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2012

Réponses culturelles aux changements rapides de la nature

Thomas Heyd and Irène Dupuis

Abstracts

In view of the changes in climate that our society will face in the near future, issues related to vulnerability and resilience have become of paramount importance. Until now, efforts to enhance resilience have focused on the strengthening of physical and social infrastructures. The improvement of physical structures, such as dikes to protect areas against flooding from rivers and storm surges from the sea, is under development. There also are ongoing discussions about changes in social structures necessary in order to address social consequences of climate change, such as increases in migration flows provoked by disastrous events due to severe droughts and flooding, symptomatic of climate change in some geographical areas. Clearly, it is of crucial importance to start planning for consequent changes in various sectors of society, such as public health, economics, finance, insurance, and so on. Nonetheless, there is reason to consider a more general perspective on adaptation to disastrous natural events, which goes beyond approaches limited to the reform of specific physical and social infrastructures.

In this paper I propose to address a different perspective from the one that is common in our societies. Within the so-called Western societies, initiatives aimed at prevention of threats to society generally are aimed to reform existing structures within a “modern” cultural framework, which sees natural phenomena either as simple resources or, alternatively, as obstacles, to human happiness. At least up to the present, the question of the role of cultural factors in the face of vulnerability to climate change remains fairly little discussed. In particular, there is a need to clarify how beliefs, values, practices and habits, as well as technology and other aspects of material culture, interact with the behaviour of individuals and social groups who face the challenges posed by the consequences of climate change. It is proposed here that the clarification of the cultural factors that contribute to vulnerability, as well as to the resilience, of our societies can generate valuable additional approaches to strengthen people's ability to cope with the foreseeable difficulties resulting from climate change.

Changes and severe disturbances in climate that change the frequency or intensity of storms, floods, droughts, and so on, are not a new phenomenon in human experience. The human responses to changes, and to extremes in variability, of climate, as manifested in various parts of the globe and throughout both historical and prehistoric periods, are increasingly a topic of research. Within the necessarily limited framework of this paper, we introduce some considerations about a particular way of responding to potentially disastrous natural events, taking as our example the cultural perspectives of certain indigenous people from North America’s northwestern region.

Anthropological research has determined that the activities of these people in relation to natural phenomena were guided by certain principles of respect and responsibility, generally disregarded in our modern societies. According to these principles, we should leave a space for the expression of natural phenomena that can drastically affect human activities. While these ideas may perhaps appear outlandish at first, it is argued here that, in practice, this kind of alternative approach can lead to useful policy, capable of strengthening the resilience of people confronted with natural events problematic for humans. In summary, we propose that reflecting on the cultural dimension of responses to natural phenomena can give us a new perspective, with important practical implications for our modern Western societies.

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Editor's notes

Pour réagir à ce texte, visitez le carnet de recherche de [VertigO] en cliquant ici : http://vertigo.hypotheses.org/1235

Author's notes

Bien que ce travail aborde des problèmes qui sont devenus importants dans l’analyse sociologique contemporaine, la perspective de ce travail s’inscrit plutôt dans une réflexion philosophique. Au sein d’une bibliographie multidisciplinaire, c’est en particulier le travail de plusieurs anthropologues qui a nourri ces réflexions. Par ailleurs, la méthode exploratrice et analytique de la philosophie appliquée contemporaine a été utilisée. La bibliographie directement liée à cet article figure ci-dessous.

Full text

Les changements naturels rapides et la vulnérabilité

1Les changements naturels rapides avec des effets nuisibles pour les humains devraient mener les autorités responsables à mettre en place des actions de prévention, mitigation et adaptation. J'ai passé mon adolescence dans la ville de Valencia, en Espagne. La rivière du Turia, qui auparavant coulait en plein centre-ville, inondait périodiquement la cité, depuis le début de sa fondation. La dernière fois qu’elle déborda, en 1957, cette rivière tua presque 100 personnes et causa des dommages coûteux aux propriétaires privés et au secteur public. Quinze ans plus tard, me promenant dans la ville, les gens me montraient toujours, sur certains bâtiments, la ligne qui séparait le marron sale de la partie supérieure plus propre, indiquant le niveau jusqu'où les eaux boueuses de l'inondation étaient montées. La réaction de la mairie de Valencia fut d’aménager une déviation gigantesque de la rivière, coulée dans le béton, dans les périphéries de la ville. Résultat : le lit de la rivière s’est totalement asséché le long de son ancien cours qui traversait le centre. Bientôt furent plantés arbres et jardins. Pendant les décennies qui suivirent la dictature de Franco, soit depuis les années 1970, la terrible inondation de 1957 fut presque totalement oubliée, et beaucoup de Valenciens d’aujourd’hui perçoivent probablement la transformation du lit de la rivière en une zone de parc boisé simplement comme une décision intelligente d’aménagement de la ville.

  • 1  On devrait aussi sûrement considérer le fait que ce type de solution d’ingénierie ignore les impac (...)

2On ne trouve pas partout les ressources nécessaires pour répondre aux événements catastrophiques avec des solutions d'ingénierie aussi simples, bien que chères1. D’ailleurs, la plupart des événements naturels qui peuvent avoir des effets préjudiciables  importants sur les populations humaines comme les ouragans, les sécheresses, les inondations des secteurs côtiers de bas niveau, les canicules, les tremblements de terre ou les tsunamis, ne sont pas sujets aux solutions faciles demandant simplement une bonne gestion ou de l’ingénierie pour obtenir des résultats en matière de prévention, mitigation ou de récupération. Ceci soulève la question de comment  devraient être abordés de tels événements naturels. Bien sûr, leur pouvoir destructeur est souvent décuplé par les activités humaines. Mais, indépendamment des raisons pour lesquelles de tels processus atteignent une dimension problématique, lorsque nous nous rendons compte des puissants effets que la nature peut avoir sur nos vies, nos sources de survie et nos maisons, nous devrions nous demander quelles devraient être nos attitudes envers le milieu naturel dans lequel nous habitons.

3Si, par exemple, nous nous tournons vers les violents événements provoqués par l’actuel changement climatique, nous sommes rapidement confrontés au fait que leurs causes sont mondiales et que la mitigation requiert des actions concertées, telles que celle qui ont été décidées dans le cadre du Protocole de Kyoto. Il a été proposé que la mitigation doive être atteinte en limitant les émissions de gaz à effets de serre, en améliorant l’efficacité et les économies énergétiques, y compris le secteur de la construction et en mettant en place des puits de carbone, entre autres choses. Il est de plus en plus évident que, sans une stratégie globale musclée pour réduire les émissions de gaz à effets de serre, les générations futures devront faire face à des pertes très sérieuses et de plus en plus significatives dans « les services de la terre » auxquels nous sommes habitués et dont nous dépendons tous. D’ailleurs, dans beaucoup de zones de la planète, les gens plus pauvres, avec un faible accès à des ressources pour se défendre, seront exposés (et en certains lieux ils le sont déjà) à plusieurs stress supplémentaires, comme l’augmentation de certains facteurs favorisant les maladies et réduisant sévèrement les ressources alimentaires. Dans cette situation, certains experts ont argumenté que, pour des raisons d'éthique, souvent décrite en matière d’équité, nous avons le devoir d'agir rapidement pour freiner les effets de ces changements de l’environnement (Coward et Hurka, 1993 ; Coward et Weaver, 2004).

4De plus, divers experts du changement climatique global considèrent que l'adaptation est une étape complémentaire importante à prendre en compte (Adger et Brooks, 2003; Adger et al., 2009; Adger et al., 2011; Hinkel, 2010). Il y a des études qui ont déjà montré que, pour de meilleurs résultats, l'adaptation doit être entreprise en coordination avec la mitigation, particulièrement depuis que la prévention n’est plus considérée comme une option réaliste. Dans des pays prospères comme le Canada, les stratégies pour atteindre l'adaptation peuvent obtenir le soutien du plus grand nombre à partir du moment où sont perçus les avantages directs des stratégies, comme, par exemple, la réparation des maisons qui permet de réduire les pertes d’énergie et d’améliorer l’efficacité énergétique. Mais l'adaptation est - ou devait être - importante pour tous, afin de protéger des vies, leur capacité à gagner leur vie et le bon fonctionnement des écosystèmes. En parlant d'adaptation, « la vulnérabilité » est un terme clé. Car s’il conçoit un dommage causé par un changement naturel drastique en fonction de sa sévérité, il est tout aussi important de prendre en compte la vulnérabilité spécifique des populations affectées.

5Barry Smit (2005), parmi d’autres, a montré que la vulnérabilité est le produit de deux facteurs distincts : l'exposition ou la sensibilité et la capacité d’adaptation ou résilience. Adger et Brooks proposent également que « la vulnérabilité n'est pas simplement une fonction d'exposition, mais aussi une capacité des personnes à s’adapter aux changements. Si cette capacité pour l’adaptation reste inchangée, l'augmentation à l’exposition mènera à la croissance de la vulnérabilité » (Adger et Brooks, 2003, p. 10). Autrement dit, compte tenu de la puissance ou de l’irrégularité des changements de l’environnement (provoqués, entres autres, par le réchauffement de l'atmosphère, les tremblements de terre, les tsunamis, l’accroissement d'orages violents, les sécheresses, les inondations, etc.), la vulnérabilité d’une population ne dépendra pas seulement de son exposition à ces évènements, ni des caractéristiques physiques d’un territoire (telle que l’absence de barrières naturelles entre zones habitées et rivières ou mer), mais aussi du degré selon lequel les gens sont préparés à y répondre (sur le développement intentionnel de la résilience voir Fazey, 2010 ; Folke et al.,  2010 ; Lee, 1993 ; Tschakert et Dietrich, 2010). Autrement dit, la vulnérabilité aux dommages n’est pas seulement due aux facteurs extérieurs. Elle répond aussi à des facteurs propres à ces populations. Donc, on pourrait dire que l’action humaine est tout aussi importante que la nature.

6Il est clair que la vulnérabilité n'est pas homogène à travers les populations, même dans une même région géographique. Compte tenu de la diversité de situations socio-économiques et politiques dans lesquelles se trouvent les personnes, la vulnérabilité varie donc selon les niveaux de revenus et d’accès au pouvoir économique et politique où se trouvent les individus et les communautés respectives (sur la vulnérabilité, voir aussi Kelly et Adger, 2000). Mais, l’hypothèse explorée dans cet article propose d’approfondir l’idée qu’il y aurait des facteurs plus fondamentaux encore.

7Les chercheurs qui étudient les processus du changement global ont étudié une diversité d'adaptations physiques possibles afin de gérer de tels processus de changement. Dans les zones basses situées près de la mer, par exemple dans la région du delta du Bangladesh, il a été proposé de construire des brise-lames et des remblais prolongés afin d'empêcher les inondations (Ahmed et al., 1999). Il a également été proposé que l'usage de ces terres passe, par exemple, de l'agriculture à l’aquaculture, même s'il est assez incertain que ce genre de transformation puisse être mené par des secteurs de population qui manquent de ressources en capitaux, nécessaires pour de telles innovations. On peut décrire d’autres manières aborder les changements climatiques en termes économiques et sociaux. Les peuples de la région du Sahel en Afrique du Nord, par exemple, ont répondu à l’intensification des sécheresses en diversifiant l'usage des terres, échangeant la production destinée à être vendue, basée sur l’irrigation, contre la production destinée à la subsistance et par la migration vers les villes proches pour compléter leurs revenus. Toutes ces approches sont certes nécessaires, mais elles restent partielles, car il est nécessaire de concevoir l’adaptation dans des termes plus holistiques ou englobants, visant les cultures des populations dans leur totalité, et les interrelations des éléments entre eux (pour des exemples de l’approche culturelle, voir Jasanoff, 2005 ; Oster et Starr, 2006).

8Par exemple, il y a des tentatives pour répondre aux besoins d'adaptation par l’innovation en idées, compétences et pratiques, c'est-à-dire, en termes d’éléments cognitifs qui conforment les ensembles culturels. Homer-Dixon (2005), parmi d’autres, a proposé que le changement global du climat exige essentiellement de nouveaux efforts en «ingéniosité». Selon lui, il n’est pas possible de continuer avec nos façons de mener nos sociétés modernes comme jusqu’à présent (voir aussi Homer-Dixon 2007). C’est pourquoi il propose que, pour produire les transformations physiques, sociales et économiques nécessaires afin de réduire la vulnérabilité au changement du climat, il est nécessaire de développer plus encore cette capacité spécifique à résoudre des problèmes qui caractérise notre espèce.

9Il semble fort probable qu’il soit indispensable d’aller au-delà des solutions d’ordre technique ou de gestion, car celles-ci pourraient perpétuer une approche qui viserait à réparer les problèmes environnementaux sans prêter attention aux conditions naturelles et écologiques de fond. Il s’impose une révision des éléments cognitifs-pratiques fondamentaux et des orientations des valeurs qui nous dominent, ainsi que l’analyse pour déterminer en quoi elles peuvent nous mener à l’adaptation aux changements auxquels nous devrons faire face. Il semble qu’il soit crucial d’explorer la diversité de façons de percevoir et de se lier aux êtres et aux processus dans l'environnement qui peuvent contribuer à des propositions efficaces d’adaptation aux changements naturels (cf. Crate et Nuttall, 2009 ; Lahsen, 2007 ; Finan, 2007).

10Il existe toute une gamme de manières d’identifier les conditions culturelles qui correspondent aux stratégies d'adaptation appropriées. Nous pouvons, par exemple, considérer les recherches en sociologie et en psychologie sociale sur les façons dont les personnes arrivent à changer leurs attitudes et leurs comportements (voir, par exemple, Rayner et Malone, 1998). Nous pouvons, en plus, tenir compte des conclusions d'écologie historique, qui témoignent de systèmes de valeurs très différentes de celles que nous connaissons dans les sociétés occidentales aujourd'hui. Finalement, sans nous rapprocher d’une nostalgie romantique qui prétend que les autres cultures ont toujours trouvé les solutions appropriées, peut-être devrait-on identifier et tirer parti des façons de réduire la vulnérabilité développées par des populations qui, enracinées profondément dans leurs terres respectives, ont subi des changements naturels entraînant des effets drastiques dans le passé historique et préhistorique (voir Fagan, 2000 ; Burroughs 2007). Rechercher les fondements culturels de l’adaptation serait une manière de trouver une base plus holistique ou englobante au problème de la vulnérabilité.

La réponse culturelle aux changements naturels rapides

11L’idée de la culture, et la façon de comprendre ce qu’elle pourrait apporter à l’adaptation aux environnements dans lesquels nous habitons, est elle-même un champ contesté (cf. Ingold, 2000). Dans le contexte du présent article, nous pourrions définir la culture comme phénomène comprenant les valeurs, les convictions, les pratiques et les objets matériels qui conditionnent la production et la reproduction de biens et de services tangibles et intangibles nécessaires pour satisfaire les besoins et les attentes. On peut supposer qu’aucune division nette des cultures entre les populations humaines n’est possible, en raison des interrelations de groupes humains dans un contexte de plus en plus globalisant. D’ailleurs, toute combinaison de valeurs, de convictions ou de pratiques communes à n'importe quel groupe humain est conditionnée par des relations de pouvoir, et elle n’est pas purement le résultat d'adaptations aux conditions objectives de l'environnement naturel. Néanmoins, on peut s’interroger s'il existe des modèles culturels qui constituent des manières plus adaptées pour répondre aux événements naturels extrêmes où sont impliquées des forces naturelles non humaines.

12Actuellement, on dispose d’une large bibliographie qui traite de ce problème complexe, depuis l'histoire écologique, l’écocritique et les études culturelles jusqu’à l'anthropologie, la sociologie et la psychologie sociale. Il ne s’agit pas de résumer cette bibliographie ici, mais d’attirer l'attention sur le fait que la relation entre l’éthique, les valeurs et la diversité de façons de concevoir et d’habiter avec les forces naturelles ont été peu discutées jusqu’à maintenant. Même en ce qui concerne un tel phénomène éminent comme le changement climatique global, dans le champ de la philosophie la discussion sur les responsabilités éthiques, les attitudes et les valeurs appropriées à ces changements, n’a débuté que récemment (Attfield, 2008 ; Gardiner, 2004 ; Garvey, 2008 ; Jamieson, 2001).

13Dans ce contexte, je propose de mentionner une seule illustration des réponses culturelles aux changements de l’environnement pour signaler un modèle culturel alternatif à ceux qui prévalent dans nos propres sociétés occidentales contemporaines. Depuis des temps immémoriaux, diverses populations ont considéré des forces telles que le pouvoir des orages, de la mer et de la terre, comme pourvus d’identités particulières. Ces perspectives ont été transmises de génération en génération sous la forme de récits des sages, d'histoires populaires et de pratiques religieuses. Bien qu'il ne puisse pas être mon but de recommander l'adoption de telles convictions et de telles coutumes à nos contemporains, la considération de l'idée de responsabilité par rapport à la nature inhérente dans ces suppositions peut être néanmoins instructive pour notre situation présente.

14L'anthropologue Julie Cruikshank a écrit sur les réponses culturelles de peuples indigènes d’Amérique du Nord (Tlingit côtiers d'Alaska et Premières Nations du Yukon) aux changements paysagers, dans des conditions de changement climatique. Certaines de leurs traditions orales relatent des voyages sur la surface des glaciers (Cruikshank, 2001 et 2002). Selon ces traditions, les glaciers semblent écouter et regarder les activités humaines et même seraient capables de répondre aux comportements humains, tels que les conversations non respectueuses, le sang jeté sur la neige, les bruits ou la cuisine avec de la graisse dans le voisinage des glaciers (2001, pages 385, 387, 388). Cruikshank décrit les façons de concevoir des Tlingit d’Alaska et des Premières Nations du Yukon de l'ensemble des êtres humains et non humains (y compris les glaciers) par le terme « paysages sensibles ». Selon ce concept, le paysage est conçu de telle manière que ses diverses composantes animées et non animées ne sont pas regardées comme de simples ressources, mais comme des homologues aux êtres humains, avec la capacité d’être actifs et sensibles (comparer aussi l’idée de «l'écologie sensible» d’Ingold, 2000).

  • 2  En parlant de racines, je ne fais pas de différentiation entre les peuples nomades et les peuples (...)

15Pour les personnes qui n'ont pas vécu dans des milieux culturels d’où ces histoires proviennent, l’idée de paysages sensibles et les histoires sur lesquelles ce concept est basé peuvent sembler ahurissantes. Néanmoins, on ne devrait pas se fixer sur le fait que la forme de concevoir le monde de ces gens-là est fort différente de la nôtre. Dans notre contexte, ce qui est pertinent est que Cruikshank décrit le type de relation entre des gens et la terre, présent dans ces traditions orales, comme impliquant une « responsabilité sociale » résultant de « la nature sociale de toutes les relations entre les humains et les non-humains, c'est-à-dire, les animaux et caractéristiques du paysage y compris les glaciers » (2001, p. 382). Ceci est une approche au paysage naturel qui est commune, bien sûr, à beaucoup d’autres peuples qui ont des racines profondes dans leurs terres, y compris les Inuit et les Indigènes de la Russie du Nord, ainsi que les Mapuche et les Quechua, qui habitent dans la région andine d'Amérique du Sud, et les Aborigènes d'Australie2.

16Quelle est la signification de ce type d'approche aux phénomènes extrêmes naturels? Cruikshank remarque que ce genre de « connaissance locale gravée dans des traditions orales» démontre « l'engagement [avec l’idée] d’un sujet humain actif, tout à fait positionné [dans le territoire], dont son comportement est compris comme ayant des conséquences » (2001, p. 391). Autrement dit, le type de relation montré dans ces approches aux territoires souligne « le contenu social du monde et l'importance d’assumer une part de responsabilité personnelle et collective dans les changements de ce monde » (2001, p. 391).

17On peut observer une application de ce type de responsabilité, attentive aux relations avec les forces naturelles, parmi des groupes humains qui ont subi des catastrophes naturelles. Bien qu’aujourd’hui rares sont les cas où les habitudes, croyances ou valeurs sont modifiées suite à ces évènements, il y a néanmoins des groupes humains trouvant un ancrage dans leur mémoire collective pour les leçons qu’ils en ont tirées. Parmi des populations de Papua Nouvelle-Guinée et les Îles Salomon, par exemple, il existe des règles qui désignent les espaces constructibles et comment agir en cas de tsunamis ou d’éruption volcanique (Davies 2002, pp. 37–38). Également, en Nouvelle-Zélande, les Maoris avaient développé des normes traditionnelles, y compris des tabous, pour éviter l’habitat près de certains volcans considérés comme dangereux (Lowe et al. 2002, p. 138).

18Si cette approche aux forces naturelles est appliquée à notre propre situation contemporaine, il émerge plusieurs implications intéressantes. À maintes reprises, il a été rapporté qu'après des désastres naturels, les gens poursuivent bien trop souvent des formes de vie mal adaptées. Par exemple, en raison des divers facteurs sociaux, géographiques et économiques (telles que la marginalisation économique et sociale de certains secteurs de la population ou la soumission aux régimes autoritaires, ou les motivations menées par le désir de profiter à court terme) les maisons sont souvent reconstruites aux mêmes endroits, s'exposant aux mêmes risques que précédemment (Leroy, 2006). Un exemple pertinent récent est la reconstruction de villes et de villages près des plages à Sumatra, faisant suite au tsunami. Notamment, des villes orientées vers le tourisme ont été reconstruites dans des zones où des mangroves, qui, antérieurement au développement touristique, jouaient le rôle de protection naturelle contre les grandes vagues.

  • 3  Malgré les risques encourus, la construction  d’habitat ou d’infrastructures dans les lits majeurs (...)

19Sans aucun doute, il est coûteux de déplacer son foyer, ou de déplacer les rivières, comme à Valencia. Mais il est tout de même remarquable qu’en 2005, l’Europe Centrale subisse des inondations majeures causées par les pluies, et que plusieurs de ces événements eussent lieu dans les mêmes secteurs où des inondations similaires avaient eu lieu trois ans auparavant. Comme en 2003, les problèmes furent le résultat de la localisation de l’habitat en des lieux prédisposés à des inondations (sur les plaines d'inondation des rivières et près des rivages)3. Évidemment l'explication de ce manque d'adaptation doit être cherchée dans une diversité de facteurs sociaux, économiques et politiques, mais l'échec du déploiement de stratégies d'adaptation plus efficaces même par des citoyens et des communautés dans les pays le plus riches de cette planète souligne une curieuse déficience culturelle. Il semble que ceci soit un signe soit d’échec dans le déploiement, soit dans le développement, de ressources culturelles appropriées.

20Des solutions techniques et d'ingénierie, comme la construction de barrages de rétention pour retenir la mer ou les rivières, fonctionnent généralement comme des solutions à court terme qui le plus souvent déplacent les problèmes ailleurs (par exemple, à l’aval dans le cas de rivières qui ont été canalisées pour les contrôler). La leçon que je tire des modèles culturels que Cruikshank a décrits est qu’il est sans doute important de réfléchir, d'une part, sur les convictions, les valeurs et les pratiques qui structurent le contexte social et matériel de nos peuples contemporains et, d'autre part, sur la manière dont ils conçoivent ces êtres et processus naturels qui nous enveloppent et qui, parfois, menacent des vies humaines et leurs gagne-pain. Étant donné que certains problèmes actuels sont le résultat du point de vue qui suppose que l'environnement naturel est un adversaire, qui doit être nécessairement soumis, il est intéressant de considérer comme une alternative le fait de donner à ces êtres et forces de l’espace et du temps pour leur expression. Il s’agit d’une idée que certains gestionnaires environnementaux ont déjà comprise, par exemple dans le cas de la réhabilitation de deltas et de régions basses près des rivages comme des zones de rétention d’eau d'inondation des rivières, ou la restauration de mangroves et de forêts côtières dans le cas des zones côtières menacées.

Conclusion et conséquences pratiques

21Les événements naturels avec des conséquences fortement nuisibles pour les êtres humains nous invitent à réfléchir aux vulnérabilités. La capacité à s’adapter aux changements est généralement conditionnée par des modèles culturels donnés. Le développement de notre ingéniosité et notre expertise technique scientifique afin de trouver des modifications appropriées, physiques ou socio-économiques, en relation à notre environnement, sont sans doute importants et nécessaires, surtout à court terme. Comme Cruikshank a remarqué «notre capacité humaine pour nous accommoder aux problèmes environnementaux globaux» «va dépendre tant des valeurs humaines que de l'expertise scientifique….» (Cruikshank, 2001, p. 390).

22En raison des inégalités entre les individus et entre les groupes humains, les personnes se trouvent dans des positions très diverses face aux risques (et aux opportunités) générés par les changements naturels. En cas de changements naturels importants, certains individus et groupes humains sont mieux positionnés que d’autres pour appliquer des solutions bien adaptées, impliquant qu’ils soient plus résilients. Les différences entre les groupes selon leur résilience pourraient être décrites par des modèles culturels, illustrés par les habitudes et les pratiques manifestées chaque jour. Ces différences semblent être fondamentalement reliées aux conceptualisations, valeurs et pratiques des gens quant à la nature non humaine. Pour cette raison, à mon avis, les perspectives culturelles de peuples qui ont longtemps cultivé ce genre de respect qui préserve de l’espace et du temps pour l’expression des êtres et des processus naturels, et qui ont développé un sens de la responsabilité correspondante à leurs actions en relation aux forces naturelles, peuvent être assez intéressants pour nous. À mon avis, ils pourraient fournir des modèles utiles pour réfléchir sur nos propres convictions, nos valeurs et nos pratiques, et, potentiellement, ils pourraient mener au développement d’approches plus appropriées aux événements naturels à impacts forts.

  • 4  L’auteur principal, Thomas Heyd, remercie les commentaires apportés par Tony Berger. Au-delà de ça (...)

23Les groupes humains qui ont des ressources culturelles efficaces pour réagir de manière adaptée à de tels changements naturels, se perçoivent normalement comme inscrits dans l'environnement naturel de telle manière que cette nature non humaine est perçue comme bien plus qu'une simple ressource (aussi voir Heyd, 2004; Heyd, 2005; Heyd, 2007). Il semble que de tels groupes soient guidés par des systèmes de convictions et de valeurs exprimées dans des pratiques matérielles et dans des manières de modifier les environnements qui supposent que la nature et les êtres humains sont intégrés dans une seule communauté. Ainsi, en guise de conclusion, il apparaît que, dans un monde qui subit des changements environnementaux naturels chaque fois plus virulents et plus fréquents, il est véritablement urgent de soutenir des programmes de recherche orientés à déterminer les façons selon lesquelles les conceptions de la relation entre les humains et la nature, les valeurs et les pratiques, interagissent et comment certains modèles culturels adaptés ont été développés4.

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Notes

1  On devrait aussi sûrement considérer le fait que ce type de solution d’ingénierie ignore les impacts sur le fonctionnement de l’écosystème qui existait dans cette vallée qui fût toujours occupée par une rivière ainsi qu’autour du nouveau cours d’eau.

2  En parlant de racines, je ne fais pas de différentiation entre les peuples nomades et les peuples sédentaires. Les deux peuvent avoir des racines plus ou moins profondes dans un territoire donné. Voir aussi Brody (2001).

3  Malgré les risques encourus, la construction  d’habitat ou d’infrastructures dans les lits majeurs est malheureusement très fréquente dans le monde, en particulier dans les sociétés dites occidentales et dans les zones touristiques des pays en voie de développement.

4  L’auteur principal, Thomas Heyd, remercie les commentaires apportés par Tony Berger. Au-delà de ça, je suis grandement redevable à Bernard Henin pour ses excellentes lectures critiques et propositions de  modifications de ce texte.

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References

Electronic reference

Thomas Heyd and Irène Dupuis, « Réponses culturelles aux changements rapides de la nature », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [Online], Débats et Perspectives, Online since 25 January 2012, connection on 22 May 2013. URL : http://vertigo.revues.org/11526 ; DOI : 10.4000/vertigo.11526

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About the authors

Thomas Heyd

Département de Philosophie, P.O. Box 3045, Victoria, British Columbia, V8W 3P4, Canada, Courriel: heydt@uvic.ca

Irène Dupuis

Acanto Agroambiental et Université de La Laguna, Département de Géographie, Campus de Guajara, s/n, 38071 San Cristóbal de La Laguna, Tenerife, Espagne, Courriel: direccion@acantoagroambiental.es

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