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Le risque instrumentalisé ? Expertise scientifique et légitimité citoyenne : le cas de l’assainissement de la décharge industrielle de Bonfol en Suisse

Cecchini Amaranta

Résumés

Cet article explore les modalités et les conséquences de l’entrée en concurrence de la rationalité sociale avec la rationalité scientifique dans l’assainissement de la décharge industrielle de Bonfol, une petite commune suisse située dans le canton du Jura. La dénonciation des risques sanitaires et environnementaux, notamment par les associations de défense de l’environnement, se fonde à la fois sur une critique des énoncés scientifiques/techniques et sur celle de l’expertise scientifique, cette dernière tendant à perdre de sa qualité légitimatrice à mesure qu’elle s’inscrit dans un débat politique. La science demeure néanmoins un outil de justification indispensable dans le conflit. Les non-experts doivent alors se conformer et s’appuyer sur un discours scientifique, mais ils peuvent aussi faire valoir d’autres arguments en redéfinissant le problème environnemental.

This article explores how social and scientific rationalities came into play in the context of the decontamination of the Bonfol (Switzerland) industrial dumping ground, and what consequences resulted from it. The exposure of the sanitary and environmental risks is at once based on the criticism of the technical/scientific statements and of the scientific survey, which however tends to lose its legitimacy as it becomes part of a political debate. Still, scientific data remains a crucial justifying tool in the conflict. Non-specialists must then adapt themselves and rely on a scientific discourse, while still being able to raise other arguments that redefine the environmental problem.

Am Beispiel der Sanierung der Industriedeponie in Bonfol (Schweiz) wurden die Formen und Auswirkungen untersucht, die entstehen, wenn soziale Rationalität und wissenschaftliche Rationalität aufeinandertreffen und miteinander konkurrieren. Die Anklage sanitärer und ökologischer Risiken zieht eine Kritik des wissenschaftlich-technischen Vokabulars und eine Infragestellung der wissenschaftlichen Expertise mit sich. Durch die Einbindung der Wissenschaft in politische Zusammenhänge verliert sie an Gewicht, wenngleich sie im Falle von Konflikten ein unentbehrliches Rechtfertigungsinstrument bleibt. Nichtexperten haben sich an wissenschaftliche Argumente zu halten. Sie machen aber auch andere Argumente durch eine Neudefinition des Umweltproblems geltend.

Texte intégral

Introduction

1Cet article explore les enjeux des conflits, les stratégies et les ordres de justification invoqués par les différents acteurs impliqués dans l’assainissement de la décharge industrielle de Bonfol1, en Suisse. De nombreuses tensions entre les pouvoirs publics cantonaux, l’industrie chimique bâloise, la commune de Bonfol et les associations de défense de l’environnement ont traversé ce projet. Au premier abord, le point saillant des conflits réside dans la question des risques techniques, sanitaires et environnementaux, risques que les différents acteurs définissent en recourant à la science et plus particulièrement à l’expertise. Or, les compétences techniques et scientifiques qui fondent cette dernière sont réparties inégalement entre les acteurs, ce qui pose la question de la légitimité de l’intervention d’un certain nombre d’entre eux. Par ailleurs, ces compétences ne semblent pas suffire pour assurer un véritable règlement de la dispute. L’expertise, tout en représentant la principale ressource argumentaire des acteurs, n’en demeure donc pas moins âprement critiquée et remise en cause, notamment par les associations de défense de l’environnement.

  • 1  Petite commune d’environ 700 habitants située dans le canton du Jura, en Suisse. Elle partage (...)

2Dans un premier temps, la réflexion proposée ici s’attachera donc à analyser les fondements et les limites de la légitimité scientifique et experte dans les disputes relatives au projet d’assainissement. Par le récit de ce projet, nous verrons comment l’entrée en scène de différents acteurs s’accompagne de la mise en concurrence de la rationalité sociale avec la rationalité scientifique (Beck, 2001), et comment la structure des alliances et des conflits a été conduite à se modifier au fur et à mesure de la construction du « problème d’environnement » (Mermet, 1992).

3Les désaccords sur la définition scientifique des risques ne suffisent cependant pas à expliquer seuls la nature et la dynamique des conflits. Si l’ensemble des acteurs recourent à la science et à l’expertise – et inscrivent ainsi leur discours dans un cadre légitime (Beck, 2001 ; Mormont et Bertrand, 2000 ; Rudolf, 1998 ; Giddens, 1994 ; Lascoumes, 1994) – les questions que soulèvent ces litiges sont plus vastes et touchent aux intérêts et aux stratégies politiques des protagonistes du conflit ainsi qu’à leur définition du problème environnemental. Se pose dès lors la question de savoir quels sont les enjeux politiques et sociaux qui se jouent dans ces controverses techniques et scientifiques. L’expertise scientifique, caractérisée par le passage du savoir scientifique dans un processus de prise de décision, demeure-t-elle alors un outil pour régler les conflits environnementaux, ou perd-elle sa légitimité du fait de son insertion dans des problématiques politiques? Le centre de l’analyse portera donc, d’une part, sur la dimension proprement politique des conflits, et de l’autre sur les instruments argumentatifs auxquels recourent les acteurs qui s’y engagent. La construction de la critique et de la justification répond à l’existence de différents ordres de légitimation, dont la reconnaissance du bien-fondé est au cœur des disputes autour de l’assainissement de la décharge industrielle de Bonfol.

La construction du problème environnemental

4La décharge industrielle de Bonfol, commune localisée dans le canton suisse du Jura, contient 114 mille tonnes de déchets issus de la production de l’industrie chimique bâloise et déposés entre 1961 et 1976. Le projet d’assainissement répond à la volonté des pouvoirs publics jurassiens, appuyés par la Confédération, de se débarrasser définitivement d’une décharge dont les fuites contaminent les sous-sols et qui nécessite une surveillance constante. Dans un premier temps, l’industrie chimique rejette la demande des autorités jurassiennes et de la commune de Bonfol, jugeant la décharge étanche et le site sûr. Les tensions qui s’ensuivent sont hautement médiatisées. Elles trouvent leur point culminant en 2000, lors de l’occupation du site par Greenpeace. Soumise à une forte pression politique et médiatique, la Basler Chemische Industrie (Bci)2 souligne la nécessité économique du projet – la surveillance du site étant à long terme plus chère que son assainissement total – et s’engage quelques jours plus tard à assainir la décharge et à assumer l’ensemble des coûts. Les enjeux environnementaux et sanitaires de l’assainissement portent alors sur deux points essentiels : lutter contre le risque que constitue la présence de la décharge et maîtriser ceux liés à l’intervention sur cette dernière.

  • 2  Société chargée de l’assainissement, la Bci regroupe en son sein les principales industries (...)

5Ce changement dans le régime de gestion de la décharge, couplé à une multiplication des acteurs (Bci, canton du Jura, Office fédéral de l’Environnement, autorités communales de Bonfol, associations de défense de l’environnement, autorités départementales françaises) souhaitant gérer intentionnellement le site, fait apparaître ce que Mermet (1992) nomme le « problème d’environnement ». L’ensemble de ces acteurs s’accordent alors sur la nécessité de se prémunir contre les risques techniques, sanitaires et environnementaux. Ils affirment également se préoccuper de la « nature ». Il n’existe cependant pas de véritable consensus : les notions de « risques » et de « nature » prennent en effet différentes significations qui rendent impossible le « cadrage » du problème, c’est-à-dire l’élaboration d’un ensemble de définitions de la situation distinctes mais non incompatibles, qui sont le premier pas vers la coopération entre des acteurs au départ opposés (Raulet-Croset, 1998).

6La notion de « nature » est tout d’abord ambigüe. Elle représente une valeur en soi relevant du bien commun pour les uns – en particulier pour les associations de défense de l’environnement qui la perçoivent comme acteur à part entière du conflit d’environnement (Lafaye et Thévenot, 1993). Pour les autres, elle consiste plutôt en une valeur instrumentale, dont la défense répond à des impératifs juridiques, économiques, politiques ou encore d’image, ce que ne manquent pas de rappeler ceux qui dénoncent par exemple « l’hypocrisie de la pharma » : « Ciba Geigi, vous connaissez le logo ? C’est un petit papillon… d’accord. » (Habitant de Bonfol, membre du groupe de travail communal « La décharge, on s’en charge ! »). Il n’est cependant pas certain que les intentionnalités distinctes cachées derrière le terme de « nature » suffisent à empêcher l’établissement d’un accord.

7La définition des risques est en revanche plus problématique. Non seulement elle fait l’objet d’appréciations très divergentes, mais surtout elle représente la principale ressource argumentative dans les controverses qui opposent les principaux protagonistes du conflit. Alors que la Bci met l’accent sur l’absence de preuves de dommages sur les sous-sols et se retranche dans un discours de dénégation des fuites de polluants, les ONGs soulignent l’impossibilité de prévoir à long terme les conséquences de ces fuites sur l’environnement. En revanche, les acteurs s’accordent généralement sur le fait que les risques sanitaires immédiats liés à la décharge semblent maîtrisés. Quant aux dangers liés à l’assainissement, un consensus parviendra à se dégager puisque le projet finalement approuvé par le canton prévoit la construction d’une halle d’excavation étanche et une mécanisation de l’extraction des déchets, ainsi qu’un filtrage des émanations de la décharge. Ces mesures visent à protéger l’environnement, les riverains et les travailleurs ; elles sont globalement approuvées par tous les acteurs, bien que, comme nous le verrons, un certain nombre de détails demeurent litigieux.

8Mais plus que sur ces derniers points, les discours des représentants de l’industrie chimique et des défenseurs de l’environnement s’opposent sur un élément de fond. Ainsi, l’industrie chimique soutient que le risque majeur découle de l’intervention sur le site et non de la présence de la décharge : « Beaucoup de spécialistes vous diraient :« Mais surtout, ne touchez à rien ! Vous avez pris toutes les mesures nécessaires au préalable, vous vous êtes assuré que vous étiez dans un environnement étanche avec les argiles. Ne les sortez pas, ces déchets » (Représentant de la Bci). Pour les pouvoirs publics et les associations de défense de l’environnement, pour qui l’existence de fuites de polluants dans les sous-sols ne fait pas de doute, le risque réside tant dans la présence de la décharge que dans son assainissement. Malgré un projet commun, différents acteurs ne parviennent donc pas à s’entendre sur un accord minimal quant aux éléments qui le sous-tendent. L’absence de consensus sur la définition de la situation est donc autant – voire plus – problématique que le fait que les acteurs poursuivent différents buts derrière la volonté affichée de préserver l’environnement. Ces désaccords se manifesteront lors de l’élaboration technique du projet.

  • 3  Site web de l’OFEV : http://www.bafu.admin.ch/altlasten/index.html?lang=fr.
  • 4  Cette recherche a été menée au cours de l’année 2007, lorsque les acteurs du conflit (...)

9Alors que les autorités cantonales valident en 2003 le plan spécial d’assainissement proposé par la Bci, les associations écologistes regroupées au sein du Collectif Bonfol et quelques riverains s’y opposent. Greenpeace ira jusqu’à déposer un recours auprès du Tribunal cantonal jurassien. Cet épisode – et en particulier le fait que le recours soit déposé par cette association seule – révèle l’existence de dissonances à l’intérieur du collectif, notamment quant aux objectifs politiques poursuivis par les différentes associations: « C’est vrai que quand on en a discuté dans la cadre du comité du WWF Jura, on ne voulait pas non plus donner l’image dans le Jura, qu’on est toujours là pour ralentir, freiner un dossier qui enfin aboutissait. Maintenant qu’il se fait enfin quelque chose ! Mais ce n’est pas parce qu’on est convaincus de la qualité du projet qu’on n’a pas fait recours! » (Représentant du WWF Jura). Les ONGs locales cherchent donc à satisfaire des revendications concrètes et se montrent soucieuses de ne pas se mettre la population à dos par une opposition constante au projet. Pour Greenpeace en revanche, l’objectif est tout autre : faire de Bonfol un exemple pour des assainissements futurs. Il existe en effet environ 4000 sites contaminés en Suisse, héritage dont la Confédération souhaite se défaire d’ici à 20253.  Pour les autorités cantonales et fédérales, il s’agit là d’un des premiers assainissements réalisés dans le cadre de l’Ordonnance sur les sites pollués. Il fait donc figure d’exemple tant pour les pouvoirs publics que pour les associations de défense de l’environnement et pourra servir de ressource mobilisable dans d’autres projets. Ceci est également valable pour la Bci, bien qu’elle s’efforce de relativiser la portée politique du projet. Après de longues négociations entre la Bci, le canton et la partie adverse, les opposants retirent leur recours en janvier 20084. Les travaux, lancés en septembre 2007, peuvent donc se poursuivre. Ils devraient durer jusqu’en 2015.

Configuration des acteurs et logiques d’action

10Tout au long du processus de mise en place du projet, la structure des alliances et des conflits entre les acteurs s’est profondément modifiée. Lorsque le canton formule sa demande d’assainissement, l’industrie chimique bâloise se trouve isolée face à des adversaires qui poursuivent un même objectif par des stratégies distinctes et complémentaires – pressions médiatique et politique, négociations – afin d’obtenir la garantie d’un assainissement total du site. Une fois ce but atteint, les pouvoirs publics cantonaux (en tant qu’autorité de surveillance) et l’industrie chimiques bâloise partagent un objectif commun et collaborent pour élaborer le projet. Dans un premier temps, la commune de Bonfol est exclue des discussions, mais elle parvient à s’intégrer petit à petit jusqu’à être reconnue comme partie prenante légitime du processus. Les associations de défense de l’environnement, en tant que principal opposant au projet, se trouvent donc à leur tour dans une situation d’isolement.

11Ce renversement de la situation va de pair avec le départ de plusieurs personnages clé du conflit: le ministre jurassien en charge du dossier, le directeur de la Bci et l’ensemble du conseil communal de Bonfol sont remplacés par des personnalités jugées plus modérées et plus enclines au compromis. Face à cela, les associations de défense de l’environnement jouent le rôle d’importun en s’efforçant de montrer les failles de l’accord établi. Ainsi, le conflit, premier élément structurel de la prise de conscience du problème environnemental (Mermet, 1992), « mène à constituer des cadres de négociation plus ou moins pacifiés, à former des agents plus habiles et moins belliqueux » (1992 :64). Mais ce changement ne se fait pas sans heurts, en particulier au sein de la commune de Bonfol où le remaniement du pouvoir exécutif est considérable.

12Ces modifications d’alliances et d’oppositions ainsi que le passage du conflit à la coopération coïncident avec un glissement des sphères d’intervention et donc de compétences vers le domaine technico-scientifique. En premier lieu, les principaux acteurs des conflits avec la Bci étaient les autorités politiques et les ONGs. Mais une fois le consensus établi, les politiques cèdent le pas aux experts scientifiques, techniques et juridiques. Ce glissement pose la question de la construction des cadres du projet ainsi que de la légitimité d’intervention de différents acteurs et des principes de justification désormais valables dans les débats sur l’assainissement.

Incertitudes et conflits dans la définition des risques

13Les tensions sur la gestion des risques sanitaires et environnementaux ne s’effacent pas avec le règlement juridique du conflit. Dans ce projet d’assainissement, elles découlent d’abord de la permanence d’incertitudes: la présence de produits métaboliques issus de l’interaction entre différentes substances et la disparition des archives concernant le dépôt des déchets empêche d’établir le contenu de la décharge avec précision. Ces incertitudes laissent le champ libre au débat sur la présence de substances particulièrement polluantes et emblématiques : « On sait qu’il y a de la dioxine, hein, dans cette décharge ! Je veux dire, d’après nos experts il y aurait des quantités qui sont aussi importantes qu’à Seveso ! » (Représentant du WWF Jura). Plus encore, elles alimentent la méfiance entre les différentes parties, en particulier entre les associations de défense de l’environnement et l’industrie chimique bâloise. Les premières voient en effet dans la disparition des archives une tentative d’occulter la nature véritable des déchets et, au-delà, la preuve même de la mauvaise volonté de la Bci dans le projet: « Nous, on pense qu’ils ne tiennent pas à ce qu’on sache exactement ce qu’il y a dedans. Parce que personne ne le sait. La chimie bâloise, à mon avis, sait très bien ce qu’il y a mais ne veut pas vraiment le dire. (…) Alors que nous, d’après certains renseignements, on est à peu près sûrs, on sait que des archives existaient, et puis qu’elles permettraient d’établir précisément ce qu’il y a dedans. » (Représentant du WWF Jura). Pour pallier la disparition des archives, la Bci et le canton du Jura ont établi une liste des substances qui devraient se trouver dans la décharge en se basant sur l’analyse de la production de l’industrie chimique bâloise pendant la durée d’exploitation du site. Or, cette solution ne satisfait pas les associations de défense de l’environnement. La représentation différentielle des risques résulte donc non seulement de ce que les acteurs ont accès à des informations différentes ou qu’ils les évaluent en fonction de standards particuliers, mais aussi des origines de l’information sur le risque: « tous les individus ne partagent pas la même conception de la connaissance et des conditions légitimes de sa production » (Peretti-Wazel, 2000 :17).

14Par ailleurs, la multiplicité des expertises commandées par les différents acteurs entraîne une confusion techniciste qui a pour effet d’augmenter les incertitudes. Les débats s’enlisent dans des considérations techniques si pointues qu’il devient parfois difficile, notamment pour les autorités communales, de se forger une représentation cohérente de la situation. Les acteurs dont les positions et les objectifs sont clairement établis disposent alors d’un avantage face à ceux dont les positions sont moins figées. Tout flottement sera en effet interprété de manière à s’accorder avec la définition de la situation défendue. Les associations de défense de l’environnement et l’industrie chimique poursuivent des buts précis qui s’intègrent dans une définition claire de la situation et de leurs rapports avec leurs alliés et adversaires. Le canton, bien qu’il travaille côte-à-côte avec la Bci, vise ses propres objectifs : il doit trancher entre les éléments de manière à assurer des standards d’assainissement conformes aux normes légales. En revanche, bien que la commune aît obtenu d’être intégrée au suivi du projet, elle poursuit des objectifs particuliers, qui sont directement liés à la proximité de la décharge. Ne disposant ni des compétences techniques et scientifiques nécessaires, ni d’une vision politisée fournissant un cadre d’interprétation figé, cette dernière doit souvent s’en remettre au canton et à la Bci pour appréhender les zones d’ombre du projet. Les incertitudes qui découlent de la multiplicité des expertises, de leurs limites et de l’absence d’une vision claire et « militante » de la situation, sont habilement exploitées en fonction des objectifs poursuivis par les protagonistes du conflit.

15Alors que la parole experte est convoquée pour provoquer un consensus autour d’une « vérité scientifique », celle-ci a donc pour effet paradoxal de nourrir les conflits. Deux hypothèses permettent d’expliquer ce paradoxe (Jouzel, 2007). D’une part, on peut avancer qu’en dépit de l’établissement d’une vérité scientifique concernant la définition et l’ampleur des risques, les acteurs s’appuient toujours sur leurs propres représentations. L’industrie chimique, qui s’est cantonnée depuis des décennies dans une politique de négation des risques environnementaux, peine à faire marche arrière et à admettre les dangers liés à ses activités. À l’opposé, les associations de défense de l’environnement justifient leur existence même par ces risques. Tout fait scientifique et toute hypothèse sera donc interprétée à l’aune des représentations, des intérêts et des préjugés de chacun.

16L’insertion de la science dans des champs de luttes politiques ne suffit cependant pas à expliquer seule la dimension conflictuelle de l’expertise. Si elle est litigieuse, c’est, d’autre part, parce qu’elle procède autant de la « science en train de se faire » que de la « science faite ». Cette dernière seule est l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique, après avoir été soumise à une phase de controverse essentielle du processus de création de toute connaissance scientifique (Jouzel, 2007 ; Roqueplo, 1993). A l’opposé, la « science en train de se faire » comporte une large part d’incertitude, à savoir « une situation dans laquelle la liste des aléas n’est pas connue, tout comme, a fortiori, leurs probabilités de survenue » (Jouzel, 2007 : 81). Au sens strict du terme, les risques de pollution des sols et des nappes phréatiques liés à la présence de la décharge, tout comme certains dangers, notamment sanitaires, qui découlent de l’intervention sur le site, comportent donc une large part d’incertitudes. L’impossibilité d’identifier clairement le risque, donc « une liste définie d’aléas dont les probabilités sont connues » (Jouzel, 2007 : 81), est porteuse d’un fort potentiel de conflit dans le projet d’assainissement. D’un côté, l’incertitude nourrit donc les désaccords en permettant le déploiement de différentes visions du danger et d’arguments certes scientifiques mais dont la fonction est de défendre des intérêts souvent incompatibles ; en retour, ces désaccords entretiennent l’incertitude voire l’accroissent.

17Or, si le doute constitue une part intégrante de l’expertise, le travail des experts consiste justement à réduire la part d’incertitude. D’abord parce que la science se veut explicative des phénomènes qu’elle observe, et que les experts sont issus du monde scientifique. Ensuite parce que leur activité se déploie à cheval entre le monde de la science et celui du politique : lorsque les autorités invitent les experts à s’exprimer sur des menaces, elles attendent d’eux qu’ils donnent un avis « formel », sur lequel elles puissent se baser pour élaborer un consensus et prendre des décisions justifiables rationnellement. Cet effet de « surdétermination de l’expertise » (Roqueplo, 1993) montre que, bien qu’elle se fonde sur la science et prétende donc à l’objectivité, l’expertise n’est pas séparable de ses conditions de production (Audétat, 2007), à savoir l’insertion du travail scientifique dans des jeux de pouvoir et des conflits politiques. Le canton et la Bci, en tant que meneurs du projet, veillent ainsi à produire des certitudes scientifiques et techniques pour mieux asseoir le bien-fondé du projet d’assainissement, tout en disqualifiant les éléments d’expertise apportés par les opposants. De leur côté, les associations de protection de l’environnement mettent le doigt sur des éléments qu’elles jugent peu fiables et mettent l’accent sur les zones d’incertitude du projet, tout en cherchant à produire leurs propres certitudes par l’expertise.

18Nul n’est dupe au jeu de l’expertise : d’un côté comme de l’autre, on se montre conscient que la parole, même « formelle », des experts est dépendante d’enjeux politiques et financiers liés à l’assainissement. Elle n’est pas non plus indiscutable du point de vue scientifique d’autant plus que, pour les uns, le contenu exact de la décharge demeure inconnu, et que pour les autres l’expertise invoquée ne répond pas aux normes de validité scientifique. Cette lucidité reste pourtant sélective : l’esprit critique ne se montre jamais aussi rigoureux que face à l’adversaire.

19Il faut cependant souligner que la remise en question des thèses des experts demeure largement le fait des associations de défense de l’environnement, ce qui ne manque pas d’importuner les tenants du projet d’assainissement et tout particulièrement l’industrie chimique bâloise. Leur critique est alors litigieuse sur deux plans distincts. D’un côté, elle consiste en une remise en question des faits ou des hypothèses techniques et scientifiques, tout en véhiculant un questionnement sur l’indépendance des experts et donc leur légitimité, l’expertise scientifique étant supposée par nature neutre, objective et indépendante (Jouzel, 2007 ; Duclos, 1991 ; Roqueplo, 1993). De l’autre, la remise en question des énoncés scientifiques est vue comme illégitime parce que produite soit par des « profanes », soit par des experts qui « ne travaillent pas …dans le domaine où nous on doit travailler : dans le domaine légal, et dans le domaine du standard scientifiquement reconnu » (Représentant de la Bci) Le conflit ne porte alors plus tant sur la question de la définition du risque en soi que sur celle de l’utilisation, par des non-experts, du langage et des arguments des experts.

20Le doute porte donc à la fois sur le contenu de la décharge, les risques qui lui sont liés et sur la légitimité d’intervention des autres intervenants, voire leur bonne foi, conduisant par conséquent le conflit sur un terrain relationnel. Et si la question des risques reste un des principaux médiateurs du conflit, elle cède le pas à celle de la définition du problème d’environnement, de ses acteurs légitimes et de leurs domaines d’intervention respectifs.

Les instruments de la critique

21Le conflit environnemental voit alors se développer entre les acteurs une critique orientée vers l’objet du litige et une critique relationnelle dirigée contre l’adversaire. Si la première reste centrée sur des aspects très techniques, la seconde se distingue par l’attribution à l’adversaire de caractéristiques négatives et souvent stéréotypées, la dénonciation d’intentions cachées, d’un détournement ou d’une instrumentalisation des buts et valeurs prétendument défendus. L’histoire de l’assainissement regorge ainsi de théories du complot qui vont de la dénonciation d’une « vassalisation du canton à l’égard de la chimie bâloise » (représentant de Greenpeace) à celle, évoquée par un représentant de la Bci, d’un financement de Greenpeace par l’industrie chimique américaine dans le but de nuire à l’image de l’industrie chimique suisse. Cette critique peut prendre des formes très diverses mais s’élabore autour d’un élément central : les valeurs, dont on dénonce soit l’instrumentalisation, soit l’utilisation abusive dans un projet à priori essentiellement technique et donc supposé moralement neutre, mais auxquelles on recourt aussi pour justifier son action.

  • 5  La « grandeur » désigne une valeur telle qu’elle est mobilisée dans une dispute, (...)

22Les processus de critique/justification sont remarquablement présents dans les discours des acteurs de l’assainissement de la décharge de Bonfol, et plus particulièrement chez ceux qui se trouvent le plus directement engagés dans la dispute : les associations de défense de l’environnement et l’industrie chimique bâloise. Tous deux rattachent leurs positions ou leurs revendications à des notions de justice globale voire universelle, tout en soulignant le caractère particulier et égoïste des positions d’autrui. Des valeurs telles que la « nature » ou la scientificité prennent donc une dimension évaluative dans la querelle. Cette dimension est mise en évidence par Boltanski et Thévenot (1997) dans le concept de « grandeur »5, qui permet de qualifier ses semblables ou ses actions selon une hiérarchie morale plaçant la justice au centre de la dispute. Les acteurs sont donc doués d’une compétence critique et cherchent, en montant en généralité, « l’appui d’un principe supposé valoir en toute occasion »(Vrydaghs, 2006 :2). La dimension globale des enjeux et des risques liés à l’industrialisation et à la gestion de l’environnement est particulièrement propice à ce processus de justification (Lafaye et Thévenot, 1993). A l’inverse, un des principaux ressorts de la critique consiste à accuser l’adversaire de défendre ses intérêts propres (Thévenot, 1996b), donc de sacrifier l’intérêt général, « juste », au profit d’intérêts particuliers, individuels ou corporatistes.

23Or, la notion de justice se rattache à différents ordres de « grandeurs » ; ce n’est donc pas toujours la même justice qui est invoquée dans la dispute (Nachi, 2006). Ainsi, la critique des experts ou des acteurs ayant accès à l’expertise à l’égard des « non-experts », incarnés par les associations de défense de l’environnement ou par les riverains, se construit en référence à la « cité industrielle », qui place les éléments d’objectivité, d’efficacité, de rigueur et d’utilité au sommet de la grandeur. À l’inverse, les associations de protection de l’environnement invoquent la « nature » en tant que bien commun face auquel l’intérêt privé doit être sacrifié ; de leur côté, les riverains arguent de leur qualité de citoyens – attribut que revendiquent également les militant de la cause environnementale – pour s’engager dans la dispute. Tous deux inscrivent ainsi critique et justification dans le paradigme de la « cité civique », dont la dimension égalitaire s’opposerait ici à la performance valorisée dans la « cité industrielle ». Il faut souligner que la « cité civique » constitue un ordre de justification particulièrement large (Nachi, 2006), auquel tous les acteurs sont susceptibles de se référer. Ainsi, lorsqu’un membre de l’industrie chimique bâloise rapporte la rumeur du financement de Greenpeace par l’industrie chimique américaine, il fonde sa critique implicite sur elle et dénonce non seulement le sacrifice du bien commun au profit d’intérêts égoïstes, mais il disqualifie ceux qui invoquent cette justification. La seconde critique se construit alors à l’interne de la « cité civique » mais aussi à son encontre puisqu’elle suggère que la défense du bien commun reste, même dans les cas les plus exemplaires, au service d’intérêts particuliers.

24La critique de l’adversaire et sa présentation stéréotypée visent donc à montrer en quoi ses propositions sont irrecevables : si autrui est incompétent, immoral et refuse toute collaboration, on juge a priori que la discussion est inutile. Elle sert également à s’en distancer et à montrer par contraste en quoi ses propres comportements sont légitimes. Par la narration des conflits qui les opposent et par l’attribution de caractères souvent stéréotypés à leurs adversaires, les acteurs parviennent donc à donner une certaine cohérence aux litiges. En mettant en évidence des relations de causalité, en cherchant dans autrui les origines des tensions, ils rationnalisent et justifient face à leur interlocuteur – mais aussi face à eux même – l’existence des conflits.

Illégitimité scientifique

25La critique la plus récurrente entre les acteurs de l’assainissement de la décharge industrielle de Bonfol consiste à accuser l’adversaire de ne pas répondre aux critères de la légitimité scientifique. Cette dernière reste donc, en dépit de ses limites, la principale source de légitimité chez les acteurs de l’assainissement, et pas seulement chez ceux qui sont le mieux dotés de compétences techniques. La stratégie de dénonciation d’un manque de compétences scientifiques ou techniques reste bien sûr utilisée principalement par ceux qui ont l’accès à l’expertise la plus reconnue, en particulier le canton ou l’industrie chimique bâloise. Mais il faut relever que tous reconnaissent implicitement l’importance de l’expertise et celle de fonder rationnellement les choix techniques. Les opposants au projet d’assainissement élaboré par la Bci et le canton dénoncent alors la subordination de l’expertise de l’adversaire à des intérêts économiques ou politiques particuliers. Pour les associations de défense de l’environnement, il semble ainsi difficile d’envisager que les experts de l’industrie chimique bâloise soient réellement indépendants. En retour, la Bci s’élève contre les avis des experts, « partisans » mais surtout « incompétents », auxquels recourent les ONGs.

26Il n’est guère étonnant que dans un tel projet, la légitimité soit essentiellement définie en termes technico-scientifiques. Elle l’est également en termes juridico-institutionnels, se référant alors d’un côté à la loi et de l’autre aux compétences dont disposent ou ne disposent pas les acteurs. Le deuxième aspect, qui nous intéresse ici en particulier, est structuré par l’inégalité de la répartition des ressources entre les intervenants, qui justifie la mainmise de certains sur le projet et la disqualification des « incompétents ».

27Quelles sont alors les stratégies de défense de ceux qui sont les moins légitimés à intervenir dans le projet du point de vue scientifique et technique? Ils peuvent d’abord jouer selon les règles établies et s’efforcer d’être reconnus par l’acquisition de compétences dans ce domaine. Mais ils peuvent également remettre en question les principes de légitimation technico-scientifique comme étant les seuls valables : ils tenteront alors de redessiner les contours du « problème d’environnement ».

La justification

Face à la critique : acquérir les attributs de la légitimité…

28Si le moyen le plus efficace d’évacuer la critique de l’adversaire est de le mettre « hors jeu » sur les plans légal et technique, la stratégie la plus utilisée par les acteurs peu légitimes consiste à l’inverse à tenter d’acquérir des caractéristiques légitimatrices. Ce souci se manifeste par la justification des positions par l’expertise ou par l’utilisation directe d’arguments scientifiques et techniques. Les intervenants intègrent ainsi le discours dans le cadre légitime du projet et reconnaissent implicitement la validité d’une définition technique-scientifique du problème environnemental. Mais ne disposant pas de toutes les ressources et de toutes les compétences nécessaires, ces acteurs demeurent contraints d’agir sans connaître véritablement toutes les règles du jeu, par exemple sur les questions de procédure. 

29Dans le domaine technique-scientifique, les associations de défense de l’environnement et la commune se trouvent confrontés au même problème. Elles font appel à des experts, mais ceux-ci ne jouissent pas des mêmes compétences ni de la même reconnaissance que ceux du canton ou de la Bci. Par exemple, l’un des experts de la commune de Bonfol, médecin, dispose certes de qualifications qui lui permettent d’intervenir dans le dossier, mais son autorité reste très relative face à celle des spécialistes internationaux mandatés par le canton du Jura ou la Bci.

30Une fois encore, le décalage entre le canton et la Bci d’une part, et les associations de défense de l’environnement et la commune de Bonfol de l’autre, résulte des différences de ressources dont jouissent les acteurs : les premiers disposent d’une structure organisationnelle, d’un savoir-faire et de moyens financiers bien plus solides que les seconds, ce qui leur permet d’avoir accès à l’expertise la plus complète et la moins contestable.

31Les tentatives des non-experts ne sont pourtant pas nécessairement vouées à l’échec, puisqu’un certain nombre de compétences techniques peuvent être acquises et que, comme en témoigne le recours déposé par Greenpeace devant le tribunal administratif, ces acteurs parviennent à faire entendre leurs voix sur le plan juridique. En outre, ils peuvent faire valoir d’autres types d’arguments et s’appuyer sur d’autres principes de justification.

…ou redéfinir le problème environnemental

32Les acteurs interviennent alors en vertu de principes externes au cadre défini comme légitime par les autorités et dénoncent les incohérences d’une gestion purement experte du projet, particulièrement sur des aspects pratiques de l’assainissement – comme par exemple le mode de transport des déchets. Ces demandes relèvent d’«  un pan de choses qui ne sont pas du domaine de l’expertise, où un simple citoyen peut se prononcer » (Représentant de Bonfol, membre du groupe de travail communal « La décharge, on s’en charge ! »). Il existe donc une revendication d’un pouvoir d’intervention dans le projet en qualité de simple citoyen. Mais cette position, qui consiste à s’appuyer sur un principe de légitimité civique, ne fait pas l’unanimité. Ainsi, le partage entre domaine expert et domaine non-expert est défendu par un autre habitant de Bonfol, membre de l’exécutif communal: « Je dirais toujours qu’on essaie de rester aussi un petit peu dans nos compétences ! Parce que nous, on n’est pas là pour remplacer les experts du canton ou pour remplacer les experts de la chimie bâloise. » Ce sont donc deux logiques qui s’affrontent : pour les uns, seules les personnes compétentes dans les domaines reconnus comme légitimes peuvent intervenir dans le projet ; pour les autres, non seulement il existe une compétence qui découle de la qualité de citoyen, mais en plus le projet doit tenir compte des avis de ceux qui vont en subir les conséquences, en l’occurrence les riverains.

33Les associations de défense de l’environnement invoquent également des principes de légitimité externes à la loi ou à la science. Ainsi, le conflit qui oppose Greenpeace à la Bci est à la fois défini comme un conflit d’experts, comme un conflit de valeurs et comme un conflit politique. L’association de défense de l’environnement reconnaît vouloir un assainissement optimal non seulement pour Bonfol, mais également dans le but de faire exemple. La distinction entre la « nature » comme valeur en soi et comme valeur instrumentale devient alors ténue puisque l’environnement défendu à Bonfol n’est pas seulement une fin, mais aussi un moyen utilisé dans le but de mieux défendre un environnement plus global, selon Greenpeace – ou d’acquérir plus de pouvoir selon ses détracteurs. Aux yeux de l’association, la dimension politique du projet est parfaitement légitime, ce à quoi s’oppose la Bci – alors même que la plupart des acteurs s’accordent pour voir dans l’attitude de l’industrie chimique bâloise une même volonté politique d’éviter un précédent trop exigeant du point de vue des standards d’assainissement.

34La volonté d’imposer les dimensions citoyenne, morale et politique comme partie intégrante et légitime du projet remet en question la définition purement technique-scientifique de l’assainissement et bouscule la configuration classique des rapports de pouvoir entre les protagonistes du conflit. La critique se construit toujours avec les outils de la science et de la technique, mais face aux risques les instances politiques et économiques sont également soumises à une forte pression morale, facilement dénoncée comme idéologique par ceux qui s’y opposent.

Conclusion

35Si au moment de l’enquête, en 2007, le risque sanitaire, technique et environnemental reste encore fortement présent dans les discours, il n’est sans aucun doute plus la cause première des tensions ou des conflits qui opposent les acteurs de l’assainissement ou d’autres conflits environnementaux. L’a-t-il d’ailleurs été un jour ? Le danger semble plutôt jouer le rôle de médiateur dans les conflits, dont les enjeux profonds sont bel et bien d’ordre politique, économique, social et moral. Un phénomène qui transparaît notamment dans les accusations réciproques d’instrumentalisation du risque – minimisé ou dramatisé – entre les ONGs et la Bci. Mais plus que le risque en soi, l’incertitude joue un rôle structurant dans les définitions du problème environnemental. En laissant le champ libre au déploiement de représentations partiales et dichotomiques du problème environnemental, elle alimente les tensions et les conflits. En retour, les désaccords et les tensions nourrissent également le doute.

36Les litiges dans la définition du risque sont révélateurs d’une méfiance de plusieurs acteurs à l’égard des énoncés techniques et scientifiques, sentiment qui s’incarne par la remise en cause des thèses des experts. La science en tant que « système abstrait »(Giddens, 1994) n’est donc pas dépositaire de la confiance de tous les intervenants ; elle demeure en revanche le principal instrument de sa propre critique. Mais plus encore que face à la technique, la méfiance des différents intervenants se déploie face aux processus de décision dans lesquels la légitimité de l’expertise apparaît comme un instrument au service d’intérêts particuliers (Audétat, 2007). Ainsi, les discours rassurants de l’industrie chimique bâloise et du canton du Jura seraient plus le signe d’une volonté de répondre à des impératifs économiques et politiques que l’expression de leur réelle maîtrise des risques liés à la présence de la décharge et à son assainissement.

37Les litiges en apparence très pragmatiques qui opposent les acteurs sont en fait la traduction d’enjeux beaucoup plus larges, dont je n’ai abordé ici que quelques aspects: le rôle du pouvoir politique face au pouvoir économique, les rapports de force régionaux (la Bâle industrielle face au Jura rural), le rôle de la science et de la technique, les limites de l’intervention citoyenne, etc. Ces questions se manifestent non seulement dans la teneur des débats entre les acteurs, mais également dans la manière dont ils se définissent mutuellement. On pourrait alors renverser la relation de causalité proposée plus haut : ce ne sont peut-être pas les désaccords sur la définition du risque qui, par la minimisation ou la dramatisation ainsi que la critique des énoncés scientifiques, provoquent un sentiment de méfiance entre plusieurs acteurs du projet, mais plutôt une vision stéréotypée de l’adversaire et la volonté de défendre des intérêts particuliers qui incite les acteurs à juger a priori la définition du risque défendue par autrui comme trop optimiste ou au contraire particulièrement dramatisante. L’altérité fournirait ainsi une grille de lecture à travers laquelle les paroles et les actes de l’adversaire sont interprétés. Elle apporterait alors une certaine cohérence à la définition du problème environnemental et à la conception des relations entre les acteurs par l’intégration du projet dans des problématiques plus générales.

38Mais l’essentialisation ne constitue qu’un parmi les instruments de disqualification utilisés dans le conflit. Nous l’avons vu, tous les acteurs pris dans des relations d’opposition réfutent mutuellement le bien-fondé de l’intervention de leur adversaire ou sa définition du projet. Les instruments de la critique relèvent donc autant de la qualification d’autrui que des éléments concrets débattus dans le conflit. À cet égard, la légitimité scientifique constitue un instrument de pouvoir, face auquel les acteurs considérés comme moins légitimes adoptent deux attitudes: ils tentent d’acquérir les attributs de la légitimité – par exemple par l’expertise – ou de redéfinir le cadre légitime du projet de manière à y être intégré.

39Il est alors question de « subpolitique »(Beck, 2001), donc de politisation de la science et de la technique d’une part, et d’autre part d’une critique des experts et de leur rationalité – certes scientifique mais au service d’un pouvoir (Lascoumes, 1994 ; Duclos, 1991). Sur le plan des valeurs, on peut souligner qu’il s’exerce non seulement une pression morale sur les autorités politiques et l’industrie, mais que s’exprime également la volonté d’intégrer la morale dans l’ordre légitime d’un tel projet. Pour les associations de défense de l’environnement, la principale grandeur de la « cité civique » – le bien commun incarné par la « nature » – entre en concurrence avec les impératifs de performance et d’efficacité de la « cité industrielle ». Les représentants de cette dernière réfutent cependant la justesse morale d’une telle opposition : pour la BCI, si les militants écologistes mettent la « nature » au service d’intérêts politiques incompatibles avec la défense du bien commun, s’y opposer revient à défendre les valeurs de la « cité civique ».

40Cette problématique se traduit également dans le paradigme de l’opposition entre savoir commun et savoir scientifique, ou plutôt dans l’entrée en concurrence du premier avec le second, qui résulte de l’introduction du savoir scientifique dans l’espace public par le développement de la vulgarisation scientifique (Rudolf, 1998) et de la dimension globale des risques environnementaux. Mais les tensions qui en découlent dépassent cette première opposition car plus que la science, c’est l’expertise scientifique qui est en jeu. Or, bien que sa source de légitimation reste la science, l’expertise s’en distingue en un point essentiel : l’autonomie scientifique est ici intégrée dans des contraintes sociales et notamment politico-administratives (Duclos, 1991a ; Lascoumes, 1994 ; Jouzel, 2007 ; Roqueplo, 1993). L’assimilation des scientifiques dans un champ professionnel institutionnalisé, que Duclos nomme « l’effet de rapatriement » (1991a : 225) a pour conséquence la perte de la principale caractéristique légitimatrice de leur activité, à savoir l’indépendance face à l’institution demandeuse. Il en résulte que le conflit entre experts et non-experts ne s’articule peut-être pas tant autour de la question de la vérité scientifique que dans les tentatives d’intervention de ces derniers dans un champ institutionnalisé, qui bien qu’il se réclame d’une objectivité toute scientifique n’en demeure pas moins traversé par des enjeux sociaux et politiques.

Bibliographie

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Site web de l’OFEV : http://www.bafu.admin.ch/altlasten/index.html?lang=fr

Notes

1  Petite commune d’environ 700 habitants située dans le canton du Jura, en Suisse. Elle partage ses frontières avec les départements français du Haut-Rhin et du Territoire de Belfort.

2  Société chargée de l’assainissement, la Bci regroupe en son sein les principales industries chimiques qui ont exploité la décharge industrielle de Bonfol.

3  Site web de l’OFEV : http://www.bafu.admin.ch/altlasten/index.html?lang=fr.

4  Cette recherche a été menée au cours de l’année 2007, lorsque les acteurs du conflit juridique étaient en phase de négociation. Elle est basée sur une analyse documentaire et des entretiens semi-directifs, effectués avec des représentants des différents acteurs concernés, regroupés au sein de la Commission d’information : la Bci, la commune de Bonfol et le canton du Jura, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), les autorités et administrations communales et départementales françaises concernées, et enfin les associations de défense de l’environnement.

5  La « grandeur » désigne une valeur telle qu’elle est mobilisée dans une dispute, c'est-à-dire pour critiquer ou justifier. Elle renvoie à la capacité des acteurs à classer, à hiérarchiser et à légitimer des personnes, des actes et des choses selon un « ordre de grandeur » – ou un système de valeurs (Nachi, 2006).

Pour citer cet article

Référence électronique

Cecchini Amaranta, « Le risque instrumentalisé ? Expertise scientifique et légitimité citoyenne : le cas de l’assainissement de la décharge industrielle de Bonfol en Suisse », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Volume 9 numéro 2 | septembre 2009, [En ligne], mis en ligne le 22 septembre 2009. URL : http://vertigo.revues.org/index8638.html. Consulté le 10 novembre 2009.

Auteur

Cecchini Amaranta

Doctorante en sociologie, Université de Neuchâtel, Institut de sociologie, Faubourg de l’hôpital 27, CH-2000 Neuchâtel, Téléphone : +41 32 718 14 23 amaranta.cecchini@unine.ch  

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