assimile dans ce cas à une forme de marchandage politique permettant aux usagers (électeurs) d’exprimer par la contestation leurs préférences afin que le personnel politique ou l’administration en tienne compte pour éventuellement ajuster la décision et réduire le nombre de perdants (Vigouroux, 1999). La contestation qui s’exerce lors des recours en contentieux devant les juridictions administratives vise à faire annuler les décisions administratives des autorités publiques locales (autorisation d’exploiter des installations classées, permis de construire…) permettant aux opposants de conserver leur bien-être (Jeanneaux, 2006). L’avantage du contentieux administratif sur le contentieux judiciaire concerne sans doute aussi la possibilité de prévenir la survenance de certains dommages en contestant ex ante tout projet supposé dangereux pour l’environnement et le cadre de vie des populations.

36Ensuite, la faiblesse du contentieux judiciaire concernant les entreprises pourrait s’expliquer par l’incapacité des autorités judiciaires et des victimes à activer la procédure judiciaire pour différentes raisons : difficulté à repérer le dommage, à l’évaluer, à trouver le responsable, à reconstituer la chaîne de causalité entre le fait générateur et le dommage environnemental, à faire payer le responsable, ou encore à individualiser la compensation (Quirion, 1999).

37De plus, le faible nombre d’atteintes à l’environnement causant un dommage irréparable par pollution ou destruction de milieux peut s’expliquer aussi par le recours à la transaction entre le pollué et le pollueur en amont du procès, situations qui échappent à notre recension, mais que les travaux de référence ou les plus récents ont montré (Lascoumes, 1993 ; Infostat 2004). En cas d’accord, la procédure transactionnelle permet d’éteindre l’action publique. Elle interrompt les poursuites pénales tout en apportant une réponse adaptée aux comportements fautifs.

38Enfin, on peut se demander si les décisions des juges judiciaires sont de nature à redistribuer les ressources environnementales collectives ou si elles correspondent plutôt à une logique de sanction et de compensation monétaire. La réponse est variable selon qu’il s’agit du contentieux civil ou pénal. Au civil, le juge corrige certaines violations du droit de propriété en reconnaissant des droits à l’une ou l’autre des parties. Dans certains cas, il oblige la réparation matérielle et/ou financière des troubles. Il met en balance des droits et les attribue sans forcément les attribuer à la partie censée maximiser le produit social net. Le juge reste essentiellement confronté à la question du rapport de force entre droit de propriété et droit de l’environnement. Autrement dit, l’exercice du droit de propriété peut-il être limité par les principes du droit de l’environnement ? Au pénal, en matière de sanctions relevées, nous remarquons que l’emprisonnement est marginal (3 condamnations avec sursis). Le juge recourt cependant, dans près de 20% des cas, à une injonction visant à faire cesser les atteintes à l’environnement via notamment des mesures de confiscation d’objet à l’origine d’atteinte à l’environnement ou de retrait de permis (chasse, pêche…). Le registre de la sanction pénale financière est convoqué dans 7 cas sur 8. Le juge a sans doute des raisons de retenir ce type de sanctions eu égard aux infractions constatées. Mais ne ménage-t-il pas les intérêts économiques en imposant une amende qui ne saurait suffire à limiter les infractions contre l’environnement ? Enfin, les décisions des juges ne relèvent que dans un tiers des affaires pénales d’une logique de réparation monétaire des parties civiles. Tout se passe comme si la protection de la nature contre la pollution n’avait pas de porte-parole. Les associations de protection de l’environnement sont d’ailleurs absentes et seules les associations de chasse ou de pêche apparaissent comme spécialisées dans le contentieux liéà la chasse et à la protection de la faune sauvage, résultats mis en évidence dans d’autres travaux réalisés sur le contentieux administratif (Jeanneaux et Kirat, 2005).

Conclusion

39Cette recherche vise à apporter une contribution à l’analyse économique de la conflictualité environnementale à partir du contentieux judiciaire d’un département français. Ces travaux sont rares, comme le sont les données statistiques sur les atteintes à l’environnement en France. La polysémie et les multiples dimensions de la question environnementale ne sont sans doute pas de nature à encourager les travaux empiriques. Par ailleurs, la lourdeur des investigations empiriques (tribunaux disséminés sur le territoire) limite également les recherches sur cette conflictualité.  Soulignons aussi, que le travail mené à l’échelle d’un département, comme la délimitation du contentieux environnemental ou encore l’absence de prise en compte des procédures de négociations entre parties en amont des procès, sont des choix de nature à limiter la portée des résultats.

40Notre recherche, si elle s’intéresse aux décisions du juge judiciaire en matière d’allocation des droits d’usage des ressources à dimension environnementale, ne vise pas à évaluer son efficacité, pas plus qu’à mesurer les écarts entre les sanctions théoriques et les sanctions réelles contenues dans les jugements. Pour l’économiste, l’objectif est de comprendre si le contentieux environnemental a pour conséquence de jouer le rôle d’un mode alternatif d’échange des droits d’usage des ressources. Si tel n’est pas le cas, relève-t-il plutôt d’une logique de sanction monétaire des « pollueurs » visant à corriger (ou inciter) les comportements. Force est de constater que devant les tribunaux civils, le juge a majoritairement une action de redistribution des droits d’usage litigieux entre particuliers. En ce sens, en sacrifiant certains usages, il participe à l’évolution de l’organisation des activités, sans que celle-ci ne remette radicalement en cause l’agencement des activités dans les espaces urbains et ruraux. Devant les juridictions pénales, le registre de la sanction visant à obliger le responsable d’une atteinte à l’environnement à cesser son activité, à se délocaliser ou à modifier les processus de production est peu présent. En sanctionnant les contrevenants par des amendes faibles, le juge semble appliquer un principe de type» pollueur (faible) payeur », comme pour concilier la multitude des intérêts notamment économiques, sans véritablement chercher à supprimer l’origine du problème environnemental. Cette situation s’explique sans doute par la difficulté qu’à la société en général et le juge en particulier à donner une valeur à l’environnement. Finalement, il nous semble que la redistribution des droits d’usage contenue dans les conflits environnementaux n’est pas véritablement instruite par le juge du pénal.

41Il ressort par ailleurs de cette recherche, que la responsabilité environnementale notamment des entreprises et des collectivités territoriales reste marginale dans le contentieux judiciaire. Premièrement, parce que le mécanisme de procédure transactionnelle en permettant d’éteindre l’action publique, masque une réalité. Deuxièmement, parce que le contentieux administratif est une voie de contestation alternative qui pourrait apparaître comme plus efficace pour les requérants, notamment parce que la protection dont bénéficient les « intérêts environnementaux » est étroitement liée à l’exercice, d’une part, d’un contrôle administratif technique de l’usage des ressources naturelles (pollutions…) et d’autre part, de procédures administratives d’autorisation d’activités (infractions aux dispositifs régissant les installations classées ainsi que les règles d’urbanisme et d’aménagement) devant concilier des intérêts divergents, en matière d’aménagement, de développement économique et social, de protection de la qualité de la vie et des milieux naturels, sans que la part respective de chaque objectif soit précisément déterminée. Troisièmement, parce que le principe de la responsabilité environnementale n’a pas encore été expérimentée, notamment car la transposition en droit français de la directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, vient à peine d’être réalisée (loi n° 2008-757 du 1° août 2008 relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de l’environnement).

Bibliographie

Alchian A.A. et H. Demsetz, 1973, "The property Right Paradigm", The journal of economic history, vol. XXXIII, n° 1, pp. 16-26.

Barré M.-D., B. Aubusson de Cavarlay et M. Zimolag, 2005, Dynamique du contentieux administratif - Analyse statistique de la demande enregistrée par les tribunaux administratifs (1999-2004), CESDIP, Paris, 82 + annexes p.

Baumol W.J. et W.E. Oates, 1988, The theory of environmental policy, New York (USA), Cambridge University Press, 299 p.

Buchanan J.M. et G. Tullock, 1962, The calculus of consent, Logical foundations of constitutional Democracy, University of Michigan Press - Ann Arbor paperbacks, 361 p.

Catin M., 1985, Effets externes. Marché et systèmes de décision collective, Paris, Cujas, 455 p.

Charlier B., 1999, La défense de l'environnement : entre espace et territoire, géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974, thèse de doctorat en géographie, Université de Pau et des pays de l'Adour, département de géographie, 753 p.

Danet D., 2001, "Entre droit spontané et droit légiféré : la production de droit par la normalisation", économie publique, vol. 7, n° 1, pp. 83-101.

Deffains B., 2001, "Analyse économique de la responsabilité étendue en cas d'insolvabilité des pollueurs", Economie publique, vol. 7, n° 1, 2001, pp. 149-169.

Deutsch M., 1994, "Constructive conflict resolution : principles, training, and research", Journal  of social issues, vol. 50, n° 1, pp. 13-32.

Dziedzicki J.-M., 2001, Gestion des conflits d'aménagement de l'espace : quelle place pour les processus de médiation, Université François Rabelais - centre d'Etudes Supérieures d'Aménagement, Aménagement de l'Espace et Urbanisme, Tours, 443 p.

Jeanneaux P. et T. Kirat, 2005, "Proximité, droit et conflits d'usage. Que nous apprend le contentieux judiciaire et administratif sur  les dynamiques territoriales ?" Economie et Institutions, n° 6-7, 1° et 2° semestres 2005, pp. 221-247.

Jessua C., 1991, Histoire de la théorie économique, EconomiE, Paris, PUF, 584 p.

Journal officiel de la République française, 1976, loi n°76 629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature Article 1.,

Kirat T. et C. Lefranc, 2004, "Les profils départementaux des conflits d'usage des espaces ruraux : une analyse empirique du contentieux dans sept départements français", IV° journée de la proximité - Proximité, réseaux et coordination, IDEp - LEST - GREQAM, Marseille, 17 et 18 juin 2004, 24 p.

Kirat T. et R. Melot , 2006, "Du réalisme dans l’analyse économique des conflits d’usage : les enseignements de l’étude du contentieux dans trois départements français (Isère, Loire-Atlantique, Seine-Maritime)", Développement Durable et Territoires, n° Dossier 7- Proximité et environnement, pp. http://developpementdurable.revues.org/document2574.html

Lascoumes P., 1994, L'éco-pouvoir - Environnements et politiques, Paris, La Découverte, 320 p.

Lascoumes P. et E. Joly-Sibuet, 1988, Conflits d’environnement et intérêts protégés par les associations de défenses, Rapport GAPP-CNRS - Ministère de l'environnement, Paris,

Lascoumes P. et O. Timbart, 1993, "La protection de l'environnement devant les tribunaux judiciaires répressifs", Infostat Justice, n° 34, pp. 4

Léost R., 1998, "La stratégie contentieuse d'une association de protection de la nature en Bretagne", in Le Louarn P. (dir.), Décision locale et droit de l'environnement, Rennes, PU Rennes, pp. 85-106.

Libecap G.D., 1989, Contracting for property rights, Cambridge, Cambridge University Press, 132 p.

Mackaay E., 1986, "La règle juridique observée par le prisme de l'économiste -une histoire stylisée du mouvement de l'analyse économique du droit", Revue internationale  de droit économique, pp. 43-88.

Ministère de l'Ecologie du Développement et de l'Aménagement durables, 2007, Second Rapport de la France sur l'application de la Convention d'Aarhus relative à l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et à l'accès à la justice en matière d'environnement, 28 p.

Ministère de la Justice, 2005, "Circulaire CRIM 05-12/G 4 du 23 mai 2005 relative à l’orientation de politique pénale en matière d’environnement", in, http://www.justice.gouv.fr/bulletin-officiel/98-04-dacg-e.pdf, pp. 23.

Mishan E.J., 1969, "The Relationship between Joint Products, Collective Goods and External Effects", Journal of Political Economy, vol. LXXVII, May June, pp. 342-345.

Morand-Deviller J., 2000, Le droit de l'environnement, Paris, Presses Universitaires de France, 128 p.

Neyret L., 2007, La réparation des atteintes à l'environnement par le juge judiciaire Cours de Cassation, Paris, 16 p.

Perrier-Cornet P., 2002, Repenser les campagnes, Editions de l'Aube - Datar, La Tour d'Aigues, 279 p.

Point P., 1997, "La valeur de l'eau comme actif naturel multifonction", Compte rendu de l'Académie d'Agriculture de France, vol. 83, n° 4, pp. 179-194.

Prieur M., 2003, Droit de l'environnement- Précis Droit Public - Science Politique, Paris, Dalloz,

Quirion P., 1999, Le marché de l'assurance du risque pollution en France, CERNA- Ecoles des Mines de Paris Etude pour le Ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement (DGAD-SRAE), sous la direction de Pierre-Noël Giraud, Paris, 59 p.

Ruelland N., 2004, "Le traitement des affaires pénales par 7 parquets en Ile de France. ministère de la justice(Paris, Nanterre, Bobigny, Créteil, Versailles, Pontoise, Evry)", Infostat Justice, n° 75, juillet 2004, pp. 4.

Ruff L.E., 1970, "The economic sense of pollution", The Public Interest, vol. 19, pp. 69-85.

Simmel G., 1995, Le conflit, Dijon, Circé, 159 p.

Vigouroux I., 1999, Asymétries informationnelles et marché politique, Paris I - Panthéon Sorbonne- UFR d'économie, Sciences économiques, Paris, 311 p.Image1

Notes

1  Et moins de 6 % de l’ensemble des affaires de la région Auvergne (2 000 affaires en moyenne par an).

Pour citer cet article

Référence électronique

Jeanneaux Philippe et Clovis Sabau, « Conflits environnementaux et décisions juridictionnelles : que nous apprend l’analyse du contentieux judiciaire dans un département français ? », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 9 numéro 1 | mai 2009, [En ligne], mis en ligne le 23 mai 2009. URL : http://vertigo.revues.org/index8412.html. Consulté le 10 novembre 2009.

Auteurs

Jeanneaux Philippe

Enita Clermont - UMR Métafort 1273, BP 35 63370 Lempdes Courriel : jeanneaux@enitac.fr

Clovis Sabau

Ingénieur d’Etudes, UMR Métafort - ENITA Clermont-Ferrand

Droits d'auteur

© Tous droits réservés